Réponse au discours de réception de Paul Deschanel

Le 1 février 1900

Armand PRUDHOMME, dit SULLY PRUDHOMME

Réponse de M. Sully-Prudhomme
au discours de M. Paul Deschanel

DISCOURS PRONONCÉ DANS LA SÉANCE PUBLIQUE
le 1er février 1900

PARIS PALAIS DE L'INSTITUT

 

Monsieur,

Il y aura vingt ans bientôt, j’occupais la place même où vous venez de parler dans le langage qui vous y destinait, et j’étais loin de m’y sentir à l’aise autant que vous l’avez été. J’avais comme vous, mais avec beaucoup moins de compétence, à célébrer la mémoire d’un homme d’État, publiciste et historien considérable. La politique, fort en honneur chez les Grecs, ne figure pas néanmoins dans le chœur des Muses. La Muse dont j’ai sollicité les leçons ne m’a pas initié au secret de gouverner les peuples. Par le hasard des successions académiques, dont j’aurais mauvaise grâce à me plaindre, me voilà de nouveau appelé à remuer, sans l’expérience requise, une matière périlleuse où se sont exercés avec une maîtrise égale et une inquiétante divergence de vues le sagace et vigoureux esprit du confrère tant regretté dont vous faisiez tout à l’heure un si digne éloge, et le vôtre, dont la valeur reçoit aujourd’hui une solennelle consécration.

Vous avez honoré pleinement la mémoire de ce noble adversaire ; vous avez pu sympathiser sans réserve aux mobiles désintéressés de ses actes, sinon à ses espérances. Quelle bonne fortune, n’est-ce pas ? dans le champ clos politique, de pouvoir combattre sans haine, de pouvoir saluer le vaincu ! Pour cela il faut l’estimer, et rien ne vous a été plus facile : Édouard Hervé fut la loyauté même. Un trait de sa vie suffit à mettre en lumière toute sa hauteur morale. Napoléon III, soucieux de gagner à l’Empire les opposants de mérite, l’avait fait inviter à se rendre auprès de lui ; il répondit simplement : « En entrant chez l’empereur je serai quelqu’un, en en sortant je ne serai plus rien. » Être quelqu’un, c’était donc pour lui conformer sa vie à sa foi, marcher droit ; n’être plus rien, c’était dévier, ne fût-ce que d’un pas. N’obéissant qu’à des convictions, il ne faisait rien à demi et se donnait tout entier. Comme il croyait à sa religion, il la pratiquait. Le fanatisme lui était d’ailleurs en horreur : chez lui la plus stricte fidélité à ses principes est toujours demeurée compatible avec la plus large tolérance. Toute sa personne attestait sa droiture : la transparence de son regard était la limpidité même de sa conscience, comme aussi le timbre harmonieux et franc de sa parole en exprimait l’accord parfait avec sa pensée. Cette parole, je l’avais entendue autrefois, dans une conférence qui fut une pépinière d’orateurs et d’hommes d’État, et je n’en ai jamais oublié l’autorité précoce. La libre éclosion de ses idées politiques y fut digne de remarque : presque tous nos jeunes collègues, monarchistes ou républicains, professaient passionnément les opinions fort divisées de leurs pères. J’admirais cette piété très respectable, non sans, toutefois, m’en inquiéter un peu pour le progrès de la concorde en France. Édouard Hervé, lui, n’avait pas aliéné l’initiative de son jugement. Son père, partisan libéral de la Révolution assagie par Napoléon, était hostile aux Bourbons ; sa mère, par tradition de famille, inclinait aux idées aristocratiques. Ces deux influences héréditaires opposées se neutralisèrent en lui, de sorte qu’il put soumettre à sa raison, émancipée par l’équilibre, le problème du gouvernement le plus avantageux pour la France. Or il était foncièrement historien, qualité peu propre à simplifier pour l’esprit les données et la solution du problème social. Son sens historique était merveilleux ; le passé pour lui éclairait distinctement l’avenir : vous en avez rappelé un bien frappant témoignage. Au sortir de l’École normale, il n’accepta pas le joug politique de l’Université, et pendant un an professa librement l’histoire et la littérature : M. Casimir Perier et sa famille se souviennent de ses leçons. Les vicissitudes des nations lui avaient appris qu’un État n’assure sa paix intérieure que par des institutions à la fois libérales et fortement sanctionnées, et n’a d’action au dehors que grâce à l’indivisible concours d’une force qui impose et d’une diplomatie qui prévoit de loin et prépare avec suite. Pas plus que vous il ne s’était résigné au recul de nos frontières ; il n’admettait l’abandon ni moral ni matériel de nos provinces perdues.

