Réponse au discours de réception de René Rémond

Le 4 novembre 1999

Hélène CARRÈRE d’ENCAUSSE

Monsieur,

Lorsqu’il remplaça en 1962 au vingt-septième fauteuil le duc de La Force, Joseph Kessel nota malicieusement dans son discours de réception qu’un aventurier, coureur impénitent du vaste monde succédait à celui qui, plus que tout autre, avait incarné la tradition et la stabilité. La folie, le diable, en somme, après la raison. Son prédécesseur en eût-il été amusé ? Possible. Mais telle n’est pas votre situation : le premier fauteuil, qui est désormais le vôtre, vous convient mieux que tout autre. Je vous épargnerai la liste complète de vos dix-huit devanciers pour n’en retenir que quatre et insister sur ce qui vous rattache à eux.

 

Premier titulaire : le chancelier Séguier qui fut aussi, après le cardinal de Richelieu, fondateur de notre Compagnie et, avant les rois de France, notre protecteur.

 

Deux siècles plus tard, le comte de Salvandy est élu au même fauteuil. Il était conseiller d’État, et fut chargé de hautes fonctions politiques, entre autres le ministère de l’Instruction publique, poste qui vous eût convenu. Sans doute cet ami des Romantiques eut-il le double tort d’insulter Victor Hugo dans son discours de réception et de se dispenser de voter le jour où Alfred de Vigny fut élu. Mais la part de sa vie que je vous propose est celle qui relève du monde de la politique, lequel vous est familier et dont le comte de Salvandy fut ici un des éminents représentants.

 

Les deux derniers titulaires de ce fauteuil vous furent directement proches par leurs préoccupations, leurs œuvres et des liens personnels d’amitié. D’abord Michel Debré, père de notre Constitution, fondateur de 1’ENA, avocat passionné de l’État et de ses intérêts, amoureux et chantre de la nation, français au plus profond de l’âme ; voilà qui concerne tout un pan de votre réflexion. Enfin, François Furet, historien comme vous, acharné à n’accepter aucune représentation sacrée du passé s’il la tenait pour douteuse, et qui projeta ce souci de vérité sur le mythe de 1789. Historien, mais aussi administrateur, un temps, d’un grand établissement universitaire ; par là aussi son destin et le vôtre se croisent. Les hommes que je viens d’évoquer ont eu aussi en commun de s’être pour l’essentiel penchés sur leur pays. L’Académie française a compté dans ses rangs des écrivains qui s’illustrèrent largement par leur attention au monde extérieur — Voltaire, Eugène Melchior de Vogüé, Tocqueville. Comme vos quatre prédécesseurs, vous êtes avant tout un homme tourné vers la France. Vos action, votre réflexion poursuivent ainsi les leurs. Ce fauteuil, vous le voyez, vous était destiné.

 

Faut-il vous présenter ici ? Cela fait partie de la tradition : surtout, l’exercice peut contribuer à éclairer vos choix et à montrer ainsi ce qui, dans un long itinéraire qui vous a vu emprunter de multiples avenues, exprime aussi le mieux sa cohérence.

 

On imagine généralement que notre pays est partagé par une ligne horizontale délimitant une France du Nord et une France du Sud. Mais il est une autre manière de le considérer : à partir d’un axe vertical qui en séparerait une partie ouest, ouverte sur la mer, et une partie est qui a presque toujours subi la menace extérieure, les incursions et le joug de l’envahisseur. Vous êtes un homme de cette France de l’Est où s’est souvent joué le destin national, et où le regard et l’intérêt se portent principalement sur les horizons français. N’est-ce pas votre Franche-Comté natale qui fut la première étape du Tour de France de ces deux enfants qui, en 1871, après la défaite, refusèrent de devenir allemands et s’en allèrent à la découverte du pays dont ils ne voulaient pas se séparer ?

 

Mais c’est Paris qui fut en définitive le cadre principal de votre jeunesse et de votre formation. C’est là que vous avez grandi, dans une famille que caractérisaient l’harmonie, le souci de votre éducation et, surtout, de fortes convictions catholiques. Votre père, doté d’une grande imagination créatrice — il dessinait remarquablement —, votre mère, musicienne accomplie, vous ont entouré d’une atmosphère combinant les préoccupations artistiques et la curiosité intellectuelle. Cette adolescence heureuse, des études brillantes au lycée Carnot, puis à Condorcet où vous préparez l’École normale, c’est la guerre qui y mettra fin. Dans cette guerre, aspirant, vous eûtes déjà la responsabilité des simples soldats placés sous vos ordres. Ce fut pour vous une première expérience de l’autorité. Au sortir de l’armée, votre avenir se dessine. Vous serez professeur et vous enseignerez l’histoire. Vous êtes reçu à Normale, agrégé et vous allez rester rue d’Ulm un temps comme répétiteur, découvrant les sujets à traiter en même temps que vos élèves ; beaucoup deviendront vos amis. Ce que vous en retenez, c’est que vous aimez enseigner : ce faisant, vous apprenez beaucoup et partagez en même temps avec d’autres vos acquis. « Enseigner, dites-vous, n’est pas un métier qu’on exerce quelques heures par semaine. C’est une façon de mettre en commun le savoir, un mode de relation avec les autres. » Jamais l’enseignement ne vous pèsera ; il sera pour vous un permanent bonheur ; c’est à cela que vous devez la fidélité et l’affection de ceux qui se sont pressés dans les amphithéâtres pour vous écouter.

