Réponse au discours de réception d’Ernest Renan

Le 3 avril 1879

Alfred MÉZIÈRES

Monsieur,

Ce n’est pas à moi qu’appartenait l’honneur de vous répondre. Tous les regrets qu’a causés à notre Compagnie la mort prématurée de M. de Loménie se ravivent en ce moment. Il était notre directeur. Il devait vous souhaiter la bienvenue parmi nous ; il l’eût fait avec la sincérité de son loyal esprit, avec un talent dont je regrette pour vous l’absence ; mais il n’eût pu le faire, j’ose le dire, avec plus de sympathie que moi.

Nos liens ne datent pas d’hier, Monsieur. Je vous vois encore dans un petit pavillon de la rue du Val-de-Grâce où l’affection maternelle d’une sœur, capable de tous les dévouements, vous avait ménagé un asile, à une heure décisive de votre jeunesse ; vous passiez une partie de vos journées à la Bibliothèque ; la soirée tout entière était consacrée au travail ; bien avant dans la nuit la lueur de votre lampe dénonçait aux passants l’opiniâtreté de vos veilles laborieuses. Une tendresse ingénieuse et intrépide suffisait à tous vos besoins, sans vous demander aucun effort qui troublât vos études, et vous épargnait jusqu’au souci des choses matérielles.

Années heureuses, années fécondes, pendant lesquelles votre puissant esprit rassemblait ses forces pour nous étonner par son audace ! Je crois répondre à vos pensées les plus chères, comme à mes propres souvenirs, en rapportant une part d’honneur, dans ces commencements austères de votre vie, à la noble femme qui vous assura la liberté du travail ; qui, tout en se réservant le soin et la prose du ménage, s’associa par la plus délicate et la plus discrète des collaborations à l’infinie variété de vos recherches et fit pénétrer peut-être dans la grâce et dans l’harmonie de votre style quelque chose d’elle-même. Mademoiselle Henriette Renan, qui vous a laissé le souvenir d’un écrivain et d’un critique exquis, méritait d’être nommée à côté de vous, le jour où le frère qu’elle a tant aimé, à la gloire duquel elle travaillait, reçoit la plus haute des récompenses littéraires. Même au-delà de la tombe, votre souvenir doit être assez puissant sur elle pour qu’elle me pardonne de la faire sortir, à cause de vous, de l’ombre où elle aimait à se cacher.

Plus durs ont été les commencements de votre illustre prédécesseur. Une main amie et ferme ne s’est pas tendue vers lui pour l’aider à franchir les premiers degrés de la vie.

Durant les heures ingrates qu’il passait chez un pharmacien de Lyon à composer ces remèdes qui lui inspiraient si peu de confiance, dans son pauvre entre-sol de la cour du Commerce, il lui manqua la douceur d’être aimé, comme il méritait de l’être. L’amitié même se présenta à lui, —vous venez de nous le dire, — sous une forme sévère, presque dure. Il n’en conserva aucune amertume. Il était de ces esprits vigoureux que les petites misères de la vie atteignent difficilement, parce qu’ils ne s’occupent jamais que des grandes choses. La science le consola dans les épreuves qui ne lui furent pas toujours épargnées.

Vous le peignez tel qu’il fut, entre ces murs du Collège de France où il passa le meilleur de sa vie, absorbé par le travail délicat de ses expériences, pratiquant l’expérimentation, non plus comme on le faisait avant lui, sur le cadavre refroidi, mais sur la matière animée ; quelquefois à bout de forces, jamais à bout de courage ; sans pitié pour les êtres qui souffrent et qui palpitent sous sa main, mais sans pitié aussi pour lui-même ; s’échauffant comme un soldat, au feu de l’action, et capable d’enlever une vérité, comme on enlève une redoute, au péril de sa vie. Le cardinal de Retz écrivait dans ses Mémoires en parlant du courage civil : « Si ce n’était une espèce de blasphème de dire qu’il y a quelqu’un dans notre siècle plus intrépide que le grand Gustave ou M. le Prince, je dirais que ç’a été Molé, premier président. » Si ce n’était pas un blasphème de dire qu’il y a quelqu’un dans notre siècle plus intrépide qu’un Ney ou qu’un Murat, je dirais que c’est Claude Bernard affrontant la mort pour découvrir une des lois de la nature. Les âmes sensibles qui ont pleuré sur le sort des victimes mises à mort par notre confrère lui pardonneront peut-être en apprenant que, s’il a sacrifié pour la science quelques protégés de la loi Grammont, il avait commencé par s’offrir lui-même en sacrifice.

Au génie qui découvre les vérités scientifiques, M. Claude Bernard joignait le don de faire pénétrer dans le public les résultats de ses découvertes. Ce fut ce qui le désigna aux suffrages de l’Académie française. Son style n’est que le vêtement de sa pensée ; mais sa pensée elle-même est si riche, si nourrie de détails ingénieux et originaux que la gravité du langage scientifique s’assouplit naturellement pour en exprimer les nuances délicates. On ose à peine parler de qualités littéraires, à propos d’un écrivain dont le mérite constant est de n’en rechercher aucune ; et cependant il les rencontre presque toutes, précisément parce qu’il ne les cherche pas. C’est le sentiment profond dont il est pénétré en découvrant les secrets de la nature qui échauffe son imagination et donne quelquefois aux pages les plus rigoureusement scientifiques l’accent ému et passionné du drame. La tragédie que M. Claude Bernard apportait de sa province à Paris et dont le ferme bon sens de M. Saint-Marc Girardin abrégea les jours, était probablement moins tragique que le beau travail sur le curare qui fait naître en nous tous les genres d’émotion.

