Un poète : Paul-Jean Toulet. Discours du Secrétaire perpétuel

Le 15 décembre 1983

Jean MISTLER

SÉANCE PUBLIQUE ANNUELLE

tenue le jeudi 15 décembre 1983

Un Poète : Paul-Jean TOULET

PAR

M. Jean MISTLER
Secrétaire perpétuel

 

Après avoir apporté, chaque année, sous cette Coupole, l’hommage de l’Académie à des prosateurs français qu’elle n’avait pas su honorer de leur vivant, je voudrais, aujourd’hui, faire revivre dans mon discours un poète, dont le nom n’a sans doute jamais été prononcé ici, mais en qui je vois le plus grand représentant, avec Guillaume Apollinaire, du lyrisme français au début de notre siècle, je veux dire Paul-Jean Toulet, né à Pau en 1867, l’année de la mort de Baudelaire, et décédé à Guéthary en 1920.

Jean-Paul Toulet était issu d’une famille béarnaise, possédant quelques biens à l’Ile Maurice, dans l’Océan Indien. Cette île, appelée jadis Ile de France, demeura nôtre de 1715 à 1814, mais devint anglaise à la suite de nos désastres maritimes. Cependant, elle a conservé notre langue et aussi les usages et les mœurs de la mère patrie. En 1909, le journal du Colonial Office anglais s’étonnait que la petite communauté française de l’Ile Maurice, comptant à peine cinq mille âmes sur une Population de plus de six cent mille, ait pu garder, à ce point intactes, ses traditions. Cela prouve que la quantité n’est point seule à entrer en ligne dans les problèmes humains.

*
*   *

L’œuvre poétique de Paul-Jean Toulet ne forme que deux volumes, les Contrerimes et les Vers inédits. Il n’a tenu entre ses mains ni l’un ni l’autre de ces minces recueils, en effet, les Contrerimes ont paru en février 1921, donc six mois après sa mort, et les Vers inédits beaucoup plus tard, en 1938.

Je tiens à rappeler, dès le début de mon propos, tout ce qu’a fait pour Paul-Jean Toulet un homme qui fut un admirable serviteur des lettres françaises, je veux dire Henri Martineau, ce médecin, passionné de poésie, qui se fit libraire et éditeur, au coin de la rue Bonaparte et de la place Saint-Germain-des-Prés, à l’enseigne du Divan, et publia, sous ce même titre, une des meilleures revues littéraires qui aient paru en France, à côté du Mercure et de la N.R.F.

Cette boutique, fréquentée par une élite de bibliophiles et d’amateurs de poésie, ressemblait sans doute aux librairies du XVIIIe siècle. C’était un salon, mais à forte majorité masculine, et les propos, sans être vulgaires, y étaient d’une parfaite liberté. Le mur du fond était occupé par un grand tableau dont l’auteur, Tristan Klingsor, au double pseudonyme wagnérien, était connu davantage comme poète que comme peintre.

Sur cette toile, dont j’ignore ce qu’elle est devenue, figuraient onze vivants — dix hommes et une femme — plus un buste : celui de P.-J. Toulet, qui venait de mourir. La femme, c’était Béatrice Dussane, qui jouait les grands rôles comiques au Français, les hommes, Tristan Klingsor, Pierre Lièvre, Eugène Marsan, Guy Lavaud, Tristan Derème, Émile Henriot, Jean-Louis Vaudoyer, Francis Carco, Henri Martineau et Philippe Chabaneix. Je les ai bien connus, sauf Pierre Lièvre mort jeune, et dont la fille, Marion, venait souvent à la librairie. Ils étaient tous poètes, mais deux d’entre eux seulement, Henriot et Vaudoyer, furent de l’Académie.

Il n’était point rare de voir au Divan trois ou quatre de ces écrivains, et parfois davantage, réunis sous leur image. Martineau, lui, restait généralement assis derrière sa vitrine, plus attentif à sa lecture qu’à surveiller certains clients, qui choisissaient peut-être sur ses rayons un peu plus de volumes qu’ils n’en réglaient ensuite à la caisse...

