Réponse au discours de réception de Saint-René Taillandier

Le 22 janvier 1874

Désiré NISARD

Réponse de M. Désiré Nisard
au discours de M. Saint-René Taillandier

DISCOURS PRONONCÉ DANS LA SÉANCE PUBLIQUE
le jeudi 22 janvier 1874

PARIS PALAIS DE L’INSTITUT

     Monsieur,

Vous avez plus d’un trait commun avec votre éminent prédécesseur. Le plus caractéristique, c’est que vous croyez, comme lui, au progrès indéfini. Votre foi, comme la sienne, est la foi qui agit. Vous avez pensé qu’un des moyens les plus efficaces de travailler au progrès dans notre pays, c’est de connaître tout ce qui se fait et s’écrit de considérable chez tous les peuples de l’Europe chrétienne, d’être attentif à tous les mouvements qui s’y produisent, d’en avertir la France, de lui en faire tirer la leçon, en un mot d’entreprendre, sur les affaires de l’esprit à l’étranger, une vaste et véridique information. Cette tâche, vous vous y êtes consacré si jeune, et vous y avez porté tant de persévérance et d’aptitudes diverses, qu’il est permis de dire que là était votre vocation.

Pour vous y préparer, vous vous êtes pourvu de l’instrument indispensable ; vous avez appris les langues étrangères. Vous racontez quelque part avec grâce qu’un des jours de l’année 1860, travaillant, à l’ombre des platanes de votre jardin, à Montpellier, un noble réfugié hongrois, le comte Ladislas Teleki, vint vous faire visite. En ce moment vous acheviez de traduire du hongrois en français des strophes d’un célèbre poëte magyar. Pour être plus sûr de ne lui rien ôter des sauvages beautés de ses vers, vous compariez votre version avec une version allemande. Le comte savait par cœur les strophes de son compatriote ; il lut votre travail, il vous conseilla des retouches, il aida qui s’aidait si bien. Voilà des strophes qui vous avaient coûté la connaissance de deux langues, le hongrois et l’allemand.

Au sortir du collége, vous alliez apprendre l’allemand dans un des plus brillants centres d’études de l’Allemagne, à l’université de Heidelberg. Vous faisiez connaissance, à Munich, avec le célèbre Schelling, et vous vous exerciez, en l’écoutant, à pénétrer la pensée allemande. De retour en France, après quelque hésitation sur le choix d’une carrière, entre l’enseignement, où vous appelaient vos brillantes études, et la magistrature, vers laquelle vous attiraient des convenances de famille, et un premier penchant, M. Villemain, alors ministre de l’instruction publique, vous chargeait d’aller, comme suppléant, professer à Strasbourg une littérature qui n’a pas cessé d’y être nationale, la littérature française. En envoyant à Strasbourg le futur auteur de tant de savantes études sur l’Allemagne, M. Villemain vous envoyait à votre poste.

C’était en 1841. Deux ans après, une revue populaire publiait vos premiers articles sur ce pays ; le nombre en augmentait avec le succès, et le tout, réuni en deux volumes, paraissait, de 1849 à 1853, avec une grande faveur dans le public lettré des deux pays. Ces volumes vous accréditaient désormais parmi nous comme l’interprète juré de la pensée allemande, comme l’éclaireur libre de la France en Allemagne. Il ne se publiait rien dans ce pays qui ne tombât sous votre compétence ; il ne s’y remuait rien dont vous ne fussiez aussitôt instruit, et nous-par vous.

Vous portiez un très-vif intérêt à l’Allemagne. Justement ému des doctrines monstrueuses qui s’étaient produites, en 1848, dans le parlement de Francfort, vous la conjuriez de se défendre de la contagion en gardant sa simplicité de cœur et de mœurs, son goût pour l’idéal, tout ce qu’elle en a, et tout ce que votre courtoisie lui en prêtait. Vous aviez pour ses écrivains de second ordre des louanges qu’elle n’a pas pour nos écrivains de génie. Tout le monde n’y souscrivait pas ; il y avait des dissidents ; on vous disait d’humeur un peu trop indulgente ; on croyait qu’il n’était pas impossible d’avoir une moins haute opinion de l’Allemagne, sans être injuste envers elle.