L’Angleterre avait été l’objet de sa plus attentive étude. Le premier travail qu’il y consacra, sous le titre : Page de l’Histoire d’Angleterre, est un éloge enthousiaste des hommes d’État et de l’organisation politique de ce grand pays : il la juge pondérée aussi habilement que possible. Dans le second, de beaucoup postérieur, ouvrage récent, son admiration se tempère ; autant il applaudit à la constitution libérale octroyée d’abord à l’Irlande par l’Angleterre, autant il en réprouve l’inique retrait. Il ne consent pas à la rupture du lien qui, dans le monde, s’est tant relâché, mais qui dans la conscience n’en tient pas moins étroitement enchaînée la politique à la morale, et il semble avoir écrit ce livre-ci pour satisfaire à un scrupule en corrigeant l’autre. Nous y avons gagné un exposé magistral de la séculaire agonie des franchises Irlandaises.

Édouard Hervé n’obtint aucun mandat électif ; son action politique fut donc toute dans ses articles. Le recueil en pourrait être recommandé à titre d’ouvrage classique aux élèves de l’école récemment fondée à Paris pour former des journalistes dignes de leur profession. Dans ces pages, en effet, on sent un appel sincère et constant à la raison, ce qui en exclut l’esprit méchant et cette violence de langage toujours proportionnelle à la pénurie du fond. Le mouvement du style y est l’allure d’une dialectique pressante, et c’est la force même de celle-ci qui en devient la chaleur sous la résistance des opinions combattues. Sûr enfin que le publiciste ne l’induit pas à s’émouvoir à l’aveugle, le lecteur lui donne sa confiance. Édouard Hervé possédait au plus haut point le génie complexe du journalisme, entreprise qui exige l’entente avisée d’une foule de conditions matérielles et surtout l’art de plaire au plus grand nombre possible de lecteurs, art difficile quand on s’adresse uniquement à la curiosité de bon aloi. Si noble qu’elle soit, le plus sûr pour la séduire est de la satisfaire à bon marché. Grâce à Édouard Hervé, tous les passants, pour un sou, purent admirer le « Soleil » dans le télescope de sa façon où il le regardait lui-même. Il n’a pas dû voir sans alarme foisonner son mode populaire d’enseignement et se multiplier à l’usage des courtes vues d’autres lunettes à bas prix d’opticiens moins scrupuleux.

Le journal est pour le rédacteur politique un champ de bataille où il n’apparaît qu’armé de pied en cap ; on n’y peut rien surprendre de ce qu’il est au repos sous la tente. Le public n’imagine pas qu’il puisse être incapable de médisance, tendre et plus sensible à une sonate de Beethoven qu’au chant de la Marseillaise ou à l’air du Beau Dunois. Tel était cependant chez Édouard Hervé l’homme intime. Il ne dénigrait jamais personne : ses proches et ses amis ne tarissent pas sur les richesses de son cœur, et ses confrères de l’Académie en sentaient ou la chaleur ou la distinction naturelle dans son exquise aménité. Il était musicien passionné. Pour son âme endolorie, quel contraste réparateur devaient faire avec les cris discordants d’une polémique orageuse les notes toujours caressantes dans leurs harmonieuses tempêtes comme dans leurs mélodieuses pâmoisons. — Ah ! soustrait au vacarme des cités terrestres, puisse-t-il aujourd’hui goûter la sublime vie que lui révélait la musique divine ! et puisse-t-il, comme un dernier écho de ces murs, avoir entendu seulement les paroles généreuses que vous ont inspirées ses vertus viriles et son amour de la France !

Vous êtes un peu triste, disiez-vous tout à l’heure, en remerciant la compagnie, d’être à l’honneur sans avoir été à la peine ; votre amour filial se crée un délicat scrupule. Pour le rassurer, je ne saurais en vérité mieux faire que de vous prendre au mot et, saluant avec vous ici Monsieur votre père, d’identifier comme vous le faites vos deux âmes, vos deux cœurs, vos deux personnes morales, de ne plus, en ce moment, distinguer entre vous deux. Quel autre hommage, Monsieur, pourrait lui être plus intimement sensible et comment à la fois pourrais-je honorer mieux votre caractère, votre parole et votre plume ?

Mais quand vous affirmez modestement n’avoir pas été à la peine, dois-je vous en croire ? Je m’imaginais tout le contraire. Ne ramez-vous pas depuis une quinzaine d’années dans la galère politique ? Cette vie était, à mes yeux, le châtiment de vos infidélités à votre vocation d’écrivain, que vous y sacrifiez trop, hélas ! à mon gré. Je me trompais donc ; je vous en félicite. Vous nous offrez, en effet, l’agréable et rare exemple d’un homme d’État au front sans rides. C’est qu’une intime satisfaction domine en vous les soucis patriotiques et les fatigues professionnelles ; vous goûtez la fière conscience d’être utile à votre pays, la joie pure de sentir dans vos succès oratoires le triomphe des vérités qui le sauvent.

