Réponse au discours de réception de Joseph Pesquidoux

Le 27 mai 1937

André BELLESSORT

Réception de Joseph Pesquidoux

 

Monsieur,

Je vous souhaite la bienvenue, au nom de l’Académie ; mais avant de vous dire ce que vous représentez pour nous, je veux vous remercier de la sympathie compréhensive et admirative avec laquelle vous avez exposé la pensée de Jacques Bainville. Il était un de ces hommes dont la disparition nous permet de mesurer la place qu’il occupait. Quand il n’a plus été là, ses innombrables lecteurs ont senti combien manquait à leur hygiène morale ce petit article qui, chaque matin, dans une Europe désordonnée, faisait le point, trouvait la formule exacte et claire, expliquait et avertissait. Pendant presque trente ans, ceux qui, comme moi, l’ont écouté à leur réveil, avaient l’impression d’une inépuisable richesse de bon sens et de discernement ; et nul d’entre nous n’a jamais été surpris par les événements du lendemain.

Il n’était pas tout entier dans ce rôle de veilleur ni dans son œuvre d’historien, qui, à elle seule, aurait absorbé une vie. Lorsque, récemment, on publia, réunies en volume, ses chroniques littéraires sous le titre de Lectures qu’elles portaient dans la Revue Universelle, ceux qui ne les avaient pas lues et qui ne se rappelaient pas le temps où il fut critique dramatique, et qu’il nommait sa Saison chez Thespis, s’étonnèrent de ce nouveau Bainville, dont les joies et les tourments du beau métier d’écrire, les jugements des ouvrages de l’esprit semblaient être les plus chères occupations. Et ils l’étaient. La veille de sa mort, avec ce qu’il lui restait de voix, il entretint, pendant un quart d’heure, son grand ami Charles Maurras de La Bruyère, sur lequel il avait écrit sa dernière chronique. « L’admiration faisait trouver le temps trop court, dit Maurras ; l’angoisse l’allongeait effroyablement. Critique, politique, moraliste, historien, il épancha la veine merveilleuse. »

Vous avez parlé de son premier ouvrage, Louis II de Bavière ; j’ai connu Bainville au moment où il venait de le publier chez Perrin, et je me rappelle, comme si c’était d’hier, l’impression qu’il me fit. Le visage ferme et les traits fins, il était la jeunesse et la séduction même, mais avec une modestie ou, si vous préférez, une réserve qui lui donnait encore plus d’attrait. Cette jeunesse, il la garda longtemps, jusqu’au jour où, subitement, son visage reçut l’empreinte de son tragique destin. Toute sa personne avait je ne sais quoi de vif et en même temps de mesuré. L’intelligence en rayonnait. Sa parole était simple et nette ; ses yeux, avides de connaître. Le milieu, qu’il avait déjà choisi, lui proposait des modèles de travail. Jamais groupe d’action politique ne porta aussi loin l’amour et le culte des Lettres françaises. Il semblait que ces combattants reprenaient des forces dans le commerce de nos grands écrivains et dans l’adoration de la poésie. Ce fut parmi eux, à leur exemple, que Jacques Bainville enrichit sa mémoire, développa son jugement, se prépara des refuges d’inactualité pour ses jours de loisir. La fuite dans le passé et dans ce qui répond le moins aux préoccupations présentes lui paraissait la meilleure des cures de repos. Plus les temps sont troublés, plus elle est nécessaire, « jusqu’à ce que vienne le moment de la mener à son terme, disait-il, et de prendre le Phédon ». Cette note sombre est rare chez lui. Il s’évadait ainsi de son journalisme politique et financier ; et il écrivait des pages où ceux qui l’ont connu croient l’entendre, revoient son sourire et la finesse de son regard, où les autres pourront se faire une idée plus intime de ce qu’il était, de son indépendance d’esprit, de sa franchise d’allure. Je doute que personne se soit tenu plus constamment éloigné de tout lieu commun, de toute emphase. Aucun conformisme, aucune considération d’école, aucune recherche du paradoxe. Nous avons avec lui les réactions de la plus souple et de la plus libre intelligence. Il excelle dans l’objection simple et définitive, dont nous nous étonnons qu’elle ne nous soit pas tout d’abord venue à l’esprit et qui, désormais, ne nous quittera plus. Il répugnait au naturalisme et à ses faciles audaces ; il n’était pas dupe des droits sacrés de la vérité que les naturalistes mettent en avant. « Ce qui est sale, leur disait-il, n’est pas plus vrai que ce qui est propre. » Depuis Sainte-Beuve, je ne crois pas que nous ayons eu d’esprit plus critique et de goût plus exquis ; mais il n’aurait écrit ni certains chapitres de Volupté ni Port-Royal. Il avait, par-dessus tout, l’amour du vrai et de la langue française, dont la pureté lui était si chère et dont il a fait un si bel éloge, vive, harmonieuse, musique intérieure et spirituelle. Le témoignage d’un de ses amis, M. Delebecque, qui l’aidait à corriger les épreuves de son Napoléon, nous le montre attentif à la chute des phrases, désireux de clarté, évitant la lourdeur d’une tournure et l’expression impropre, avec le même soin que l’erreur de détail. Son style, limpide et rapide, sans pittoresque, sans couleur, répandait sur tout ce qu’il traitait, politique, finances, histoire, nouvelles et contes, une lumière blanche, douce aux yeux, bienfaisante, à l’esprit. Par là, il appartenait plutôt au XVIIIe siècle, et on ne pouvait s’empêcher de penser à Voltaire, dont il a édité les Romans et dont il considérait Candide comme un des plus hauts signes de la civilisation.