La scène s’ouvre comme le premier acte d’une œuvre dramatique ou comme le début d’un roman. On voit les Indiens de l’Amérique du Sud aller chercher des lianes dans les grandes forêts et s’enivrer au retour de boissons fermentées, pendant que le maître du curare broie les plantes, en fait cuire le jus et y mêle quelques gouttes de venin recueilli dans les vésicules des serpents les plus venimeux. Comme si ce n’était pas assez d’exciter notre attente par ce tableau pittoresque, l’écrivain nous annonce lui-même des vérités scientifiques qui ne seront pas « moins merveilleuses que les créations romanesques de notre imagination ». Quel va être le héros du drame ainsi préparé ? Celui de tous qui nous intéresse le plus, notre propre corps, le corps humain, non pas tel que nous le considérons dans son unité et dans sa beauté plastiques, mais décomposé par la science et ramené à la modestie de ses éléments primitifs. J’imagine que les nombreuses lectrices, peut-être même les lecteurs de la Revue des Deux Mondes ont eu quelque peine à se reconnaître dans cette collection d’infusoires à laquelle nous réduit M. Claude Bernard. On n’aime point à tomber si bas, après avoir été porté si haut dans la langue des poètes et dans les hyperboles des amoureux.

Si ces réflexions amènent un sourire sur nos lèvres, nous avons à peine le temps de nous moquer de nous-mêmes. Bientôt la tragédie nous ressaisit pour nous conduire jusqu’aux extrêmes limites de la pitié et de la terreur. Avant les expériences de M. Claude Bernard, on croyait que la mort causée par le curare n’était qu’un doux sommeil. Cette illusion qui consolait l’âme compatissante de Watterton est aujourd’hui dissipée. L’homme empoisonné conserve, hélas ! toute sa faculté de souffrir ; il n’a perdu que la force nécessaire pour exprimer sa douleur. « Dans ce corps sans mouvement, derrière cet œil terne et avec toutes les apparences de la mort, la sensibilité et l’intelligence persistent encore tout entières. Peut-on concevoir une souffrance plus horrible que celle d’une intelligence assistant ainsi à la soustraction successive de tous les organes qui, suivant l’expression de M. de Bonald, sont destinés à la servir et se trouvant en quelque sorte enfermée toute vive dans un cadavre ? Dans tous les temps, les fictions poétiques qui ont voulu émouvoir notre pitié nous ont représenté des êtres sensibles enfermés dans des corps immobiles. Le supplice que l’imagination des poètes a inventé se trouve produit dans la nature par l’action du poison américain. Nous pouvons même ajouter que la fiction est restée ici au-dessous de la réalité. Quand le Tasse nous dépeint Clorinde incorporée vivante dans un majestueux cyprès, au moins lui a-t-il laissé des pleurs et des sanglots pour se plaindre et attendrir ceux qui la font souffrir en blessant sa sensible écorce. »

Celui qui a écrit cette page éloquente avait le sentiment le plus vif des beautés littéraires. Son élection à l’Académie française fut pour lui plus qu’un honneur et devint, dans cette vie si laborieuse, une source de joies pures, jusque-là presque ignorées. Il était fort assidu à nos réunions ; il aimait à venir se reposer parmi nous des fatigues du laboratoire. Pendant ces discussions aimables où se croisent quelquefois tant d’idées délicates ou fortes, sa physionomie, ordinairement grave et un peu triste, s’éclairait d’un sourire plein de grâce. Nos séances publiques étaient des fêtes pour un esprit tel que le sien, ouvert à toutes les nobles impressions. On l’a vu, après un discours où il avait entendu exprimer quelques pensées patriotiques, les yeux humides, la voix entrecoupée par l’émotion, serrer la main d’un de nos confrères en le remerciant d’avoir réchauffé et rajeuni son cœur.

M. Claude Bernard n’était pas seulement un grand esprit ; il avait toutes les qualités qui font les grandes âmes. Sa sincérité absolue et sa modestie donnaient du prix à ses moindres affirmations. Il ne se prononçait ni vite ni légèrement. Avec quelle déférence nous l’écoutions, lorsqu’un terme scientifique se présentait dans le travail du Dictionnaire ! L’intonation même de sa voix indiquait, dès le début, une certaine défiance de soi et comme la crainte de paraître trop affirmatif. Mais aussi, quand il avait prononcé, comme nous étions rassurés sur une définition donnée par lui ! Il apportait en toutes choses le même esprit de réserve et de discrétion. Conduit par ses travaux à la frontière de la philosophie, il eût pu être entraîné hors du domaine expérimental par le désir de prendre parti entre les grandes écoles qui se disputent le monde moderne ; il eût obtenu ainsi avec les applaudissements des uns, avec les malédictions des autres, le surcroît de renommée qu’apporte au talent l’ardeur des controverses philosophiques ou religieuses. Il s’y refusa toujours, non par prudence, mais par loyauté. Il ne se croyait pas autorisé à tirer de ses belles recherches des conclusions trop étendues ; il indiquait lui-même le point précis où s’arrêtaient ses connaissances certaines, comme pour ne point permettre à sa pensée d’en dépasser les limites. « La science, disait-il, s’arrête aux causes prochaines des phénomènes ; la recherche des causes premières n’est pas de son domaine. De cause en cause, le savant arrive finalement, suivant l’expression de Bacon, à une cause sourde qui n’entend plus nos questions et ne répond plus. » Il planait cependant au-dessus des faits isolés. Sa belle intelligence s’élevait jusqu’aux plus puissantes généralisations. Il atteignait le premier le principe même de la physiologie, lorsqu’il démontrait par une série d’expériences qu’aucun phénomène de la vie ne peut se produire en dehors des conditions physico-chimiques. Personne de notre temps n’a cru plus que lui à la fixité des lois de la nature, à l’impossibilité de découvrir dans l’ordre harmonieux de l’univers une seule apparence d’exception, qui ne pût être expliquée par l’insuffisance de nos moyens d’investigation ou par l’infirmité de nos organes.