En relisant vos premiers ouvrages, j’étais bien près d’en vouloir à celle de vos deux vocations qui a primé l’autre : ces écrits révèlent le sens, frais éclos, du beau littéraire, ce sens de la justesse exquise et de la proportion, qu’on appelait naguère le goût ; c’est un mot qui tombe en désuétude. Mais vos discours sont plus français encore et par la trempe du langage et par le souffle qui les anime. Aussi conjurent-ils mes regrets d’homme de lettres tout en caressant mes aspirations de citoyen. Substantiels et vivants, je les ai lus avec autant de fruit que de plaisir. Votre éloquence, d’un large essor, mais armée de documents positifs, de chiffres et de faits, entraîne par degrés l’esprit jusqu’au point de vue exactement choisi, d’où lui peuvent apparaître, avec une égale netteté, les détails et les grandes lignes, le centre et l’horizon du sujet qu’elle éclaire. L’éloquence est une séductrice ailée. Le cœur s’y livre sans défense, mais l’esprit s’en méfie, et d’autant plus qu’elle perd pied davantage. Oserai-je dire devant vous que trop souvent, même à la tribune où se joue le sort du pays, elle ne s’élève qu’à la façon des ballons, je veux dire de ces montgolfières d’amusement gonflées par un feu de paille, qui ne s’arrondissent, reluisent, et montent qu’en raréfiant leur contenu pour vaguer dans la région des nuages au gré des vents ? Ah ! chez vous elle est bien différente ! elle ne doit pas au vide son envolée, ni au vernis son éclat, ni à l’enflure son ampleur ; c’est tout autre chose, c’est de l’architecture, une construction élancée d’ordre composite. Elle s’appuie sur de fermes assises d’où, solidement échafaudée, elle s’élève d’aplomb, dans un stable équilibre, comme un haut observatoire, mais le style n’en est pas pour cela massif. C’est, au contraire, une tour qui s’érige de plus en plus élégante et svelte et dont le couronnement dresse enfin vers le ciel les trois couleurs nationales. Elle convie ainsi les travailleurs vraiment français à ne les jamais disjoindre, à les planter encore indivisément toutes les trois au comble des bâtiments qu’ils achèvent, à les saluer sur tous les édifices, — maisons communes, écoles, temples et forteresses, dont le ciment symbolise notre unité sociale comme ce drapeau palpitant les communes aspirations de la patrie.

Comment s’est formée la double expression littéraire et oratoire de votre pensée ? Comment votre pensée même a-t-elle mûri ? Par quelles étapes, sans arrêts, depuis le berceau vacillant de la terre d’exil, où vos lèvres apprirent des lèvres paternelles à balbutier le nom de la France avant de l’avoir vue, s’est graduée votre ascension jusqu’au fauteuil présidentiel de la Chambre des députés, si voisin de votre fauteuil académique ?

J’imposerai à votre modestie la douce torture de me l’entendre raconter ; elle ne souffrira pas longtemps, car ce progrès fut singulièrement rapide. Aussi bien n’ai-je à parler que de votre vie publique, de celle qui nous appartient, de vos succès dans le plus vaste et malheureusement le moins courtois des salons de France.

C’est à Bruxelles que vous êtes né, au milieu d’une élite intellectuelle proscrite pour un crime dont j’ai vainement cherché la définition dans nos codes. Votre naissance fut un bienfait. Sainte-Beuve, dans ses Nouveaux Lundis, cite à propos du livre charmant de M. Émile Deschanel, intitulé le Bien et le Mal qu’on a dit des Enfants, ce passage qu’il en extrait, et que sans nul doute vous avez inspiré : « Le regard de l’enfant guérit toutes vos peines. Toutes les tristesses de votre cœur se dissipent à ses regards comme les neiges au soleil. Votre âme se fond à son sourire... » Un illustre compagnon d’exil avait souhaité bien joliment à Monsieur votre père cette tendre consolation. Le félicitant de son récent mariage avec la plus gracieuse conquête de ses conférences bruxelloises : « Vite, vite, lui écrivait de Jersey Victor-Hugo, vite, le petit Deschanel promis ! » Cette sommation divinatoire et familière du génie devait porter bonheur à l’enfant. Votre premier maître, le meilleur, celui dont la haute expérience vous a toujours instruit et assisté, c’est votre père même ; vos derniers maîtres vous les devez au lycée Condorcet, qui m’a formé aussi : comme vous je l’aime et ne manque jamais l’occasion de lui témoigner publiquement ma reconnaissance. Licencié ès lettres à dix-sept ans, vous étiez licencié en droit à dix-neuf, double préparation au développement ultérieur de vos deux aptitudes maîtresses. Tout de suite, dès votre vingtième année, vous voilà la proie appétissante du sphinx politique, dont vous êtes l’Œdipe aujourd’hui, car vous n’avez pas été dévoré. Vous avez commencé votre apprentissage à bonne école, au secrétariat du ministère de l’Intérieur. Je vous trouve, en 1878, sous-préfet de Dreux ; vous étiez heureusement majeur, mais tout juste. Vous y avez réussi. Il est en France des sous-préfectures heureuses, où le charme de la jeunesse supplée la longue pratique des affaires administratives. Vous voilà donc entré en communication directe avec le peuple, pour qui bientôt vous serez admis à légiférer, et vous l’abordez avec des convictions déjà bien arrêtées, une foi républicaine héréditaire et le souvenir saignant, cruellement vivace, de nos dernières défaites et de l’impitoyable mutilation qu’elles ont coûtée à la France. Moins de deux ans après, vous êtes nommé sous-préfet de Brest. À la lecture du discours que vous prononciez huit ans plus tard, sur le budget de la Marine, il m’a semblé que la houle accourue du large et le fouet salé du vent marin vous remontaient à la mémoire et de la mémoire aux lèvres.