Le conte voltairien, qui sans prétention, sous les apparences les plus simples, unit le mouvement dramatique au jeu des idées, la fantaisie de l’invention au sérieux de la philosophie, et qui est peut-être le moyen à la fois le plus plaisant et le plus sûr de diffuser sa pensée, l’a tenté plus d’une fois ; et cette tentation nous a valu les nouvelles de La Tasse de Saxe et Jaco et Lori. Jaco, ce perroquet arrivé du Brésil, qui a été témoin des dernières années de l’Empire, de la Commune, de la République, est aussi peu perroquet que possible ; tout ce qu’il dit vient de lui. Il nous dit que nous devons nous garder d’épuiser trop vite les provisions d’idéalisme que nous apportons dans la vie. Il nous dit que, du temps où les Français se portaient bien, l’idée de tradition leur était aussi étrangère que l’idée de révolution ; ils songeaient au présent et à l’avenir beaucoup plus qu’au passé. Et, après tout, Jaco a raison : qu’est-ce que la tradition ? Ce que j’aime dans le passé. La tradition, que chacun de nous invoque, n’est souvent qu’un choix individuel. Il constatait que nous avons placé l’âge d’or tantôt à l’origine du monde, tantôt dans des siècles futurs ; et qu’aucune génération n’a eu l’idée de le placer dans le présent. L’homme serait-il fait, comme le pensait Voltaire, pour vivre dans les convulsions de l’inquiétude ou dans la léthargie de l’ennui ? Cette liberté de jugement a trompé plus d’un lecteur. L’un d’eux lui dit un jour : « Au fond, vous êtes un sceptique. » Il répondit : « C’est une couleur bien forte pour moi. » Jolie réponse. Son observation réaliste de l’humanité, loin de l’incliner au scepticisme, lui faisaient étreindre plus étroitement les vérités en dehors desquelles cette misérable humanité risque de s’embourber ou de s’ensanglanter. Il a eu les plus solides convictions. Sceptique, lui ? J’aimerais mieux parler, comme vous, de son stoïcisme, car il est impossible qu’il n’ait pas soupçonné la présence de l’ennemi derrière l’enveloppement d’une tendresse qui se faisait héroïque pour lui en dérober la menace et le nom. Et il s’est tu. Il avait pourtant une telle sensibilité qu’un récit de douleur humaine lui mettait des larmes aux yeux. Elle perce même dans ses ouvrages. Rappelez-vous ce passage, vers la fin de son Napoléon : « Qu’a-t-il été ? Un homme... à qui la vie a tout dispensé au-delà de toute mesure pour le meurtrir sans ménagement. Sa première femme n’a pas été fidèle ; la seconde l’a abandonné. Il a été séparé de son fils. Ses frères, ses sœurs l’ont toujours déçu. Ceux qui lui devaient le plus l’ont trahi. D’un homme ordinaire, on dirait qu’il a été très malheureux... Mais surtout, combien de jours, à sa plus brillante époque, a-t-il pu soustraire au souci qui le poursuivait, au sentiment que tout cela était fragile et qu’il ne lui était accordé que peu de temps ?... » Je n’ai jamais lu ce passage sans émotion.

Dans votre beau discours, Monsieur, quand vous êtes arrivé à la politique sage et vigoureuse des rois de France, à cette politique du pré carré que Bainville a mise en lumière, vous nous avez dit qu’elle n’était autre que l’humble pratique rurale ; le roi de France administrait son domaine et régnait en grand paysan. Cette page, une page d’anthologie — m’aurait aurait fourni une transition si j’en avais eu besoin. Tout à coup, à un tournant de votre discours, l’homme de la terre, le rural, apparaissait.

Gascon par votre père, bourguignon par votre mère, il semble que l’hérédité des Pesquidoux l’emporte sensiblement en vous sur l’hérédité bourguignonne, qui, pourtant, vous a laissé quelque chose de son bouquet. Pour un homme appelé à écrire sur la terre, vous avez reçu la meilleure éducation, la plus efficace, une éducation virgilienne, lamartinienne. Vous avez commencé la vie en compagnie de petits paysans, vos métayers aujourd’hui et vos vieux amis. Vous avez couru ensemble, pêché la grenouille des marais, construit des moulins d’écorce, sauté par dessus les fossés en vous cramponnant aux crins de quelque hargneux bidet ; vous avez fait de la tauromachie avec des béliers. On vous envoyait chez les Frères, à l’école du Houga, cette petite cité dont vos ancêtres furent les consuls, également fière de sa tour d’église en briques rouges, qu’éleva le Prince Noir, et de ses courses landaises. Vous étiez haut comme un cèpe que vous étiez déjà bon cavalier, d’abord sur votre poney, puis « sur un de ces cadédis illustrés par d’Artagnan ». Si vous avez suivi vos camarades dans leur chasse aux nids, du moins n’avez-vous jamais jeté une pierre à un oiseau ni piqué un papillon au fond d’une boîte. La nature vous ravissait déjà, et ce ravissement dure encore. Vos yeux se remplissaient du spectacle des champs et des bois ; vos oreilles de tous les bruits qui sont dans la campagne silencieuse comme les pas des heures. Vous avez suivi le blé, « dont l’histoire est intimement liée à celle de l’humanité», depuis le moment où l’on en jette aux sillons la semence ébouillantée, jusqu’au jour où jadis les femmes, leurs cribles levés au-dessus de leur tête, le vannaient et le versaient dans les souffles de vent. Vous avez aidé les cantonniers à planter les arbres qui bordent la route ; nous vous devons un peu de cet ombrage. Vous avez rencontré sur cette route des campements de romanichels, de grands feux autour desquels grouillait un peuple cuivré en haillons, pendant que d’autres démons faisaient danser un ours aux sons des tambourins. Je ne suis pas sûr que vous ne vous soyez jamais levé à la fine pointe du jour pour essayer de voir décamper la sorcière « qui piétinait la lande ». On vous contait les allées et venues nocturnes des Hadettes, lutins espiègles qui rendent aux femmes de menus services, comme de balayer la cuisine et d’entretenir le feu. Ils ressemblent aux Tomtés scandinaves ; mais, en Gascogne, ils prennent des privautés que les Tomtés ne se permettraient pas, et plus d’une belle fille « qui fleurait le printemps comme un sentier des bois et que la fatigue avait endormie, s’éveillait tout à coup sous un baiser furtif ».

