Réponse au discours de réception de Pierre de Ségur

Le 16 janvier 1908

Albert VANDAL

RÉPONSE

DE

M. ALBERT VANDAL

AU DISCOURS

DE

M. LE MARQUIS DE SÉGUR

Prononcé dans la séance du 16 janvier 1908

 

Monsieur,

À recevoir ici l’ami de trente ans que vous m’êtes, j’éprouve une naturelle et très douce émotion ; pourquoi faut-il que s’y mêle un regret ! La place que j’occupe revenait de droit à celui qui exerçait, lors de la vacance du siège où vous avez été appelé, les fonctions de directeur de notre Compagnie. Celui-là nous est cher entre tous ; c’est notre grand et charmant Coppée. La maladie l’éloigne de nous momentanément ; vers lui volent d’abord nos souvenirs et nos vœux. Son absence en ce jour sera particulièrement ressentie. Vous y perdrez, Monsieur ; tout excellent historien que vous êtes, vous méritiez d’être loué par un poète. Nul n’eût mieux montré les ressources de votre art et les belles inspirations de votre œuvre que le poète exquis et vaillant qui unit au sens littéraire le plus sûr la délicatesse du cœur, la générosité de l’âme et par-dessus tout la passion de la France.

 

Votre prédécesseur, M. Rousse, était lui-même un grand artiste en son genre et un parfait citoyen. Dans votre beau compliment, vous avez tracé de lui un portrait si scrupuleusement fidèle qu’à peine oserai-je y ajouter quelques touches, en faisant appel à des souvenirs de confraternité académique. Jusqu’à la fin de sa vie et autant que sa santé le lui permettait, M. Rousse assistait à nos réunions du jeudi. Il aimait à y revenir, après des intervalles de souffrance ; chacun de ses retours nous était précieux, et nous jouissions de le posséder encore. Il nous plaisait de revoir ce grand vieillard svelte, sa taille très droite, son fin visage au ton d’ivoire, ses cheveux d’argent léger, son sourire à la fois caressant et malicieux. Il aimait peu qu’on l’interrogeât sur sa santé, il semblait se dérober à notre intérêt, et jusqu’à cette pudeur intime, jusqu’à ce souci de ne pas occuper les autres de lui-même décelaient toute l’élégance de sa nature. Attentif à nos discussions, il y intervenait de quelques mots sobres et justes. Il enfermait parfois une vérité en une boutade et chez lui le bon sens s’aiguisait volontiers d’ironie. Parfois aussi un mot, un accent, une émotion, laissaient voir une âme toujours prête à se passionner pour le vrai et le bien. Et nous admirions la verdeur et l’intrépidité de conviction qui persistaient en cet être fragile. Nous comprenions mieux comment ce beau caractère avait su à différentes reprises, devant le déchaînement de la violence ou les entreprises de l’arbitraire, se dresser de toute sa hauteur.

 

Tout à l’heure, avec une éloquence émue, vous avez rappelé le rôle de M. Rousse pendant la Commune, en ces jours sinistres où, bâtonnier et chef d’ordre, il se désigna lui-même au danger en essayant de remplir en faveur des otages le devoir de défense judiciaire. Dans ce moment de sa vie, le moindre épisode a son prix, et je vous dois un détail qu’il a modestement omis dans son récit. Quand il eut assumé la défense de Chaudey, M. Rousse sollicita la permission de communiquer avec le prisonnier ; il lui fallut la chercher au ministère de la Justice. Là comme ailleurs l’émeute campait, insolente, débraillée, et eux-mêmes les huissiers confondus ne gardaient plus la tradition. Le visiteur réussit cependant à se faire introduire dans le cabinet ministériel. Au fond de la grande pièce solennelle, l’insolite maître du lieu, l’éphémère potentat, le stagiaire Protot, écrivait au bureau, en tenue vaguement militaire et le képi sur l’oreille. La présence du chef de son ordre parut le gêner visiblement ; il se leva, sans ôter son képi ; « Monsieur, lui dit Rousse, découvrez-vous ; vous parlez à votre bâtonnier. » Et l’autre se découvrit, vaincu par l’autorité morale de cet homme qui venait revendiquer au péril de sa vie le droit et le devoir de sa charge.

 

Toute sa vie fut un modèle de vertu professionnelle. Il fut au plein sens du mot le défenseur, celui des intérêts privés, celui des causes justes. Dans ce rôle, il se montra dévoué, actif, savant et désintéressé ; il estimait trop sa profession pour en faire une industrie. Les moyens divers de cette profession, connaissance du droit, pratique des affaires, ressources oratoires, lui furent familiers et chers. Et cependant — vous l’avez judicieusement indiqué — sa vocation primitive et foncière était autre. Il devint orateur ; il était né écrivain. Même eut-il quelque peine à rompre aux exigences de l’improvisation une parole qu’il voulait constamment pure, correcte, harmonieuse, et à se rendre compte que l’art de bien dire n’équivaut pas toujours au pouvoir de convaincre. À qui l’examine attentivement, le spectacle qu’il offre est celui d’un artiste en style, en mots, en images, se contenant et se refoulant pour s’astreindre aux bornes d’une profession sévère. Heureux cet artiste réprimé quand il trouvait quelque occasion de revanche, quelque facilité à s’épancher, fût-ce en pages intimes et discrètes !

