Réponse au discours de réception de Mme Dominique Bona

Le 23 octobre 2014

Jean-Christophe RUFIN

RÉPONSE

DE

M. Jean-Christophe RUFIN

AU DISCOURS

DE

Mme Dominique BONA

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Madame,

Quel bonheur de prononcer ce mot pour accueillir un nouveau membre sous cette Coupole ! Et puisque ce bonheur est encore trop rare, je vais le prononcer à nouveau : « Madame » !

C’est vraiment une grande satisfaction pour nous de voir une nouvelle femme rejoindre notre Compagnie. Cette satisfaction est aujourd’hui redoublée car non seulement vous êtes une femme, mais toute votre œuvre est dédiée aux femmes, à leur talent, à leurs luttes, à leurs créations.

Notre Secrétaire perpétuel a décrit en détail, dans son ouvrage consacré à l’histoire de cette Compagnie, les rapports anciens et complexes que l’Académie a entretenus, depuis sa création avec les femmes, notamment par le biais des salons. On ne peut ignorer cette longue histoire. Toutefois, il reste que l’élection de Marguerite Yourcenar a marqué une rupture avec les trois siècles et demi qui l’ont précédée et constitue une date clé de notre histoire. C’était le 6 mai 1980. Il y a déjà trente-cinq ans. Seulement trente-cinq ans !

J’appartiens à la génération de celles et ceux qui ont toujours connu la mixité dans cette Académie. Et je suis frappé de constater combien il paraît désormais absolument naturel que les femmes y soient présentes. Il est presque inconcevable d’imaginer qu’on ait pu débattre ici d’une telle question et surtout qu’on y ait si longtemps répondu par la négative. Que de grands écrivains aient pu être si longtemps empêchés de nous rejoindre parce qu’il s’agissait de femmes, semble aujourd’hui incompréhensible. Le fait que, très rapidement, une femme ait occupé le poste de Secrétaire perpétuel a contribué évidemment à l’installation complète et durable des femmes dans l’Institution.

On me dira que cette prestigieuse responsabilité occulte le fait que, du point de vue quantitatif, la présence féminine reste encore très minoritaire. C’est vrai. Pourtant, cette perception comptable du problème ne reflète en rien l’état d’esprit qui règne parmi nous. Les femmes, dans cette Compagnie ne sont pas un groupe, un nombre, un quota. Elles sont des personnalités singulières, chacune unique et précieuse, et leur apport ne se mesure pas à leur importance numérique. Combien sommes-nous par exemple à avoir passionnément aimé Jacqueline de Romilly ?

Un de nos regrettés confrères (farouche opposant à la féminisation mais qui sut s’adapter par la suite à cette évolution) tenait à ce que l’Académie restât une « tribu de vieux mâles qui campent au bord de la Seine depuis quatre siècles ». Grâce à chaque nouvelle femme, la Compagnie s’éloigne un peu plus de ces sociétés d’hommes entre eux (armées d’autrefois, monastères ou clubs anglais) pour lesquelles, en ce qui me concerne, je n’ai jamais montré aucune attirance.

Notre diversité en tous domaines est source de richesse et de bonheur. Nous accueillons chacune et chacun avec une curiosité teintée de gourmandise et, sachez-le, de bienveillance. Aussi vais-je tenter maintenant de présenter en quelques mots la personne que vous êtes, votre histoire, vos passions, vos œuvres et vos attentes, en sachant que nous aurons pour approfondir ces sujets toute une vie commune.

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Vous êtes catalane, Madame, et vous tenez à cette origine. Elle manifeste l’enracinement de toute votre parentèle. Vous êtes en effet issue d’une double lignée de Catalogne, par votre père et par votre mère. Peut-être éprouvez-vous d’autant plus le besoin d’affirmer cette identité méridionale... qu’elle n’est pas très évidente. Votre blondeur, vos yeux clairs, votre taille élancée vous donnent plutôt un charme flamand. Faut-il y voir la trace des Wisigoths qui ont peuplé ce territoire méridional dans l’Antiquité ? À moins que, plus près de nous, l’empire des Habsbourg, unissant ses possessions ibériques aux Flandres, n’ait été la cause de cette éclosion nordique sur ce coin du littoral méditerranéen.