Bonne éducation, à la fois réaliste et romanesque, avec quelque chose de plus. Les réalités de la vie des campagnes, vous les avez connues, comme il le faut pour les bien connaître, en grandissant au milieu d’elles, à leur école d’observation et de volonté, de clairvoyance et d’adresse. Je ne sais plus quel ambassadeur, grand propriétaire terrien, qui avait réussi une négociation difficile et à qui on demandait où il avait appris la diplomatie, répondit : « J’ai vendu des vaches. » Votre enfance et votre adolescence ont engrangé assez de sensations pour en nourrir toute une œuvre plus tard. L’expérience vous viendra, vous assisterez à l’envahissement des machines ; les travaux rustiques avec leurs tracteurs, leurs moissonneuses-lieuses, leurs faucheuses, leurs batteuses, ne ressembleront plus aux spectacles de votre prime jeunesse, qui mettaient en jeu la force et la souplesse humaines. Mais tout ce qu’il y a en vous de bon sens, d’esprit pratique, de connaissance intime des paysans, c’est à vos quinze premières années que vous en êtes redevable.

En même temps, par votre tempérament et par votre imagination, vous étiez tourné vers le romanesque, et vous l’êtes toujours resté. J’entends que vous avez toujours fait sa place au rêve dans votre vie intérieure, que vous avez conservé intact votre pouvoir d’admiration et d’enthousiasme et que vous voyez encore aujourd’hui votre terre avec des yeux émerveillés qui semblent la regarder pour la première fois. Quand vos parents vous ont envoyé à Paris, vos premières impressions de la grande ville ont été celles de ses jardins et du ciel si tendrement coloré de ses matinées printanières et de ses soirées d’automne, tant vous aviez besoin d’y retrouver votre poésie coutumière. À la caserne, on vous présente à votre Ancien. « Un Ancien, dites-vous, c’était en ce temps-là la moitié du bon Dieu. » Le vôtre, berger dans la montagne, venait de la Bigorre, « crasseux à souhait avec des yeux magnifiques qui lui mettaient sur le visage une nostalgie de pâtre exilé. » Voilà des traits de romancier et de poète. Vous n’êtes pas le premier terrien chez qui je rencontre le goût de l’idylle, si remarquable dans quelques-unes des histoires dont vous avez semé vos souvenirs et vos livres de raison. Mais vous savez aussi créer une atmosphère de terreur ; et vous avez des récits de sorcières qui auraient plu à Mérimée.

Le « quelque chose de plus » que donne la campagne à l’enfant qui lui est confié et dont l’éducation religieuse soutient et fortifie la contemplation, c’est le sens des mystères que nous propose la vie. Dans un de vos livres, vous attirez notre attention sur « la face énigmatique de l’onde immobile ». Que de faces non moins énigmatiques prennent souvent à nos yeux les beautés dont la nature nous entoure ! Votre œuvre sera riche en spiritualité, parce que, enfant, adolescent, jeune homme, vous avez été amené par le recueillement et par le grand silence des bois à confronter l’être éphémère que nous sommes avec ce qui, relativement à lui, paraît éternel.

L’heure du service militaire arriva. Incorporé à Auch au 9e régiment de chasseurs, vous avez pris goût très vite à la vie martiale. Le Gascon, qui ne dormait pas en vous, subit le prestige d’un grand lieutenant svelte « aux flancs évidés comme un lévrier héraldique », joueur, viveur, séducteur, admirable entraîneur d’hommes ; et le poète que vous étiez n’a jamais oublié le trompette Bonnefemme dont la sonnerie du soir mettait tout le monde aux fenêtres. « Il l’achevait, dites-vous, par une note triste et soutenue qu’on n’aurait pas crue sortie d’une bouche de cuivre, mais bien d’une âme déchirée, quelque part, dans la nue. » Les pages que vous avez écrites sur le drapeau et sur le service de la patrie sont très simples et parfaitement belles ; et ce sont là des sujets délicats et dangereux où l’inégalité de l’écrivain produit l’effet d’un manque de tact, d’une inconvenance. Aux sujets les plus vieux la sincérité réfléchie et la personnalité de la langue peuvent toujours refaire une jeunesse.

Le maréchal des logis Joseph de Pesquidoux, mince et fringant cavalier, qui montait à cette époque un pur sang « de poil blond, de crins d’or comme une vierge scandinave », eut fait volontiers son chemin dans l’armée, si son père, dont l’âge et les soucis pâlissaient les traits sans les altérer, ne l’avait rappelé pour lui confier la gestion de son vaste domaine et pour qu’il sauvât du phylloxéra un héritage menacé de corruption. Rentré à Pesquidoux, vous en êtes reparti au tocsin de 1914. L’année suivante, vous étiez nommé capitaine à titre définitif ; et malgré des infirmités contractées au front, qui auraient pleinement justifié votre affectation au service de l’intérieur, vous êtes descendu aux tranchées et vous y avez tenu bon. Vous avez fait tout votre devoir, c’est-à-dire plus que votre devoir, jusqu’au bout. Puis, vous êtes revenu à votre foyer, comme les plus chanceux de vos camarades d’enfance, avec plus d’amour, mais aussi plus d’ambition pour cette terre que vous aviez failli ne pas revoir.