 

Sa correspondance, qui ferait des volumes et dont une partie a été publiée, nous le prouve abondamment. M. Rousse aimait à correspondre, ce qui me parait, pour ma part, admirable et singulier. Il fut l’un de nos derniers épistoliers. Aujourd’hui, la correspondance, cet art de loisir et de recueillement, se perd dans le tumulte de notre civilisation affolée, au milieu de ses mœurs trépidantes et de ses monstrueuses merveilles. À l’aide d’un appareil aussi magique qu’intermittent, on converse à distance, ce qui évite la peine de tourner une épître ; pour se plier à la concision télégraphique, le style épistolaire se fait nègre, et on a inventé de jolies cartes de correspondance qui sont un moyen, comme chacun sait, de supprimer la correspondance Rousse écrivait longuement à ses amis, et ses lettres exquises dans leur abandon, d’un tour familièrement littéraire, portent témoignage de ses aspirations et de ses goûts.

 

C’est le jardin secret de sa pensée ; là, il laisse s’épanouir, en fleurs vives ou mélancoliques, les sensibilités et les tendresses de son âme. On sent percer en lui ces défiances de soi-même, ces doutes, ces découragements qui sont la rançon du talent. « Je ne sais pas et je ne peux pas être heureux », écrit-il dans une lettre inédite. En même temps, comme tout l’intéresse, comme il aime à décrire, dès qu’un spectacle sollicite ses yeux et son imagination, il le saisit au vif, et sa correspondance en reflète l’image. Aussi fait-elle passer devant nous toute sorte de descriptions finement colorées et de vignettes, impressions d’art, impressions de nature, scènes parisiennes et croquis d’histoire.

 

Par exemple, en mars 1848, quelle jolie comparaison entre le boulevard d’avant la révolution de Février et le boulevard tel que cette révolution l’a fait, dans Paris assombri d’inquiétude et envahi de politique : « Vous vous rappelez ce qu’étaient le boulevard de Gand et le boulevard des Italiens à cette époque de l’année, vers quatre ou cinq heures, à cette heure charmante où Paris luttait indécis entre l’activité du jour et l’oisiveté du soir. C’est l’heure où commence la flânerie, où les hommes reviennent des affaires, de la Bourse, des rendez-vous, et prennent le plus long pour rentrer chez eux. C’est l’heure où la jeunesse dorée débouchait de la Chaussée-d’Antin dans tout le luxe de ses vingt-cinq ans bien peignés, étalant avec orgueil les modes du lendemain, rêvant amours, poésie, ambition ; chacun caressant sa chère folie ou frisant du bout des doigts sa moustache. C’était l’heure où les jolies femmes mettaient le nez au vent et faisaient parade de leurs fraîches toilettes... Hélas ! que tout cela est loin ! Aujourd’hui les hommes passent graves, soucieux, humiliés... Les jeunes gens, au lieu des modes de l’année prochaine, portent celles de l’année passée. Chacun a fouillé au plus profond de son armoire et en a exhumé ses plus vieilles vieilleries... Quant aux femmes, elles ont l’air profondément découragé. À quoi bon être jeunes, à quoi bon être jolies !... Jamais, d’ailleurs, les ménages n’ont été plus unis. Tous les hommes étant aujourd’hui profondément et uniformément ennuyeux, les maris ne font plus exception. »

 

Ailleurs, le ton change. Un jour, à la campagne, en 1849, pendant une épidémie de choléra, Rousse s’émeut à voir les pauvres gens d’un hameau voisin venir en procession à l’église, afin de demander à Dieu qu’il apaise le fléau, et puis, la mélancolique cérémonie achevée, s’en retourner un peu réconfortés : « Longtemps après qu’ils ont repassé la rivière, j’ai suivi de l’œil, dans le chemin poudreux qui raie la forêt, cette longue procession où brillait par instants le haut de la croix d’argent frappée d’un rayon de soleil. J’ai regardé jusqu’à ce que le dernier coude de la route m’ait caché le dernier des enfants qui suivaient la marche funèbre en cueillant des fleurs d’aubépine... et je me suis écrié en moi-même : « Non, le règne de Dieu n’est pas fini. Tant que l’homme souffrira et pleurera, il lèvera les yeux vers le ciel pour y chercher un consolateur. » Et voici qu’avec une verve étincelante, par une sorte de réponse anticipée, il prend à partie ceux qui se vanteront un jour d’arracher la foi du cœur des humbles et d’y dévaster l’espérance. Il leur demande où sera le recours de l’âme en détresse, lorsqu’ils auront, suivant sa belle expression, « fait des cieux un désert ».