Jusqu’à l’âge de dix ans, vous parlez avec ce bel accent catalan que vous regrettez d’avoir perdu et nous aussi d’ailleurs, car il aurait résonné avec bonheur sous cette Coupole. « L’accent, c’est la fidélité », affirmait votre père.

Et, inconsolable de ce reniement, vous dites : « J’ai grandi dans l’exil. »

C’était le prix à payer, en arrivant à Paris, pour être conforme...

Mais si les traces visibles de ces premières années ont disparu, les souvenirs, eux, sont bien là.

Vous êtes née dans la maison de vos grands-parents maternels, avenue de la gare, à Perpignan. En ces temps heureux, si lointains qu’ils paraissent (alors qu’ils sont en vérité bien proches), l’accouchement était un évènement normal de la vie et les enfants pouvaient voir le jour à la maison. C’est ainsi que votre mère vous a mise au monde dans la chambre de sa propre mère. On imagine les chuchotements de femmes, le va-et-vient des cuvettes en émail, les linges tièdes. Et, au rez-de-chaussée, le père anxieux, heureux quoi qu’il arrive : si c’est fils, il portera son nom et si c’est une fille, elle sera une vestale de plus vouée à son culte.

Car, vous le reconnaissez avec un regard de défi : vous avez été élevée selon la pure tradition d’une famille catalane dans laquelle l’homme est le roi. Il est servi avant les autres, exprime ses volontés qui règlent le cours de la vie collective, son autorité n’est pas discutée.

Ce monarque, chez vous porte un nom qu’on croirait emprunté à un chevalier de la Table ronde : Arthur Conte. Le comte Arthur, votre père, souverain en sa maison et élu en sa région. Personnage considérable par sa stature, sa voix rocailleuse, sa carrière brillante. Député à trente ans au sortir de la guerre, ministre sous la Quatrième République, président de l’O.R.T.F. à l’époque où cette forteresse régnait sur un audiovisuel exclusivement public. On imagine Arthur Conte dans son donjon, bien protégé par la muraille circulaire de la Maison de la radio, si semblable à un château fort qu’on s’étonne de ne pas la voir entourée de douves et accessible par un pont-levis.

Mais Arthur Conte n’est pas seulement un homme d’action et de responsabilités, c’est un homme passionné par l’écriture. Ses études ont été écourtées par la guerre et il est entré tout de suite dans l’arène politique. Cependant, sa passion profonde, c’est d’écrire. Vous le verrez sans cesse un stylo à la main, quand il est à la maison. Il vous fera d’ailleurs ce très beau cadeau dont on peut penser qu’il n’est pas étranger à votre vocation future : il vous apprendra lui-même à lire. C’est que votre frère, en naissant sept ans après vous, vous a laissé tout loisir d’être élevée comme une enfant unique et votre père, très aimant, vous a donné longtemps toute son attention.

À travers lui, vous avez connu une Catalogne rurale qui vous a profondément marquée. Car cet homme politique familier des ors de la République et des grandes institutions de l’État est d’origine très modeste. Ses parents étaient comme vous le dites joliment des « paysans de la vigne ». Vous gardez le souvenir, l’hiver, de ces feux de sarments dans leur bastide, vers lesquels se tendaient les mains pour trouver un peu de chaleur. Dans cet univers agricole, les conversations sont chantantes et les échanges se font encore dans la langue catalane. Ce sera d’ailleurs la langue maternelle de votre père ; il n’a appris le français qu’en entrant à l’école, vers cinq ans.

Ainsi, dès votre plus tendre enfance, vous contractez à jamais cet amour du Sud que vous ne limitez pas à la Catalogne mais qui en procède. Cet amour vous fait vous sentir chez vous dès que le soleil est chaud, que les grillons chantent, qu’éclatent le bleu de la mer et le vert des pinèdes, le rouge de la terre et l’or des vignes mûres.