Sous-préfet de Meaux en 1881, vous donnez votre démission pour vous jeter en pleine bataille électorale sous les auspices de Gambetta, dont les derniers discours vous avaient enthousiasmé. Son éloquence en vous remuant vous a révélé la vôtre.

En 1885, vous étiez élu député d’Eure-et-Loir. Depuis lors, dans toutes les élections successives, vous avez conservé sans concurrents, à Nogent-le-Rotrou, votre mandat rajeuni par l’affection croissante et de plus en plus fière de vos commettants. C’est durant la période de quatre ans, de 1881 à 1885, dernier stage de votre carrière parlementaire, que s’enracinèrent en vous et mûrirent, avec une singulière puissance, vos sentiments patriotiques et, l’année qui précéda votre élection, vous avez senti le besoin de les retremper loin des étourdissements de Paris, de pousser chez nos vainqueurs une reconnaissance fructueuse jusqu’au foyer même de leur activité intellectuelle.

Pour vous approprier leur langue et pénétrer leur méthode, vous êtes allé vous asseoir sur les bancs de l’Université d’Heidelberg.

Le Journal des Débats nous a fait connaître, dans une série de croquis d’une verve incisive, que vous lui adressiez en 1885, vos divers contacts avec la société allemande, avec le soldat, l’étudiant surtout, ce que vous avez observé de ses mœurs brutalement viriles. Le voyage a tout à coup supprimé pour vous, en même temps que la distance des lieux, celle des événements. Vous n’avez pas laissé votre cœur devenir malgré lui moins sensible à la brûlure de ses souvenirs, à l’aiguillon de ses révoltes, et vous êtes revenu dans votre patrie plus que jamais fidèle à son deuil, et plus sévère encore pour l’oubli. Ne rien oublier de nos malheurs ni de nos fautes vous est nettement apparu comme notre premier devoir, et il entraîne celui de tenir les yeux sans cesse ouverts sur toutes les chances de les réparer que peut nous offrir l’échiquier diplomatique et militaire du monde.

Votre regard a dès lors immuablement visé cette réparation, et depuis le seuil du parlement jusqu’au siège éminent que vous y occupez aujourd’hui, votre ferme vouloir n’a cessé de tendre vers cet unique objet. Mais comment, espérer l’atteindre, aussi longtemps que la constitution ne sera pas utilisée pour le bien du pays ? Il vous a donc semblé urgent, non certes de l’abolir, mais au contraire d’en adapter avec une précision rigoureuse aux principes mêmes qui en sont la base les ressorts plus étroitement concertés. Vous voudriez par des réformes profondes en rendre le fonctionnement efficace, et désormais en communiquer la cohésion, l’harmonie et la force à la conduite de toutes nos affaires. À l’ambition de la refondre vous avez ajouté celle de vous en servir, de vouer toutes vos forces au bienfait que la France a droit d’en attendre, et vous vous êtes résolument initié aux problèmes périlleux qu’elle doit se prêter sans secousse à résoudre. Vous les avez remués par la lecture d’ouvrages dont le nombre et la substance me font frémir, et grâce à d’autres studieux voyages en Italie, en Espagne, en Autriche et, en Angleterre, vous avez pu les envisager sous les faces diverses qu’ils empruntent à l’histoire et au tempérament des divers peuples. Plus tard, en 1892, une mission officielle aux États-Unis vous a permis d’observer, pendant quatre mois, les institutions et les mœurs de cette république où l’énorme inégalité des fortunes permet de distinguer si clairement, dans l’ordre social, la politique de l’économie.

Voilà comment se sont achevées par l’étude et par la pratique à la fois votre éducation et votre expérience d’homme d’État. Qu’il s’agît de politique intérieure ou extérieure, que la France eût à sauvegarder les intérêts de sa marine, de ses colonies, de son agriculture ou de son industrie, à maintenir au dehors son influence ou son prestige, aucune question dont vous sentiez l’importance ne vous est demeurée rebelle. Dans aucune vos aptitudes n’ont failli à votre inquiète curiosité, servante de votre patriotisme. Vous avez donné des gages de votre compétence dans vos écrits non moins qu’à la tribune. Les publicistes d’abord vous réclament avec fierté comme un des leurs, et des plus précoces, car vous avez débuté à vingt et un ans, au Journal des Débats ; vous y avez fait paraître pendant une dizaine d’années avec un succès croissant de nombreux articles de critique littéraire et d’histoire. On se rappelle vos remarquables études sur la réforme administrative. On n’a pas oublié non plus les pages lumineuses que vous avez données à la Revue politique et parlementaire ; et à plusieurs autres revues moins spéciales et des plus accréditées.