 

Mais, pour être professeur de plein droit, il ne suffisait pas d’être agrégé, il fallait — il faut encore, en principe... — rédiger une thèse, œuvre de longue haleine qui, jadis surtout, excluait ou paralysait toute vie privée durant au moins une décennie. Un de vos maîtres ne disait-il pas : « De mon temps, on ne se mariait pas avant d’avoir fini sa thèse ! » Peu respectueux de cette règle non écrite, vous vous êtes d’abord marié et vous avez ensuite travaillé à votre thèse. Pis encore : cette thèse, dont le sujet fut accepté par l’indulgent Monsieur Pouthas, traitait de l’opinion française face aux États-Unis. Sujet peu orthodoxe. Quel historien au début des années cinquante, s’intéressait à l’opinion publique ? Vous y avez certes consacré beaucoup de temps : mais, dans le même temps vous avez écrit un livre sur la droite en France. Vous multipliez ainsi, en vous mariant prématurément, en mêlant sur votre table de travail thèse et livre, des démarches hérétiques qui pouvaient faire frémir le moins sourcilleux des grands maîtres de la Sorbonne.

 

Durant ces années de vos débuts universitaires, la chance vous suit, et même vous poursuit. Deux normaliens, nés la même année que vous, croisent alors votre chemin et vous offrent chacun un merveilleux présent.

 

Le premier est Jean-Baptiste Duroselle, alors assistant à la Sorbonne, qui va vous y céder sa place, vous introduisant ainsi dans le saint des saints de l’Université française. Je crains que les jeunes gens d’aujourd’hui qui fréquentent la douzaine d’universités créées dans la Région parisienne soient incapables de comprendre ce que représentaient alors le prestige et l’éclat de la Sorbonne. Jean-Baptiste Duroselle qui fonda, avec Pierre Renouvin, cette discipline historique encore inconnue, l’étude des Relations internationales, vous en aura ainsi ouvert les portes ; mais aussi, car son rôle dans votre vie ne s’arrête pas là, celles de la rue Saint-Guillaume. Il vous présenta à Jacques Chapsal, l’administrateur remarquable qui fit traverser à Sciences-Po les années compliquées qui suivirent la nationalisation de 1945, puis la tempête de 1968 et sauva l’établissement de la dégradation où risquaient de l’entraîner des temps troublés. Dès ce moment, vous prenez pied à Sciences-Po où vous devenez maître de conférences, puis professeur, formant des pléiades de futurs ministres et de grands commis de l’État.

 

Mais surtout, vous y retrouvez un autre normalien, Jean Touchard, qui vient d’abandonner les Relations culturelles à l’étranger pour se consacrer au développement de la recherche rue Saint-Guillaume. Auteur d’une belle thèse sur Béranger, Touchard était un esprit étonnamment novateur et fécond. Il comprend alors qu’il faut ouvrir la recherche, ancrer la réflexion commune en des lieux privilégiés où se combineraient les disciplines et où se mêleraient professeurs et étudiants. Avec des hommes venus d’horizons politiques et intellectuels différents — lui-même, Alfred Grosser, Raoul Girardet, Maurice Duverger, Jean-Baptiste Duroselle —, vous faites éclore une science politique ouverte, pluridisciplinaire. La France devient ainsi un des lieux avancés de cette discipline à laquelle vous allez donner ses lettres de noblesse.

 

En cette fin de siècle, il faut fournir un sérieux effort d’imagination pour comprendre ce qu’était, au début des années cinquante, la conception universitaire de l’Histoire et de la Science politique. Seul cet effort permet de mesurer ce que vous et vos amis de la rue Saint-Guillaume avez apporté de neuf en ces domaines.

 

L’Histoire, d’abord. Elle était alors conçue exclusivement comme exploration du passé, s’arrêtant aux frontières d’une époque et d’événements jugés trop récents. Vous vous êtes battus — et vous avez gagné la partie — pour que s’efface la ligne de démarcation entre histoire révolue et présent historique. Ce combat a puissamment aidé les hommes à comprendre le monde dans lequel ils vivaient dès lors qu’ils pouvaient le déchiffrer à la lumière du passé.

 

La Science politique aussi a pu sortir d’un statut incertain grâce à vos communs efforts. Dès la fin des années cinquante, elle est devenue une science reconnue, de plein droit. Sans doute, aujourd’hui, la conception si ouverte que vous en avez défendue est-elle combattue, voire dénigrée par une génération éprise d’analyses abstraites, de schémas et de formules mathématiques, d’une conception « pointue » et donc étriquée de la Science politique. Mais nul ne peut nier l’apport décisif des quatre décennies écoulées, au développement de cette discipline, grâce à ceux qui partagèrent vos préoccupations et vos découvertes.

 