On ne peut se défendre de vous envier. Après l’enfance la plus heureuse, la plus salutaire, après un service militaire qui vous a été léger, et qui vous a laissé de forts souvenirs, après des mois et des mois de vie héroïque, vous retrouvez votre manoir, ce beau, ce long rez-de-chaussée blanc et rouge, où vous attendaient la compagne de votre vie, votre inspiratrice, votre collaboratrice, et vos enfants, deux fils et deux filles. Vous retrouvez votre parc, si accueillant à vos amis, qui invite même les passants à entrer. Vous retrouvez votre cabinet de travail à l’angle de la maison, qui donne de plain pied sur la cour, et cette cour qui, lorsque vous étiez enfant, fut votre empire. Vous retrouvez vos tableaux, le Philippe de Champaigne, que vous avez ajouté au Géricault, au Deveria, au Flandrin de la collection paternelle ; et le médaillon en bronze de votre père, qui faisait de la critique artistique, vous regardera, comme naguère, écrire sous ses yeux. Vous retrouvez enfin vos vignes, vos champs, vos prés, vos bois. Il est vrai que les bêtes sauvages s’y étaient enhardies. Les sangliers noirs de boue ne craignaient pas de s’y montrer ; les éperviers et les renards jetaient la terreur dans les poulaillers. La sauvagerie nous guette toujours ; elle est toujours prête, qu’il s’agisse de cultures ou de civilisation, à profiter de notre absence ou de notre défaillance. Les champs de bataille n’avaient pas épuisé votre courage. Vous vous êtes mis à l’œuvre, et, selon le mot qu’on emploie dans les traductions de Tite Live pour exprimer le résultat des heureux efforts d’un consul ou d’un dictateur, vous avez rétabli les affaires.

Qui n’envierait une aussi belle vie ? Elle a été soutenue par une grande passion, l’amour de la terre. Il n’est pas également fort chez tous ceux qui l’habitent et la cultivent, sinon nos campagnes ne se dépeupleraient point ; et nous n’aurions pas de roman intitulé La Terre qui meurt. Mais quand il existe réellement, il envahit tout l’être. C’est un lieu commun de nous peindre les hommes des champs possédés par cet amour au point d’en devenir criminels ou simplement d’une implacable avarice. Il serait tout aussi vrai de nous les montrer ennoblis par les disciplines de la terre. Les marins aiment la mer, mais comme un jeu terrible. Pour eux, la dompter, c’est lui échapper. La fuite est une victoire. Ils ne lui imposent pas leur volonté ; ils essaient de se régler sur les lois qui la gouvernent, de ruser avec ses caprices. Réunissez toutes les flottes dit monde ; quand elles auront disparu à l’horizon la mer n’en aura pas une ride de plus ou de moins ; ses grandes vagues parcourront aussi librement l’espace. Un coup d’œil sur la plaine vous y révèle le passage ou la présence de l’homme. On n’aime pas la terre comme une maîtresse ; on l’aime comme une femme légitime. On peut se rendre à peu près sûr d’elle ; on peut la forcer d’obéir ; mais à quelles conditions ! La nature demeure aussi hostile à l’homme que bienveillante à l’animal dont ses murmures et ses odeurs avertissent l’instinct et le dirigent. Sans aller jusqu’au ressentiment de Vigny, vous ne partagez pas l’optimisme lamartinien. Vous vous défiez de la nature. Mais vous écrivez « La terre m’enchante comme une créature humaine » et vous nous rapportez le mot d’un de vos métayers qui parle d’elle comme d’une épouse. « Il ne faut jamais la tromper ; elle ne pardonne pas. » Sa soumission aux ordres humains est de la part de l’homme une création continue. Elle exige qu’il la connaisse à fond et qu’il suive une méthode rigoureuse. Il n’y a pas de vie plus attentive, plus soucieuse et souvent plus dure que celle du paysan ; il n’y en a pas à réclamer plus de prévoyance. Qui ne prévoit pas aux champs, et de loin, n’aboutit à rien. La terre finit par donner ce qu’on attendait d’elle. La charrue et la herse de son maître, en l’aérant, l’ont fait travailler par les pluies, les vents, les gels, les rayons. Elle est bien à lui. La volonté de l’homme l’a marquée de son empreinte. Il peut dire qu’elle est chargée d’humanité, de son humanité. Comment alors s’en séparerait-on ? Vous ouvrez la Bible et vous comprenez l’histoire de Naboth qui, plutôt que de vendre sa vigne, ramena son manteau sur sa tête et se laissa lapider.

Vous aviez toujours eu le désir d’écrire, et les exemples que vous trouviez dans votre famille vous y encourageaient. Vous avez commencé par des vers, de bons vers parnassiens, que l’aimable François Coppée présenta au public, puis par des drames en vers, Salomé, Joas ou le Sang fatal où vous donniez une suite à Athalie. S’ils ne parurent pas en librairie, ils furent joués sur un théâtre de verdure. Les vents qui soufflaient à Arcachon emportèrent les éclats de voix de vos interprètes et, comme on comptait parmi eux de Max, je m’assure que c’étaient de beaux éclats. Vous avez renoncé de bonne heure à être un poète tragique ; vous n’y auriez pas renoncé si vous aviez dû en être un. Que d’écrivains bien doués, et qui exercent un métier, au lieu d’ambitionner la gloire du théâtre ou du roman, nous intéresseraient davantage s’ils consentaient à nous entretenir de leurs occupations et à en pénétrer le sens jusqu’à la poésie ! C’est la grande leçon de Candide : « Cultivons notre jardin. » Pourquoi raconter ce qui se passe dans le jardin du voisin, à moins d’avoir des yeux qui percent les murailles ? Assurément je ne leur promets pas à tous un succès pareil au vôtre et la juste admiration qui vous entoure. Vous êtes un grand artiste, qui n’a pas craint de consacrer son art aux occupations les plus familières de sa vie.