La Société géographique et commerciale de Paris a couronné de vous trois ouvrages datés de 1883, 1884 et 1889.

Parmi vos nombreux articles vous avez choisi, complété et réuni en volumes distincts ceux que rapproche la parenté des sujets traités. Notre compagnie a couronné l’un de ces volumes intitulé : Orateurs et Hommes d’État. Vous savez donc l’estime qu’elle en fait. Vous y appréciez d’importantes publications, alors récentes, sur les principaux événements qui ont déterminé la situation de l’Europe depuis Frédéric II jusqu’à nos jours et sur quelques-uns des grands ministres qui les ont dirigés, Fox, Pitt, Grey, Talleyrand, Gladstone, Bismarck. Ç’a été pour vous l’occasion d’exercer spécialement votre sagacité politique avant de la mettre au service de votre pays, et rien ne pouvait vous gagner davantage sa confiance. Au sein même de l’Académie, conservatoire de la politesse française, du génie national dans toutes ses expressions supérieures, et à ce titre, musée social d’hommes d’État, cette sagacité déjà mûre a été reconnue par ses juges naturels. Nous vîmes y sourire celui d’entre eux dont, précisément, vous vous faisiez juge vous-même dans la plus intéressante partie de votre livre avec une liberté entière, égale à votre déférence pour un maître historien, votre aîné de beaucoup, ce qui ne le vieillit guère. Dans le chapitre que je vise vous analysez une fine et profonde recherche de M. le duc de Broglie : Frédéric II et Marie-Thérèse, 1740-1742. Vous ne partagez pas sa sévérité pour la morale élastique du prince qui a fondé la puissance de nos vainqueurs. Son genre d’habileté vous eût, chez nos gouvernants d’alors, semblé d’un prix inestimable, car, à vos yeux, le premier devoir d’un roi est de conserver intégralement à ses sujets, coûte que coûte, leur patrie, et de procurer à cet édifice antique les contreforts qui en assurent la pérennité. Vous montrez que Bismarck a réussi contre nous pour avoir, à plus d’un siècle de distance, épousé les vues perspicaces de Frédéric II et en outre ses procédés diplomatiques absous par la reconnaissance du peuple dont ils ont fait le salut, la force et la grandeur. Votre rancœur, Monsieur, n’est pas mesquine, elle sait être impartiale pour profiter des leçons ; mais laissez-moi douter que, le cas échéant, votre droiture fût docile à ces leçons-là. Je préfère louer en vous les qualités indiscutables de l’homme d’État, et surtout la prévision lointaine et divinatoire. Il me suffira de signaler une page entre autres de ce même livre, où vous en donnez la mesure ; cette page est datée de 1883, on y lit : « Le problème à résoudre un jour pour un homme d’État français serait de marcher avec la Russie. » L’alliance est aujourd’hui consommée, mais pour qu’elle soit efficace, vous reconnaissez indispensable l’appoint de l’Angleterre, et vous ajoutez plus loin : « Dans ce grand problème que la France devra résoudre, si elle ne veut périr, — l’union des Latins et des Slaves contre les Germains, l’Angleterre sera le facteur d’où dépendra la solution ; maîtresse des mers, elle tiendra le nœud du problème. » Nœud gordien, il est vrai, maintenant plus compliqué que jamais : le trancher par le fer ne sourit à personne.

Je m’arrête ; je sens le terrain peu sûr pour mon pied novice, et je suis sollicité par d’autres compositions moins graves mais plus voisines des lettres où je respire à l’aise. Sous le titre Figures littéraires, vous avez rassemblé huit articles sur diverses publications relatives à Renan, Bourget, Sainte-Beuve, Quinet, Dubois, le fondateur du Globe, Mignet, Diderot et Rabelais. Ces pages font grand honneur à votre sens critique et révèlent un commerce familier avec plusieurs grands philosophes. Le temps me manque pour motiver ici cette appréciation, mais je ne passerai pas pour un encenseur prévenu aux yeux de quiconque a lu les plus remarquables de ces articles, surtout l’analyse du génie de Renan, que vous ont suggérée les Souvenirs d’Enfance et de Jeunesse. Aucun lobe de ce merveilleux cerveau ne semble avoir échappé à votre scalpel. Vous en expliquez mieux sans doute la complexité que l’harmonie ; mais il s’est contenté lui-même d’y signaler, par exemple, l’antagonisme du Breton et du Gascon. Ne les sentons-nous pas cependant intimement mêlés tous deux et en bonne intelligence dans son investigation patiente et fine à la fois, dans sa pensée large comme l’horizon marin et vive comme l’étincelle, dans son style fait de distinction et de jovialité ? Son œuvre rappelle le miroir de l’eau courante qui ondoie et scintille, tourne l’obstacle en chantant, fouille en glissant et participe, sans que l’œil les y discerne, des deux éléments si opposés qui la constituent et dont la combinaison demeure mystérieuse. Vous terminez cette étude par une remarquable réponse de Pallas-Athénée à l’admirable prière de Renan sur l’Acropole. En lisant cette réponse, une explication m’est venue de la sérénité souriante, de la résignation allègre qui étonne et scandalise en ce chercheur opiniâtre et déçu. C’est qu’il possédait éminemment le sens poétique, le sens du beau, suprême conciliateur du doute rationnel et de l’aspiration religieuse. Jouir du beau, en effet, n’est-ce pas sentir immédiatement, dans le délice même de l’admiration, une raison d’être à la nature, à ses douloureux enfantements de formes éphémères, et savourer la dispense de raisonner.