En 1964 commence une nouvelle aventure qui ne vous coupe pas pour autant de Sciences-Po. Vous êtes nommé professeur à Nanterre, associé à l’expérience encore révolutionnaire de la création d’une université qui se veut « différente ». Au sortir des bouleversements de 1968, vous en deviendrez président. L’héritage est lourd et somme toute peu attrayant. Le doyen Grappin, courageux dans la tempête n’a pu y résister. Les étudiants montrent bien peu de respect pour son successeur, le philosophe Paul Ricœur, qu’ils coiffent un jour d’une poubelle. Lorsque vous prenez le gouvernail de cette université d’où partit, en mars 1968, la rébellion estudiantine, l’établissement a piètre réputation. Lieu de constants désordres, d’une saleté effarante, il fait fuir nombre de professeurs aussi bien que d’étudiants. Et l’on s’interroge, dans les milieux politiques et universitaires : ne serait-il pas plus sage d’arrêter là l’expérience ? De supprimer ce Nanterre auquel on accède par une gare nommée La Folie ? Vous avez fait preuve d’obstination et de courage en vous attelant à ce char maudit. Il est vrai que vous y apportiez aussi un grand enthousiasme. C’est là, Monsieur, un trait de votre caractère. Vous êtes enclin, en toutes circonstances, à considérer que le pire peut être transformé en bien, à condition d’y croire et de le vouloir. Peut-être auriez-vous préféré devenir directeur de Sciences-Po, voire président d’une Sorbonne même parcellisée. En dépit des difficultés communes à tous, les murs de ces vénérables établissements n’étaient point couverts d’affiches et de graffiti, et les étudiants y étaient plus déférents à l’égard de leurs maîtres. Mais le sort en avait décidé autrement. Vous saviez que le corps enseignant de Nanterre était de grande qualité ; la majorité des étudiants, semblables à ceux des autres universités ; vous vous êtes lancé à corps perdu dans ce défi : faire de l’université-paria un établissement respectable et respecté.

 

Dans La Règle et le consentement, le livre que vous avez consacré à cette expérience, vous dites comment, du chaos initial, vous avez su tirer une situation normale. L’ordre universitaire fut rétabli non par la force, mais par une pédagogie qui conduisit cet ensemble si particulier à consentir au respect des règles permettant une vie commune. D’emblée, votre ambition était claire : transformer Nanterre, objet de scandale permanent, en une université qui ne fasse plus jamais parler d’elle, sinon pour l’excellence de son enseignement. Vous y avez réussi, et votre livre explique comment. Chemin faisant, vous vous expliquez par là sur vous-même. L’université, dites-vous, est un reflet de la société, une microsociété, et son fonctionnement répond aux mêmes exigences que celles qui prévalent dans toute société, la première étant celle de la démocratie. Celui qui a la charge de gérer cette société-miniature accomplit en dernier ressort la tâche de tout responsable politique conscient. Il gouverne une communauté hétérogène dont le respect du savoir est le ciment. Ici plus que partout ailleurs, les changements sociaux et moraux commandent une constante adaptation et un sens de l’innovation. Pour avoir compris ce défi, et mesuré son ampleur, vous avez contribué à faire entrer l’université de Nanterre, et, au-delà, 1’Université française, dans une ère nouvelle, celle d’un enseignement désormais dispensé à des cohortes d’étudiants de plus en plus nombreuses, issues de milieux plus diversifiés, marquée par le changement technique et par l’irruption de savoirs nouveaux.

 

Avant de devenir président de l’université de Nanterre, vous n’aviez jamais assumé de responsabilités administratives. Par la suite, elles vont occuper une part importante de votre vie. En 1977, lorsque Jacques Chapsal quitte la direction de Sciences-Po, on vous propose de lui succéder. Mais vous avez alors préféré privilégier des fonctions où la part de l’administration ne serait pas si lourde qu’elle dévorerait tout votre temps au détriment de la recherche et de la réflexion. Bien vous en prit puisque, quatre ans plus tard, vous fûtes appelé à présider la Fondation nationale des Sciences politiques, où vous succédiez — honneur redoutable ! — à André Siegfried qui fut au sein de notre Compagnie, avant Henri de Montherlant, le prédécesseur de notre confrère Claude Lévi-Strauss ; et à François Goguel à qui vous devez tant dans l’étude et la compréhension des opinions publiques. Depuis 1981, vous n’avez pas quitté cette fonction ; s’il en est ainsi, c’est parce que chacun sait que la Fondation a besoin de votre expérience universitaire, d’une sagesse et d’un équilibre dont vous avez fait la démonstration à Nanterre, mais aussi d’une mémoire que vous représentez. Vous êtes celui qui assure le lien entre les années cinquante, où tout s’est joué tant pour l’établissement lui-même que pour la science qui y est enseignée, et le présent, fait de remises en cause, certes nécessaires, mais qu’il convient de considérer avec prudence.

 

Toujours au chapitre de ces activités qui combinent administration et réflexion, vous avez été à l’origine de la création de l’Institut d’Histoire du temps présent que vous avez présidé de sa création, en 1979, à 1990. Cette entreprise était dans la droite ligne de votre activité. Vous avez toujours lutté pour que la recherche en histoire portant sur les époques les plus proches soit reconnue à égalité avec celle portant sur les temps plus éloignés. Et au terme d’un long effort pour assurer à cette discipline un statut respecté, vous avez voulu que cette reconnaissance s’exprime dans une institution.

 

Vous n’appartenez à aucune école, dites-vous. Cette position indépendante n’a pas toujours été aisée à tenir alors que dominait une école historique qui attirait dans son sillage tous ceux pour qui l’économie, et donc le couple indissociable histoire économique/histoire sociale, fournissaient toutes les clés pour comprendre le passé et déchiffrer l’avenir. Comme Jean-Baptiste Duroselle, vous avez choisi de rester à l’écart de cette pensée hégémonique et, par là, vous avez probablement facilité la recomposition d’un paysage historique aujourd’hui plus équilibré et tolérant.