 

Ce don de l’expression, ce souci de la formule pittoresque, transportés et comme transposés dans l’exercice de sa profession, caractérisent Rousse vraiment et tout de lui ce qu’il fut au suprême degré : un grand avocat de lettres. Il le fut dans ses plaidoiries, dans ses ouvrages, dans cette série de vigoureux portraits où il a fait tenir en raccourci toute l’histoire du barreau d’hier et d’avant-hier, dans ses discours de rentrée à la conférence des avocats, dans ces amples harangues qui sont comme le luxe de la profession. Sa phrase irréprochable se marque souvent du trait de beauté qui lui donne une valeur de médaille. La pensée est lumineuse et la langue très saine. En fait de style, Rousse s’est toujours tenu à l’écart, avec une réserve un peu hautaine, des hardiesses et des entraînements de la mode. Les outrances du romantisme, le réalisme, le naturalisme, lui parurent moins des formes nouvelles que des maladies de la littérature. Son purisme raffiné allait jusqu’à l’intransigeance. Nourri des anciens, il use volontiers des citations et professe une sainte horreur pour le néologisme. Il est obstinément classique.

 

Lui-même se disait démodé, étant demeuré libéral. Les institutions libres répondaient à ses idées, à ses goûts, à son humeur, à l’élévation naturelle de son âme, car tout usage raisonné de la liberté porte en soi une noblesse. Fils d’une génération qui crut aux principes, on doit lui reconnaître aussi une affinité de race avec ces parlementaires d’ancienne France dont vous avez parlé, avec ces hommes de fière lignée bourgeoise et de haute roture, qui gardaient leur indépendance vis-à-vis du pouvoir autant que de la foule. Il n’était pas jusqu’à sa vie si simple, si digne, dédaigneuse des honneurs, qui ne fût essentiellement celle de l’homme libre. Bien que la monarchie représentative de 1830 eût conservé ses préférences, on est en droit de dire qu’il fut un républicain de tempérament et de meurs, sinon d’opinion ; sa vie pourrait servir d’exemple aux républicains de profession.

 

À toutes les époques, les atteintes aux droits individuels ou aux libertés publiques le faisaient se rebiffer. En 1830, il eût certainement signé la protestation contre les Ordonnances. Après le coup d’État de décembre, il fut dans l’opposition, sans se faire de l’opposition une carrière. En 1880, lors des décrets contre les congrégations, il rédigea cette consultation qui rallia tant d’esprits sincères dans un mouvement d’adhésion. Plus tard, pendant la lutte engagée par l’État contre l’idée religieuse, il se voue à défendre la liberté d’enseignement, parce qu’il y voit la conséquence naturelle et comme l’expansion de la liberté de conscience. Il s’élève contre la loi qui en reconnaissant la liberté d’association exclut du droit commun toute une catégorie de citoyens. Devant le public, il s’institue l’avocat d’office des saintes filles que l’on contraint à s’exiler par milliers, sans qu’on ait à leur reprocher autre chose que le prestige de leur humble vertu et le pouvoir de leur douceur. De temps à autre, à mesure que les rigueurs s’accumulent, dans un article à sensation, dans quelque allocution, sa parole grave et ferme vient affirmer le droit. Enfin, à quatre-vingt-neuf ans, il se retrouve plus jeune, plus ardent que jamais dans l’expression de sa pensée, de même qu’une flamme près de s’éteindre jette parfois une dernière et plus vive clarté. Sous ce titre ironique : La liberté religieuse en France, il resserre en quelques pages la protestation de sa conscience.

 

De tous les écrits sortis de sa plume, c’est peut-être le plus décisif. Le ton en est véhément et l’accent justicier. Avec une précision rapide, Rousse retrace les phases du déplorable conflit ; il en signale les promoteurs et, s’il apprécie en connaisseur la valeur oratoire des plus fameux, il mesure leur responsabilité à leur talent. Cet ouvrage est plus qu’un magistral plaidoyer : c’est un arrêt ; il porte sentence. En le formulant, Rousse restait fidèle aux traditions d’indépendance de ce barreau parisien dont le rôle s’est si fortement marqué dans l’histoire de notre société française et qui n’a jamais délaissé, selon le mot d’un de ses membres les plus estimés, sa « cliente éternelle — la liberté ([1]) ».

 

Votre famille, Monsieur, fait également partie de l’histoire de France. Que d’ombres illustres ou intéressantes, se levant du passé, semblent ici vous accompagner ! Au plus loin, j’entrevois des seigneurs de haute mine, des gentilshommes en grand habit de cour, à belle tête poudrée, la main appuyée sur le bâton de maréchal ou sur la garde de leur intrépide épée. Parmi eux se détache une aimable figure, ce comte de Ségur qui fut le dernier représentant de Louis XVI à la cour de la grande Catherine et qui y parut surtout comme l’ambassadeur de l’esprit français. Plus tard, il se jette dans la tourmente révolutionnaire, et sa vie est toute de vicissitudes jusqu’au jour où Napoléon le fixe dans les fonctions de grand maître des cérémonies et l’appelle, en un temps d’universel relèvement, à reconstituer le protocole. La splendeur de son habit brodé fait un peu tort à la tenue audacieusement modeste de son frère ; celui-ci se pique de n’être rien qu’homme de lettres, romancier, auteur dramatique, et par opposition à son aîné devenu ordonnateur des cérémonies impériales, il s’intitule effrontément : Ségur sans cérémonie. Dans le même groupe, saluons une belle figure de connaissance, cette silhouette qui se campe fièrement sous le haut bicorne et qui est restée si vivante dans vos souvenirs d’enfance, le général Philippe de Ségur, aide de camp de l’Empereur. Ce Ségur-là, c’est la campagne de Russie se racontant elle-même, dans un livre d’histoire pathétique et sonore comme un chant d’épopée ; c’est, en huit volumes de Mémoires, l’armée consulaire et impériale narrant sa propre aventure à travers l’Europe et les péripéties de cette Iliade qui fut en même temps une Odyssée.