Derrière lui, dans le seul casier vide de livres, se tenait son chat, énorme, un véritable chat de couvent ! Ma fille demanda un jour à Martineau si l’animal n’était pas un peu trop gras pour courir après les souris.

— Mais non, lui dis-je, il ne court plus, c’est lui qui tient ici le rayon des souricières !

Il y a presque un demi-siècle de cela et il me semble encore voir le gros chat d’Henri Martineau faisant ses griffes sur sa planchette...

*
*   *

Je n’ai jamais vu Paul-Jean Toulet, mais c’est son neveu, Pierre Henry de La Blanchetai, qui m’a conduit chez Martineau, en 1924. J’étais alors chargé d’une des sections des Œuvres françaises à l’étranger, dont les services étaient habilement dispersés entre le rez-de-chaussée et le quatrième étage du Quai d’Orsay, tout au long des couloirs et des escaliers. Mon bureau, celui de la Section littéraire et artistique, formait, au rez-de-chaussée sur la cour, une enclave au milieu du Service de presse, et mon plus proche voisin était Jean Giraudoux. Parmi ses collaborateurs se trouvait Pierre Henry de La Blanchetai, que je viens de citer, et dont le visage aurait pu, comme celui de son oncle Toulet, passer pour un moulage de celui d’Henri IV. Pierre, comme on pense, tirait grande fierté de cette parenté poétique et de cette ressemblance royale, et il parlait si souvent de Paul-Jean Toulet que j’ai l’impression de l’avoir personnellement connu...

Si la mode était encore de confronter les poètes en des parallèles savamment balancés, comme le trop fameux Corneille Racine de La Bruyère, je pense que, pour le XXe siècle, les amateurs de véritable poésie se compteraient sur les deux noms de Paul-Jean Toulet et de Guillaume Apollinaire. En dehors de toute comparaison de valeur, ces deux écrivains, morts à peu d’intervalle, le cadet, Apollinaire, en 1918, l’aîné, Toulet, en 1920, avaient vécu à Paris dans des milieux littéraires et artistiques assez voisins, leur talent n’est pas sans quelque parenté, et l’on peut s’étonner qu’ils n’aient point eu de relations plus étroites, mais, dans une ville comme Paris, où deux passants peuvent se croiser chaque jour dans la rue, sans jamais s’adresser la parole, deux écrivains, s’ils ne sont pas chez le même éditeur ou s’ils ne collaborent point à la même revue, peuvent s’ignorer mutuellement.

*
*   *

La contrerime, cette forme poétique, inventée, semble-t-il, par Toulet, est un genre intermédiaire entre la poésie libre et les poèmes à forme fixe. Tandis que le sonnet comporte quatorze vers, disposés en deux quatrains et deux tercets, sur quatre rimes, tandis que la ballade, et plus encore le rondeau, avec leurs règles minutieuses, ne sont plus guère aujourd’hui que des curiosités, la contrerime de Toulet a été rarement imitée, mais n’est nullement démodée.

Elle comprend un nombre variable de quatrains, généralement deux ou trois, mais parfois davantage, formés de vers de huit et de six syllabes, ou de douze et dix, le plus souvent à rimes embrassées, et rimant, comme disait Toulet, « à contre-longueur », c’est-à-dire les vers courts avec les longs.

En voici une, peut-être la plus belle :

Pâle matin de février
Couleur de tourterelle
Viens, apaise notre querelle,
Je suis las de crier ;

Las d’avoir fait saigner pour elle
Plus d’un noir encrier...
Pâle matin de février
Couleur de tourterelle.

En dehors de la contrerime, Paul-Jean Toulet s’est livré à bien d’autres recherches métriques et rythmiques. Voici, par exemple, un court poème dont les trois quatrains unissent dans un subtil enchantement deux alexandrins, un hendécasyllabe et un vers de quatre pieds :

Le temps irrévocable a fui. L’heure s’achève.
Mais toi, quand tu reviens, et traverses mon rêve,
Tes bras sont plus frais que le jour qui se lève,
Tes yeux plus clairs.