Je vous l’avoue, Monsieur, j’étais de ces dissidents-là. Enfant de race latine, et enfant incorrigible, j’avais quelque chose du préjugé latin contre les barbares. Vos obligeantes avances aux Allemands me rappelaient les visites de politesse qu’on fait à des gens qui ne vous les rendent pas. Je ne voyais dans vos Études que les douceurs que vous disiez à l’Allemagne ; les louanges m’y cachaient les critiques. Et pourtant les critiques n’y manquent pas : témoin ces chapitres pleins de prévoyance et de pressentiments où vous renvoyez à ce pays l’invention des folies socialistes et matérialistes, qui ont épouvanté, pour la première fois, la France, il y a vingt-cinq ans, et qui sont aujourd’hui son suprême péril.

Je vous fais donc réparation, Monsieur, et je me mets de votre côté, lorsque vous dites à vos contradicteurs, « qu’on n’est pas moins Français parce qu’on a l’esprit intelligent et expansif de la France. » Mais je vous demande de garder mes doutes sur ce que la France gagnerait à un commerce intellectuel plus étroit avec l’Allemagne. Entre peuples civilisés on échange avec profit réciproque les marchandises, les industries, les découvertes de la science et de l’érudition, les armes de guerre ; on n’échange pas les choses de l’esprit et de l’art, sans perte pour chacun. Je ne sais point d’importations littéraires qui aient ajouté aux facultés créatrices d’un pays. Au temps où régnait en France l’imitation des poëtes de l’Italie et de l’Espagne, je n’en vois les effets que dans les défauts de nos poëtes ; leurs qualités sont à eux et à la France. La plus belle époque de la littérature française est celle où la France n’a imité personne.

Je ne sache pas non plus d’exemple, dans notre histoire, d’importations politiques qui aient réussi. On peut emprunter à un peuple étranger ses institutions de gouvernement ; on ne lui emprunte pas les traditions, les mœurs, tout cet ensemble de convenances locales, qui les explique et qui les fait fleurir sur le sol natal. On a l’édifice sans les contre-forts et les arcs-boutants ; voilà pourquoi l’édifice croule. Donc, Monsieur, étudions les nations étrangères, mais que ce soit pour mieux connaître, par des comparaisons sincères, les qualités et les défauts de la nôtre ; sachons l’allemand, surtout pour savoir mieux le français, et pour connaître scientifiquement par quelles raisons invincibles l’allemand ne sera jamais une langue universelle ; visitons nos voisins, pour avoir plus de plaisir à revenir chez nous. Enfin, s’il est pour nous si pressant d’apprendre tout ce qui touche à l’Allemagne, je sais une chose plus pressante encore, c’est de rapprendre la France !

Ah ! s’il était possible de se donner des qualités par l’imitation, il y a deux points où nous ferions bien d’imiter l’Allemagne ; c’est son admiration pour son passé et son respect pour ses grands hommes. Il est vrai qu’elle pousse les deux choses un peu loin. Pour augmenter la majesté de son passé, elle le recule jusqu’aux origines du monde et, comme les familles nobles de l’antiquité, elle fait commencer aux dieux la famille allemande. Son respect pour les grands hommes n’est pas non plus exempt de superstition. Non contente de glorifier ceux qui le sont véritablement, du consentement universel, avec de très-petits hommes elle en fait de grands. Nous agissons, nous, tout différemment. Notre passé a pour nous l’impardonnable tort d’avoir retardé l’avenir. Quant à nos grands hommes, à chaque vicissitude de la politique, nous en rayons quelques-uns du livre d’or, et ceux qui sont si grands que leur gloire est le patrimoine et l’honneur de l’humanité, nous les rapetissons. J’aime le travers allemand. C’est le défaut d’une grande qualité. Qu’y a-t-il au fond du nôtre ? C’est, nous dit-on, l’amour de la vérité. Soit ; disons donc la vérité à nos grands hommes, mais que ce soit à la façon des fils qui sont forcés de la dire à leurs pères, en gardant le respect qui est la première vérité qu’on leur doive. Comme on ne connaît sa taille qu’en se mesurant à plus grand que soi, ainsi un peuple ne se connaît à fond que par ses grands hommes, et celui chez qui les lettrés auraient abattu toutes les têtes historiques, serait bien près de s’ignorer et de perdre, avec la connaissance de ses forces et de son cœur, son rang dans le monde.