Dans ce monde catalan où règne l’homme, les femmes organisent leur vie à part et votre œuvre portera la trace de ces univers féminins que vous aimez. Car, placer l’homme sur un piédestal, bien des femmes le savent, c’est évidemment un moyen... de s’en débarrasser. On lui rend hommage, on feint de l’écouter et l’on accepte de le servir mais, en contrepartie, on est libre. Dans votre famille, les femmes voyagent seules, par exemple. Vous avez découvert Madère, les Baléares, Rome dans la seule et joyeuse compagnie de votre mère et de votre grand-mère. Cette grand-mère maternelle, issue, elle, d’une lignée de Catalans de la ville, hommes d’affaires prospères qui ont bâti une des plus grandes fortunes locales, est une femme cultivée. Elle exercera sur vous une profonde influence. Elle guidera vos lectures et vous donnera très tôt le goût et la connaissance des arts. Ce monde des femmes entre elles, qui nourrira si profondément votre œuvre de romancière et de biographe, suscite en vous des sentiments ambivalents. À la fois, vous n’auriez pas voulu devenir votre mère ni votre grand-mère. Vous jugez qu’elles ont sacrifié leur vie, leur talent, leurs dons à une vie de famille qui les a bridées. En même temps, vous les admirez et vous êtes attachée autant qu’elles à ce modèle familial. Cette tension entre les désirs, les passions, le génie d’une femme, d’une part, et, de l’autre, les contraintes d’un univers social auquel elle se conforme malgré tout, constitue le noyau même de votre imaginaire créatif.

Cette tension ne sera pas seulement dans votre œuvre. Elle marque d’abord votre vie. Ainsi, désireuse par-dessus tout d’échapper au destin de votre mère, vous allez commencer... par le reproduire. Vous vous mariez à vingt ans et, à vingt-cinq, vous êtes déjà la mère de deux enfants.

Cette situation vous rend profondément heureuse. Vous aimez votre mari, vous êtes une mère attentive et comblée. En même temps, vous ne vous ré­signez pas. Vous ne voulez pas étouffer votre curiosité, laisser la vie familiale et sociale vous éteindre ni vous soumettre. À votre manière si délicate et policée, vous êtes une révoltée. Cette révolte ne prendra jamais la forme politique. Mai 68 ne semble pas avoir eu sur vous une grande influence. Sans doute n’étiez-vous pas encore à l’âge où de tels évènements pouvaient tracer pour vous une voie personnelle. Le chemin de la révolte sera pour vous, d’abord et toujours, celui du rêve.

La création vous fascine. Elle sera votre passion pour la vie. La création des autres, en premier lieu, celle de tous les auteurs que vous admirez et aimez. C’est pour les mieux connaître que vous poursuivez des études de lettres à la Sorbonne. Comme vous êtes une élève brillante, vous visez haut et vous devenez agrégée de lettres modernes. Ce qui, pour tant d’autres, aurait été un accomplissement, n’est pour vous qu’un début. Vous ne vous destinez pas à l’enseignement et le journalisme sera votre première activité professionnelle. Vous écrivez des chroniques dans diverses radios et vous collaborez au Quotidien de Paris et au Figaro. Vous ne cesserez jamais de garder, avec le journalisme littéraire, une fenêtre sur l’actualité de la création. Mais l’essentiel, on le sent bien, est ailleurs : derrière la création des autres pointe déjà le désir irrépressible d’une création personnelle.

De vingt-cinq à trente ans, vous ne publiez encore aucun livre mais cette époque est celle que chaque écrivain connaît bien : c’est le temps de la distillation du rêve, le temps des premiers brouillons, des ébauches, des repentirs. C’est le temps des audaces inabouties et de la frayeur créatrice, le temps où l’on se convainc soi-même que quelque chose est possible mais où l’ombre des grands auteurs obscurcit encore l’horizon et donne à penser, les soirs de doute, que nos forces sont bien insuffisantes et notre talent bien petit pour que nous espérions jamais paraître sur la scène à notre tour.

Mais c’est aussi le temps où mûrissent les idées, où s’enracinent les rêves, où se forge cet outil qu’est le style.

Le hasard par un singulier détour sert vos desseins secrets. Car votre mariage, d’une manière inattendue, vous apporte un surcroît de rêves et la personnalité de votre mari vous apporte la matière de ce qui sera l’un des thèmes principaux de votre création romanesque.

Philippe Bona est un homme du Sud, lui aussi. Mais c’est un autre Sud : la Corse d’abord par ses origines familiales mais surtout l’Amérique latine. Car son aïeul fut de ces Corses qui se sont expatriés pour chercher une vie meilleure. Il s’est fixé dans l’île de Saint-Domingue où il a créé un hôtel renommé, qui existe d’ailleurs toujours dans la capitale.