 

Je rattacherai enfin à ces activités pédagogiques le rôle que vous avez joué dans les médias. Longtemps il fut de tradition, dans l’université, de séparer le champ du savoir et de sa transmission de celui de l’information. Très tôt vous avez choisi de vous engager dans une collaboration suivie avec la presse et les moyens de communication audiovisuels. Articles, commentaires « à chaud » des événements de politique intérieure, vous n’avez négligé aucun de ces exercices, au risque d’être accusé de dispersion par des collègues jaloux ou sourcilleux. Si vous avez fait un tel choix c’est que vous en pesiez tous les avantages, mais aussi parce que cette activité était pour vous formatrice. Un commentaire immédiat de quelques minutes, trois feuillets pour débrouiller une situation complexe : voilà des exercices auxquels vous n’étiez pas préparé. En matière d’information, il faut savoir être clair et concis, compréhensible pour une masse de lecteurs ou d’auditeurs inconnus, appartenant à des horizons aussi variés que l’est la société elle-même. Encore un défi que vous entendiez relever. D’autant plus que vous retrouviez là votre conception de l’Histoire : pour saisir la signification du présent, ne faut-il pas le restituer dans une longue durée où trouvent mieux à s’expliquer les faits et les comportements ? Ne faut-il pas en appeler aux traditions de pensée pour évaluer les mouvements d’opinion les plus récents, leurs progrès, leurs déclins, leurs fluctuations ?

 

Autre expérience remarquable, pendant quatre ans, vous avez siégé au Conseil supérieur de la Magistrature et été vice-président du Comité chargé de réformer la procédure criminelle. Cette expérience judiciaire, au sortir de l’aventure de Nanterre, vous a vivement intéressé, car elle complétait votre perception de la société globale. Vous découvriez ainsi, d’une mission à l’autre, ses aspects divers que vos études ne vous avaient livrés qu’en partie. Chaque pièce de ce puzzle reconstitué au fil d’une vie est venue enrichir en dernier ressort le savoir et la réflexion de l’historien et du spécialiste de la Science politique. Comment expliquer une décision politique passée ou présente sans connaître les conditions réelles dans lesquelles ce choix a été effectué ? Sans doute reconnaissez-vous que la vertu première de l’historien est l’imagination, « qui l’éclaire sur d’autres mentalités, lui découvre d’autres façons de penser…» Mais vous ajoutez qu’il ne doit pas négliger les enseignements de la vie, qui viennent enrichir sa vision de l’Histoire. C’est pourquoi vous vous demandez si l’on peut être vraiment historien sans être jamais sorti de son cabinet. Ce n’est certes pas le reproche que l’on pourrait vous adresser : le silence de l’étude et l’agitation de la vie réelle n’ont cessé de cohabiter tout au long de votre carrière.

 

À ce point, une question surgit, inévitable : ce sens aigu et ce goût des responsabilités ne dissimuleraient-ils pas une certaine attirance pour le pouvoir ? Dans toutes les fonctions que vous avez exercées, ce n’est pas seulement votre compétence qui a été reconnue, mais aussi votre autorité — main de fer et gant de velours ! — et un instinct politique sûr. Autant de qualités que tout responsable politique peut revendiquer. Vous auriez pu, je l’ai dit, être ministre de l’Éducation nationale. Votre expérience de l’enseignement, des évolutions ou des révolutions intervenues dans les mentalités de plusieurs générations d’adolescents, votre connaissance des grands mouvements intellectuels, des bouleversements techniques, tout vous donnait la prestige nécessaire pour adapter l’enseignement français, et plus encore notre vision de l’éducation à ces changements si rapides. Vous n’avez pas eu à choisir d’être ou de ne pas être ministre de l’Éducation nationale ; mais je soupçonne que, mis en demeure de le faire, après hésitation, certes, vous auriez dit oui, parce qu’un tel défi vous aurait tenté.

 

Pas d’entrée en politique donc, mais vous avez dispensé vos conseils aux politiques dans certains choix décisifs, sans être forcément toujours entendu.

 

Universitaire, vous n’avez jamais voulu vivre en vase clos. Vous êtes aussi et depuis fort longtemps un militant. Vous avez consacré beaucoup de votre temps aux mouvements de jeunesse catholiques. Très tôt vous entrez à la JEC, la Jeunesse étudiante chrétienne. Ce mouvement fondé en 1929, trois ans avant que vous ne le rejoigniez, n’en est alors qu’à ses débuts. Dans les cercles d’études auxquels vous participez, vous commencez à réfléchir aux problèmes qui agitent la société française des années trente : la paix et la guerre, la droite et la gauche, les divisions des catholiques sur ces questions.

 

Alors que vous entrez dans ce mouvement où, très vite, on va vous confier des responsabilités, la guerre entre pouvoir et Église tend à s’apaiser en France. Votre génération pense que l’heure de la rechristianisation du pays est venue, mais à condition que les catholiques sachent comprendre et accepter leur époque, innover, sortir des sentiers battus, du conformisme dont témoigne encore une fraction notable du clergé. Vous voulez déjà travailler à la réconciliation des Français de toutes tendances.

 

N’oublions pas que, dans les années trente, la France est avant tout un pays catholique. Le visage actuel de notre pays, menacé de déchristianisation, peuplé de croyants issus d’autres confessions aux manifestations parfois plus visibles — nous dissimule la réalité religieuse d’alors. La France de ce temps-là pouvait encore se dire fille aînée de l’Église. À omettre cette fière revendication, on ne peut comprendre vos engagements d’adolescent.