Il s’est passé, depuis trois ans, bien des choses qui ont ôté un peu de crédit à celles de vos pages où vous louez la nature rêveuse, le tour d’esprit idéaliste, le fond de simplicité et de naïveté de nos voisins d’outre-Rhin. Vous en faites l’aveu dans une préface très-éloquente, où vous parlez du ton irrité d’un garant dont la bonne foi aurait été trompée, Pourtant, vous n’effacez rien de ces pages trop flatteuses, et vous faites bien elles resteront comme un témoignage de la générosité française, et, pour l’historien futur de notre dernière lutte avec l’Allemagne, elles prouveront que si nos ennemis n’y portaient pas l’ingénuité d’une race rêveuse, nous n’y portions pas, nous, les préméditations de la haine.

Tout en explorant l’Allemagne, vous jetiez des regards curieux au-delà de ses frontières, sur les pays limitrophes, la Suisse allemande, la Belgique, la Servie, la Bohême, la Hongrie, la Russie, appliquant à ces divers pays l’esprit d’investigation pénétrante et de bienveillante critique qui distingue vos travaux sur l’Allemagne. Je dépasserais les limites de ce discours, si j’énumérais tous les livres, si je nommais tous les auteurs qu’ont mis en lumière vos amples et instructives analyses. Un autre scrupule m’arrête. Convenez, Monsieur, que, parmi ces noms, il en est qui n’ont pas encore fait la fortune que Virgile voulait pour le sien ; « ils ne voltigent pas sur les lèvres des hommes ( 1), » j’aurais peur de les défigurer en les prononçant. J’ai ouï dire à de bons juges que, dans vos éloges, vous avez fait à certains auteurs plus que bonne mesure : c’est un faible qui vous honore ; il vient de votre bienveillance ; et peut-être est-il permis à qui a pris la peine si méritoire d’apprendre une langue pour lire un livre, de s’exagérer légèrement le mérite de l’auteur. Vous avez votre excuse, Monsieur, dans un exemple imposant qui vous a été donné par notre Académie. N’avons-nous pas vu, en effet, un de nos plus savants et plus ingénieux confrères, Jean-Jacques Ampère, qui avait appris comme vous les langues du Nord, découvrir des Molières jusque dans la péninsule scandinave, comme si, pour faire l’unique Molière qui existe, il n’avait pas fallu une nation qui, depuis plus de mille ans, fait parler d’elle, une grande société dans un grand siècle, une langue universelle et un génie sans égal !

C’est dans une de vos excursions sur les frontières de l’Allemagne qu’aidé des travaux d’un savant historien de la Bohême, vous avez appelé le grand jour de l’histoire sur un personnage à peu près disparu dans l’obscurité de plus en plus épaisse qui couvre le sanglant épisode de la guerre des Hussites. Ce personnage, c’est George Podiebrad, qui gouverna la Bohême, comme chef, puis comme roi, de 1444 à 1472. Membre obscur de la petite noblesse, il reçoit à vingt-quatre ans le gouvernement des mains de la nation. Il la trouve déchirée par l’anarchie féodale et par l’anarchie religieuse ; il met fin à l’une en établissant l’unité d’administration et de législation, à l’autre en amenant les catholiques et les hussites à se tolérer et à se respecter.

Il se fait assister dans les crises par un parlement et il s’en passe dans les temps paisibles. Ses talents, sa réputation de droiture et de justice le font prendre pour arbitre par les princes de l’Allemagne, dans leurs querelles à la fois si violentes et si obscures, et, comme il avait introduit la tolérance dans la religion, il introduit la morale dans la politique. Catholique sincère, mais fervent partisan des libertés des Églises nationales, tandis que la politique de Louis XI envoie une ambassade pompeuse à Rome pour y mettre sous les pieds du pape la pragmatique sanction,dont le texte original est traîné dans les rues de Rome et lacéré par la populace, George Podiebrad y envoie une grave députation de docteurs hussites et catholiques, avec la charge de défendre et l’ordre de rapporter intacte la charte de l’Église de Bohême. Il égale, comme guerrier, les plus vaillants de son temps, et il devance son temps par le génie de l’organisation militaire. Mathias Corvin, chargé par la cour de Rome d’exécuter la sentence d’excommunication prononcée contre lui, trouve, à son entrée en Bohême, tout le pays debout et en armes, par un système de levée qui s’appellera plus tard la landwehr. Il en sort en fugitif, laissant le roi George achever sa belle vie dans un pays pacifié et prospère, où les institutions qu’il a fondées lui survivent. Un personnage si original, et, par ses vues de gouvernement comme par son caractère moral, si en avant de son siècle, méritait une place à part dans l’histoire générale ; celle que vous lui avez faite, Monsieur, est digne de lui.