À travers le passé ma mémoire t’embrasse.
Te voici. Tu descends en courant la terrasse
Odorante, et tes faibles pas s’embarrassent
Parmi les fleurs.

Par un après-midi de l’automne, au mirage
De ce tremble inconstant que varient les nuages,
Ah ! verrai-je encor se farder ton visage
D’ombre et de soleil ?

Le dernier vers à cinq pieds on m’a dit que Toulet ne s’en était pas consolé...

*
*   *

Si Toulet n’a laissé que deux volumes de vers, l’un et l’autre posthumes, et dont le second contient d’ailleurs trop de textes insignifiants, il en a écrit une dizaine en prose. Je ne parlerai que de son meilleur roman, la Jeune fille verte, où il a atteint, sinon le grand public, dont il ne se souciait guère, du moins une audience plus large que celle qui avait accueilli avec sympathie la publication de ses vers dans des revues assez confidentielles.

Contrairement à tous les usages en matière de roman, Toulet a fait précéder le sien d’un Avant-propos, où il le présente comme traduit de l’allemand. Il y raconte une historiette, entièrement imaginée, du reste et assez banale : l’auteur, un certain Hermann Nonnsen — presque le patronyme du grand historien — aurait vécu quatre ou cinq ans à Orthez, dans les Basses-Pyrénées, où il aurait connu Francis Jammes, et il y aurait composé un roman, Das grüne Mädchen, dont Toulet prétend nous apporter la traduction. Passons sur l’invraisemblance !

En fait, la Jeune fille verte, écrite pendant les dernières années de la courte vie de son auteur, parut quelques mois après sa mort, chez Émile-Paul, en 1920. La page de titre porte l’adresse de la librairie que tenaient les deux frères, 100, Faubourg-Saint-Honoré. Ils y vendaient surtout des ouvrages de luxe, mais leur modeste maison d’édition était installée rue de l’Abbaye, au rez-de-chaussée, en face du presbytère de Saint-Germain-des-Prés, donc à cent mètres du Divan. Leur bureau s’ornait de quelques bons tableaux, notamment deux grands paysages de Vuillard : je ne sais où ils sont allés quand les éditions Émile Paul ont cessé leur activité.

Roman balzacien, ont écrit certains critiques, à propos de la Jeune fille verte. Si l’on peut trouver une ressemblance entre le livre de Toulet et Eugénie Grandet, elle reste assez superficielle et se limite à la manière dont le cadre des deux récits est étroitement mêlé à leur action. L’esprit en est bien différent et la Jeune fille verte baigne dans une tonalité poétique, aux antipodes de la description balzacienne.

*
*   *

Avec ce roman, loin des îles, nous sommes au pôle provincial de Toulet, fils du Béarn. J’ai connu Salies-de-Béarn à l’époque où il commençait à penser à la Jeune fille verte, et c’est le premier livre de lui que j’ai lu, quelques années plus tard.

En 1910, ma mère faisait une cure à Salies et nous logions, vers la route de Pau, dans une jolie villa dont le Saleys traversait le parc. Le Saleys est un affluent du Gave de Pau, aussi endormi que le Gave est rapide. Son eau, ralentie encore par un barrage en aval, était de la même couleur café au lait que celle des sources salées dans les baignoires de l’Établissement thermal, ces baignoires dont le bois, peint en blanc, pouvait seul résister à la corrosion d’une eau minéralisée à 250 grammes de chlorure de sodium par litre ! Le parc de la villa des Lacau-Saint-Guily (c’était le nom de nos propriétaires) était magnifique, et j’y ai vu pour la première fois les fleurs rouges des grenadiers, ces fleurs que je ne connaissais encore que par Carmen.