 

Plus près de vous, voici un saint prélat, dont la vie se consuma en une ardeur de propagande par la parole et par la plume ; voici votre digne père, qui fut conseiller d’État et poète, et non loin de lui la captivante grand’mère s’entoure d’un cercle de jeunes têtes et de mines éveillées. À ses enfants et petits-enfants, elle conte des histoires à les faire pleurer d’émotion ou se pâmer de rire ; sans s’en douter, elle invente un genre littéraire nouveau, le roman pour enfants, et y acquiert une célébrité plus qu’européenne. À son nom si connu s’accole le nom farouche de Rostopchine. Son père, ce Russe de 1812, ce gouverneur de Moscou en qui l’approche de l’envahisseur suscita une frénésie patriotique, se tient un peu à l’écart, et derrière lui l’horizon s’incendie.

 

Ainsi votre famille fut-elle mêlée aux drames de l’histoire autant qu’aux mouvements les plus divers de la pensée humaine. Depuis plus d’un siècle, elle se voue avec un égal succès aux occupations purement littéraires et aux formes les plus hautes de l’action. Famille d’épée et de lettres, elle a fait entrer la Grande Armée à l’Académie. Toute française d’esprit et de cœur, deux fois française, elle fut même, comme si elle eût pressenti l’actualité, un peu franco-russe.

 

Ce qui toujours la caractérise, c’est de vivre avec son temps. Jamais elle ne s’est enfermée dans le mausolée de ses souvenirs et de ses regrets. Si elle se retourne volontiers vers ces âges révolus où il lui est permis de puiser tant d’exemples, ce n’est pas pour s’y réfugier, c’est pour s’y retremper. Les problèmes contemporains, les idées, qui s’agitent et se débattent, ne la laissent nullement indifférente. Dans la vie publique, dans nos assemblées, plusieurs de ses membres — sans en excepter les vivants — ont montré que les convictions libérales peuvent s’allier au respect des institutions nécessaires. Famille à la fois traditionnelle et moderne, elle n’entend ni renier le passé ni se détourner de l’avenir ; elle sait se renouveler en se perpétuant.

 

Vous offrez, rassemblés en votre personne, plusieurs traits de cette belle race. À vous bien considérer, vous êtes un peu du XVIIIe siècle. Vous en avez la politesse, la distinction et le sourire. Vous nous venez en droite ligne de cette société qui, en sa grâce brillante, personnifia quelque temps l’esprit français et le fit voler à travers le monde en lui donnant des ailes. Il semble même que vous ayez hérité d’elle votre manière d’écrire si naturelle et aisée. Votre style a de la race ; il coule de bonne source. Sa facilité ne fait pas tort à son agrément ; il a la vivacité, la couleur, le trait ; selon le sujet, il s’affine délicieusement ou s’élève aux plus nobles accents. Vous n’en restez pas moins, dans vos écrits comme en toutes choses, homme de tact et de goût, homme d’excellente compagnie autant que d’habileté et de savoir : l’honnête homme, au sens ancien du mot. En même temps, la souplesse de votre esprit le fait s’adapter sans difficulté aux formes que revêt de nos jours l’activité intellectuelle. Livré aux travaux d’histoire, vous y portez la patience, la méthode, l’effort de critique et le scrupule d’exactitude qui sont notre probité professionnelle. Vous écrivez l’histoire à la façon d’un contemporain de Voltaire ; vous l’établissez d’après les règles les plus rigoureuses de l’investigation moderne.

 

Vous aviez une vocation ; les circonstances vous firent d’abord embrasser une carrière. Après un court passage au Conseil d’État, où j’eus la fortune de vous connaître et de vous apprécier, la vocation littéraire et historique vous saisit tout entier. Votre première étude porta sur le maréchal de Ségur, qui fut l’un de nos meilleurs généraux sous Louis XV et qui reçut sous Louis XVI le portefeuille de la Guerre. Sur ce ministre étranger aux coteries et sourd aux recommandations, sur les réformes qu’il apporta dans l’administration de nos armées, dans nos institutions militaires, votre ouvrage abonde en renseignements nouveaux et sûrs. C’est un bon livre à propos d’un bon ministère, deux choses qui ne se rencontrent pas communément.

 

Aux documents que vous avez recueillis sur votre ancêtre, me permettrez-vous d’en ajouter un et de vous l’offrir en bienvenue ? Il prouve que vous aviez heureusement choisi votre sujet, car il montre comment l’estime inspirée par le maréchal survécut à l’écroulement d’un régime et presque d’un monde. Pour sentir l’intérêt un peu inattendu de cette pièce, il importe de la replacer dans son cadre historique.