Une autre excursion littéraire à Dresde, où l’on venait de publier une correspondance du maréchal de Saxe, vous donnait l’idée d’écrire l’histoire de ce singulier et si attrayant personnage, de cet étranger qui l’est si peu, que, dans nos souvenirs populaires, nous le faisons volontiers Français. Il l’est, en effet, par les mœurs qu’il nous emprunte et par les talents militaires qu’il nous prête ; il l’est par le courage ; il l’est, comme écrivain, par plus d’une page où les traits d’esprit sont presque aussi nombreux que les fautes d’orthographe. Vous avez peint avec vivacité et vérité cet homme qui ne trouve l’emploi de sa vie qu’à la guerre, et ne sait qu’en faire dans la paix ; qui s’y acoquine à l’oisiveté jusqu’à rester des journées entières au lit, où il se fait lire Don Quichotte ; qui vit dans les intrigues de cour, sans en avoir le goût ni le mépris ; vicieux par désœuvrement encore plus que par tempérament ; courant la gloire comme une aventure et ne méritant que la célébrité ; en somme, plus un héros qu’un grand homme ; mais justement cher à la France qu’il a aimée et vaillamment servie, et qui doit au vainqueur de Fontenoy la seule journée militaire où elle ait fait grande figure, depuis la bataille de Denain jusqu’aux premières victoires de 1792.

Les amateurs des livres curieux vous doivent la découverte et la publication d’un choix de lettres de Sismondi, datées du premier quart de ce siècle et dont vous faites apprécier la valeur dans une excellente introduction. C’était un penseur élevé et sincère, un caractère affectueux. Vous dites avec raison que chez lui l’homme est supérieur à l’écrivain. Il est pourtant écrivain, au moins par l’accent, dans certaines lettres, où, se séparant de ses amis, auxquels la mauvaise humeur de Napoléon infligeait la qualification d’idéologues, peut-être méritée par quelques-uns, il professe la maxime qu’on sert mieux le progrès en se réformant soi-même, qu’en faisant la guerre aux gouvernements. Appliquant sa maxime à sa conduite, il continua jusqu’à son dernier jour de s’étudier pour s’amender. Tout ce que vous dites à sa louange est aussi juste que senti ; je vous passe même le titre que vous lui donnez de grand historien libéral, — quoiqu’il soit peut-être plus libéral que grand, — quand je songe qu’étranger de naissance, il s’était fait, comme le maréchal de Saxe, Français par élection, qu’il le fut surtout, et s’en fit gloire, au temps où la France était malheureuse, et que, provoqué un jour à comparer entre elles les grandes nations européennes, ce fier enfant de la Suisse donnait le prix à la nôtre.

Sismondi avait été un des amis de la comtesse d’Albany. Vous avez voulu savoir par quelles séductions cette femme aimable avait pu mériter de si graves amitiés. De là votre Comtesse d’Albany, un de vos plus agréables ouvrages. Il n’y faut pas chercher des éclaircissements complaisants sur la façon dont la femme de Charles-Édouard a observé les lois du veuvage, ni sur la question de savoir si la royale veuve a été mariée secrètement au poëte Alfieri, et si, à son tour, le peintre Fabre n’a pas été secrètement veuf de la comtesse. La chronique galante n’a rien à prendre dans ce petit livre. En revanche, l’histoire des lettres y trouve des enseignements élevés ; la biographie, de piquantes anecdotes ; la science du cœur humain, de délicates observations ; l’art, des récits intéressants et de vives peintures ; et vous savez, Monsieur, faire sortir d’un tableau de mœurs mélangées une morale sévère sans pruderie, qui se sent et ne s’étale pas. C’est pour cela que votre Comtesse d’Albany a plu aux amis des lectures sérieuses, sans déplaire à ceux à qui elles font peur. Au surplus, que puis-je en dire qui vaille l’éloge qu’en fit Lamartine, le jour où, pour orner un de ses Entretiens littéraires, il vous prit un bon tiers de votre livre, persuadé qu’il avait écrit ce qu’il n’avait fait que signer ?