Parmi ces gerbes littéraires, moisson due à votre labour personnel de terrains divers défrichés par d’autres, il en est une encore, Figures de Femmes, que je me garderai d’omettre et dont la mention clôra le dénombrement de vos écrits. Vous peignez Mesdames du Deffand, d’Épinay, Necker, de Beaumont, Récamier, et comme repoussoir la reine Élisabeth d’Angleterre. Ce livre a plu singulièrement à vos lectrices : il accorde une influence très marquée sur les lettres françaises à la conversation des femmes, à leur commerce épistolaire, au don qui leur est propre d’allier à une redoutable pénétration de nos cœurs une grâce qui nous la leur fait pardonner. Cet hommage à leur valeur intellectuelle les touche profondément, d’autant plus peut-être qu’il semble réhabiliter leur esprit, qu’on pourrait croire moins affiné par la vie mondaine aujourd’hui qu’autrefois. J’incline à penser qu’elles n’ont rien perdu de leur finesse d’esprit, mais qu’elles l’exercent sur de moindres objets : le fumoir et le club les isolent de plus en plus, et moins il y a d’hommes dans un salon, moins il y a de substance dans la conversation. C’est un aveu discourtois que, à vingt-cinq ans, vous n’avez pas eu l’imprudence de leur faire. Je voudrais pouvoir m’attarder sur le chapitre qui m’a le plus captivé, celui où vous narrez et appréciez la liaison de Chateaubriand avec Mme de Beaumont. Vous montrez d’abord l’homme au naturel, puis son image dans l’âme délicate et profonde qui, en s’y mêlant, l’épurait. Contraste inquiétant pour le repos de la noble femme. Vous dites : « Au fond il n’aima jamais que lui-même. » Je dirais plutôt : pareil à tant d’autres artistes, il ne s’attacha qu’à l’irréalisable et poursuivit de forme en forme l’idéal qui ne livre au sens que son vêtement par lambeaux.

Votre talent d’écrivain nous procure du plaisir, mais votre mission d’homme d’État vise plus haut : la politique intéresse notre bonheur. Il s’agit de nous rendre le bonheur possible en société ; tâche ardue, car les hommes ne savent ni se passer les uns des autres ni vivre ensemble. L’instinct de la solidarité est cependant accouplé, même chez les sauvages, à l’instinct de la conservation, mais avec le nombre des associés s’est accrue la difficulté de s’entendre, et dans tous les États depuis longtemps la discorde est ouverte ou latente. Fille de la tribu primitive, la cité n’en est pas moins, à ce titre, par destination héréditaire, au fond et avant tout (pardonnez-moi mon ingrat langage) une société coopérative d’assistance mutuelle contre la faim, les intempéries et les bêtes féroces. Ne perd-elle pas sa raison d’être, et ne se retourne-t-elle pas contre sa fonction quand elle ne l’est plus, quand elle laisse dans son propre sein, en pleine civilisation, persister indéfiniment, pour une foule de ses membres, l’insécurité, la misère même que la nature l’avait adaptée à prévenir ? Cette perversion vous choque et vous afflige. Le socialisme est né du même sentiment ; aussi n’est-ce point par là qu’il vous apparaît monstrueux chez ses partisans de bonne foi ; on peut, sans haineuse envie, chercher une irréprochable répartition de la richesse. Ce qui à bon droit vous répugne en lui et vous alarme, c’est la témérité, l’incohérence des moyens conçus pour obtenir ce résultat idéal. L’espoir de réaliser intégralement la justice dans les lois, après la ruine totale de notre économie présente, si défectueuse qu’elle soit, vous semble un leurre. Je suis tout à fait de votre avis ; les lois ne sont que perfectibles. La justice entière, idéale, en effet, ressemble à une mère de famille d’une sollicitude aussi perspicace qu’impartiale. Elle empêche ses enfants de se battre pour mordre au gâteau qui sera la récompense de leur travail. Elle estime à l’âge et à l’appétit de chacun d’eux ce qu’il en peut manger sans indigestion, et à ses studieux efforts ce qu’il en a mérité. Elle mesure les parts en conséquence et, quelles que soient l’espèce et les dimensions du gâteau, elle les proportionne de même : elle les fait toujours équitablement inégales. La loi, hélas ! ne peut pas avoir le cœur d’une mère : les distinctions qu’elle établit sont toujours trop générales, ses présomptions, grossières. Il lui est donc interdit d’accomplir à elle seule toute l’œuvre de la justice, elle ne saurait en venir à bout sans une aide. Or cette aide est la sympathie pénétrante que les uns nomment la fraternité, les autres la charité, et dont le nom le plus conciliant est l’humanité. Je la sens respirer dans tous vos beaux discours relatifs à la question sociale. « Celui qui ne souffre pas des souffrances de ses semblables, dites-vous dans votre discours de Carmaux, et qui ne met pas toutes ses énergies et tout son cœur à les alléger, celui-là ne mérite pas le nom d’homme. » — Ah ! Monsieur, cette noble compassion nous promet de meilleures lois, mais elle nous promet surtout ce que les meilleures ne suffisent pas encore à donner, je veux dire cette sympathie qui ne peut être fournie que par l’initiative privée, soit individuelle, soit collective. Dans votre politique, en effet, dont l’objet est de conjurer le progrès du socialisme par celui des associations ouvrières méthodiquement organisées, ce qui me frappe, c’est que par l’échange direct des bons offices, chacune d’elles peut devenir une école de fraternité concrète et réelle.