 

Pendant la Révolution, le vieux maréchal n’avait pas émigré. La Révolution lui avait enlevé ses dignités, ses biens, et ne lui avait laissé que l’honneur. Il vivait à Châtenay, près de Paris, très pauvre et très fier, fidèle à ses princes en exil. Un jour de l’an VIII, son petit-fils, le futur général, âgé de vingt ans, errait assez désœuvré dans Paris. La vue d’un régiment de dragons qui passe, sous les enseignes républicaines, en martiale allure, éveille en lui la vocation héréditaire. Il se sent soldat ; sans regarder à la couleur du drapeau, il s’enrôle dans un corps de volontaires que le premier Consul Bonaparte vient d’appeler à faire sous ses yeux la prochaine campagne. Dans l’entourage du jeune homme, dans son milieu d’ancien régime, dans sa famille, son action fut sévèrement blâmée. Bonaparte au contraire en fut enchanté, son principe étant de rallier et non d’exclure. Délicatement, il récompensa le petit-fils en la personne de l’aïeul. Par ses ordres, le ministre de la Guerre soumit aux trois Consuls, dans leur séance du 14 ventôse an VIII, un rapport où proposition était faite de rendre une pension à l’ex-maréchal, qualifié dans le texte de « vieillard respectable dont la carrière est une suite de faits glorieux, couvert d’honorables blessures et privé de l’usage d’un bras ». Le procès-verbal de la séance ajoute que « le premier Consul, à raison de ces considérations, arrête que le citoyen Philippe-Henry Ségur jouira des appointements de général de division réformé ». L’ex-maréchal ne put faire autrement que d’aller aux Tuileries remercier Bonaparte. Celui-ci l’accueillit grandement ; il le reconduisit jusque sur l’escalier, là, il commanda aux soldats de garde de prendre les armes, et l’on vit une scène digne de tenter le pinceau d’un artiste. Les rangs se formèrent, les tambours battirent ; les glorieux grenadiers de la République présentèrent les armes au vieux ci-devant cassé, infirme, en qui survivaient les vertus de l’ancienne armée, et il parut qu’en ce jour la France de Valmy et de Marengo rendait à celle de Fontenoy les honneurs militaires.

 

Après l’étude de nos institutions vitales, celle de la société polie vous attira. Vous aviez compris que cette étude pouvait offrir un intérêt sérieux non moins qu’agréable et que l’histoire des idées est souvent inséparable de l’histoire des salons. Les salons ! En pénétrant dans cet empire, vous vous êtes vite aperçu que la loi salique y est chose ignorée et que le pouvoir s’y transmet par les femmes.

 

On dit même, on dit parfois que les femmes règnent jusque dans les alentours de l’Académie. Sans en être, elles en occupent les avenues ; elles y mènent, dit-on, et leurs suffrages auraient la propriété de devancer et de préparer les nôtres. Essaierai-je de dissiper cette légende ? D’abord, ma contradiction rencontrerait quelque incrédulité, ce qui est le sort de beaucoup de démentis. Et puis j’avouerai franchement, Monsieur, que les femmes vous furent propices. Oh ! gardez-vous de prendre ombrage de mes paroles. Celles dont je parle furent de l’avant-dernier siècle ; elles portèrent la jupe à paniers, la poudre, les mouches, et leur recommandation, pour efficace qu’elle soit, nous vient enveloppée de ce parfum discret qui s’exhale des choses d’autrefois.

 

Parmi vos marraines, Mme Geoffrin tient sans contredit le premier rang. Vous lui avez consacré un bien curieux volume sous ce titre piquant : Le royaume de la rue Saint-Honoré. Royaume en effet que ce salon où Mme Geoffrin tint pendant près de cinquante ans le sceptre d’une souveraineté bourgeoise, où elle le tint d’une main autoritaire, où elle sut réunir, fixer, discipliner tant de célébrités. Vous avez étudié la constitution de ce royaume, ses lois et sa coutume. L’héritière présomptive, Mme de la Ferté-Imbault, fille de Mme Geoffrin, vous a confié par intermédiaire les secrets de sa correspondance, et vous avez reconnu que le gouvernement du bel esprit, installé rue Saint-Honoré, avait un ministre, un incorruptible ministre ou plutôt un ponctuel majordome, en la personne de l’académicien Burigny, immortel de son vivant et profondément oublié après sa mort. Par contre, à ces dîners du mercredi qui furent une institution demi-séculaire, que de convives illustres, Voltaire, Montesquieu, Fontenelle, l’abbé Galiani, d’Alembert et tant d’autres, sans compter les grands seigneurs ! Vous les évoquez tous dans leur pose familière, dans leur attitude caractéristique, et vous n’avez pas oublié au bout de la table le mari de la Reine, cet excellent M. Geoffrin qui après quelques essais de révolte offrit un modèle de résignation conjugale et qui mourut un jour comme il avait vécu, sans que personne s’en aperçût.