L’Académie, Monsieur, n’a pas ignoré que, durant trente années d’une production si active et si variée, vous avez professé la littérature française d’abord à Strasbourg, puis à Montpellier, enfin à Paris, dans une chaire dont j’ai connu par expérience les difficultés et les périls. Savoir attirer et retenir un jeune auditoire, sans se permettre le malhonnête moyen d’effet des allusions politiques, donner son savoir avec ses sentiments, ne dire aux enfants des autres que ce qu’on dirait aux siens, c’est là une œuvre de lettré et une tâche de bon citoyen qui valent bien quelques bons volumes de plus. En vous nommant pour vos titres littéraires, l’Académie a dû penser que vos services universitaires n’y gâtaient rien, et elle a pris plaisir à appeler au milieu d’elle un écrivain qui n’a rien mis dans ses livres qu’il n’eût professé dans sa chaire, un professeur qui n’a rien enseigné qu’il ne s’honorât d’avoir écrit.

J’admire, Monsieur, avec quelle dextérité d’analyse vous avez apprécié le génie particulier et les œuvres de votre prédécesseur. Le philosophe, le savant, le théologien, le mystique, le bon citoyen, aucun des aspects de cette aimable et imposante figure ne vous a échappé. Il a été tout cela, en effet, à un degré très-éminent ; mais ne vous semble-t-il pas que ce qui domine dans ses œuvres comme dans sa vie, c’est le mystique ?

Il n’aimait pourtant pas qu’on lui en donnât le nom, et il s’en défendait comme d’une injustice de la polémique. Il se croyait fermement au pôle opposé, dans la science pure et la pure logique. Peut-être le P. Gratry se serait-il volontiers laissé qualifier de mystique, si quelque bouche amie lui eût dit que le mysticisme, tel qu’il a paru, dans sa prédication et dans ses livres, n’est, qu’un sens du divin plus élevé, plus délicat et plus tendre ; un enthousiasme pour les grandes choses plus naïf et plus ardent ; qu’il y a du poëte, du prophète et du saint dans le vrai mystique, et qu’on peut appartenir avec honneur à une famille spirituelle qui compte parmi ses membres sainte Thérèse, saint François de Sales et, par plus d’un trait, Malebranche et Fénelon.

On note dans la vie du P. Gratry quelques particularités, oserais-je dire ? quelques singularités touchantes, qui ressemblent à ce que l’on raconte des mœurs des mystiques. Par exemple, il aimait avec passion le spectacle du ciel. Pour en jouir plus à l’aise, il habitait, sur un des points les plus ouverts de Paris, l’étage supérieur d’une maison d’où il avait vue des collines lointaines. Là, dans un cabinet de travail inondé de lumière, à la différence de la plupart des penseurs qui se replient sur eux-mêmes, et qui s’y font comme une nuit artificielle, il lui arrivait souvent de méditer le visage levé vers la voûte céleste, et l’œil perdu, dans l’espace. Il aimait aussi les astres ; il les aimait comme des degrés mystérieux par lesquels il montait vers Dieu, et comme des mondes offerts éternellement aux découvertes de la science et aux conjectures de la pensée. Le soir, quand le crépuscule était clair, de ce même observatoire d’où il avait contemplé la beauté du jour, il regardait les étoiles arrivant une à une, comme arrivent, l’un après l’autre, disait-il, les membres d’une assemblée. Il cherchait si, des lois qui régissent ces grands corps, de l’harmonie qui les unit, la science ne parviendrait pas à tirer quelque usage pour améliorer la condition humaine. Il ne voulait pas que les plus belles des choses créées l’eussent été sans une pensée de bonté pour l’homme, de secours pour sa vie présente, d’emploi pour sa vie future.

Un jour, un des plus illustres mathématiciens de notre temps, M. Poinsot, le voit entrer chez lui tout ému, comme un homme obsédé d’un problème qu’il ne peut résoudre.

« Croyez-vous, » lui dit sans préambule le P. Gratry, « que les planètes sont habitées ? » Quiconque a connu M. Poinsot peut se figurer la surprise de cet esprit si fin, et, hors des vérités mathématiques, si peu affirmatif, qui se voit pris de si court. « Je l’ignore, » dit-il au visiteur en souriant, « mais j’incline à le croire. » — « C’est aussi mon sentiment, » dit vivement le P. Gratry, et il se retire, emportant le doute favorable de M. Poinsot comme un commencement de preuve. Déjà, sans doute, dans ses poétiques spéculations sur l’avenir de l’humanité, il avait donné un rôle actif aux planètes.

