Réponse au discours de réception de François Ponsard

Le 4 décembre 1856

Désiré NISARD

Réponse de M. Désiré Nisard
au discours de M. François Ponsard

DISCOURS PRONONCÉ DANS LA SÉANCE PUBLIQUE
le jeudi 4 décembre1856

PARIS PALAIS DE L’INSTITUT

     Monsieur,

     Je crois exprimer la pensée de cette assemblée, sur le brillant discours que nous venons d’entendre, si je dis que ce qu’elle en a goûté surtout, ce sont les beaux sentiments et cette candeur d’un esprit élevé, qui aime la vérité pour elle-même.

Beaux sentiments, candeur, c’est l’impression qui restera de ce discours ; c’est aussi le cachet de vos ouvrages.

Vous y avez été formé et comme entretenu par une circonstance de votre vie que j’appellerai plus justement un privilége unique. Jusqu’à l’âge où vos talents vous ont amené dans le monde de Paris, vous viviez dans une obscurité studieuse, au fond d’une petite ville de province, entre une mère dont la tendresse veillait autour de votre travail, et les maîtres de l’art qui, en province, sont toujours d’usage, parce qu’ils n’y sont jamais de mode.

Voilà de quoi faire parler avec moins de dédain de la province, où je ne trouve, pour mon compte, de gens ridicules que ceux qui s’y font imitateurs maladroits de la vie de Paris. Il y manque, dit-on, l’émulation ; c’est plutôt la concurrence qu’il faudrait dire. Pour l’émulation, elle n’y manque pas à ceux qui comme vous, Monsieur, ont devant les yeux l’idéal, cette sorte d’émule et de supérieur, tout à la fois, avec lequel le vrai poëte lutte toute sa vie, toujours vaincu, jamais découragé.

Paris a une autre sorte d’émulation qui est bien loin de valoir celle-là : c’est l’imitation de ce qui réussit. Le succès qu’on fait à l’écrivain est si flatteur, il y a tant de foule autour de lui, admirateurs sincères ou intéressés, entrepreneurs qui voient dans son talent une valeur de plus sur la place, batailleurs pour qui tout talent nouveau est une mode qui en détrône une autre, et auxquels il faut un chef à tout prix ; enfin, il y a tant d’esprit, même dans ce qui réussit contre toute raison, que le jeune homme qui débute à Paris ne sent d’abord son talent que par le désir d’imiter.

La province vous a sauvé de ce péril. Tandis que le Paris lettré applaudissait avec inquiétude de grands talents qui cherchaient le succès par des nouveautés systématiques, et qui le méritaient par des beautés échappées au système, vous, Monsieur, à côté de votre mère, dans cette petite ville de Vienne, où vous pouviez lire Tite-Live à l’ombre de quelque grand débris d’architecture romaine, vous composiez hors des voies battues, et vous acheviez en silence Lucrèce, sans qu’on se doutât ici que le théâtre allait compter un brillant poète de plus.

Le succès de Lucrèce eut l’éclat de tout succès à Paris ; il en eut aussi les périls. Toute cette foule diversement intéressée, dont je parlais tout à l’heure, se jeta sur la pièce comme sur une proie. On ne voulait pas que ce fût simplement un bel ouvrage, mais le manifeste d’un genre nouveau. On vous demandait une préface guerroyante. Il y avait si longtemps qu’un seul genre occupait la scène et nous avons si peu d’occasions de nous quereller !

Je me souviens que quelque notoriété trop peu méritée, à titre d’admirateur de la tragédie du dix-septième siècle, me valut l’honneur d’être invité à la première lecture publique qui se fit de votre pièce. On eût dit qu’il s’agissait de faire campagne ; on avait été convoqué pour s’enrôler, pour se croiser. Je ne me croisai point, mais je revins de cette lecture un de vos partisans.

C’est un grand mérite, Monsieur, que d’avoir résisté à ces premières avances de la vogue. Les belliqueux n’en ont pas voulu avoir le démenti. Ils vous ont fait, malgré vous, chef d’une école qu’ils ont appelée l’école du bon sens. Vous n’avez pas voulu de ce titre ; personne ne sait mieux que vous que, si le bon sens pouvait faire école en France, il y a longtemps que les chefs n’en sont plus à trouver.

Ce que la mode n’avait pu faire, l’esprit de parti l’a essayé. Vous n’avez pas voulu que vos opinions fissent applaudir vos vers. Simple homme de lettres, comme vous vous appelez, parmi les diverses manières dont le poëte peut agir sur les idées de son temps et sur les destinées de son pays, vous préférez l’art, qui vient en aide au bien par les impressions du beau, et qui, en rendant les hommes plus délicats sur les choses de l’esprit, les rend meilleurs juges de la société où ils vivent et de la façon dont elle doit être conduite. Si ce n’est pas là le seul beau rôle qu’ait à jouer le poëte comme citoyen, du moins c’est le seul où il soit sans jaloux et sans adversaires. C’est peut-être aussi le plus utile ; car qu’est-ce que nous appelons avec vous les principes de 89, sinon de hautes vérités passées de l’âme des poëtes dans les faits, sinon du beau devenu du bien ?