Issu de cette lignée corse par son père et de la Caraïbe par sa mère dominicaine, Philippe aura une éducation cosmopolite, de New York à Panama, en passant par l’École des Roches. Ses origines sont déjà poétiques, son activité le sera tout autant : c’est un expert en parfums. Un homme d’affaires, donc, mais qui ne vend pas des biens ordinaires. Son savoir s’attache à ces produits subtils que sont les arômes, domaine où il est question de fleurs et d’animaux, de fruits, d’épices et d’écorces, de résines et d’humeurs. On imagine l’effet que peut produire une telle activité sur un esprit romanesque tel que le vôtre... Ajoutons à cela que l’entreprise dont Philippe a la charge opère à Paris, en Amérique latine et à Miami (votre fils, présent parmi nous aujourd’hui, assure désormais dans cette ville la charge de poursuivre la tradition familiale). Le décor est planté. L’élixir est versé dans la cornue déjà chaude de votre imaginaire.

Il est intéressant d’observer comment s’opérera chez vous la transposition littéraire qui puise dans la réalité pour construire un univers romanesque. Car, en la matière, vous vous classez bel et bien parmi les écrivains qui rejettent toute autofiction, c’est à dire tout récit directement fidèle à l’expérience existentielle. Vous n’écrivez pas non plus des récits de voyage, même quand le voyage est à la source de votre inspiration. Très intéressante est à cet égard la genèse de l’un de vos tout premiers romans, intitulé Argentina. À l’époque où vous concevez ce livre, votre mariage récent vous fait côtoyer un mari qui accomplit de fréquents voyages en Amérique du Sud. Il vous en parle et les noms qu’il évoque sont une promesse merveilleuse : la Terre de Feu, le canal de Beagle, le détroit de Magellan... Hélas, il vous est encore impossible de l’accompagner. Ces destinations fabuleuses sont un appel au rêve et par le rêve, vous prenez le départ que la vie concrète vous interdit encore. L’Argentine, vous irez... avec les héros de votre roman. La force du désir trouve son assouvissement dans la force des mots. Vous imaginez ainsi sur une longue période de temps (le roman commence après la Première Guerre mondiale) l’arrivée d’un Français, Jean Flamant, venu chercher fortune en Argentine. Il épouse Sarah Goldberg, la fille du puissant homme d’affaires qui lui a donné sa chance. Mais une métisse d’une grande beauté, Thadéa, va venir troubler cet ordre familial et introduire la passion dans ces vies qui s’en croyaient préservées. Les paysages que vous décrivez contribuent fortement à donner à ce roman un charme et une puissance particuliers. Pourtant, à l’époque où vous écrivez, vous ne les avez jamais vus autrement que par les yeux de celui que vous aimez. Quant aux personnages, ils s’inspirent bien évidemment de l’histoire de cette belle-famille qui continue de vous fasciner.

Vous vous en inspirerez encore, quoique de façon moins directe pour écrire Le Manuscrit de Port-Ébène. Avec cet ouvrage, vous avez atteint la maturité romanesque. Sa composition est complexe. Elle met en regard les mémoires d’une jeune Bordelaise qui rejoint son mari à Saint-Domingue et les réflexions de l’éditeur qui prend connaissance de ce manuscrit. Là encore, vous vous appuyez sur le récit familial mais en opérant toujours une légère transposition. Ainsi situez-vous l’action dans cette partie de l’île de Saint-Domingue que l’on appelle aujourd’hui Haïti et non du côté dominicain, là où s’enracine la lignée corse dont est issu votre mari. Comme pour Argentina, vous commencez par décrire une terre qui vous fait rêver mais vous ne vous y rendrez que par la suite. Ce roman vous vaudra le prix Renaudot en 1998, distinction qui avait été précédée quelques années plus tôt par le prix Interallié, décerné à Malika, portrait troublant d’une jeune Marocaine.

Ces réussites éclatantes dans le roman cachent cependant l’essentiel. Elles donnent l’impression que vous avez trouvé dans la fiction romanesque la forme qui convient seule à votre esprit et à votre curiosité. Ce n’est pas tout à fait exact. Très tôt en effet, vous allez explorer une autre voie, qui deviendra peu à peu prédominante : je veux parler de la biographie.