Mais le tour d’esprit des mystiques a ses illusions. On ne vit pas dans cette lumière éclatante du ciel sans en être par moments ébloui. Il n’y a pas d’extases sans visions. De là quelques réserves sur certains points des doctrines du P. Gratry. Ces réserves, qui ne le diminuent pas, nous aident à le caractériser ; elles expliquent pourquoi cet homme si rare a peut-être touché plus de cœurs qu’il n’a convaincu d’esprits, et comment les innocentes témérités de ses livres ont pu cacher à quelques personnes la beauté de son âme.

Tant qu’il marche dans la voie des grands docteurs du spiritualisme chrétien, on admire par quelle nouveauté d’arguments il en rajeunit la doctrine, avec quelle force de dialectique il la défend contre ses adversaires de toute sorte, depuis ceux qui lui opposent les-grossières négations du matérialisme, jusqu’aux ingénieux contradicteurs qui se prennent au double piége de leur finesse et de leur bonne foi. Mais si, dans son dessein hardi de faire servir la science à la démonstration des vérités métaphysiques, les preuves qu’il lui emprunte ne sont pas concluantes, voilà les philosophes et les savants qui s’inquiètent. Les philosophes ont peur qu’il ne fasse accuser la métaphysique de se défier de ses propres preuves. Les savants hésitent à se faire les garants d’un philosophe auquel il arrive parfois de prendre pour des lois les vues de son esprit ou les rêves généreux de sa charité. Je demandais à un grand géomètre ce qu’il pensait de certaines démonstrations scientifiques du P. Gratry. « J’en ai recueilli, » me dit-il, « quelques-unes ; » et il me les lut ; « je ne les accepte, ni ne les conteste, » ajouta-t-il ; « il se peut qu’elles ne soient pas fausses. Je voudrais que la rigueur de la science me permît de donner raison à un esprit si élevé, à un cœur si sincère. »

Avec la même admiration pour ses talents et la même estime affectueuse pour sa personne, les théologiens font aussi leurs réserves sur sa doctrine. Sans doute ils tiennent pour de la théologie aussi correcte qu’originale les belles pages où, prenant la raison humaine telle qu’elle est aujourd’hui, au point où l’a portée l’immense travail du passé, et, par une supposition non moins hardie que légitime, l’augmentant, comme une sorte de capital moral, de tout ce que le progrès incessant des sciences apportera de découvertes propres à rapprocher le monde réel du monde surnaturel, il l’amène, ainsi accrue et agrandie de tout le travail de l’avenir, à faire quelques pas de plus vers la foi. Où les théologiens ont des scrupules, c’est lorsqu’il va plus loin, et que, dans un élan d’enthousiasme pour la raison, ce prêtre fervent, ce catholique entreprend de lui persuader qu’elle ne finit pas nécessairement où la foi commence ; que ce qui est miracle pour les hommes d’aujourd’hui sera pour les hommes à venir un fait de l’ordre naturel, que c’est affaire de temps, et qu’après des milliers d’années, un jour verra la raison identifiée avec la foi.

Que, dans l’accord qui doit, non point les confondre, mais les unir, la raison épuise tout son droit, ainsi le veut la tradition chrétienne, laquelle n’admet que la foi libre et n’estime que l’obéissance raisonnable. Mais enfin, il vient un moment où la raison sent elle-même ses limites, et lui dire, sans la convaincre, qu’elle peut les franchir par ses forces naturelles, n’est-ce pas la mettre en tentation ? Ce qu’il lui reste à faire à ce moment suprême, demandons-le aux grands génies du christianisme. Donnant l’exemple à la raison humaine, ils arrêtent la leur sur le seuil du monde surnaturel, où ils pénètrent par un acte du cœur. Pascal, — vous venez de le rappeler, — en pousse un cri de joie, et l’on voit Bossuet, lui qui posséda toute la raison humaine en la sienne, lui qui avait à s’incliner de si haut devant le mystère, Bossuet, le génie le plus rebelle à l’extase, en prendre les paroles les plus passionnées pour peindre l’ineffable soulagement de sa raison s’absorbant dans la foi !