L’hommage que vous rendez à l’homme de génie qui nous a le plus aidés à conquérir ces principes ne blessera ni n’étonnera aucun de nous. Mais pourquoi faut-il que cet hommage ait le caractère d’une protestation ? Quand donc pourrons-nous louer les grands écrivains du dix-huitième siècle sans avoir l’air de les défendre ?

Ne sommes-nous pas assez forts contre leurs fautes pour pouvoir rendre justice à leurs qualités, assez guéris de leurs incrédulités pour être reconnaissants de leurs services ? Après les avoir admirés et critiqués à outrance, n’est-il pas temps de les juger ? Si ce temps-là doit venir, le principe d’après lequel il faudra les juger, pour être juste, c’est que tous les écrivains qui ont mérité le nom de grands ont été bienfaisants. Mais les premiers dans cette élite sont ceux qui ont fait le bien sans mélange de mal ; les premiers après sont ceux qui, parmi du mal réparable, ont fait du bien qui demeure. C’est à ce second rang que la vérité mettrait Voltaire ; par là, elle le soustrairait aux excès du dénigrement comme de l’apologie, et peut-être réconcilierait-elle à sa gloire tant d’âmes qu’offensent encore ses doutes, ou qui sont accoutumées à trouver leur paix et leurs espérances dans les choses qu’il n’a pas respectées.

Je n’ai touché jusqu’ici qu’aux premières causes de vos succès, à ce que j’en appellerais la bonne qualité.

Il n’y a là, en effet, ni entraînement, ni fièvre. Dans la presse, une faveur assez tranquille pour qu’on ne la suspecte pas d’avoir été sollicitée. Point d’excitations du dehors ; point de drapeaux promenant dans les rues les noms de vos pièces. Pas de foule allant où va la foule, par imitation ; mais des gens qui se rendent au théâtre, chacun de son côté, attirés par la bonne réputation plutôt que par le bruit, en assez grand nombre pour faire une foule qui se presse aux portes sans s’y battre. Dans la salle, des spectateurs enlevés par moments, attachés toujours, qui tantôt applaudissent un drame, tantôt goûtent en connaisseurs une belle lecture ; à la fin, une admiration pour le poëte qu’on voudrait exprimer à l’homme : telles sont les circonstances qui, répétées bien des fois et jusqu’à deux cents fois pour l’Honneur et l’Argent, ont caractérisé votre succès. Le théâtre n’en a guère vu qui aient été plus éclatants, en faisant moins de bruit.

Il y en a des causes particulières que je voudrais bien indiquer. Vous protestiez tout à l’heure, au nom des anciennes gloires du théâtre, contre ceux qui veulent que la tragédie soit morte. Non, elle n’est pas morte, ni près de mourir. Elle vit, non-seulement dans les chefs-d’œuvre des maîtres et dans les belles scènes de leurs disciples ; elle vit dans nos esprits comme un genre national, comme une des formes supérieures de l’idée française. Ce n’est pas la tragédie de tout le monde, c’est la nôtre. Nous ne dédaignons pas celle qui va chercher ses exemples chez nos voisins, et qui tient à se rapprocher du drame, au risque de glisser dans le mélodrame. Nous avons même cru un moment que c’était la bonne. Mais, après une courte infidélité, nous en sommes revenus à la première, et nous commencions à la redemander quand vous êtes venu nous la rendre.

Notre éducation nous y a préparés. Ce n’est pas impunément qu’on nous l’a fait apprendre dans Corneille et Racine. Corneille et Racine y étaient préparés eux- mêmes par le goût de la nation.

Ce goût, que nous portons tous au théâtre, c’est celui des peintures morales, des analyses de caractères, de tout ce qui fait voir le fond des cœurs. Notre, nation y excelle par-dessus toutes les autres. Nous voulons que le poëte dramatique soit observateur et moraliste. Sans doute, la perfection, c’est de joindre à l’intérêt de ces peintures morales l’intérêt de l’action ; mais, s’il nous fallait choisir entre les deux, nos préférences seraient pour le premier.

De plus, nous voulons que ces études du cœur humain se personnifient sous les traits d’hommes qui plaident la cause de leur passion, non pas en avocats, ce serait trop long, mais en gens qui en savent mieux que personne le fort et le faible, et qui ne négligent rien pour la gagner. De là, la tirade. La tirade est le plaidoyer en vers. Vainement les mauvaises nous ont gâté les bonnes ; nous ne nous accommodons pas volontiers d’une tragédie sans tirades.

Ce n’est pas tout, nous y voulons encore, non pas toute espèce de bons vers, mais les bons vers qui ne montrent pas le poëte dans le personnage. C’est assez qu’on l’y entrevoie. Le vers lyrique, le luxe des images, sont d’un homme qui tient plus à être écouté qu’à gagner sa cause. Le vers que nous voulons, c’est ce vers précis, nerveux, raisonneur, qui a plus de traits que d’images, poétique pourtant, s’il est convenu qu’un poëte doit être d’abord un bon écrivain en vers.