Vous vous rencontrez sur ce point avec l’un de vos collègues de la Chambre des députés que vous retrouvez parmi nous, orateur dont la foi et l’art font l’éloquence et y prêtent la force, l’éclat et le poli d’une armure ; chez lui les paroles chrétiennes de fraternité sociale ont recouvré toute la pureté de leur inspiration originelle, tout leur sens évangélique, si redoutable à l’égoïsme. J’ai dit que vous partagiez tous deux ce sentiment ; je me garderai bien, sous cette coupole, de rappeler les idées qui ne vous sont pas communes. Vous m’en saurez gré, comme, aussi, de ne point évoquer le souvenir de nos crises intérieures, humiliantes pour la dignité nationale. Vous fondez sur une défense réciproque et autonome des intérêts professionnels l’entreprise de réparer les iniquités de notre économie sociale, d’émanciper graduellement le salaire subordonné au capital. Vous exhortez les travailleurs à se liguer contre les surprises du chômage et les menaces de la misère par une libre concentration de leurs moyens trop divisés encore, mais de moins en moins précaires, d’améliorer leur sort. Vous les encouragez à persévérer dans les efforts heureux qu’ils ont déjà faits spontanément de toutes parts pour unir leurs intérêts. Or par cette union même ainsi concertée, ceux qui vous suivent sont en train d’instituer à leur profit, d’une manière à la fois rationnelle et pratique, la cité juste où la solidarité garantit la concorde et la subsistance.

De leur entreprise et du succès croissant qui en marque le début il appert que pour fonder une pareille cité, pour y tendre efficacement, une question d’ordre purement économique, antérieure ou, du moins, concomitante à la question politique, s’impose et doit être résolue. Les socialistes s’en sont emparés, et il importe au salut public de ne leur en point abandonner l’étude, parce qu’ils en méconnaissent la difficulté foncière. Vous l’avez compris, et c’est l’originalité comme aussi l’honneur de votre carrière politique d’avoir contraint le parlement à l’approfondir et de lui en avoir indiqué une solution à la fois libérale et pratique.

Les poètes, Monsieur, se sentent bien à l’aise avec vous. Ils applaudissent à votre discours sur la politique française en Orient quand vous vous écriez : « Malheur à ceux qui n’ont, de par le monde, que des intérêts matériels ! Leur trace dans l’histoire est bientôt effacée. Malheur aux peuples comme aux hommes qui n’ont pas le sens de l’idéal ! » Ils frémissent avec vous, pris aux entrailles, lorsque, au retour des batailles, ils voient défiler les pantalons rouges, et, plus encore, devant la Croix rouge, symbole de la pitié née dans le sang, car ils aspirent à réconcilier dans l’espèce humaine l’instinct social avec lui-même, à pouvoir, tôt ou tard, permettre au patriotisme de n’être fait que d’amour. Sublime objet ! que déjà propose aux nations un pacificateur couronné qui n’en craint aucune. Les poètes s’attendrissent avec vous, lorsque vous plaidez la cause des humbles, celle du paysan sacrifié, dépositaire des antiques légendes où se perpétue l’âme de la patrie. Ils souhaitent vivement que, en défendant, comme vous le faites, ses intérêts, vous réussissiez à retenir ses enfants sous le chaume, dans le champ dont, aujourd’hui, propriétaire et soldat, il est à la fois le maître et le gardien. Vous le chérissez pour sa pioche et aussi pour son fusil, car l’intégrité de la terre française vous est à cœur au moins autant que les trésors que son labeur en tire. Ce travailleur fruste répond bien, selon son rang social, au vœu que, dans une page des Figures littéraires, vous formez à l’égard des générations nouvelles : « Puissent-elles donner à la France et au monde des hommes qui ne seront pas seulement une parure, un ornement, une couronne, mais une arme ! » Vous lui en êtes reconnaissant et le lui avez témoigné par une réfutation magnifique et serrée des doctrines qui le menacent dans ses plus profondes attaches à la source de son bien-être et de sa dignité. Dans votre discours sur l’agriculture et le socialisme, dont la Chambre a ordonné l’affichage, honneur bien mérité, après avoir fouillé les fondements de l’ordre social jusqu’aux racines de la propriété, vous vous écriez : « Cher paysan de France, éternel créateur de richesse, de puissance et de liberté, éternel sauveur de la patrie et dans la paix et dans la guerre, toi qui, tant de fois, as réparé les revers de nos armes et les fautes de nos gouvernants, ta claire et fine raison sauvera d’un matérialisme barbare l’âme idéaliste de la France. » L’éloquence est enivrante : vous allez peut-être un peu loin, Monsieur. Pour moi, je l’avoue, je n’oserais confier que sous réserve à Jacques Bonhomme l’idéal de la France. Je suis bien sûr comme vous qu’il ne se laisserait jamais dépouiller, mais je voudrais l’être que ce fût uniquement par esprit de justice. En général, il ne sacrifie au droit contractuel, à la loi, que le moins possible du droit naturel. De tous les citoyens en règle avec elle, il est en effet le moins éloigné de la nature. Dieu me préserve de calomnier le nourricier de la patrie ! Je me hâte de reconnaître que, dans l’espèce humaine, l’atavique penchant vers ce droit primitif au sein même de la civilisation ne lui est nullement particulier ; il persiste au même degré, sous diverses formes, chez l’amoureux le plus policé, chez l’homme d’affaires le plus rond, chez le commerçant le plus affable, chez bien d’autres encore.