Peut-être parce que vous avez eu dès l’enfance l’exemple de votre père, avec sa double activité d’homme d’écriture et d’homme d’action, vous avez toujours porté à la vie des écrivains une attention particulière. Vous vous inté­ressez à leurs œuvres, bien sûr, mais vous vous refusez à les considérer comme des créations abstraites. L’œuvre est pour vous indissociable de l’être qui l’a produite. Les auteurs sont des personnages de chair et d’os. Et si j’ose le dire ainsi, c’est surtout leur chair qui vous intéresse, je veux dire leurs désirs et leurs passions, leurs tourments et leurs joies, leurs douleurs et leurs faiblesses.

Ici encore, comme pour la fiction romanesque, ce n’est pas l’expérience directe qui vous inspire : vous ne parlerez pas d’écrivains que vous connaissez. C’est le mystère de l’inconnu qui exerce sur vous sa fascination. Comme vous le dites avec lucidité : « J’écris parce que je ne sais pas. » Ainsi de votre premier objet d’étude : Romain Gary. Vous ne l’avez jamais rencontré. La biographie que vous lui consacrez paraît en 1987, sept ans après sa mort. Ce texte sera remarqué par notre Compagnie qui lui décerne son grand prix de la biographie. Ce Gary, vous ne l’avez donc pas connu mais, par les témoignages que vous avez recueillis, par l’attention que vous lui portez, par la manière indirecte que vous avez de l’éclairer, vous le faites découvrir en profondeur, vous effleurez des zones enfouies de sa personnalité qui l’éclairent, en un mot vous le faites vivre. On trouve dans cette première biographie, le mariage troublant d’un style classique d’une grande pureté et d’une attention portée aux pulsions, aux passions, aux zones obscures d’une personnalité. Comme si cet outil de lumière qu’est une langue classique, dur et tranchant à la manière d’un scalpel, était le meilleur instrument pour se frayer un chemin dans les passions, pour débrider les blessures de l’âme, pour drainer d’invisibles abcès enfouis dans les profondeurs d’un esprit.

Ce courant biographique dans votre œuvre va prendre le pas petit à petit sur le roman. Mais doit-on les opposer ? N’est-il pas très évident lorsqu’on vous lit, que vous écrivez des biographies de romancier ?

Encore faut-il s’entendre sur les mots. Vous avez dû souvent vous interroger sur cette question, vous qui êtes biographe de romanciers biographes, tels que Stefan Zweig ou André Maurois : qu’est-ce qui distingue vraiment une biographie écrite par un romancier d’une autre rédigée par un historien ? Serait-ce la précision ? Pas vraiment. On connaît bien des romanciers qui mettent beaucoup de soin dans leurs biographies, et peut-être hélas quelques historiens qui se donnent des libertés. Serait-ce le style ? Pas davantage. Nous avons tous à l’esprit des biographies d’historiens écrites dans une langue somptueuse et, hélas, quelques biographies de romanciers qui méritent moins d’éloges. Non, vraiment, la notion n’est pas facile à définir. Pour la cerner, je vais recourir à un exemple.

Un de nos amis historiens, Éric Roussel, a entrepris, voici quelques années, d’écrire une biographie de plus de onze cents pages consacrée à Jean Monnet. Est-ce ma faible connaissance du personnage ou les préjugés que j’avais à son sujet, quand Éric Roussel m’entretenait de son travail, j’avais le plus grand mal à m’y intéresser. Puis, voilà qu’un jour, il me dit : « Sais-tu comment Jean Monnet s’est marié ? » Il me raconta alors l’histoire suivante. Au cours d’un dîner mondain, Jean Monnet rencontra un couple de jeunes mariés et tomba instantanément amoureux de la femme. Le coup de foudre fut réciproque et Jean Monnet enleva la belle épousée. Jean Monnet... ! Le mari était un aristocrate italien particulièrement jaloux qui poursuivit les deux amants et menaça son rival des pires vengeances. Monnet et sa bien-aimée durent donc s’enfuir et allèrent jusqu’en Chine où il devint banquier auprès de Tchang Kaï-chek... Il faudra l’intervention de Staline pour dénouer ce drame. Celui-ci accueillit en effet les amants à Moscou, leur permit de prendre pour quarante-huit heures la nationalité soviétique et, comme le divorce était autorisé en U.R.S.S., leur rendit la liberté dont ils avaient besoin pour se marier. Entendant cette histoire, le romancier que je suis s’écria : « Je comprends maintenant qu’on ait envie d’écrire une biographie de Jean Monnet. Mais si je devais m’y consacrer et si l’ouvrage devait faire onze cents pages, j’en consacrerais mille à son mariage et quelques dizaines seulement à la Communauté du charbon et de l’acier ! »