Vous n’avez pas seulement aimé la terre pour son pittoresque ou sa beauté ; vous l’avez aimée en travailleur qui dispute ses vignes à la maladie ; qui s’entend à la préparation du fumier, à l’emploi des engrais, aux labours, aux semailles, aux moissons, à la fenaison ; qui sait à quel genre de glèbe il convient de confier les fourrages et les céréales ; qui a étudié l’histoire des plantes ; qui connaît la fabrication des instruments nécessaires au cultivateur ; qui nous apprend comment on bâtit une métairie, quand on en a choisi le site, l’emplacement, l’orientation. Vous aviez sous les yeux le dernier feuillet du Livre de raison d’un arrière grand parent, ancien officier de voltigeurs qui avait pris chez votre père « son dernier billet de logement ». Le feuillet datait de 1820. Vous lui avez donné en 1925 une continuation imprévue ; vous avez écrit votre Livre de raison. Ah, Monsieur, il m’est quelquefois arrivé de feuilleter des Livres de raison que nos excellents érudits de province avaient exhumés, des archives du passé. Des commerçants, de petits propriétaires les avaient tenus. Je me sentais plein de respect devant ces témoignages d’existences humbles et dignes, où étaient notés, quelquefois d’une grosse écriture un peu tremblante, les incidents du jour, joies, douleurs, gains, dépenses. On y marquait aussi l’heure de la mort d’un être cher, femme ou enfant et on glorifiait la Sainte Trinité de Notre Seigneur Dieu. Ces livres de raison nous fournissent des renseignements précieux sur l’histoire économique et sociale, presque rien sur les âmes. Les incidents d’une vie ne nous livrent pas plus les sentiments de celui qui la vécut que les notes de drapiers ou les comptes d’apothicaires, ses pensées.

Mais votre Livre de raison n’a que le titre de commun avec ceux que j’ai lus. Vous ne l’avez pas écrit seulement pour vous et pour votre famille ; vous l’avez écrit pour nous tous. Le premier chapitre commence ainsi : « J’ai mis la hache cet hiver dans mon taillis de Lemou... » Les souvenirs enchantés de ce coin de terre, que vous aviez connu d’abord en futaie de hêtres et où vous aviez joué pour votre divertissement des histoires d’Indiens, vous reviennent en foule comme un vol de colombes. Puis, vous nous expliquez comment s’opère la coupe d’un taillis ; vous nous la décrivez : le bois tombé, élagué, épointé, est débité selon l’usage qu’on en veut faire, en bûches, en douves de futaille, en piquets de vignes, en fagots. De là vous passez aux hommes qui ont accompli la besogne, à la hutte qu’ils se sont bâtie pour éviter la pluie et pour dîner, à ce qu’ils mangent et, quand l’ouvrage est fini, à leur pique nique en famille. On entend sauter les crêpes ; et toujours une femme se lève et chante. Et vous terminez sur l’émouvante évocation d’un de vos grands oncles qui, de cette place, assis sur un banc de gazon, aux approches de la nuit, apaisait son cœur surmené de deuils devant l’immense horizon. Je doute que vos arrière grands parents aient jamais écrit des Livres de raison comme le vôtre. Ils n’auraient pas pris le temps de raconter à leurs enfants comment on coupe un taillis et quel est le menu des ouvriers. L’usage avait dépouillé de tout attrait pittoresque ces travaux rustiques sur lesquels leur entourage n’avait rien à apprendre, mais dont vous appréciez, en tant qu’artiste, toute la valeur. Vos grands parents s’intéressaient certainement à leurs métayers et à leurs domestiques ; mais ils ne se complaisaient pas à les peindre.

Vous les peignez, comme vous faites de la terre, avec la même sympathie. Ils sont, pour vous, plus que des modèles, des amis, de vieux amis ; mais vous ne fermez pas les yeux sur leurs défauts. L’ouvrier rural est un de vos soucis ; vous cherchez les moyens de le prémunir contre l’accident, la maladie, la vieillesse, de réagir contre sa déplorable insouciance de l’avenir. Vos Landais descendent d’un croisement de Gallo-Romains et d’Arabes, et vous le dites élégamment : « Nous gardons, nos femmes surtout, de leur pied cambré à leurs mains étroites, l’empreinte du désert. » C’est de leur sang arabe que leur viendraient leur aversion pour le travail régulier et continu, leur répugnance à toute méthode, leur ignorance, leur négligence et leur routine. « La plupart des biens sont cultivés comme il y a cent ans. » Mais « ils sont sobres, souples à la vie et patients ». Vous nous avez laissé entrevoir que vos campagnes ne sont à l’abri ni des passions, ni des vices. Quelques-uns de vos confrères de Gascogne, rudes conteurs, nous l’ont démontré vigoureusement ; et votre histoire du valet parvenu, de sa femme, la belle Romaine, et de l’autre, le châtelain, nous prouve qu’il ne tenait qu’à vous d’égaler leur hardiesse.