Ce portrait de notre confrère serait infidèle si nous n’ajoutions que sa bonté égalait son génie. Doux envers chacun, il a laissé à ses élèves, comme à nous, le plus cher souvenir. Sur sa tombe, le plus autorisé de ses disciples (1 ), son successeur dans cette chaire de la Sorbonne qui a été créée pour lui et qu’il a illustrée par son enseignement, prononçait des paroles que je vous demande la permission de répéter comme le plus touchant des adieux que nous puissions lui adresser : « Bienveillant et sympathique à tous, il fut, pour ceux qu’il appelait à son lit de mort sa famille scientifique, le plus affectueux et le plus dévoué des maîtres. Jamais, parmi les incidents quotidiens du laboratoire, un mot impatient ; jamais un mot amer parmi tant de douleurs physiques et morales si courageusement supportées ; jamais un reproche à ceux dont la reconnaissance s’est éteinte trop tôt ! Jusqu’au dernier jour, aux dernières paroles, en face de cette mort inattendue, affection, conseils, sourires ; il nous remerciait de nos soins, nous qui lui devions au centuple ! Vous travaillerez, disait-il, et il parlait de cette science qui fut sa vie. »

Vous méritiez, Monsieur, de comprendre la beauté de la vie que vous venez de retracer avec tant d’éloquence. Comme M. Claude Bernard, vous vous êtes imposé la double loi du travail et de la sincérité ; résolu à tout dire, vous avez voulu commencer par tout savoir. L’histoire des langues sémitiques qui vous ouvrit, à trente-trois ans, les portes de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, atteste un immense labeur, la ténacité et la patience d’un héritier des Bénédictins. Lorsque vous changiez la direction de votre vie, lorsque vous passiez de la foi qui accepte sans hésiter les solutions théologiques à l’esprit de libre examen qui compare et qui juge, vous n’abandonniez point pour cela les études religieuses ; au milieu de ce grand ébranlement de votre conscience, le désir de bien comprendre et de faire connaître à vos contemporains les origines du christianisme demeurait le noble souci de votre pensée. Mais comment se rendre compte de l’état social d’où est sorti le christianisme, sans posséder la langue, des Hébreux, sans étudier le génie de la race sémitique ?

De là ces beaux travaux d’érudition qui eussent suffi à la gloire d’un autre, mais qui ne pouvaient vous satisfaire, qui n’étaient pour vous qu’une préparation à des recherches plus hautes. De bonne heure, vous traciez le plan de l’histoire religieuse que vous vous proposiez d’entreprendre ; vous avez eu la fortune, méritée par votre courage, de conduire jusqu’au bout cette périlleuse entreprise, C’est l’œuvre capitale de votre vie ; je tromperais l’attente de l’Académie si j’en parlais avec trop de réserve. L’excès de précaution ne serait digne ni de vous ni de la Compagnie qui s’honore de vous avoir élu. Vous me pardonnerez d’aborder un si grand sujet avec une franchise égale à la vôtre.

Dès vos premières pages, vous annoncez le dessein de ramener aux proportions d’évènements humains l’apparition du Christ dans le monde, sa vie, sa prédication, sa mort. Vous écartez le miracle, vous supprimez le surnaturel. Mais vous le faites sans ironie, dans un esprit très-différent de celui de Voltaire, avec un sentiment religieux si réel qu’après avoir retiré au fondateur du christianisme sa qualité divine, vous la lui rendez presque aussitôt. Vous reconnaissez qu’il y eut quelques mois ; une année peut-être, où Dieu habita sur la terre. Je ne triompherai pas contre vous de cette apparente contradiction. J’y trouve seulement la preuve que la raison toute nue ne suffit pas à votre sensibilité et que votre âme, altérée d’idéal, a d’autres besoins que votre esprit. L’incrédulité railleuse des philosophes du dernier siècle ne connaissait guère ces attendrissements poétiques par lesquels vous vous rattachez encore à la foi de votre enfance, au moment même où vous l’abandonnez. C’est là votre originalité : si le christianisme dogmatique vous perd, le christianisme idéal vous conserve. Vous ne parlez jamais qu’avec respect, avec amour, de la divine morale de l’Évangile. Vous ne résistez pas à l’attrait d’un culte simple, dégagé de toute forme extérieure, uniquement fondé sur la pureté du cœur et sur la fraternité humaine.

Oui, vous avez raison de le dire, le christianisme a créé la doctrine de la liberté des âmes ; il leur offre un refuge assuré contre les abus de la force, contre les iniquités et les maux de la vie. Les martyrs se sentaient libres, dans les prisons, sur les bûchers, sous la hache du bourreau, sous la dent des bêtes féroces ; leurs âmes, affranchies des liens terrestres, s’envolaient sur les ailes de l’espérance vers le royaume de Dieu. Aujourd’hui encore, partout où il y a une souffrance et une foi, la douleur paraît moins amère : dans l’élan des supplications adressées au ciel, la pensée se détache des maux présents et conquiert la félicité de l’avenir. À tant d’êtres qui souffrent et qui pleurent, que la misère étreint ou qui survivent à leurs plus chères affections, que reste-t-il pour les consoler de la vie ? L’espoir d’un monde meilleur, la confiance dans la miséricorde, dans la bonté divines. Les malheureux ont besoin de croire ; ne touchons jamais d’une main téméraire à ce trésor du pauvre, à cette suprême consolation des malades et des affligés. Nous leur devons le respect de leurs croyances, comme une partie du respect auquel a droit le malheur, auquel a droit la pauvreté.