 

Les années trente sont marquées par l’éclosion d’une grande littérature catholique : Claudel, Mauriac, Bernanos, Maritain, Green se réclament d’une foi qui parcourt et imprègne toute leur œuvre. Sans doute, objectera-t-on, la génération précédente comptait-elle aussi des écrivains chrétiens mais beaucoup suivaient alors une ligne conservatrice fidèle aux positions que leur indiquait l’Église. Ce n’est pas certes le cas d’un Péguy. Les écrivains de l’entre-deux-guerres se sont souvent voulus à l’avant-garde d’un combat pour plus d’équité sociale et plus de justice entre les nations. Ce climat intellectuel était propre à encourager l’engagement de l’adolescent que vous fûtes. Le catholicisme n’est plus opposé alors à la recherche scientifique ou à l’activité intellectuelle, pas plus qu’il n’est intimement associé au conservatisme politique. L’enthousiasme de la jeunesse y trouve davantage son compte que dans la religion frappée de discrédit du début du siècle. Dès lors qu’il devient possible de concilier foi et raison, fidélité à l’Église et exigence intellectuelle, charité et soif de justice, plus rien n’arrête ces jeunes gens avides de s’engager dans une action chrétienne militante.

 

C’est aussi dans ce mouvement si actif et enthousiaste que vous rencontrez celle qui, militante comme vous, deviendra votre femme. Le travail et les convictions partagés ont été le ciment d’un couple exemplaire, d’une famille solidaire et infracassable, et le secret de l’aide aussi silencieuse qu’irremplaçable que Josette vous aura — de votre thèse à chacune de vos multiples activités — apportée. Sans elle, sans ce lien noué à travers l’engagement de votre jeunesse, je ne suis pas sûre que votre vie eût été aussi pleine, ni aussi accomplie.

 

Étudiant, jeune universitaire, vous avez d’emblée compris que votre existence n’aurait pas de sens si elle restait confinée au milieu intellectuel. Comme toujours, c’est la société entière qui vous intéresse. C’est pourquoi, responsable national de la JEC, vous nouez des relations étroites avec les autres secteurs de la jeunesse, ouvrière, mais surtout agricole. Vous avez toujours éprouvé une attirance pour le monde rural si caractéristique de votre Franche-Comté.

 

Vous devez en partie à ces activités militantes d’avoir découvert l’importance des institutions. Comment être activement et utilement chrétien dans le monde ? Comment exercer une influence sur lui ? Très tôt, vous avez entrevu le danger qu’il y aurait à vous enfermer dans un ghetto confessionnel. Vous vouliez, au contraire être au contact de milieux sociaux divers où votre foi aurait rayonné. Vous vouliez être membre à part entière de la société globale, et non participer à une contre-société repliée sur elle-même. Mais, en même temps, vous avez parfaitement compris que l’action individuelle, les rapports de personne à personne ne pouvaient suffire à l’ambition qui vous animait. Des institutions étaient nécessaires pour porter vos idées, vous permettre d’agir. Pour établir des relations justes et fécondes entre l’individu et le groupe, l’institution vous paraissait un relais indispensable.

 

Votre engagement militant vous aura en définitive beaucoup apporté. Vous lui devez l’expérience et le goût du travail en équipe. À Nanterre notamment, vous aurez grand besoin de cet acquis. Mais aussi, parce que vous avez exercé alors des responsabilités à un niveau élevé, il vous aura fallu réfléchir sur les rapports entre l’individu et l’institution, sur l’insertion de l’action personnelle dans un ensemble plus vaste. Autre leçon qui vous servira. Enfin, parce que vous avez été alors au contact de milieux multiples, vous avez pris conscience que la réalité est avant tout diversité. L’Église a longtemps enseigné que l’unité était essentielle et les chrétiens, au cours des deux derniers siècles, ont eu tendance devant les progrès puis le triomphe du rationalisme, à vivre dans la nostalgie de cette unité perdue. Votre expérience vous aura conduit à rejeter ce rêve, les tentations de l’uniformité, et à privilégier au contraire le pluriel et le divers dans l’universel.

 

Mais les mouvements de jeunesse sont un lieu de passage. L’âge requiert d’autres engagements ; la vie de l’intellectuel, aussi. Vous vous tournez alors vers le Centre des intellectuels catholiques français que vous présiderez et animerez pendant dix ans.

 

Vos engagements à tous les moments de votre vie expliquent que le cardinal Decourtray ait eu recours à vous, en 1989, pour élucider les protections dont Paul Touvier avait pu bénéficier au sein de l’Église. Vous me pardonnerez de ne pas entrer ici dans les détails de cette affaire, que vous avez expliquée dans un livre, par respect pour la mémoire de confrères disparus et pour ceux, vivants, que ce souvenir peut encore blesser. De cette mission qui vous fut confiée, je tirerai seulement ici deux constats. Tout d’abord, qu’elle témoigne de la confiance de l’Église de France à votre égard, dès lors qu’elle décide de se reposer sur votre compétence d’historien, sur votre habileté à manier les archives, sur votre esprit critique. Mais il faut aussi souligner que cette mission a eu des conséquences durables pour la conception qu’on se fait du domaine d’activité de l’historien. Désormais, l’historien pénètre dans les prétoires ; il y est certes appelé comme expert, en fait comme témoin. Mais témoin de quoi ? Il n’a eu en général connaissance de l’événement que par ses études. Il y a là un certain détournement de la notion de témoignage qui n’est pas le fait de l’historien lorsqu’il s’efforce d’expliquer le passé à des juges ou à des jurés qui en sont insuffisamment informés ; il est de la responsabilité de ceux qui l’entendent et sont portés à confondre analyse et témoignage. Cette innovation n’a pas fait l’unanimité, tant s’en faut et les historiens ont été divisés sur le nouveau rôle qui leur était proposé. L’avenir ne pourra qu’entretenir ce débat. Par la porte du tribunal, l’historien, devenu expert pénètre dans la vie sociale ; il est douteux que ce précédent soit oublié et une réflexion plus poussée s’impose donc à ce sujet.