Vous ne l’avez pas voulu, et vous avez été aussi vrai en choisissant de préférence parmi vos souvenirs des exemples de la noblesse du travail et de la conception de l’honneur qui s’y attache. On n’oubliera pas votre vieux métayer Saruilles, le maître autoritaire et longtemps obéi, qui, à mesure que la force se retirait de ses bras, de ses jambes, de tout son corps, abdiquait successivement entre les mains de son fils et de son gendre la direction des labours, de la moisson, des vendanges, des chantiers, et refaisait, en rétrogradant, le dur et digne chemin de sa vie. À la taille des ceps, il arriva volontairement en retard et prit la queue de l’équipe, « comme un apprenti qui a besoin de voir comme on fait ». Pendant les foins, il se mit à travailler avec les femmes. Puis, un soir, il dit : « Voilà cinquante ans, aujourd’hui, que j’ai pris la métairie. Elle a besoin d’an bras fort et d’un œil clair. À partir de demain. Caddéroun, mon aîné, prendra le commandement ici sur moi et sur les autres. Pour moi, redevenu enfant, je reprendrai mon travail d’enfant. » Il décida que sa fille Jeanne resterait désormais à la cuisine et qu’il la remplacerait. Et on le vit garder les bêtes. Cependant, sous prétexte de faire un coffre à sel, il occupa ses soirées à scier, raboter, ajuster des planches de peuplier ; et, le coffre fini, le long coffre, il le fit porter dans son âtre profond. Au réveillon de Noël, assis au haut de la table, « à sa place naturelle », il parla encore et dit : « C’est la dernière fois que je mange à table avec vous... À l’avenir, je mangerai seul, sur mon coffre, sous le manteau de la cheminée... Qui n’apporte plus rien à la table de famille n’a plus le droit de s’y accouder. » Il y a là une véritable grandeur, qui n’est pas ennemie d’une certaine ostentation assez orientale.

Autre bel exemplaire de la race, ce paysan que ses voisins nommaient La Fourmi. Il n’avait au début que son vêtement et un jeu d’outils. Terrassier, il s’embauchait pour toutes les rudes besognes. Il aimait aussi à faucher, à moissonner, à fouler le raisin dans la cuve. Il mettait son gain à la Caisse d’épargne. Il épousa une fille de la même famille de fourmis. Elle lui donna trois filles. Dès la première, il loua une petite maison de deux chambres et une cuisine. La femme « bêchait le jardin, élevait un cochon, faisait venir de la volaille ». Lui, il travaillait plus que jamais. Il acheta la maison ; puis il eut envie d’un champ voisin et le loua avec promesse de vente sous-entendue. Enfin, il respirait. La guerre éclata. Pendant quatre ans, il ne s’occupa de rien. Quand il revint définitivement, la nature avait sauvagement recouvert tout son travail d’homme, et le champ n’était plus qu’un taillis d’où les renards infestaient les alentours. Il fallait tout recommencer ; il recommença tout. « Un jour, écrivez-vous, il m’apportera le solde de l’achat de son bien, dans un panier de raisins, mêlé aux premiers fruits de sa vigne. » Et vous dédiez ce récit à tous les déracinés qui battent les grandes villes. Souhaitons qu’il leur parvienne. Mais êtes-vous sûr qu’il les convaincrait ? Quels plaisirs promettez-vous à une existence de travail aussi dure ?

Autour de ces hommes représentatifs, vos livres s’animent du passage ou de la présence des autres travailleurs, temps aux soins et aux rites de l’alambic ; ils arrivent mal vêtus, « déjà noirs d’on ne sait quelle suie », sobres de paroles, marchant sans bruit sur leurs espadrilles. La nuit dans la pénombre des hangars, ils vont et viennent devant l’appareil, une lampe à la main. Ainsi tout notre Midi du Sud-Ouest se lève sous nos yeux.