Quels furent les premiers disciples de Jésus ? Les choisit-il, comme l’eût fait un philosophe grec, parmi les plus instruits et les plus éclairés de ses compatriotes ? Il s’adressa tout d’abord aux ignorants, aux simples, aux pauvres, aux déshérités. Le caractère dominant de la religion nouvelle fut de relever ce que le monde abaissait, de promettre le royaume de Dieu, non aux savants, ni aux puissants, ni aux riches, mais aux cœurs purs et naïfs, aux âmes épurées par la souffrance. La société idéale dont l’Évangile annonce l’avènement au-delà des limites de la terre sera le contre-pied des sociétés humaines. Les premiers rangs et les meilleures chances de félicité y appartiendront aux petits et aux humbles ; ce sera un titre d’être pauvre et d’avoir souffert, un danger d’avoir été riche et heureux. Jamais les illusions et les préjugés qui règnent parmi les hommes ne furent moins ménagés, jamais on ne montra mieux la vanité des biens que le monde estime, le néant de la gloire, de la richesse, de la prospérité, du bonheur. Aussi la foule suivait-elle les pas du divin Maître en s’enivrant de sa parole, tandis que l’aristocratie de la Judée, les prêtres, les docteurs, les pharisiens le condamnaient à mort. On le punissait, non d’avoir ameuté le peuple contre les pouvoirs établis qu’il respecta toujours, mais de ne laisser debout aucune des conventions, aucun des mensonges par lesquels les hommes trompent et dominent leurs semblables. Aux yeux de ses adversaires, Jésus commettait un crime plus grand que s’il avait aspiré au gouvernement ; il apprenait aux victimes des inégalités sociales à s’affranchir de la domination d’un maître ou d’une caste par la liberté de la prière et de la foi. Comment les puissants de la terre lui eussent-ils pardonné ? Il avait beau ne pas conspirer contre eux ; il leur enlevait leurs sujets pour les transporter hors de leurs atteintes dans le royaume de son Père. Il leur laissait les corps, mais il leur avait pris les âmes et il ne les rendait plus.

Vous avez voulu, Monsieur, par un scrupule qui vous honore, visiter le coin de terre privilégié où s’accomplit la transformation morale du monde. Vous en rapportez des paysages exquis, d’une grâce sobre et sévère, dont les couleurs discrètes se fondent en général dans la trame de votre récit. Vous cédez quelquefois à l’entraînement de votre imagination ; il vous arrive çà et là de décrire sans but, en véritable artiste, pour le seul plaisir de décrire ; mais d’ordinaire la description n’est à vos yeux qu’un élément durable, une partie vivante encore de l’histoire du passé. Si vous peignez la ravissante nature de la Galilée en l’opposant à la sombre tristesse des environs de Jérusalem, c’est pour nous faire comprendre par des images matérielles le contraste de la douceur de l’Évangile et de la dureté de l’Ancien Testament. La loi d’amour qui allait régénérer l’univers devait sortir, non des âpres rochers de la Judée, mais de l’aimable pays où la campagne se couvre de fleurs pendant les mois de mars et d’avril ; où les animaux semblent encore aimer l’homme et se laissent approcher par le voyageur ; où les eaux jaillissantes, les pommiers, les noyers, les grenadiers entouraient d’un cadre de fraîcheur et de verdure la délicieuse pastorale du christianisme naissant. Là tout ce que l’homme n’a pu détruire respire encore l’abandon, la douceur, la tendresse, comme au temps où le divin Maître, au milieu des vertes collines et des claires fontaines, parmi les troupes d’enfants et de femmes, annonçait le salut et la gloire d’Israël.

Les disciples de Jésus continuèrent, après sa mort, la tradition de la loi d’amour : ils s’aimèrent véritablement les uns les autres ; ils aimèrent Dieu par-dessus tout. Vous tracez un portrait charmant de cette société primitive, si pure et si pieuse, où chacun croyait sentir passer sur sa tête le souffle du bien-aimé, où les langues se déliaient pour répandre la parole de vie, où le don des larmes rendait éloquents et persuasifs ceux mêmes qui ne savaient point parler. Alors commença le règne de la vertu chrétienne par excellence, le règne de la charité ; des institutions, que le monde païen ne connaissait pas, associèrent dans un commun effort, pour le soulagement des pauvres et des malades, l’esprit d’ordre de l’homme et l’actif dévouement de la femme. Celle-ci n’eut plus à disputer sa place au sein d’une société dure ou indifférente ; le christianisme offrit aux veuves privées des joies de l’amour humain, aux vierges dédaignées ou trop pures pour le mariage, la consolation infinie de se rendre utiles encore en consacrant leur vie à l’adoucissement des misères humaines. Temps heureux où la sécheresse du droit romain était tempérée pour la première fois par le sentiment de la fraternité, où l’homme découvrait que la famille temporelle ne lui suffit pas toujours, qu’il lui faut quelquefois des frères et des sœurs en dehors de la chair !

La puissante figure de saint Paul revit sous votre plume avec ses traits caractéristiques, sans que vous cédiez toutefois à la tentation, commune aujourd’hui, d’exagérer son importance et de lui attribuer une part prépondérante dans la fondation du christianisme. Vous laissez chacun à sa place. Le génie de l’homme qui ne connut pas le Christ, qui ne goûta point l’ambroisie de sa prédication, ne peut se comparer à la simplicité des Apôtres, héritiers directs, disciples inspirés de la parole évangélique. C’est assez pour la gloire de saint Paul d’avoir porté la bonne nouvelle à travers le monde païen et commencé cette conversion des Gentils qui devait s’étendre aussi loin que la domination romaine.

Les conquêtes faites par la force marquaient d’avance la carte des conquêtes morales du christianisme. La première géographie chrétienne fut celle même de l’Empire. La nouvelle religion, favorisée dans son premier essor par l’unité du monde romain, se plaçait ainsi dès le début en dehors et au-dessus des questions de nationalité, de race, de patrie : elle franchissait les frontières qui séparent les peuples, pour se présenter comme la religion de l’humanité.

On aime à vous suivre, Monsieur, dans les pays où l’ardent Apôtre vous entraîne sur ses pas ; vous savez recomposer la physionomie des sociétés évanouies, retrouver sous la poussière du passé les éléments de sympathie ou d’opposition que rencontrait le premier missionnaire du christianisme. Ici reparaît Athènes, terre de la beauté, où la plus noble des races réalisa l’Idéal : Athènes, patrie de l’art, de la science, de la philosophie, de la politique ; plus loin Corinthe, riche et brillante, cité cosmopolite, ouverte au commerce et au plaisir ; plus corrompue, mais aussi moins subtile et plus capable de se laisser toucher par la parole divine ; puis la vaste Antioche avec le fourmillement de ses cinq cent mille âmes, avec le contraste de ses débauches asiatiques et de sa civilisation grecque, de la magnificence de ses beaux quartiers et de la misère sordide de ses classes populaires ; Éphèse enfin, dont la population mêlée, sans racines locales, sans préjugés de naissance ou de race, semblait toute préparée à subir sans résistance le charme victorieux de la prédication chrétienne.