Vous m’avez laissé, Monsieur, le devoir et la difficulté de parler de ce livre étonnant, la Morale et la loi de l’histoire, où le mystique tient tant de place et où le mysticisme n’est que l’enthousiasme de la charité. Il nous en a dit l’origine. C’est au moment le plus vif de ses polémiques que l’idée lui en vint, un jour que, saisi d’une immense pitié pour les misères humaines, il laissa la philosophie, qui leur est de si peu de secours, pour se vouer à la recherche des moyens d’y porter remède. Il fallait faire une vaste enquête, il la fait. L’esclavage, la guerre, les révolutions, le paupérisme, il étudie toutes ces causes des souffrances de l’homme ; c’est trop peu dire, il en attriste, il en accable sa pensée. Il fait le compte de tout ce qui a été essayé dans tous les pays chrétiens, de tout ce qu’inventent chaque jour, pour les adoucir, la bonne volonté et la charité. Il compare les forces du mal et les forces du bien, et il lui semble qu’avec l’aide de l’Évangile et de la science le bien doit l’emporter. Il le croit, et ce qu’il croit, il le voit.

Il voit, dans un avenir éloigné mais certain, le christianisme entrer dans ce qu’il nomme sa phase sociale. Une nouvelle et universelle croisade appelle les hommes à la conquête de la paix, de la justice, du bien-être ; les gouvernements se régénèrent ; les nations qui, selon ses belles et étranges expressions, sont cohéritières, solidaires et concorporelles, s’unissent en une seule nation. La guerre est vaincue, la misère éteinte. La .terre, pacifiée et enfin cultivée, donne le pain à dix milliards d’hommes. « La vie actuelle, — je le laisse parler, — est prolongée, les limites du monde habitable reculées ; des communications sont ouvertes avec les mondes qui l’entourent, l’usage des astres est découvert, le lieu de l’immortalité entrevu ! »

Tandis qu’il contemple ce prodigieux spectacle, des nuages sombres lui en dérobent un moment la vue. Ce sont des rechutes de l’humanité, des retours à la violence, à la guerre. Il ne se trouble pas ; sa foi perce ces nuages et la splendide vision réapparaît. De même que l’astronome, l’œil fixé sur l’astre qu’il a découvert, si les vapeurs de la nuit viennent à en voiler la face, continue à le voir de l’œil de l’esprit, certain que, ces vapeurs dissipées, il le retrouvera au point du ciel où son calcul l’a placé, et où son télescope l’a d’abord aperçu ; ainsi l’auteur prophétique de la Morale et la loi de l’histoire, loin de se décourager de ces perturbations de la loi du progrès, continue à voir, par-delà leurs ombres passagères, l’humanité recommençant sa marche vers une civilisation idéale.

C’est au moment où il achevait ce livre, je n’oserais dire ce rêve, qu’il vit fondre deux guerres sur la France, la guerre étrangère et une guerre civile dont il m’écrivait : « C’est l’enfer rendu visible. » Quelle chute, et de quelle hauteur ! Lui qui détestait la guerre comme les mères la détestent, par tendresse pour les vies qu’elle dévore, lui qui aimait tant son pays, un moment il ferma les yeux et sentit fléchir son espérance. Mais cette espérance était sa foi même ; elle rentra bientôt dans son âme, et les pieux amis qui l’ont assisté à ses derniers moments racontent qu’il l’a emportée tout entière avec lui.

Comment, sur de si grandes et si religieuses idées, faire de froides réserves, et comment n’en pas faire ? Une si vaste ambition pour l’homme ne risque-t-elle pas d’enfler son orgueil ou de le décourager ? À une époque où l’idée d’un devoir imaginaire envers l’humanité future s’est substituée, dans un si grand nombre d’esprits, au sentiment du devoir pratique envers le présent et envers eux-mêmes, ne vaut-il pas mieux parler aux hommes du progrès individuel, par lequel chacun améliore sa condition et prépare l’avenir, que du progrès universel et indéfini, qui est le secret de Dieu ? Au P. Gratry vivant, j’aurais peut-être exprimé mes doutes, ne fût-ce que pour provoquer de vives et encourageantes réponses. Aujourd’hui je dirai de ses théories sociales, ce que disait de ses applications de la science à la métaphysique le grand géomètre dont je parlais tout à l’heure : je ne les accepte ni ne les conteste ; je voudrais croire tout ce que ce cœur ardent a cru des destinées magnifiques de l’humanité ; je voudrais espérer tout ce qu’il a espéré des forces de l’homme pour les accomplir.