En le peignant, le peintre se peint aussi ou du moins, nous livre un peu de lui-même. Vous avez autant de goût pour les productions succulentes de la terre, pour les mets délicats qui nous sont offerts par ses halliers giboyeux, ses basses-cours, ses eaux et ses airs, que vous du pays ou des provinces voisines : les bergers de la montagne qui descendent lorsque les cailles par les nuits obscures traversent les Pyrénées et qu’on entend dans l’air sombre « des sons flutés et tristes » ; les résiniers qui vivent sous le silence et l’oppression des forêts de pins, qui y font des lieues du matin au soir, qui y chantent des chants mélancoliques et qui, de temps en temps, poussent un cri sauvage ; les taupiers catalans, qui précèdent le gel ou la neige, la tête ceinte d’un foulard en souvenir du turban, leurs pièges à l’épaule ; les Basques, qu’on appelait jadis pour la récolte des vignobles et qui, le soir deux par deux, tournaient lentement en guise de danse ; les Ariégeois, distillateurs d’eau-de-vie, préposés depuis longtemps avez de sympathie pour les serviteurs qui la cultivent. Une veine rabelaisienne court dans vos récits. Vous regrettez les solides appétits d’autrefois les temps « où les femmes tenaient la table comme elles avaient tenu les taillis aux jours de la Révolution, où l’on affrontait sans chanceler les dames-jeannes de Jurançon, ... de ce vin dont une goutte, en humectant la lèvre de Henri IV enfant, emplit l’homme à jamais de gaillardise et d’esprit ». Il faut dire que vous êtes aussi bon connaisseur en cuisine qu’en économie agricole, digne ami de vos paysans qui sont nés gourmands, comme le prouve ce fait que tous possèdent des viviers et les peuplent à la fin des jours gras. Vous donnez des recettes aux maîtresses de maison, qui ne redoutent pas le feu des fourneaux, avec la même compétence qu’à vos métayers des préceptes sur les cultures, les instruments aratoires et l’élevage des bêtes. Vous savez comment on fait du foie gras et des confits d’oie. Vous ne délestez pas qu’on vous serve le premier foie gras de la saison, « fumant, rebondi, comme un cœur aux ventricules énormes, légèrement roussi et croustillant, dans un jus onctueux exsudé de la chair même, reposant sur un lit de raisins saupoudré de chapelure ». Vous nous vantez un certain pâté d’Armagnac massif, fait à la graisse d’oie, garni des prunes du pays... », et, ce qui est d’un maître tentateur, vous ajoutez qu’il est « merveilleusement digestif ». Vous n’ignorez pas que l’eau-de-vie, celle qui mérite son nom et garde un parfum sauvage, exige du bon tonnelier qu’il choisisse « un fût de chêne noir pour son odeur de glèbe humide, de bête maraudeuse, une sorte de relent fauve. » La lecture de votre Noce gasconne, et de votre Menu gascon est déjà un péché de gourmandise, tant vos pages luxuriantes nous remplissent de saveurs, d’odeurs, de visions délectables. Il est difficile de résister à vos salmis de canards, à vos croustades de viande, à vos ortolans, six pour chaque convive, « fondants comme un fruit et nus, polis à l’œil comme l’ivoire, et qui ont pris sur les charbons des teintes de feuilles mortes ». Et la double bouteille d’Armagnac de 1804, — « du sacre de l’Homme », — vient parfaire le festin. « La liqueur, dites-vous, coula, pur filet d’or, d’or femelle, comme apaisé par le temps. Elle était fine divinement, chaude encore et moëlleuse, sucrée, avec un soupçon de rancio venu du siècle traversé ; un puissant parfum de pruneaux émanait d’elle... » N’en versez plus, Monsieur !

La table a de la beauté. Vous en demandez à tout ce qui vous touche et vous entoure ; au besoin, vous en créez. La femme n’est presque jamais longtemps absente de ce que vous écrivez. Vous lui décernez ce magnifique éloge : « Auprès de toutes les choses en péril, cultes, patries, maisons, il y a toujours une femme obstinée à les défendre. » Mais, en dépit de ce rôle héroïque, elle ne ferme pas les yeux à son miroir. Vos paysannes ont de fines attaches ; le vieux sabotier, votre ami, se trouve trop vieux pour faire encore leurs sabots et les passe à son garçon. « Il y en a de grands comme un dé. » — « Ne le dites pas trop, elles sont si fières de leurs pieds ! » —« De leurs mains, de leurs dents, de leurs yeux, de leurs cheveux, de tout ! reprend le sabotier. Elles ont raison : nous leur en faisons tant de compliment ! ... » Dans un autre endroit, où vous parlez de leur ascendance arabe, vous notez leur désir « de chatoyer dans la langueur des jours ardents ». Ces quelques traits suffisent à les distinguer parmi les paysannes de France. Elles en ont d’autres, bibliques et idylliques, comme la vie des campagnes en imprime aux plus affinées, et, que votre plume a rendus si délicatement. Vos amoureux, vos jeunes mariés paisibles causent en souriant, comme s’ils savouraient les mots qui passent sur leurs lèvres. Dans la célèbre Bucolique, Galatée fuyait vers les saules. Chez vous, elle les écarte ; celui à qui elle n’a jamais encore voulu dire ni oui ni non la voit en sortir, s’asseoir près de lui et silencieuse, bien sûre maintenant de l’aimer, se blottir dans ses bras. Les coins d’idylle dans votre tableau de la vie landaise ont un charme sobre, une fine lumière et s’harmonisent avec la nature.

La passion, c’est dans les bêtes que vous en avez indiqué les imprudences et les fureurs. Le cruel épervier est un amant ardent et jaloux dont le désir s’exprime par des glapissements irrités. Le hululement du hibou, « qui s’est pris à l’attrait de regards incomparables », se change en roucoulement prolongé. Les grands vents, en fouettant le sanglier, « attisent le feu qui le brûle ». Je me suis rappelé en vous lisant une ancienne excursion dans les Pyrénées où, partis dès la pointe du jour, nous étions montés jusqu’à un petit lac dont l’eau aussi limpide que l’air ne se reconnaissait qu’à sa teinte azurée. Pendant que je me reposais, je vis à une cinquantaine de mètres, au sommet d’un petit mamelon, un isard ; il se détachait sur un ciel du matin, immobile, comme une bête de bronze. Mon guide, qui heureusement n’était pas armé, me dit : « Quel beau coup de fusil ! Il ne nous entend pas ; il ne nous voit pas ; il est dans la saison de l’amour. » J’ai songé à mon isard devant vos renards qui, en cette même saison, par les froides nuits limpides, sous les feux blancs de la lune, « couverts d’une riche fourrure d’or clair s’ils sont roux, s’ils sont gris, d’argent pur », ont perdu toute circonspection et errent sans souci des hommes et des chiens.