 

Revenons un moment sur le problème de la foi, composante essentielle de votre personnalité. Rassurez-vous, je ne vais pas aller au plus intime ! Seulement réfléchir à la place qu’elle occupe dans vos métiers d’historien et de professeur.

 

Avant toute chose, comment ne pas signaler que votre premier livre, en 1948, fut consacré à Lamennais ? Parti d’une conception théocratique dont il se fait le théoricien, Lamennais bute sur la question de l’anticléricalisme et de la déchristianisation. Qui en est responsable ? Les ennemis du christianisme ? ou bien l’Église elle-même ? Et Lamennais de conclure que celle-ci est l’unique coupable du désastre, parce qu’infidèle à sa nature : oubli des vertus évangéliques, compromission avec le pouvoir, mépris pour le mouvement des idées. Pour que l’énoncé s’étende à notre siècle si troublé, seule manque à ce réquisitoire féroce, vous l’avez montré, une réflexion sur l’indifférence de l’Église à la question sociale. Lamennais a été le fondateur, dites-vous, de l’anticléricalisme de l’intérieur, probablement plus dévastateur que celui qui se développe hors de l’Église. Cette pensée ardente et désespérée va le conduire à rompre avec l’Église, démontrant ainsi qu’on peut être un chrétien fervent et un anticlérical passionné.

 

Vous n’avez pas suivi cet exemple, mais il vous aura sans doute incité à réfléchir sur le problème de la séparation du religieux et du temporel, sur la nécessité d’une indépendance de l’action chrétienne militante vis-à-vis de l’Église, sur les causes de l’anticléricalisme auxquelles vous avez d’ailleurs consacré un livre, sur la laïcité que vous souhaitez accordée à tous, ouverte, créatrice de dialogue entre l’espace public et les religions.

 

La foi ancrée en vous dès l’enfance, fruit de l’influence maternelle et de votre propre cheminement, aura eu sur vous un effet remarquable : elle vous aura épargné la tentation communiste. Vous êtes né alors que la Révolution russe installait pour la première fois dans l’Histoire, de manière durable, une utopie sur terre. Que d’esprits lucides apparemment honnêtes, n’en ont pas moins succombé à la tentation d’y applaudir, voire d’y participer ! Ils en propageront l’illusion que dénoncera un jour, à la suite de Panaït Istrati, de Ciliga, plus tard de Kœstler, plus tard encore de Soljenitsyne, ici même, François Furet.

 

L’illusion fut durable parmi les élites françaises, inconscientes du réel ou bien soucieuses de ne pas « désespérer Billancourt »... Elle ne vous a jamais effleuré, alors que nombre de chrétiens ont vu dans l’engagement communiste la suite et le débouché logiques de leur militantisme. Vous n’avez jamais cru à la possibilité de changer l’homme par les simples vertus d’une transformation de l’ordre social. La créature humaine est à vos yeux bien plus complexe, impossible à réduire à la place qui lui est assignée dans la société et dans le processus de production. Vous croyez à une certaine autonomie des faits d’ordre culturel, psychologique, intellectuel par rapport aux conditionnements sociaux, autonomie que le communisme institutionnalisé récuse. Vous avez trouvé dans l’universalisme de l’Église ce que d’autres ont trouvé dans l’internationalisme prolétarien et la solidarité avec la classe ouvrière. Vous avez préféré une Église qui se veut ouverte à toute l’humanité, même si tel n’a pas été toujours le cas, à une utopie qui, pour le bonheur d’une fraction de l’humanité, incitait à piétiner l’ennemi de classe.

 

Votre culture religieuse a donc nourri une certaine conception de l’homme, ce que, dites-vous, on pourrait appeler en langage pompeux, une anthropologie. Il n’est pas simple, avez-vous écrit dans une réflexion sur « L’Historien et la foi », d’être en même temps « intellectuel de profession, de satisfaire aux exigences de sa discipline, et d’adhérer de tout son être à la croyance d’une Église. Peut-on être simultanément et du même cœur membre à part entière de la communauté scientifique, et fidèle de l’Église catholique ? » La question se pose pour toutes les disciplines sans exception, mais elle présente, pour l’historien, des aspects spécifiques fort délicats. Heureusement vous appartenez à une génération qui bénéficiait déjà de l’exemple de quelques grands savants, de grands écrivains qui vous avaient ouvert la voie, démontrant dans leurs vies et leurs œuvres qu’on pouvait être un esprit éclairé et un croyant sincère. Il n’empêche que le problème se repose pour chacun. L’historien est par nature engagé dans une recherche positive et critique ; il doit établir des vérités de fait. Le croyant doit adhérer à une vérité qui lui est enseignée par une " institution magistérielle ". On ne peut imaginer deux démarches plus opposées. Pour vos prédécesseurs qui accomplirent leur œuvre au début de ce siècle, le dilemme semblait insoluble. Pouvaient-ils légitimement soustraire les textes sacrés à la critique historique au nom de la foi ? Pour nombre d’historiens croyants, ou de croyants dotés d’une culture historique, soumettre les Écritures à ce type d’examen passait pour sacrilège. Les uns se réfugièrent dans un monde intellectuel divisé où les droits de la raison critique et de la foi étaient cantonnés dans deux zones de l’esprit entre lesquelles toute communication était exclue. Mais, chez d’autres, qui refusèrent un tel cloisonnement, le conflit intérieur fut douloureux, et ils y perdirent plus souvent la foi que l’esprit critique.