Peut-être, si j’ai gardé une prédilection pour la Jeune fille verte, est-ce à cause de la conformité parfaite entre mes souvenirs de Salies et les descriptions du roman ? La vie de cette minuscule station thermale a été rendue par Paul-Jean Toulet avec plus de sympathie que Balzac n’en a mis à restituer l’atmosphère de Saumur — avec plus de poésie aussi. Cette curieuse bastide, ce Salies, qui devient Ribamourt dans le roman, a été liée, bien avant la vogue de ses sources thermales, à l’exploitation de ses salines. Elles appartenaient à un groupe de familles bourgeoises, désignées depuis le Moyen Age sous le nom de parts-prenants, qui se partageaient les minces bénéfices de leur gestion : trente ou trente-cinq francs par famille, dans les meilleures années ! Selon la légende, l’attention fut attirée sur les salines parce que le corps d’un sanglier tué par des chasseurs y fut retrouvé quelque temps plus tard, intact et couvert de cristaux de sel. Ce sanglier figure aujourd’hui sur le blason de la petite cité, avec la devise :

Se you n’y éri mort, arrès n’y biberi.
(Si je n’y étais pas mort, ils n’y vivraient pas aujourd’hui.)

Toulet connaissait bien cette histoire et en parle dans le plus grand détail.

*
*   *

Dans ce cadre de Ribamourt-Salies, Toulet a raconté les amours d’un jeune homme, Vitalis Paschal, clerc chez Maître Beaudésyme, notaire, avec Basilida, l’épouse du dit notaire. Ne se croirait-on point chez Musset ? Impérieuse et belle, la brune Basilida, dans l’épanouissement de sa trentième année, ne se doute pas que le jeune amant qu’elle a formé à son expérience amoureuse et sensuelle ne tardera guère à faire profiter de ce qu’elle lui a enseigné une toute jeune fille, Sabine de Charite, et l’intrigue du roman se résume dans le passage fait par Vitalis Paschal de ses amours avec Basilida à ses nouvelles amours avec Sabine, mais ici, la morale bourgeoise restera à peu près sauve, et tout finira par un mariage.

Sans longues descriptions, la Jeune fille verte, que j’ai lue dans sa nouveauté, une dizaine d’années après mon premier séjour à Salies-de-Béarn, en a fait revivre pour moi les moindres détails : j’ai revu les couchers de soleil à grand spectacle, dans le ciel d’émeraude pâle, j’ai revu le parc de la villa où nous logions, avec ses pommiers où les vaches venaient se frotter, et la moitié des pommes tombaient dans l’herbe épaisse ! Un peu plus loin, en faisant quelques pas sur la route de Pau, l’on voyait se lever à l’horizon le rempart bleuâtre des Pyrénées, cette « sublime enceinte » que Paul-Jean a évoquée dans plusieurs poèmes des Contrerimes. Sans se lancer dans les descriptions-inventaires des romans de Balzac, la Jeune fille verte peint la vie ralentie et comme stagnante de Ribamourt. Une trentaine de personnages passent dans ce livre, sans compter, bien sûr, les musiciens de la fanfare qui, dès les premières pages, défile, derrière sa bannière tintinnabulant sous ses médailles de clinquant, pareilles aux sonnailles d’un attelage de mules !

*
*   *

Dans cette petite ville — même pas sous-préfecture — les questions d’argent dominent toute l’existence. Dix-sept familles, pas une de moins, nous dit Toulet, espèrent hériter un jour l’énorme fortune de M. Diodore Lescaa, le millionnaire — en francs-or, bien entendu, puisque nous sommes au début du siècle — que la rente d’État, le trois pour cent perpétuel, constitue le fond des portefeuilles bourgeois, et que la terre, bon an mal an, ne rapporte guère davantage ! Si un écrivain, aujourd’hui, reprenait un sujet de ce genre, il ne manquerait pas de parler du mirage des emprunts russes, avec leurs cinq pour cent d’intérêt, faible acompte sur la perte prochaine du capital ! Mais Toulet n’y fait aucune allusion : l’argent ne l’intéressait, en effet, que parce qu’il pouvait le jouer, au baccara ou à la roulette, et il n’a certainement rien prêté à la Russie ! Dans ses Pensées, il en est une dont la vérité me frappe : « L’argent, écrit-il, est une troisième main. » Oui, mais les joueurs ne l’utilisent, cette main supplémentaire, que pour battre les cartes !