 

Certes, si le hasard vous avait fait vivre en ce temps-là, Mme Geoffrin vous eût admis au nombre de ses sujets préférés. Si vous aviez recherché les suffrages de nos prédécesseurs, elle eût remué en votre faveur ciel et terre, car elle obligeait ses amis autant qu’elle les rabrouait. Sollicitations, démarches, visites, elle eût tout employé ; j’en frémis rien que d’y penser. Dans un autre milieu, Mme de Monaco, constante en ses affections, vous eût donné les preuves d’un intérêt fidèle, et la dernière des Condé, la douce Louise-Adélaïde de Bourbon-Condé, dans la retraite pieuse où vous l’avez montrée cherchant l’oubli d’elle-même, aurait sans doute invoqué à votre intention le secours d’en haut et vous eût assisté d’une prière. Que d’autres firent valoir votre mérite ! Mme du Deffand vous a servi, et, par une faveur singulière, Julie de Lespinasse ne vous a pas compromis. C’est qu’elles vous doivent le plus précieux service qui puisse donner droit à la reconnaissance féminine : vous les avez rajeunies. Dans la mémoire du monde, elles pâlissaient un peu, à la façon de pastels mourants. Vous leur avez rendu l’éclat et les couleurs de la vie. Qu’importe si vous mêlez à l’éloge délicat que vous en faites quelques malices assurément justifiées et quelques médisances documentées ! De nouveau, à propos de vous, on a parlé d’elles, et voilà l’essentiel ! Vous les avez remises à la mode, en une série de livres charmants, attrayants, parfaitement informés, qui vous ont valu auprès du public une renommée de bon aloi.

 

Le XVIIIe siècle vous avait jusqu’alors occupé et séduit. Dans votre volume intitulé : Gens d’autrefois, vous faites un peu à travers les siècles l’école buissonnière. Loin des sentiers battus, dans un coin de l’Allemagne du XVIIe siècle, vous retrouvez un survivant du Moyen Âge, le prince-évêque de Munster, Bernard de Galen, prélat botté, éperonné, qui officie en tenue de soudard et martyrise son peuple. Par opposition, la romanesque figure du marquis de Lassay, qui « aima les femmes dévotement », vous retient quelques instants. Plus loin, le colonel-écrivain Guibert, qui fit les délices intellectuelles de la société sous Louis XVI et que notre temps a trop rabaissé, est remis par vous à son juste rang ; vous nous conviez à sa réception parmi les Quarante, devant un public si mondain, si coquet, si pimpant, — dit un récit d’alors, — qu’on se serait cru « à l’Opéra ou dans une salle de bal ». Même, vous nous révélez que pour la circonstance on n’avait pas craint de toucher à la vieille salle des séances, qu’on l’avait repeinte, qu’on lui avait fait un décor tout neuf, tout blanc, d’une éblouissante fraîcheur, ce qui paraîtrait aujourd’hui bien révolutionnaire. Enfin, passant au tragique, guidé par une correspondance inédite, vous nous conduisez en plein milieu moscovite, dans le château familial de Rostopchine, à l’heure où le maître de la demeure y porte de sa main le tison, à l’heure où la ville sainte s’anéantit pour n’avoir pas à se livrer ; sur cette catastrophe de Moscou qu’enveloppe une horreur sacrée, il semble bien que vous ayez dit le dernier mot.

 

Au milieu de ces succès un peu dispersés, vous n’aviez pas encore donné toute votre mesure. Le tourment du grand livre à faire vous obsédait ; vous rêviez d’un ouvrage qui serait capital par l’importance et l’unité du sujet, par l’ampleur des proportions. Le XVIIe siècle vous y donna matière.

 

Là, vous fîtes rencontre d’un personnage en qui se manifestent à un degré extraordinaire quelques-unes des particularités les plus remarquables et des discordances de l’époque. Parmi tant de capitaines dont les services portèrent si haut du temps de Louis XIV le lustre de nos armes, si le plus subit est le prince au profil d’aigle qui fit de la victoire sa proie et du premier coup la maîtrisa, si Turenne est le plus grand, François de Montmorency, duc de Luxembourg, maréchal de France, est le plus surprenant. Tout en lui est contrastes : un physique disgracié, un corps contrefait, tordu, bossu, d’aspect presque falot ; sous ces étranges dehors, un brûlant génie, une flamme de bravoure, une passion d’activité, de puissance et de gloire. Effréné dans ses désirs, dissolu en ses mœurs, pétri de vices et d’esprit, moqueur redoutable et flatteur habile, tour à tour violent et adroit, superbe et sinueux, il change d’âme, en quelque sorte, selon les circonstances et les lieux ; presque en même temps, il est prestigieux général et courtisan rusé, tisseur d’intrigues et gagneur de batailles. Son intelligence d’ailleurs est ouverte à toutes choses. Avant de partir en campagne, il discute avec Racine du plan d’une tragédie. À Paris, dans son fastueux hôtel qui retentit chaque soir du bruit des violons et des éclats de rire, il réunit tour à tour la meilleure et la pire compagnie. À cet homme si haut placé, on connaît un entourage suspect, le goût de l’interlope ; comme singularité suprême, un penchant pour les sciences défendues, des prétentions à l’alchimie, l’avidité du surnaturel et je ne sais quoi de magicien. Il est représentatif des grandeurs, des dessous et des mystères de son siècle.