 

Quand vous commencez vos recherches, ce débat-là est dépassé. Votre génération, si elle s’intéresse à l’Église, aura certes à se pencher sur l’institution ecclésiale, sur son rôle et ses comportements dans l’Histoire. Ces thèmes aussi sont douloureux et vous n’y avez pas échappé. Mais vous considérez à juste titre que l’historien chrétien n’est pas seul à rencontrer ce type de problème. Dès lors que l’on se refuse à séparer le domaine de l’intelligence de celui de la foi — pas seulement chrétienne, mais aussi bien communiste, ou encore rationaliste —, comment préserver la liberté d’investigation de l’historien du poids de ses convictions personnelles ? Votre réponse est dénuée d’ambiguïté. Cette double appartenance à une communauté scientifique et à la foi catholique qui fait partie de votre identité n’a jamais été pour vous, dites-vous, « source de conflit, obligation de choisir, dans le doute et la douleur, entre des devoirs contradictoires ». Vous admettez que vous êtes peut-être une exception, l’exemple d’un tempérament et d’un destin heureux. Plutôt que de vous lamenter sur une impossible conciliation entre votre foi et votre métier vous préférez souligner tout ce que votre formation religieuse et les responsabilités qu’elle vous a conduit à prendre ont apporté à l’historien.

 

Appartenir à une communauté fondée sur une foi partagée constitue déjà un fait social parmi d’autres, relevant de l’Histoire qui les englobe tous. La foi ne vous a pas seulement écarté du marxisme, elle vous a contraint à préciser pour vous-même votre conception de l’homme et des activités humaines. Si l’eschatologie marxiste, le déterminisme, la réduction de l’explication de la réalité à un principe unique vous étaient étranges, c’est peut-être aussi parce que vos engagements militants vous avaient appris la diversité du réel et ouvert à d’autres dimensions. Ne reconnaissant pas le primat absolu de l’économique, vous avez porté votre attention sur des réalités plus immatérielles : sur les mécanismes de la formation, de la transmission des opinions qui sont toujours peu ou prou des formes dégradées de la foi. Vous avez voulu comprendre comment les idées prennent corps, deviennent des forces vivantes capables de transformer ou d’infléchir le cours des choses. Vision idéaliste ? vous objectera-t-on. Vous répliquerez que c’est seulement là votre façon de reconnaître « la diversité du réel et la complexité des évolutions historiques ». C’est dans cette disposition d’esprit que vous vous êtes penché aussi sur le fait religieux qui, par sa dimension sociale, trouve une place prééminente dans l’Histoire, en particulier dans la nôtre.

 

Il est un autre élément lié à votre appartenance à une communauté ecclésiale et qui a enrichi la pensée de l’historien. Essentiel à la formation de celui qui travaille à explorer le temps des hommes, le sentiment de la durée, vous le devez en grande partie à votre culture religieuse. Pour un chrétien, est-il possible d’ignorer l’expérience d’une foi qui se transmet de génération en génération depuis deux mille ans ? d’une institution qui a traversé les siècles ? Oui, quelle institution aurait été davantage capable que l’Église, dont le destin se mesure en millénaires, d’inculquer aux hommes ce sentiment de la durée, expression terrestre de celui d’éternité ? Et pour l’historien, quel sentiment plus consubstantiel à sa vocation ?

 

Essayons à présent de rassembler l’apport dont vos deux disciplines vous sont redevables.

 

Le temps historique que vous avez voulu couvrir est fort long — près de deux siècles, allant de la Révolution au temps présent, voire à l’actualité la plus immédiate. Le cadre géographique s’étend, dites-vous, aux deux rives de l’Atlantique. Mais si l’Amérique était certes au cœur de votre thèse, c’est le regard de l’opinion publique française que vous projetiez sur elle. Le matériau premier de votre réflexion, celui qui confère son unité à toute œuvre, c’est la France, son histoire, ses traditions de pensée, les changements qu’elle a vécus au fil des deux derniers siècles. C’est la permanence de votre réflexion sur la France qui explique votre habileté à en voir la diversité autant que les grandes lignes de force.

 

Avant vos travaux sur les mouvements politiques, on tenait volontiers pour acquis qu’une des caractéristiques de la vie publique de ce pays était l’existence d’un puissant courant de droite. Vous avez fait la démonstration que cette droite recouvrait en réalité des droites. Que le paysage politique était infiniment plus complexe et varié qu’on ne l’avait supposé. Toute l’histoire politique de l’après-guerre a confirmé la justesse de vos vues. Vos deux ouvrages sur cette question vous ont conduit à vous pencher sur la droite telle qu’elle s’est formée depuis le début du XIXe siècle. Ils sont précieux pour déchiffrer notre présent. Sans eux, comment comprendre les évolutions d’hier et d’aujourd’hui ? Quiconque veut analyser les continuités et les ruptures des courants politiques, a besoin de cette vision longue, ancrée dans le passé, confrontant sans cesse les phénomènes dans leur durée et leurs manifestations dans l’instant.

 

À vos débuts, vous avez hésité sur l’orientation à prendre : les thèmes plus précis, plus sociaux étaient en général les mieux accueillis. Vous auriez pu opter pour l’histoire sociale, alors si en vogue. Mais une très ancienne curiosité pour la politique au sens large l’a chez vous emporté.

 

Sans doute n’avez-vous pas été le premier à explorer la voie de l’histoire politique, mais avant vous les études menées étaient souvent plus événementielles qu’ancrées dans la durée, plus anecdotiques qu’attachées à une réflexion sur le lien entre vie politique, culture, traditions intellectuelles. Plus que les faits, qu’il vous fallait naturellement établir, ce sont les interrogations sur les faits, et donc l’exploration des ressorts de l’Histoire qui vous ont retenu. L’histoire politique ainsi élargie jouit désormais, grâce à vous, d’une véritable autonomie et a conquis ses lettres de noblesse.