Et la Jeune fille verte ? me demanderez-vous. Nous y sommes. Elle s’appelle Sabine, et c’est une camarade d’enfance de Vitalis Paschal. Son surnom lui vient de ce teint de brune, qui donne souvent aux filles, dans le pays de Béarn, l’air de brugnons dorés au soleil. Bien entendu, dès le début du livre, nous pouvons en prévoir le dénouement, comme nous pouvions prévoir, à l’Opéra-Comique, quand il avait un répertoire, que le ténor serait aimé du soprano...

Sabine de Charite a seize ans, personne, à Ribamourt, ne sait que son nom de famille, en grec, désigne les Grâces, mais Toulet le sait bien, et le charme de son roman tient à la subtile analyse qui, entre son début et sa fin, nous montre comment la petite fille des premiers chapitres, Sabine, surnommée Guiche, devient la rivale et triomphera de la plus belle femme de Ribamourt, Basilida !

La séduction de ce livre est difficile à définir. Elle tient, je crois, au fait que jamais peut-être un écrivain n’a mieux réalisé que Paul-Jean Toulet la formule célèbre selon laquelle « un paysage est un état d’âme ». Fils de ce Béarn où se déroule l’intrigue de sa Jeune fille verte, Toulet a miraculeusement rendu la qualité de la lumière qui inonde cette terre heureuse : « Le jour était glorieux comme un globe de lumière et la lourdeur du soleil pénétrait le paysage. »

Mille détails de couleur locale viennent s’y ajouter. Lorsque Guiche dit : « Ne me criez pas ! », cette tournure me fait aussitôt penser au languedocien de mon enfance, langue cousine du dialecte béarnais, où le verbe cirda — on prononce quirda — est un verbe actif, comme crier l’était chez Villon, et je me rappelle encore, en lisant la description des parties de croquet dans les jardins de Ribamourt, les plaisirs de ma dixième année, la boule qui devait passer sous les arceaux croisés, sans que la clochette tintât, et les ravages que faisait le corsaire en croquant les boules de l’équipe adverse, c’est-à-dire en les expédiant, d’un coup de maillet bien sec, aux limites du terrain...

Que reste-t-il, aujourd’hui, de ces jeux, qu’on appelait jeux innocents et qui n’étaient pas plus bêtes qu’autre chose ? Que reste-t-il de ces voitures à chevaux, qui avaient parfois des accidents et accrochaient, comme à la page 104 de la Jeune fille verte, la brouette d’une blanchisseuse, tableau tracé en quelques lignes, avec la femme renversée, ses bas rouges battant l’air, les chevaux dételés qui se cabrent et le chapeau enrubanné du cocher qui roule à terre...

Oui, toute la vie quotidienne d’une petite cité revit dans ces pages, avec ses deux paroisses, Saint-Martin et Saint-Vincent, leurs deux curés, M. Puyoo et M. Cassoubielh, la vieille fille, Mlle de Lahourque, qui tient le bureau de tabac, et qui, gratifiée d’une particule dans son acte de naissance, par l’erreur d’un employé de l’état-civil, a bâti là-dessus tout un roman nobiliaire, le jésuite, le R.P. Nicolle, qui, bien différent des noirs jésuites de feuilleton d’Eugène Süe, permet à Toulet d’exprimer son horreur du jansénisme et sa sympathie pour une théologie moins pessimiste. Mais à quoi bon développer ? Il suffit de citer, presque au hasard, trois lignes comme celles qui terminent le chapitre IV :

« Les ombres étaient déjà longues sur la prairie, dont elles semblaient ronger l’herbe d’or, tandis que, plus bas, un brouillard laiteux se levait sur la rivière. »

pour faire comprendre que la Jeune fille verte est un roman de poète...

*
*   *

La poésie, d’ailleurs, est la caractéristique essentielle de Toulet, et, sans me lancer dans de longues comparaisons, je voudrais dire le rang très haut où se place, à mes yeux, parmi les poètes de ce siècle qui s’achève, l’auteur des Contrerimes.