 

Pour raconter en trois volumes cette vie à tant de faces, il a fallu vous faire un peu polygraphe. Jamais votre talent n’eut davantage à se multiplier, à se diversifier en une chatoyante variété. Que de milieux à explorer, que de périodes à traverser, en compagnie de votre aventureux héros ! Il naît sous Louis XIII, en pleine époque empanachée et bretteuse. Il sort d’une race illustre, tragique. Le maréchal de Montmorency son parent a péri décapité. Son père, c’est ce comte de Boutteville qui eut la tête tranchée eu place de Grève pour avoir contrevenu aux édits de Richelieu sur le duel. La jeunesse de François de Montmorency se passe dans les troubles de la Fronde : il y est à l’école de l’intrigue. Dans ce tourbillon de folies et de prouesses, allez-vous perdre sa trace ? Après l’avoir suivi en mille traverses, vous le retrouvez à Bruxelles, près de Condé dont il partage la mauvaise fortune, dans ce petit monde d’exilés qui nous donne comme un avant-goût de l’émigration. Puis, c’est le retour en France, le pardon, les signalés exploits de la guerre de Hollande, l’accès aux charges éminentes, le maréchalat, et peu à peu cette carrière haletante se mêle à la trame même de l’histoire et de la plus grande histoire. Le hardi partisan, le fougueux chef d’avant-garde se trouve maintenant tout connaître de l’art militaire. Dès 1678, il se montre digne de commander en Flandre notre principale armée. Il remplace dans nos camps Condé vieilli et y retient la victoire. C’est sous ses ordres que nos bataillons bravant les boulets, serrant les rangs, continuant d’avancer malgré un feu d’enfer, arracheront à Guillaume d’Orange ce cri d’admiration haineuse : « Ah ! l’insolente nation ! »

 

Avec Luxembourg, il est vrai, on n’est jamais au bout de l’imprévu. Au moment où il semble que vous n’avez plus qu’à l’accompagner dans le cours de ses hautes fortunes de guerre, vous devez exécuter une subite volte-face. La paix de Nimègue est survenue ; le règne est à son apogée. À le voir en ses dehors, ce n’est qu’ordre, régularité, magnificence ; à en considérer la surface, on croirait visiter ces jardins de Versailles d’une si majestueuse disposition et parcourir leur paix splendide. Cependant, à pénétrer dans les profondeurs, voici que se découvre un enfer d’intrigues forcenées et de crimes occultes : empoisonnements, maléfices, rites sacrilèges et pratiques abominables. L’affaire des poisons éclate ; c’est le scandale du règne et la grande escroquerie du siècle : énigme longtemps proposée à l’histoire et beau sujet de drame. L’opinion s’épouvante, le bruit court que l’intrigue sourdement assassine s’est glissée au plus haut et serpente autour du trône. Chaque jour amène une découverte, compromet un nom, et parmi tant d’autres celui de Luxembourg commence à circuler. On impute au maréchal de diaboliques manigances ; ne tient-il pas attaché à sa maison, à sa personne, un louche compagnon qui fait métier de prédire l’avenir et d’interroger les astres, une manière de sorcier ? Comme d’autres ont leur secrétaire ou leur chapelain, il a son sorcier. Sur son rôle dans l’affaire, on ne sait encore rien de positif, et jusqu’à ces derniers temps un doute a plané. Néanmoins, il est décrété de prise de corps, et vous voici obligé de le suivre dans les détours de son étonnante disgrâce.

 

À force de recherches, votre sagacité a éclairé ces ténèbres. En fait, dans le cas du maréchal, rien de plus que des accointances douteuses et des curiosités ; seulement, une animosité puissante le guettait. Louvois, qui le hait, a profité de ses imprudences ; il s’est efforcé de l’impliquer dans l’affaire, de l’envelopper dans l’accusation, et puis il lui fait donner conseil de se dérober aux poursuites, de s’enfuir à l’étranger, c’est-à-dire de se reconnaître coupable et de se perdre : procédé plus d’une fois employé pour se débarrasser d’un adversaire ; notre temps en ce genre n’a rien inventé.

 

Or, Luxembourg était capable de tout, sauf de fuir. Au lieu de déférer aux avis du ministre, il se constitue lui-même prisonnier et en son propre carrosse va prendre logement à la Bastille. Devant la chambre ardente, l’accusation portée contre lui succomba. Il fut mis hors de cause, sans que le Roi lui rendit encore sa faveur. Pour qu’il fût rappelé à la tête des armées, il fallut que l’Europe conjurée à Augsbourg vînt de nouveau presser nos frontières. Alors, l’opinion le désigne et le Roi l’admet. Par les singularités de son physique et de son caractère autant que par le souvenir de ses fulgurants exploits, le fatidique personnage exerce sur l’esprit public une sorte de fascination ; les soldats l’adorent, le peuple l’invoque ; peu s’en faut qu’on ne lui attribue un talisman de victoire et le pouvoir d’ensorceler la fortune.

 

Cinq campagnes en Flandre, plusieurs places de premier rang assiégées et prises, trois batailles rangées, trois victoires, telle est de 1690 à 1694 l’œuvre du maréchal, en ces dernières et plus belles années de sa vie. Jamais la guerre ne fut plus acharnée ; jamais, dans les temps modernes, armées si nombreuses ne s’étaient entrechoquées. Luxembourg sait manier ces masses ; on lui reconnaît la dextérité tactique, la supériorité des conceptions, le sang-froid au milieu des dangers, et « c’est là qu’il est grand », écrit Saint-Simon son ennemi. Il vainquit en d’insignes combats. Fleurus, Steinkerque, Nerwinde, encore aujourd’hui ces noms nous émeuvent, après toutes nos gloires et tous nos malheurs.