Si j’ai évoqué cette anecdote, c’est parce qu’elle révèle mieux que toute définition ce qui constitue à mes yeux le point de vue spécifique du romancier lorsqu’il entreprend une biographie. Elle éclaire surtout ce qui fait la spécificité de votre œuvre de biographe. Le romancier entre dans une vie par les passions. La lumière dont il éclaire son personnage est celle, ardente, qui naît des flammes du sentiment.

Parmi vos biographies, il en est une qui porte tout particulièrement la marque de cette méthode, c’est celle d’André Maurois. Intitulé Il n’y a qu’un amour et placé dans le genre « roman », ce texte est une véritable biographie, solide et rigoureuse de l’écrivain André Maurois. Mais le prisme à travers lequel vous le regardez est celui de la passion amoureuse. C’est d’Émile Herzog qu’il s’agit, l’homme derrière l’écrivain, le patronyme derrière le pseudonyme. Et l’instrument de cette révélation, ce sont les femmes. Autant que le portrait d’un homme, c’est celui des trois femmes qu’il a aimées que vous nous proposez. Tout autant que d’André Maurois, ce livre est une biographie de Jane-Wanda de Szymkiewicz, la jeune Polonaise, de Maria Rivera, l’actrice péruvienne et de Simone de Caillavet, la grande bourgeoise parisienne. De même, dans votre dernier livre Je suis fou de toi, qui paraît cet automne, vous nous donnez de Paul Valéry une image surprenante et nouvelle. En choisissant un homme qui avait fait si publiquement le choix de la raison, au point de prétendre l’incarner, au moyen de pensées ciselées, froides comme des décrets romains, vous montrez que rien ni personne ne résiste à votre méthode. Valéry, sous nos yeux, devient fou, littéralement fou d’amour. Cette ultime et douloureuse passion l’humanise et fait réapparaître l’homme derrière l’œuvre. Paradoxe : cette part éphémère d’une vie, l’amour, la passion est ce qui la rend intemporelle, éternelle. L’œuvre de Paul Valéry ou celle d’André Maurois peuvent vieillir, passer de mode, avant de revenir ou peut-être de disparaître ; le récit de leurs passions, lui, conserve une fraîcheur qui le rend immédiatement vivant pour quiconque et en tout temps. Qui sait s’il ne s’agit pas là de la mission essentielle du romancier, quand il se fait biographe : exhumer dans l’intimité des êtres leur part la plus fragile, la plus inavouable parfois, l’amour, la violence des passions qu’ils tentent le plus souvent de dissimuler voire de combattre, qu’ils jugent frivole et infiniment moins essentielle que leur œuvre et qui, pourtant, donne à celle-ci une force et une permanence qu’elle n’aurait pas atteintes par les seuls moyens de la raison. Vous montrez, pour y parvenir, une exceptionnelle capacité d’empathie. « Aimer davantage la vie que le sens de la vie », disait Dostoïevski. Peut-être est-ce là ce que Valéry a fini par apprendre, en devenant fou...

En mettant en scène ces amours, vous faites paraître au premier plan des personnages de femmes. En contrepoint d’une histoire littéraire et politique presque entièrement occupée à l’époque par les hommes, vous révélez comme en négatif (à moins que ce n’en soit plutôt le positif !) un autre tableau : la même histoire mais vue par les femmes et avec elles.

Les femmes qui vous intéressent ne sont pas celles qui exploitent le génie sans le comprendre. Vous ne vous intéressez pas aux Odette de Crécy. Vous ne vous passionnez guère non plus pour les femmes qui vivent à l’ombre d’un grand homme en lui apportant la paix du foyer et le confort du quotidien. On chercherait vainement dans votre œuvre une biographie de madame de Gaulle.