Si les lierres du P. Gratry ne sont pas décisifs, et si le lecteur s’y sent plutôt remué que convaincu et poussé en avant que dirigé, il en reste, comme dernier et durable effet, une vive impulsion vers le devoir, un développement du sens du divin, et, chez les esprits sincères, qui ont gardé le doute, une inquiétude généreuse qui ne leur permet pas de s’en faire un oreiller, qui provoque la bonne volonté, qui dispose à croire, à travailler pour les autres et à espérer. Le style, dans ces livres, comme un vin toujours en fermentation, est tout action et tout mouvement. C’est le style d’un auteur qui écrit pour agir, trop ému des choses pour s’apercevoir de ce qui manque ou surabonde dans les paroles, et qui néglige, parmi ses qualités, celles qui ne serviraient qu’à montrer l’artiste. Il est artiste pourtant, et il l’est d’autant plus qu’il s’oublie pour ses lecteurs, en cela disciple fidèle du XVIIe siècle, qu’il a qualifié, quelque part, avec la compétence d’un juge excellent et l’accent d’un admirateur passionné, « le plus grand des siècles théologiques, le plus grand des siècles philosophiques, et le plus grand des siècles littéraires. »

Quand le P. Gratry nous demanda nos suffrages, il ne nous était point désigné par la partie du public qui s’occupe des candidatures académiques. Ce sont des âmes touchées, des esprits réconciliés, des malades guéris ou en voie de guérison, ce sont les auditeurs de ces conférences où il prêchait moins qu’il n’épanchait son cœur dans des cœurs préparés par la confiance à l’écouter pour le croire, ce sont tous les témoins de son travail évangélique qui nous ont apporté son nom. C’est présenté par cette élite qu’il est entré à l’Académie, au murmure modeste de sa bonne renommée. Combien il y fut, dès les premiers jours, considéré et aimé ; quelle part il nous fit dans ce tendre amour qui l’animait pour ses semblables ; avec quelle confiance et quelle ouverture de cœur et de visage il se donnait à nous, et combien ce confrère nous était véritablement frère, qui de nous n’en a le souvenir présent ? Longtemps la polémique, la prédication, la composition de nombreux ouvrages l’avaient privé des pures jouissances des lettrés, aimées pour elles-mêmes ; il les retrouvait à l’Académie. Il parlait des choses de l’esprit en lettré délicat : plus volontiers il écoutait ceux que sa modestie jugeait plus en autorité que lui pour en parler. Nous l’avons possédé à peine quelques années ; mais il était plus étroitement uni à l’Académie et si mêlé à tous ses actes, que, quand la mort nous l’a enlevé, nous avons cru regretter un ancien confrère.

Le jour où j’eus le douloureux honneur de lui adresser le suprême adieu de l’Académie, j’osai dire que sa mort n’était pas prématurée. Je le disais du fond de mon cœur, pensant aux épreuves que rencontre, dans les temps de violence, tout homme qui parle de devoir, au péril que court le prêtre qui en parle au nom de Dieu et de l’Évangile. Je le regardais, dans la paix de sa tombe, comme le passager d’un navire en détresse regarde ceux qui sont au port. Aujourd’hui, j’ai du regret de mes paroles. Après tant d’heures passées dans le commerce de cet esprit et de ce cœur, je songe à tout le bien qu’un tel homme aurait pu faire encore. Quelle science des choses divines et humaines, quelle autorité de parole, quelle jeunesse de talent il eût apportées dans la lutte, engagée de nos jours, entre le bien qui semble n’avoir plus foi en lui et le mal qui ne veut plus s’appeler le mal, et prétend qu’on le discute comme une opinion ! De quel secours nous eût été, contre nos trop promptes défaillances, son indomptable faculté d’espérer, en ce temps où nous avons besoin qu’on nous exhorte à l’espérance comme à un devoir ! Non, l’œuvre du P. Gratry n’était pas achevée. Il semble qu’il en eût le sentiment, lorsque, tout près de sa fin, ayant déjà remis sa vie entre les mains de Dieu, il se sentait ressaisi par moments du désir de vivre, pour communiquer aux hommes les fruits du loisir que lui avait fait la maladie. Aussi, après avoir paru, il y a deux ans, le féliciter de sa délivrance, je déplore aujourd’hui sa perte ; et quand je fais le recensement des forces qui peuvent aider à la restauration de la France, n’y trouvant pas un homme si vaillant et si vivant, je dis, avec tous ceux qui le pleurent encore, et dont vous venez, Monsieur, de raviver la douleur par la belle image que vous avez tracée de lui : le P. Gratry n’a pas assez vécu !

1 Virum volitare per ora.