Pour Toulet, certains mots semblent avoir un charme magique. Ils le doivent souvent à leur sonorité, et s’il parle, à plusieurs reprises et avec une sourde nostalgie, des varangues, c’est surtout à cause de la rime mangues, mais, souvent aussi, un mot exerce sur lui un véritable sortilège par la charge de souvenirs d’enfance qu’il porte en lui. Certes, « le paradis des amours enfantines », comme disait Baudelaire, peut avoir été aussi bien le château du Grand Meaulnes que la triste courette d’un immeuble parisien, aussi bien une plage des Antilles qu’un brumeux rivage du Nord, mais la prédilection particulière avec laquelle Toulet revient toujours à ses souvenirs d’enfance le distingue des grands romantiques, des Lamartine et des Hugo, qui ont fait entrer dans leurs vers non seulement leurs amours, mais aussi leurs idées politiques et sociales. Je n’ai jamais bien compris de quoi voulaient parler, entre les deux dernières guerres, les écrivains et les critiques qui ont entretenu un long débat sur la poésie pure, d’où la poésie était le plus souvent absente, mais il me semble qu’un vrai poète — comme un vrai musicien — se reconnaît aussitôt à une certaine manière d’être. « Mon nez, écrivait Mozart, est essentiellement mozartien. » « Mes courts poèmes, aurait pu dire Toulet, sont essentiellement toulétiens. »

Ils se caractérisent d’abord par un certain aspect formel, où revit le goût de notre ancienne poésie pour ce qu’on appelait les formes fixes, et surtout trois d’entre elles : le rondeau, le sonnet, la ballade. Toulet préfère le dizain au rondeau et juge sans doute la ballade trop étendue. Il n’est point l’auteur du mot attribué à ce critique qui trouvait un sonnet « excellent, sauf les longueurs », mais il aurait pu le faire sien.

Chez les plus grands poètes du XIXe siècle, la poésie se développe en de vastes constructions. Lamartine avait tracé le plan d’une gigantesque épopée dont les fragments achevés, Jocelyn et la Chute d’un ange, sont les écrasants vestiges. Hugo, construisant la Légende des siècles en morceaux indépendants, a donné à certains de ces blocs des dimensions énormes et il n’a pas toujours su se borner, comme dans l’admirable Booz endormi. À l’opposé, d’autres poètes, comme Théophile Gautier, ont rivalisé, non plus avec l’architecte, mais avec le joaillier. Les poèmes de Toulet, eux aussi, pourraient s’intituler Émaux et camées. C’est par la forme qu’il a cherché à leur donner une unité, et il y a réussi dans les admirables Contrerimes, comme il y aurait sans doute réussi dans un second recueil poétique, si la maladie lui avait donné le loisir de l’achever.

*
*   *

La vie de Toulet a été courte, comme celle de Nerval, et fort éloignée du bruit de la publicité. La même maladie, la tuberculose, a hâté leur fin. Le poète des Chimères a vécu quarante-sept ans et celui des Contrerimes cinquante-trois. L’un et l’autre, ils ont dispersé leur talent en de nombreux journaux, en maintes revues, mais jamais leurs œuvres complètes n’ont été réunies, et c’est sur la frêle barque de Sylvie pour Nerval, et sur celle des Contrerimes pour Toulet, qu’ils ont franchi des mers où des œuvres plus ambitieuses ont fait naufrage. Ni l’un ni l’autre, ai-je besoin de le dire, n’a été de l’Académie. N’en faites point reproche à notre Compagnie : ni pour Nerval, ni pour Toulet, on ne peut faire grief à nos devanciers de les avoir écartés, et je souhaite que notre séance d’aujourd’hui ait le caractère non point d’une réparation, mais d’une consécration.