Ce qui constitue pour vous un inlassable objet d’intérêt et d’étude, ce sont les femmes qui prennent toute leur part dans la création. Parfois, cette création est celle d’un autre, comme Gala avec Paul Éluard puis Salvador Dali. Parfois, la création féminine est au deuxième plan, comme pour Clara dont l’œuvre est obscurcie par celle de Malraux. Parfois la création féminine est magistrale en elle-même, comme pour Camille Claudel ou Berthe Morisot. Mais ces catégories n’ont presque pas de sens pour vous. Car, à vos yeux, si je vous ai bien lue, les œuvres ne sont pas des entités abstraites, nées dans une conscience unique ; les œuvres et tout particulièrement les chefs-d’œuvre, sont le fruit d’une relation, d’une interaction humaine qu’on appelle la passion. Dans cette alchimie, l’œuvre est un précipité, né de la rencontre de deux substances mentales qui entrent en fusion et déclenchent une réaction souvent violente, parfois mortelle. Vous avez le talent de décrire en détail, étape par étape, ces processus mystérieux. Le couple que forment Clara et André Malraux est un des plus passionnants exemples de cette élaboration tumultueuse du génie. Clara ne crée pas André, pas plus qu’elle n’écrit ses livres, mais pourtant La Voie Royale ou La Condition humaine s’élaborent avec elle, pour elle et finalement contre elle. On s’est souvent demandé ce que serait Camille sans sa rencontre avec Rodin mais une part de l’œuvre de Camille se trouve peut-être aussi dans l’influence qu’elle a pu avoir sur le travail du maître. Un des personnages les plus complexes auxquels vous vous êtes attaquée, est sans nul doute Berthe Morisot. À la fois peintre et modèle, elle nourrit pour Édouard Manet une passion dévorante mais toute l’énergie qu’elle mettra à contenir cet amour, à le cacher en épousant le pâle frère du grand peintre, elle la laissera éclater dans son œuvre.

Au cœur de votre méthode biographique, il y a cette phrase de Zweig qui figure dans une de ses lettres à Romain Rolland : « Il n’y a pas de force plus créatrice que l’amour. »

En observant les femmes, on perçoit mieux le rôle créateur de la passion. Car elles utilisent moins l’artifice viril qui consiste à ne montrer que l’œuvre et à faire disparaître tous les moyens qui ont permis de l’élaborer. L’un des plus étonnants, à cet égard, est ce même Zweig dont vous avez écrit la biographie. Jamais homme n’aura si bien décrit les femmes et l’amour et pourtant sa vie sentimentale reste un mystère. Derrière le paravent commode de sa liaison plutôt maternelle avec Friderike Maria von Winternitz, se dissimulent des relations charnelles troubles et sur lesquelles il sera sans doute à jamais impossible de connaître la vérité.

Les femmes sur lesquelles vous vous êtes penchée sont, elles, sinon plus transparentes, du moins plus ouvertement multidimensionnelles. La création, chez elles, ne dissimule pas la vie. Les relations familiales, amoureuses, affectives sont plus apparentes et même occupent souvent la première place. C’est que, d’abord, toutes ces femmes ont dû se battre pour imposer à leur milieu une vocation qui n’était pas inscrite dans le destin classique d’épouse et de mère, seul modèle qui leur était proposé. Pour la plupart, ce sont des femmes d’origine bourgeoise, aisées et même parfois riches. La norme sociale pèse sur elles de tout son poids. Si certaines choisissent la rupture, comme Camille Claudel ou, à un moindre degré, Clara Malraux, d’autres ont le souci de ne pas couper tout lien avec leur milieu. À bien des égards, nombre de vos héroïnes vous ressemblent. Je pense à Berthe Morisot, peignant dans le salon familial et enfermant son matériel dans un placard quand venait l’heure du dîner. Vous avez commencé vous aussi en écrivant sur la table de la salle à manger et en débarrassant les feuilles le soir, avant de mettre le couvert. J’ai déjà dit que vous ne vous exprimiez pas en termes politiques. Pourtant, c’est bel et bien à une révolution que vous nous permettez d’assister, en évoquant ces femmes qui sont, chacune à sa manière et vous aussi, des combattantes de la cause féminine.