Vous faites revivre ces vieilles cités, vous nous reportez vers ces âges disparus avec une telle puissance d’imagination qu’on croirait lire le récit d’un témoin oculaire, d’un compagnon des voyages de saint Paul. Vous l’avouerai-je cependant ? À l’admiration très-vive qu’inspire votre talent se mêle un peu d’inquiétude. On est plutôt séduit par la grâce de votre style que convaincu par la force de votre exposition. La poésie coule chez vous d’une source si naturelle et si abondante, que la richesse du poète peut faire douter quelquefois de la prudence de l’historien. On se demande dans quels mémoires inédits, dans quels documents connus de vous seul, vous puisez tant de détails jusqu’ici inaperçus.

Avant vous, on a beaucoup écrit sur saint Paul ; personne cependant n’avait été admis dans son-intimité au même degré que vous. Un critique éminent (2 ) prétend que vous l’avez vu ; il le faut bien, puisque vous nous le présentez le premier comme un laid petit Juif, puisque vous nous le décrivez des pieds à la tête : « Il était, dites-vous, de courte taille, épais et voûté. Ses fortes épaules portaient bizarrement une tête petite et chauve. Sa face blême était comme envahie par une barbe épaisse, un nez aquilin, des yeux perçants, des sourcils noirs qui se rejoignaient sur le front. » On ne vous accusera pas du moins de flatter vos héros. Sans vous, la plus grande partie du genre humain n’aurait jamais mis en doute la beauté physique de l’apôtre des gentils. Vous nous donnez aussi des renseignements nouveaux, mais cette fois plus agréables, sur la personne de saint Luc.

Nous savions seulement qu’il était médecin. Nous apprenons par vous qu’il avait reçu une éducation juive et hellénique assez soignée, que son esprit doux et conciliant, son caractère modeste faisaient de lui l’idéal du disciple, qu’il aimait les officiers romains, surtout les centurions, et qu’il composa probablement les cantiques de son Évangile. Voilà bien des nouveautés en même temps. L’art charmant de la divination, qui vous fait pénétrer si profondément dans les délicatesses de la conscience, dans les replis de la pensée humaine, ne vous entraîne-t-il pas cette fois, malgré vous, hors des limites de la réalité ?

Dans une autre circonstance, vous essayez généreusement de réhabiliter l’impératrice Faustine, femme de Marc-Aurèle, fort maltraitée par les historiens. Quelques-uns de vos arguments sont inattendus. Vous avouerez qu’on n’a guère l’habitude d’invoquer, en faveur de la fidélité d’une femme, la confiance qu’elle inspire à son mari. Il est de règle au contraire, dans la vie et au théâtre, — les auteurs dramatiques, nos confrères, vous le diraient mieux que moi, — que les maris trompés soient toujours aveugles et qu’ils ne sachent jamais ce que tout le monde sait sur leur compte. En lisant votre ingénieuse et savante dissertation en l’honneur de l’impératrice Faustine, je ne pouvais m’empêcher de me rappeler ce mot piquant et juste d’une marquise du dernier siècle dont le mari se portait garant de la vertu d’une femme attaquée devant lui : « Comment faites-vous, Monsieur, pour être si sûr de ces choses-là ? »

Si vous laissez pénétrer, plus qu’il ne le faudrait peut-être, la poésie dans l’histoire, avons-nous le droit de vous en faire un reproche ? Ne sommes-nous pas tous un peu vos complices ? En même temps que s’est développé depuis un demi-siècle le goût des recherches exactes, le besoin des informations précises, ne poursuivons-nous pas dans les ouvrages historiques une autre source d’émotion que le plaisir de la vérité découverte ? La place qu’ont prise dans nos souvenirs des exemples admirés, l’influence qu’exercent encore de loin l’imagination hardie de Chateaubriand, la pénétration historique de Walter Scott, la séduction de la manière et du style de Michelet, nous laissent-elles la liberté d’esprit nécessaire pour séparer résolûment l’histoire du roman et le roman de l’histoire ? Aurons-nous le courage de sacrifier au désir de n’être que vrais l’habitude de ces investigations poétiques qui, à travers beaucoup d’hypothèses et d’illusions, nous révèlent peut-être ce qu’il y a de plus difficile à découvrir dans le passé, les mobiles secrets, les ressorts mystérieux des actions humaines ? Serons-nous plus près de la vérité définitive, lorsque nous l’aurons réduite aux seuls évènements incontestables, sans nous permettre aucune échappée dans le domaine de l’âme, aucune ouverture sur ce monde de la conscience qui appartient aussi à l’histoire, mais dont les agitations ne se vérifient pas comme une date ou comme un fait ? Votre méthode, Monsieur, se défend par des raisons plausibles ; elle est encore mieux défendue par votre rare talent.

La nature des questions religieuses que vous traitez et la liberté de votre langage devaient vous exposer à de vives attaques. Vous ne vous en êtes point ému ; vous avez compris quels sentiments respectables poussaient les personnes pieuses à défendre contre vous avec énergie, quelquefois même avec passion, des doctrines chères et sacrées. Beaucoup de vos adversaires ont charge d’âmes ; ils ne parlent pas seulement pour eux-mêmes ; ils veillent par devoir au repos des consciences commises à leur garde. L’élévation morale avec laquelle vous jugez cette situation témoigne de la sérénité de votre esprit. Vous ne répondez pas à la polémique par la polémique, à l’invective par l’invective ; vous reconnaissez et vous respectez, chez la plupart de ceux qui vous combattent, la pureté des motifs qui les inspirent. Ce n’est pas de la colère que vous éprouvez à leur égard ; c’est plutôt de la sympathie, comme l’attestent les paroles suivantes qui paraîtraient plus généreuses, s’il ne s’y mêlait quelque nuance de dédain : « J’ai, dites-vous, un goût assez vif des choses de la foi, pour qu’il m’ait été donné d’apprécier doucement ce qu’il y a eu parfois de touchant dans le sentiment qui inspirait mes contradicteurs. Souvent en voyant tant de naïveté, une si pieuse assurance, une colère partant si franchement de si belles et bonnes âmes, j’ai dit, comme Jean Huss, à la vue d’une vieille femme qui venait apporter un fagot à son bûcher : O sancta simplicitas ! »