Il m’a été facile en m’initiant à vos travaux considérables d’y reconnaître vos titres à la haute magistrature dont vos collègues vous ont revêtu, mais, j’en fais l’aveu, je ne suis pas en état d’apprécier suffisamment la façon dont vous l’exercez. Je ne vous ai vu qu’une fois, et de loin, présider la Chambre des députés. D’autre part le Journal officiel n’est pas mon livre de chevet, et du reste, il ne relate ni le ton des paroles, ni le geste, ni l’attitude, formes essentielles du tact qui fait l’autorité de votre fonction. Quant aux autres journaux, leur témoignage passionné et discordant m’a fait sourire. À les en croire vous seriez à la fois le plus impartial et le plus partial, le plus ferme et le plus mou des présidents. J’en ai seulement induit, Monsieur, que vous apportez sans doute à diriger de tumultueux débats des habitudes d’équilibre sans raideur, de souplesse dans la force, de grâce en un mot, quelque peu dépaysées, bien qu’éminemment françaises, dans une assemblée violente, plus soucieuse d’être élue que choisie, Ah ! puissiez-vous ne rien sacrifier de ce qui vous y distingue et surtout y conserver cette présence d’esprit, cette possession de vous-même qui vous maintient au-dessus de la mêlée des partis et vous permet d’en dominer les entraînements et de n’intervenir entre eux qu’à propos dans l’intérêt public avec autant de prudence que de vigueur.

Votre première élection à la présidence de la Chambre vous a fourni l’occasion de définir dans plusieurs discours cette magistrature complexe, et vous l’avez fait avec une précision et une nouveauté de vue remarquables. Qu’elle doive être impartiale, c’est le moins qu’on en puisse, attendre ; c’en est la qualité essentielle, mais plutôt négative que féconde. Vous voulez qu’elle soit, en outre, conciliatrice, qu’elle rapproche sur un terrain neutre les députés divisés parfois aveuglément, toujours à l’excès, par l’ardeur de la discussion dans la salle des séances, où ils ne montrent que leurs qualités combatives. Vous voulez que cette magistrature symbolise et maintienne l’unité foncière de l’esprit national dans la lutte même des partis les plus opposés. Vous voulez davantage encore : vous avez réuni autour de vous, dans une de vos réceptions présidentielles, des citoyens appartenant aux conditions les plus diverses mais toutes liées entre elles par la mutualité : « C’est que, en effet, leur disiez-vous, dans ma pensée, cette maison, où m’a placé la confiance de mes collègues, doit être, non seulement la maison commune de la représentation nationale, mais aussi, au sens le plus élevé, le plus noble du terme, une maison du peuple, — du peuple laborieux, économe, prévoyant et sage. » Voilà bien, pleinement réalisée par un exercice neuf et légitime, cette fonction sociale de la présidence, telle que vous l’aviez rêvée.

La fortune politique est si fantasque, elle a de si injustes vicissitudes que le plus digne y peut le moins fonder son bonheur. Mais quoi qu’il arrive, Monsieur, vous êtes des nôtres immuablement. L’Académie est une institution d’ordre tout spirituel, qui, à ce titre, participe de la durée des âmes qu’elle rassemble. Recevez son accueil fraternel comme une promesse de félicité pure au moins une fois par semaine, dans l’oubli de ce qui divise et dans la communion de l’étude.