Les choses ont progressé : vous disposez aujourd’hui d’un joli petit bureau tapissé en jaune de Naples et vous travaillez sous le regard sévère d’André Maurois dont le buste trône sur une petite cheminée. Ce progrès est bien dans votre manière : vous avez imposé votre créativité sans compromettre votre vie de famille. Et vous entrez parmi nous de la même façon discrète mais déterminée, plus volontaire que bien des porteurs de drapeaux.

Car vous n’ignorez rien, non plus que vos modèles, de la force des préjugés que les femmes ont dû vaincre pour imposer leur talent. C’est vous-même qui rapportez ce jugement terrible de Manet à propos de Berthe Morisot, dans une lettre qu’il adresse à Fantin-Latour : « Je suis de votre avis, les deux sœurs Morisot sont charmantes. C’est fâcheux qu’elles ne soient pas des hommes. Cependant, elles pourraient, comme femmes, servir la cause de la peinture, en épousant chacune un académicien et en mettant la dis­corde dans le camp de ces gâteux. » On rit aujourd’hui de telles bêtises mais imagine-t-on ce qu’une Berthe amoureuse et sûre de sa vocation a dû souffrir de lire de telles pensées dans l’esprit de l’homme qu’elle aime et admire... ?

Et l’on comprend quelle victoire représente pour une telle femme d’être reconnue à jamais comme un grand peintre.

En vous lisant, on mesure à quel point pour vous l’univers féminin est puissant, anticonformiste et fécond. Certaines de vos héroïnes poussent très loin l’exploration de leurs passions. Ainsi des trois sœurs Heredia, filles de poète et qui, si elles ne créent pas elles-mêmes, feront de leurs vies singulières des œuvres pleines d’originalité, d’excès et de vérité. Le livre que vous leur consacrez est sans conteste un des plus étonnants, plein de la force de vie, de la puissance des passions, de l’audace morale et intellectuelle de ces êtres exceptionnels. Vous aimez beaucoup décrire ces relations de femmes entre elles, en particulier de sœurs, et cette dimension qui fait presque toujours défaut dans les portraits de femmes peints par des hommes est un des traits les plus caractéristiques de votre production de biographe : les sœurs Heredia, les deux sœurs Rouart, les sœurs Morisot, pour ne citer que les plus fameuses mais on en trouverait bien d’autres et je suis sûr que votre œuvre à venir nous en fera découvrir encore.

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Vous aviez jadis consacré un mémoire de maîtrise aux fées et aux sorcières dans la littérature du Moyen Âge. Ce que nous savons maintenant de vous laisse à penser que tout votre travail, depuis cette lointaine époque, n’a fait que poursuivre cette observation des pouvoirs féminins : pouvoirs naturels et surnaturels, pouvoirs maléfiques et propitiatoires, pouvoirs célébrés et condamnés. Les fées et les sorcières… L’Académie française semble à première vue bien éloignée de cet univers magique. Ce n’est peut-être qu’une apparence.

Car vous verrez que cette Coupole, quand les projecteurs sont éteints, prend des couleurs de sous-bois. En observant nos costumes, vous y reconnaîtrez les tons vert rabattu des mousses et des frondaisons. En cheminant dans ces murs, vous serez frappée d’y rencontrer d’innombrables et troublants fantômes. Cette Compagnie n’est peut-être pas si éloignée du monde arthurien auquel vous avez longtemps songé... et vous pourrez continuer à rêver aux elfes et aux dryades.

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Vous allez maintenant prendre place parmi nous. C’est un moment solennel. Le fauteuil qui vous est destiné fut jadis celui de Voltaire. De Voltaire… C’est impressionnant, bien sûr, mais ne soyez pas troublée. Songez qu’il aurait certainement été heureux de savoir qu’une femme telle que vous lui succéderait un jour. À ses lumières, vous allez apporter vos ombres ; à son rationalisme, vous allez opposer l’ambivalence et les nuances de l’âme, et vous allez compléter sa vision d’homme par votre regard de femme. Telle est la magie de cette Compagnie : le temps dépose ses couches successives qui accentuent les reliefs et doucement, imprime dans notre histoire la marque des époques et les évolutions de l’esprit

C’est pourquoi, nous vous accueillons aujourd’hui avec bonheur, Madame. Soyez la bienvenue parmi nous.