Vous tenez en même temps à rassurer les orthodoxies sur les conséquences possibles de vos recherches religieuses. Vous vous défendez de toute velléité d’attaque contre les cultes établis, de toute idée de prosélytisme, de toute tentation de former des disciples. Vous ne voulez être qu’un penseur solitaire, vous ne proposez que des opinions théoriques sans faire aucun effort pour attirer à vous des adhérents. Vous laissez même entrevoir que si quelqu’un s’avisait de penser comme vous, vous seriez tenté d’abandonner vos propres idées : il vous en coûterait moins de les modifier que de les voir appliquées et profanées par des esprits vulgaires. « Gardons-nous de rien fonder, dites-vous quelque part ; restons dans nos églises respectives profitons de leur culte séculaire et de leurs traditions de vertu, participant à leurs bonnes œuvres, et jouissant de la poésie de leur passé. Ne repoussons que leur intolérance ; pardonnons même à cette intolérance, car elle est, comme l’égoïsme, une des nécessités de la nature humaine. Jouissons de la liberté des fils de Dieu ; mais prenons garde d’être complices de la diminution de vertu qui menacerait nos sociétés, si le christianisme venait à s’affaiblir. Que serions-nous sans lui ? Qui remplacera ces grandes écoles de sérieux et de respect, telles que Saint-Sulpice, ce ministère de dévouement des filles de la Charité ? Comment n’être pas effrayé de la sécheresse de cœur et de la petitesse qui envahissent le monde ? Notre dissidence avec les personnes qui croient aux religions positives est, après tout, uniquement scientifique : par le cœur, nous sommes avec elles ; nous n’avons qu’un ennemi, et c’est aussi le leur, je veux dire le matérialisme vulgaire, la bassesse de l’homme intéressé. »

Vous connaissez trop bien, Monsieur, la nature du différend qui vous sépare de l’Église pour espérer que ce traité de paix, en apparence si séduisant, puisse être accepté par elle. Des chrétiens isolés pourront le signer, sans inquiétude pour leur foi, mais à titre purement personnel, en n’engageant qu’eux-mêmes. C’est ainsi qu’un confrère aimé et respecté, dont nous portons encore le deuil, vous a prêté, au sein de l’Académie, l’autorité de sa parole. Sa piété aussi large que sincère, sans oublier ce qui vous divisait, s’attachait surtout aux sentiments religieux qui vous étaient communs. Lorsque nous l’entendions exposer vos titres avec la vivacité d’un esprit qui reste jeune, avec l’émotion la plus pénétrante, nous ne pensions pas qu’il serait enlevé à notre affection, au moment même où vous venez prendre parmi nous une place qu’il eût été si heureux de vous voir occuper. La mort, hélas ! nous réservait une autre douleur en frappant, après M. de Sacy, un confrère qui paraissait plein de force, dont le talent n’avait jamais été plus libre, l’activité d’esprit plus féconde.

Les études religieuses forment assurément la partie la plus considérable et la plus importante de votre œuvre ; elles n’ont pas suffi toutefois à l’activité de votre esprit. Votre libre curiosité se porte sans efforts sur les sujets les plus divers pour y répandre la vie, la grâce, la lumière. Je ne parle ici ni de vos Dialogues philosophiques ni du drame de Caliban, fantaisies brillantes d’un homme d’esprit, qui vous ont valu de connaître les sévérités des philosophes et les défiances des politiques, après avoir connu les rigueurs des théologiens. Mais, dans tout le reste, comme on s’entend volontiers avec un esprit tel que le vôtre, libéral, élevé, tolérant ! Comme on subit le charme de votre langue si pure, si souple et si pleine ! Au sortir des angoisses que causent toujours aux esprits sérieux les controverses religieuses, quelle joie de respirer en paix, loin de la région des orages, et de ne goûter en votre compagnie que des plaisirs sans mélange !

Je vous félicite tout d’abord de la disposition qui vous porte à aborder toutes les questions par leurs plus grands côtés. Deux sentiments qui dominent votre critique la maintiennent sur les hauteurs. Le premier, d’origine toute chrétienne, c’est votre respect pour les plus humbles manifestations de la beauté morale. La moindre vertu qui fleurit dans un coin écarté du monde, le rayon de charité et de dévouement qui éclaire une âme simple, le besoin d’idéal qui se fait jour, sous la forme la plus naïve, chez des êtres sans culture et sans grâce, ont plus de prix à vos yeux que les recherches les plus savantes et les raffinements de la civilisation. Vous ne suivez pas seulement dans l’histoire les traces brillantes ou glorieuses ; vous aimez à retrouver le sillon sur lequel se sont penchés les travailleurs obscurs ; vous faites sortir de la poussière où ils dorment les martyrs inconnus ; vous accorderiez volontiers le prix de la vie aux héros ignorés, à ceux qui ont aimé, prié, lutté, souffert pour quelque noble cause, sans que leur nom ait traversé les siècles. Partout où vous découvrez une belle âme, un cœur pur, une nature aimante et poétique, vous lui offrez la couronne que le monde ne décerne d’ordinaire qu’au génie et à la gloire. Qu’on ne s’y trompe pas néanmoins ! Si les doux et les humbles vous attirent, vous ne leur sacrifiez pourtant aucun des droits de la pensée. Au sentiment très-vif de ce que vaut la vertu, vous joignez le sentiment non moins vif de ce que pèse la haute culture intellectuelle dans la balance des destinées humaines. Je vous remercie, Monsieur, d’avoir rappelé tout à l’heure avec, tant d’élévation ce que l’esprit humain doit à notre patrie. Souvenons-nous-en, non pour nous abuser sur nos défaites, mais pour les réparer, comme nos pères ont réparé les leurs. Les victoires de la pensée sont les seules qui défient le temps et qui ne connaissent point les retours de la fortune.