Les thèmes de Toulet sont d’une simplicité extrême : le temps, c’est-à-dire l’amour et la mort — et l’espace, c’est-à-dire les très larges horizons de son pays natal. Horizon de terre : les Pyrénées, telles qu’il les a vues, du haut de la terrasse de Pau, avec leur chaîne qui étend, sur une étendue dépassant cinquante lieues, leur muraille aux teintes variant selon les heures du jour. Et ce n’est pas seulement leur couleur qui change entre l’aube et le crépuscule, on dirait que c’est leur matière elle-même : tantôt les montagnes apparaissent comme des vapeurs prêtes à se condenser en pluie d’orage, et tantôt comme de durs cristaux. Un jour, elles semblent proches à les toucher de la main, et le lendemain leur masse semble se confondre avec les nuages du ciel. Et, si nous détournons un moment les yeux de leur chaîne, un autre horizon, sans bornes, celui-ci, et sans limites, l’Océan, nous attend, avec ce que le Titan d’Eschyle appelait « l’innombrable rire des flots... »

En dehors du temps et de la nature, Toulet, comme tous les lyriques, a abordé tous les grands thèmes de la poésie : l’amour et l’infidélité, l’ardeur des passions naissantes et la tristesse des passions qui s’achèvent. Il montre comment l’amour, s’infiltrant dans toutes les heures de la vie, les transfigure. Toulet n’a probablement jamais cessé d’être amoureux, aussi bien à Paris que dans son pays natal, mais il a vainement attendu la rencontre de la fée qui lui aurait, d’un coup de baguette, apporté le bonheur. Sa vie parisienne ne lui a certainement pas valu beaucoup de satisfactions : il n’était point riche et ses livres ne se sont jamais vendus de son vivant. Quant au travail qu’il a fait pendant quinze ans pour Willy, son négrier le payait misérablement, et Toulet devait être profondément humilié lorsque sa prose lui revenait, imprimée dans La Vie Parisienne ou dans quelque autre revue et embellie de quelques calembours de garçon de bains par son employeur !

*
*   *

Il y a un certain parallélisme entre la vie de Leconte de Lisle et celle de Toulet. Après une adolescence éblouie sous les Tropiques, ils ont achevé leur vie dans les brumes de Paris et au milieu de difficultés matérielles allant jusqu’à la gêne et à la pauvreté.

Le fait que leurs yeux d’enfants se soient ouverts sur des paysages splendides et sous un ciel éblouissant a-t-il conduit ces deux poètes vers le pessimisme où baigne leur œuvre ? Ont-ils simplement regretté les mirages de l’enfance morte, ou bien la médiocre vie parisienne leur a-t-elle fait voir davantage leur jeunesse comme un paradis perdu ? Je l’ignore, mais ce que je sais bien, c’est que leur pessimisme est total.

Un poète comme Goethe a trouvé dans un égoïsme olympien une solution au problème de l’existence. Un autre poète, peut-être aussi grand, et, en tout cas, aussi illustre, Victor Hugo, s’est considéré comme un mage chargé de conduire l’humanité vers la sagesse et le bonheur. De toute façon, si grande qu’ait pu être la gloire de ces deux hommes, personne aujourd’hui n’attribue plus à la poésie une vertu aussi haute, au poète une mission aussi noble : il n’en reste pas moins que ceux qui ont cru à cette mission n’ont pas entièrement perdu leur temps :

Poète, tu tombas, mais l’audace était belle,

a écrit, dans un beau sonnet, Sainte-Beuve, à propos de Ronsard.

En cette fin du XXe siècle, où ceux qui, comme moi, en ont vécu les toutes premières années, ne voient pas beaucoup de motifs politiques d’espérer, peut-être faut-il chercher dans l’art l’unique raison de vivre qui nous reste. Deux guerres mondiales ont fait s’écrouler des capitales et des empires : elles ont beaucoup détruit, mais elles n’ont porté atteinte ni à la beauté de la sculpture grecque, ni aux intérieurs de Vermeer, ni aux chants de Mozart, ni aux harmonies de Wagner. Cependant, ces génies ont besoin d’une élite qui leur rende un culte mérité et recrute pour eux des élites nouvelles. Pourquoi cette Coupole ne serait-elle pas le temple — un peu étroit sans doute, mais Renan savait pourquoi — le temple d’une religion du vrai et d’un culte de la beauté ?