 

Observateur et analyste de la vie politique de ce pays, vous l’avez été bien entendu aussi de sa vie religieuse, composante essentielle de son histoire. Vous l’avez étudiée sous tous ses aspects pour bien en mesurer le poids dans l’identité française. Vous vous êtes penché sur l’Église en tant qu’institution, protagoniste au sein de l’espace public. Mais aussi sur l’attitude des hommes devant le fait religieux. Sur la confrontation du pouvoir et des écoles de pensée avec l’institution ecclésiale, avec les croyants.

 

Cette préoccupation est au cœur de vos travaux sur les rapports entre religion et société — et dans un ouvrage récent vous jetez les yeux sur toute l’expérience européenne de cette relation —, sur l’anticléricalisme, celui du passé, mais aussi sur ses formes présentes, sur les changements intervenus dans l’expression et les manifestations de la foi chez les catholiques, votre famille spirituelle. Vous décrivez le bouleversement du paysage religieux français où le catholicisme n’est plus désormais qu’une religion parmi d’autres — pas toujours la plus visible, ni la plus vivante. Et, sans perdre de temps à déplorer une évolution qui vous chagrine sans doute, vous cherchez les réponses qui permettront à la communauté nationale de préserver un dialogue spirituel au lieu de sombrer dans les divisions communautaristes. La solution que vous proposez, c’est le progrès de la laïcité, son acceptation par tous les acteurs du jeu social, gouvernants, Églises, institutions de toutes sortes, mais aussi par des individus mieux préparés à comprendre le sens réel de ce mot.

 

Ici encore, quelle évolution en l’espace d’un demi-siècle ! Sans doute la religion, le fait religieux n’ont-ils jamais été indifférents aux historiens. Mais c’était naguère un domaine généralement traité à part, et non comme l’un des principaux champs de la recherche historique, incorporé à une réflexion globale. Certes, André Latreille avait ici ouvert la voie, montré la nécessité de développer une histoire religieuse qui se consacrât à comprendre les comportements, les fidélités. Gabriel Le Bras, de son côté, avait été le fondateur et le maître à penser d’une sociologie religieuse qui n’existait pas avant lui, si ce n’est sous la forme d’études partielles et dispersées. Ses travaux vous ont fort impressionné. Ils rejoignaient une préoccupation qui vous a toujours hanté : la question du lien, des articulations entre la liberté personnelle, les choix individuels, et les héritages et comportements collectifs. Encouragé par ces deux pionniers, vous avez multiplié les recherches en ce domaine et incité les étudiants à y consacrer des thèses. Ainsi s’est développée autour de vous une véritable école d’histoire religieuse qui a trouvé sa place dans l’Université et qui, par là, ne court pas le risque de paraître une mode éphémère mais s’inscrit elle aussi dans la durée.

 

Du terme de cette exploration d’une vie où se mêlent inextricablement destin privé et vie intellectuelle et professionnelle, il semble possible de tirer une conclusion, hardie certes, mais difficile à esquiver. Tout au long de ces décennies de réflexion et de travail, vous avez été, vous êtes toujours un homme heureux. Vous avez accompli l’œuvre entrevue dès vos plus jeunes années, réalisé vos ambitions, bénéficié pour ce faire d’un milieu familial chaleureux, attentif à soutenir vos efforts. Votre épouse, déjà évoquée, vos enfants, vos amis ne vous auront jamais manqué à l’heure où vous aviez besoin de leur soutien. Dans la tempête universitaire de 1968 vous aurez eu la chance d’avoir à vos côtés, et non contre vous, comme tant de parents, tant d’universitaires, votre fils Bruno. Cette complicité à un moment où tous les repères paraissaient brouillés vous aura probablement aidé à mieux déchiffrer le sens et la portée des événements. Dans cette vie pleine, heureuse, les peines aussi auront tenu leur place. La plus cruelle, blessure toujours ouverte, fut la mort accidentelle d’un adolescent très doué, Raphaël, le premier-né de vos petits-enfants. Son ombre légère ne vous a jamais quitté ; elle avait, elle a sa place parmi nous, ce soir. Mais qui peut oublier, — quel chrétien, surtout — que la douleur est une part inéluctable du destin de chacun ?

 

Comment vous définir, Monsieur ? C’est une question à laquelle vous répondez volontiers. Je suis, dites-vous, un intellectuel engagé ; un citoyen désireux de contribuer au bien de la cité et de ses contemporains. En aucun cas un homme représentatif des institutions, même si vous reconnaissez le rôle historique qui leur revient. L’intellectuel, dites-vous, est celui qui dispose d’un pouvoir d’influence. Ce pouvoir lui impose d’avoir un sens aigu de ses responsabilités, et beaucoup de discernement. Permettez-moi cependant de repousser au second plan ce titre d’ « intellectuel » aujourd’hui décidément trop galvaudé, qui sert à désigner les personnalités les plus diverses, souvent éloignées de toute préoccupation intellectuelle, voire les comportements les plus étranges et les moins réfléchis qui soient. Au lieu de ce nom qui a perdu beaucoup de sa substance, je préfère vous en appliquer deux autres. Vous êtes un grand historien. Vous êtes un grand universitaire, titre qui en appelle à la noblesse des traditions de notre Université et à leur durée. C’est pourquoi, Monsieur, cette Compagnie vous convenait. Soyez donc le bienvenu parmi nous.