Vous paraissez effrayé, non sans raison, du développement des appétits et des besoins matériels, qui se manifestent, dans la société moderne. Mais vous indiquez le remède au moment même où vous signalez le mal. Si la richesse privée et publique s’accroît, si l’aisance se généralise, nous ne pouvons nous en plaindre : c’est un bien réel pour des milliers de nos semblables d’être mieux vêtus, mieux logés, mieux nourris que ne l’étaient leurs pères. Il est vrai que cet accroissement graduel de la fortune, le goût du bien-être et la soif de jouissances qu’il développe risquent de détendre et d’amollir les caractères en déshabituant l’homme de savoir souffrir, en retirant de la société l’aiguillon salutaire du sacrifice et des privations. Vous nous proposez de résister à cette cause possible de décadence morale par la ligue des cœurs purs et des esprits élevés. Tout ce qui entretient l’homme d’un devoir supérieur à l’intérêt, d’une vie idéale, dont la vie matérielle n’est qu’une obscure image, tout ce qui l’arrache aux soucis et aux besoins de la terre pour lui ouvrir les perspectives de l’infini, tout ce qui attire son attention vers les grands problèmes de l’art, de la philosophie, de la science, contribue à l’affranchir de la domination de la matière. Il résistera d’autant mieux aux entraînements que sa vie individuelle, la vie de son âme et de son esprit sera plus intense, qu’il connaîtra mieux et qu’il goûtera davantage d’autres plaisirs que les plaisirs des sens. Si la société pouvait exister telle que vous la concevez, elle renfermerait une si grande part d’idéal que la réalité ne pèserait sur personne d’un poids trop lourd.

En analysant vos projets de réforme sociale, on comprend mieux que jamais quel besoin impérieux de votre nature vous a poussé vers les spéculations religieuses. Vous y cherchez l’oubli de la vulgarité de l’existence, la joie paisible et profonde que procurent les communications avec l’infini, la continuation d’un rêve enchanté, l’espérance de contempler et de posséder enfin les vérités invisibles. Vous êtes absolument sincère lorsque vous vous considérez comme un des esprits les plus religieux de votre temps. Mais les orthodoxies ne peuvent ni vous comprendre, ni vous croire ; tandis que pour vous, le sentiment tout seul constitue une religion, les croyants n’accordent ce nom auguste qu’à un corps de doctrines, à un ensemble de dogmes, aux cérémonies et aux pratiques d’un culte déterminé. Le spiritualisme mystique et poétique ne leur suffit pas ; il leur faut un symbole et une foi. Il y a là entre eux et vous un perpétuel sujet de malentendu.

Je m’étais promis de ne plus parler de vos études religieuses et voici que vous m’y ramenez en quelque sorte malgré moi, tant cette grande et habituelle préoccupation de votre esprit s’impose naturellement à ceux qui vous lisent. Vous portez dans la littérature votre disposition à n’estimer que ce qui est très-simple ou tout à fait supérieur. Vous sentez tout le prix de la poésie d’Homère ; la beauté des dialogues de Platon vous remplit d’enthousiasme. Mais au-dessous des œuvres du génie, vous ne vous arrêtez guère dans les régions moyennes des littératures classiques ; vous aimez mieux descendre jusqu’aux origines populaires, jusqu’aux sources naïves et primitives de la poésie, de l’histoire, de l’éloquence. Quelques pages retrouvées d’une vieille chronique du moyen âge, un fragment inédit d’une chanson de gestes ou d’un roman de la Table ronde, les effusions inconnues d’un mystique du XIIIe siècle vous intéressent plus que l’Art poétique de Boileau ou la doctrine savante de Port-Royal. Ici encore vous penchez du côté des humbles dont le cœur seul a parlé, — non que vous commettiez la faute de comparer ce qui ne se compare pas, non que vous méconnaissiez les délicatesses des civilisations exquises, — mais vous pensez qu’elles se défendent toutes seules contre l’oubli du monde, qu’elles n’ont pas besoin d’avocat et qu’on ne diminue rien de ce qu’on leur doit en s’imposant une tâche moins recherchée, en recueillant avec un pieux respect les titres ignorés de la noblesse humaine. Quand il s’agit de révélations qui peuvent nous éclairer sur la marche de l’esprit humain, vous n’attachez aucune importance au mérite de la forme ; vous ne demandez aux vieux textes que d’exprimer des sentiments sincères ou de répondre à des états de l’âme significatifs. Mais les œuvres modernes n’ont aucun droit à la même indulgence. Vous retrouvez pour les juger les justes sévérités d’une critique élégante et fine. Votre autorité dans les questions de style est incontestable ; vous en parlez en maître. Peu de personnes ont réfléchi autant que vous sur les difficultés de l’art d’écrire ; nul n’en possède mieux les secrets. Les écrivains châtiés et purs de notre temps ont toutes vos préférences. Vous savez un gré infini à Augustin Thierry de se contenter difficilement, de poursuivre avec un soin jaloux l’expression la plus exacte de la pensée et de ne poser la plume qu’après avoir trouvé les mots définitifs.