 

Les péripéties de ces journées, les manœuvres, marches, investissements et rencontres qui les ont précédées ou suivies, vous avez tout expliqué, tout jugé ; vous l’avez fait avec une maîtrise et même avec une compétence technique auxquelles n’ont pas manqué les plus difficiles témoignages, et votre ouvrage prend d’autant plus de valeur que cette partie du règne n’avait encore été l’objet d’aucun travail spécial. De quelque point de vue qu’on l’apprécie, votre récit de Nerwinde — la plus grande bataille du siècle — est une page admirable. Précision des détails, mouvement d’ensemble, coloris sobre, vive et franche allure, rien n’y manque. Vraiment, votre tableau est digne de figurer dans cette galerie des batailles françaises que nos meilleurs historiens ont concouru à former. Auprès du Rocroy de M. le duc d’Aumale, auprès du Fontenoy de M. le duc de Broglie, auprès du Waterloo d’Henry Houssaye, il ne paraît pas déplacé. Dans ce morceau achevé, il y a encore autre chose que du talent ; un souffle supérieur aux inspirations purement littéraires l’anime et le soutient ; les vibrants récits, comme les grandes pensées, viennent du cœur.

 

Ainsi avez-vous renouvelé tout un chapitre, et quel chapitre ! de l’histoire de nos guerres. Cette suprême partie de votre œuvre, vous l’avez intitulée du surnom qui fut donné à Luxembourg par une de ces trouvailles de mots auxquelles se plaît l’esprit français. On l’appela le Tapissier de Notre-Dame. Nul en effet ne fit à la cathédrale de Paris si belle draperie, car il la tapissa du haut en bas d’enseignes ennemies. Drapeaux et étendards, il les envoyait par brassées ; en grande pompe, les gardes suisses, ou les archers de la ville les portaient à l’église métropolitaine ; on les apposait aux piliers, on les suspendait aux voûtes, et le peuple curieux venait interroger ces soies multicolores ; il découvrait entre leurs plis la bigarrure féodale, la diversité des emblèmes, ces aigles, ces lions, ces tours, tout cet arrogant symbolisme ; il contemplait avec orgueil ces écussons captifs, cet armorial vaincu. Au bout de quelque temps, les drapeaux déjà percés de coups dans le combat se déchiquetaient et achevaient de périr. On en éloignait les restes, mais une floraison nouvelle venait remplacer l’ancienne, car Luxembourg, était toujours là pour faire récolte de dépouilles ennemies et raviver le merveilleux décor. Aujourd’hui, en notre Paris, d’autres monuments présentent les trophées d’autres guerres. Inestimables débris, drapeaux vaillamment récoltés, le temps les use ; malgré les soins pris pour les conserver, quelques-uns s’effritent autour de leur hampe dénudée et tombent en poussière. Qui viendra renouveler la moisson !

 

Votre éclatant volume sur le Tapissier de Notre-Dame, le succès et la multiplicité de vos œuvres, leur valeur littéraire, vous plaçaient parmi nos meilleurs écrivains d’histoire. L’Académie vous avait décerné le grand prix Gobert ; elle fut heureuse de vous élire. Le souvenir de deux des vôtres qui vous y avaient précédé, vos traditions de famille, vos habitudes d’esprit vous créaient avec elle une sorte de parenté ; en y prenant place, vous goûterez le double plaisir d’en être et de vous y retrouver.

 

Avec ce sentiment de sécurité que donnent une consécration légitime et le suffrage de vos pairs, vous pourrez continuer vos travaux, j’allais dire vos services. Aussi bien, il est nombre de vos pages qui dégagent une émotion salutaire et qui attestent la vertu stimulatrice de l’histoire. Si l’histoire doit de plus en plus se renseigner et se contrôler, s’il lui faut se placer au-dessus de nos préoccupations et de nos discordes, gardons-nous pourtant d’en faire simplement œuvre d’érudition ; gardons-nous de la refroidir autant que de la fausser. Dans le passé, qu’elle établisse avec rigueur la part du mal et celle du bien ; qu’elle s’applique, avec toute l’équité permise aux jugements humains, à discerner ce qui méritait de disparaître sans retour et ce qui doit survivre. Laissons-la cependant s’échauffer au contact des actions exemplaires et au son des accents virils ; il est bon qu’elle parle haut et clair aux générations qui s’élèvent. Je voudrais qu’à citer vos beaux ouvrages, on pût répéter à tous nos jeunes gens, à ceux qui entrent dans la vie et par suite vont au combat, à ceux qui dans la variété de leurs aptitudes et de leurs vocations portent en eux les destins futurs du pays, ces paroles que Luxembourg adressait à la Maison du Roi prête à charger. « Messieurs, souvenez-vous de l’honneur de la France ! »


[1] Edmond Rousse, notice par M. Ernest Cartier, ancien bâtonnier de l’ordre des avocats.