Vous êtes un de nos animaliers les plus pittoresques et les plus émouvants, et vous y avez du mérite dans un temps où l’Histoire naturelle a sollicité les écrivains, les poètes et mêmes les romanciers ; l’observation y est devenue plus pénétrante et surtout plus désintéressée ; les études et les peintures de bêtes se sont multipliés ; la sympathie de l’homme a fait une plus large place à tout ce qui vit et meurt. Les bêtes sont pour vous l’âme rudimentaire, le mouvement et la vie de la terre. Vous reportez sur elles la curiosité affectueuse que vous avez pour leur vieille nourrice. Le propriétaire d’une harde de vaches pour les courses, filles d’Espagne et filles de Camargue, vous raconte l’histoire suivante. L’une d’elles, venue d’Espagne, n’y trouva aucune compatriote. Mal reçue, brimée, elle s’enfuit et se réfugia dans la forêt de pins. Elle allait la nuit à sa pâture, s’attaquait aux prés et aux jardins. Le maître de la harde organisa des battues, creusa des trappes ; elle éventait tous les pièges. Il poussa jusqu’aux gîtes qu’elle s’était choisis ses bêtes de réserve, dans l’espoir qu’elle les suivrait. Elle accourait à la cloche, se mêlait aux autres ; mais, dès qu’un chemin se présentait, elle se sauvait à fond de train. Une dernière fois il envoya sa réserve avec deux nouvelles bêtes espagnoles du même élevage que la fugitive. Comme d’habitude, elle rallia, puis marcha aux nouvelles, les flaira, respira sur elles l’odeur de la patrie, se colla à leurs flancs, ne les quitta plus, revint à l’étable. Vous avez écouté ce récit et vous avez dit : « C’est presque une histoire humaine. » Presque ! Que vous décriviez la reptation nocturne de la fouine meurtrière qui grimpe le long de l’arbre et atteint le nid du hibou ; la rentrée du sanglier farouche, irascible, dans la bauge solitaire, « sans garder un souvenir ou un frisson de son accouplement » ; la bécasse « qui n’ouvre son œil triste que le soir quand le soleil s’abîme » ; que vous contempliez dans une clairière, « où l’astre des nuits s’étale et luit comme l’eau d’un lac », le bal léger des lièvres ; que vous lisiez une angoisse pathétique dans les yeux d’un vieux chien dont son maître commande avec un serrement de cœur qu’on abrège la vieillesse impotente et douloureuse : vous n’oubliez jamais votre humanité et vous en cherchez dans les bêtes le germe ou l’embryon. Et puis vous êtes curieux de toutes les créatures. Quand vous suivez un pêcheur à la pêche au goujon, c’est bien plus pour apprendre les mœurs des goujons sédentaires et des goujons nomades que pour en rapporter une friture. Les animaux domestiques n’ont point eu de maître plus reconnaissant. Vous l’êtes même envers les vieux ceps de vigne « tordus, déjetés fatigués d’avoir trop longtemps senti battre et s’écouler la sève » ; vous allez les visiter, vous les caressez de l’œil ; vous les remerciez.

Enfin vous appartenez à une génération où l’on faisait encore de bonnes études, où le baccalauréat était un commencement d’humanisme. Lorsque vous vendez un lopin de terre à un paysan, que vous buvez un coup de vin à l’endroit où vous placez une borne et qu’il y répand le reste de son verre, cette antique libation vous enchante comme elle eut enchanté Ronsard. Votre imagination, riche de vos lectures et de vos souvenirs, embellit et ennoblit parfois les plus humbles spectacles ; et votre humanisme part d’un incident familier pour rapprocher les mondes. Votre chapitre sur les champignons se termine par un bas-relief : Néron soulevant une draperie et regardant de sa face brutale Agrippine assise et impassible près de Claude, qui meurt empoisonné d’un plat de fausses oronges. Les pêcheurs de lamproie vous rappellent « le marbre haletant de Laocoon, étouffé par les serpents ». Le passage des palombes émigrantes vous reporte au roman de Flaubert où Salammbô leur fait ses adieux. Quelquefois, vous vous égayez de ces rapprochements : « Le lièvre, dites-vous, est de la famille des Léporides ; ce nom a un son antique ; on dirait qu’il s’agit d’une de ces races illustres, grecque ou romaine, dont les crimes ou les exploits ont rempli l’histoire. » Nous connaissons ce sourire ; il est bien de chez nous. Dans la remarquable étude que vous consacrait la Revue des Deux Mondes sous la signature de Fidus, je lisais que vos compatriotes vous appellent le Virgile Gascon, mais que la comparaison est excessive, « car entre les vers et la prose, fut-elle de belle qualité, il n’y a pas de commune mesure. » C’est vrai. Vous n’en êtes pas moins de la famille. Où vous me paraissez le plus virgilien, ce n’est pas quand vous nous invitez au sommeil sur les prés moelleux, ni dans votre description du jars aussi parfaite que celle du cheval des Géorgiques ; c’est quand vous remettez en honneur les anciens usages et que vous en tirez des leçons, vu que « rien de la terre n’est à abandonner » ; et plus encore quand vous revêtez d’une forme précise, forte ou gracieuse, toujours belle, les conseils et les détails techniques. Il n’y a pas de petits sujets ; il n’y a que de médiocres écrivains. Votre sens artistique ne vous quitte jamais ; et votre langue très pure est continuellement vivifiée par les objets même de votre étude ou de votre inspiration.

Il semble que vous veniez à nous avec tous les souffles et toutes les bonnes senteurs de la nature, — et pas seulement de la nature gasconne ! Vos champs, vos forêts, vos paysans, vos métairies, vos exploitations, c’est notre héritage à tous. Vous nous enseignez la manière de le mieux gérer ; et tous gagneraient à vous entendre. À votre retour de la guerre, vous avez pensé non sans mélancolie qu’une grande étape de votre vie était terminée, que c’en était fini avec « votre être altier ». Et vous avez dit : « Encore un autre pas et je connaîtrai ce déclin où l’on ne compte plus que sur ses fils pour vaincre l’ombre. » Vous avez raison de compter sur vos fils, Monsieur, vous devez aussi compter sur vos livres.