« La pensée n’est complète, dites-vous à ce propos, que quand elle est arrivée à une forme irréprochable, même sous le rapport de l’harmonie, et il n’y a pas d’exagération à dire qu’une phrase mal agencée correspond toujours à une pensée inexacte. La langue française est arrivée sous ce rapport à un tel degré de perfection qu’on peut la prendre comme une sorte de diapason dont la moindre dissonance indique une faute de jugement ou de goût. On ne comprendra jamais l’artifice infini que M. Thierry mettait dans sa composition ce qu’il dépensait de temps et de labeurs pour fondre les tons, pondérer les parties, construire un ensemble harmonieux avec des matériaux barbares. Le soin du style était poussé chez lui à un degré incomparable. Cette humble partie du travail littéraire qui consiste surtout à éteindre et à effacer, partie si peu comprise des personnes inexpérimentées, qui ne peuvent se figurer ce qu’il en coûte à l’art pour se cacher, était celle qu’il affectionnait le plus. Il dictait quinze à vingt lignes par jour et ne les fixait qu’après les avoir amenées au dernier degré de perfection, dont il était capable. » N’est-ce point l’histoire de vos propres scrupules que vous nous racontez sous le nom d’un autre ? Vous aussi, Monsieur, malgré votre admirable facilité, quoique le souffle puissant d’une imagination toujours jeune soutienne la richesse et l’ampleur de votre style, vous connaissez les tourments de l’écrivain. Vous savez qu’il n’y a qu’une manière de bien dire ce qu’on pense. Qui de nous ne la cherche quelquefois avec angoisse, au milieu des tiraillements de sa conscience littéraire, jusqu’à ce qu’il croie l’avoir rencontrée ?

La beauté de la forme exerce sur vous une telle séduction, qu’il y a des jours où vous semblez presque y sacrifier la valeur de la pensée. J’étais un peu inquiet, tout à l’heure, en vous entendant dire que la vérité d’une doctrine se mesure au talent de celui qui la professe. Le vrai n’aurait-il pas une existence indépendante de ses interprètes ? Suffirait-il qu’un grand écrivain prît parti contre les vérités que nous croyons éternelles, pour les transformer en erreurs ? Tout serait-il vanité, comme vous venez de nous le faire entendre, excepté l’art de traduire en un beau langage les fantaisies de l’imagination et le don de conquérir la gloire ? J’en appelle, contre cette opinion, aux nombreux passages de vos œuvres, où vous revendiquez les droits de la conscience humaine, la liberté pour l’homme de bien de n’accepter aucun sophisme qui le détourne du devoir, la beauté de la vertu tentée par le prestige du génie et sachant lui résister au nom d’un principe supérieur. Aussi bien, Monsieur, puisqu’il ne vous déplaît pas de vous contredire quelquefois, permettez-nous de choisir, entre vos deux manières de voir, celle qui nous paraît la meilleure, vous nous pardonnerez d’autant mieux de nous y tenir que vous y reviendrez peut-être vous-même ; votre charmant et fécond esprit ne nous a pas encore dit son dernier mot.

Je ne puis oublier, Monsieur, parmi tous vos titres un de ceux qui vous recommandaient particulièrement aux suffrages de l’Académie. Dans un temps où l’on n’était pas toujours juste à notre égard, vous avez parlé de notre Compagnie en termes si bienveillants que nous ne pourrions accepter tous vos éloges, si nous avions le droit d’être modestes pour nos prédécesseurs et si votre présence ne nous aidait aujourd’hui à les mériter. Vous avez pu le dire avec raison, tout a changé en France depuis deux cent cinquante ans, excepté l’Académie. Au milieu de tant de ruines, elle seule reste debout ; mais, si elle a résisté, c’est qu’elle n’a jamais attaché sa fortune à celle d’une institution, d’un ordre ou d’une classe de la société ; elle tire sa force de sa liberté. Dès son origine, elle a été composée libéralement d’écrivains et de gentilshommes ; si elle n’avait compté que des écrivains, elle serait devenue bientôt une coterie littéraire, saris liens avec le monde élégant, étrangère à la politesse et à l’esprit des salons ; les rivalités des auteurs l’auraient désunie ou le pédantisme l’aurait étouffée ; si elle n’avait compté que des gentilshommes, elle aurait péri par la frivolité avant d’être emportée par la Révolution. Les éléments divers qui la composaient l’ont maintenue dans une région supérieure où se rencontraient, avec de mutuels égards, sur un pied de courtoise égalité, la fleur de l’aristocratie lettrée, les hommes de goût, les politiques, les savants, les grands poètes et les grands prosateurs. Comme l’Académie représentait ainsi tout ce qui honore la France, à des titres divers, elle n’a jamais été complètement vaincue dans nos discordes civiles. Il s’est toujours trouvé des vainqueurs parmi ses membres.

Elle a même été souvent au pouvoir ; si elle sait comment on s’y élève, vous venez de voir avec quelle dignité elle sait en descendre. Le vétéran des batailles parlementaires, le puissant orateur, qui récemment encore, après tant d’autres de nos confrères, présidait le conseil des ministres, a été suivi dans sa retraite volontaire par le respect, par la reconnaissance de la nation.

On pourrait soutenir avec vous qu’aucune des personnes qui ont appartenu à notre Compagnie dans le passé ne lui a été inutile, pas même celles qui ne laissent après elles aucune œuvre. Les gens d’esprit et de bon ton qui continuaient parmi nous la tradition de la politesse, qui servaient de trait d’union entre les écrivains et les gens du monde, n’avaient pas besoin d’écrire pour être utiles ; leur présence seule avait son prix. Sans doute, leur influence et leur autorité sont mortes avec eux ; mais combien de livres aussi sont morts, quoique composés par des académiciens ! Vous nous attribuez le mérite d’avoir rempli, à toutes les époques, la tâche qui nous était confiée. Vous dites que nous avons créé, au XVIIe siècle, la noblesse de la langue, et, au XVIIIe siècle, la philosophie. Aujourd’hui encore vous définissez notre devoir en nous engageant à maintenir la délicatesse de l’esprit français. Nous avons pris pour cela, Monsieur, le meilleur moyen : c’est de vous appeler parmi nous. Vous êtes un maître dans l’art délicat de fixer en termes choisis, mais qui n’ont rien de recherché et qui semblent couler de source, les nuances les plus fugitives de la pensée ; vous nous aiderez à montrer que notre langue peut exprimer les idées les plus modernes en restant fidèle à ses traditions les plus anciennes. Vos qualités littéraires sont celles mêmes qui justifient la durée de l’Académie : comme elle, vous êtes de votre temps ; comme elle aussi, vous gardez la fleur et le parfum du passé.

1 M. Paul Bert.

2 M. Edmond Scherer, Études sur la littérature contemporaine.