Enfin, les personnages de cette tragédie doivent être historiques, et plutôt empruntés à l’histoire connue de tout le monde, qu’aux anecdotes qui ne le sont que des savants. Nous les voulons, comme vous le dites, au-dessus du niveau commun. Est-ce seulement par cette curiosité banale, qui nous fait tourner des yeux ébahis vers tout ce qui s’élève au-dessus de nos têtes ? Nullement : c’est parce que nous attendons de ces personnages plus de révélations sur le cœur humain ; c’est parce que, mettant plus d’esprit et plus de science de la vie au service de leurs passions, ils nous instruisent mieux de ce que la passion emploie d’adresse pour persuader qu’elle est la raison ; c’est enfin parce que, parlant de plus haut, leurs paroles portent plus loin et vont à plus d’oreilles.

Vous avez donné raison à notre goût, Monsieur, par la façon dont vous l’avez contenté. Des caractères qui s’analysent tout en agissant, des personnages pleins de leur passion, des causes plaidées avec éloquence et gagnées des tirades qu’on ne trouve pas trop longues, de beaux vers où l’écrivain contient le poëte sans l’éteindre, des noms historiques, présents à toutes les mémoires, voilà ce qui vous a conquis le genre de popularité le plus enviable, la popularité moins la mode.

Pour ne parler ni de Lucrèce, qui est restée une date littéraire, ni d’Agnès de Méranie, pour qui les promesses de Lucrèce nous ont rendus trop difficiles, n’est-il pas à votre gloire que la meilleure de vos tragédies, Charlotte Corday, soit celle dont le sujet se prêtait le moins à toutes ces convenances ? Que de difficultés s’y ajoutaient à la difficulté de faire une tragédie ? Ces gens-là vivaient hier ; nous savons des vieillards qui les ont vus, et qui en ont gardé comme une sorte de tremblement ; il fallait les placer dans un lointain favorable à l’illusion du théâtre. Ils ont tenu dans la langue de tout le monde des discours que l’histoire a recueillis : il fallait les faire parler en vers avec une vérité qui cachât l’invraisemblance. Ils avaient à paraître devant des spectateurs qui les ont déjà jugés dans leur cœur : il fallait ramener doucement ces juges prévenus à l’impartialité de l’art. Enfin, pour condition première, vos personnages étaient tenus de remplir toute leur renommée.

Bonne ou mauvaise, tous l’ont remplie. Ce sont bien là ces Girondins, si téméraires comme parti, si aimables comme hommes, pour lesquels il se fera toujours, dans la justice de notre pays, comme une compensation de leurs illusions par leurs vues généreuses, de leurs fautes par la beauté de leur mort. Vous les avez peints dans un moment où vous risquiez de nous les rendre trop chers : c’est le moment suprême où exaltés par l’approche de la catastrophe, ils insultent à l’échafaud dont ils n’ont pas su se défendre. Vous avez réussi à ne les rendre qu’intéressants. Vous avez voulu que l’enseignement de leur vie fût le même dans votre drame que dans l’histoire, et qu’ils y parussent, tels qu’ils ont été, victimes de leurs propres exemples, et plus vaincus par leurs fautes que par leurs ennemis. Vos vers nous ont rendu les fleurs de leur brillante parole. J’y louerais même celles qui peuvent paraître de trop c’est un trait de vérité locale.

On pense aux maîtres et aux plus grands, en lisant l’admirable scène où Danton, Robespierre et Marat, réunis dans la chambre de ce dernier, délibèrent sur ce qu’ils feront de la République tombée entre leurs mains. Vous êtes historien et poëte quand vous faites parler ces trois hommes qui, à peine vainqueurs de leurs ennemis communs, se sont insupportables l’un à l’autre, et qui, venus en apparence pour se mettre d’accord, ne font que se mesurer du regard pour la lutte à mort à laquelle ils sont préparés. Il y a du sang dans toutes leurs paroles. Danton en a comme le cœur soulevé ; Marat en a soif comme d’un calmant pour la fièvre qui le consume ; Robespierre ne veut pas dire encore combien il lui en faudra. Mais, dans la répulsion qu’ils inspirent tous les trois, il est des degrés que vous avez marqués avec la fidélité de l’histoire. Marat cause presque plus de stupeur que d’aversion ; on veut le croire fou, pour n’avoir pas à lui porter plus de haine que n’en contient le cœur humain. Danton, par son retour à la générosité, excite une secrète sympathie dont on a honte. Pour Robespierre, il nous fait sentir quelque chose de cette crainte inouïe que connurent nos pères et qui s’appela la Terreur ; crainte d’un péril hypocrite et inconnu, où le mépris se mêlait à l’angoisse, et qui fit, plus d’une fois, envier les morts par les survivants.

Il vous a été bon d’être plein du grand Corneille, quand vous avez eu à tracer le caractère de celle qui ne fut pas moins une fille de son esprit qu’une héroïne de son sang. Tous les traits de cette peinture sont dignes de cette vierge si terrible et si charmante. Tout ce qui, dans l’acte sanglant où elle crut avoir pour complice la conscience même de la France, nous touchera et nous troublera toujours, admiration pour son courage, attendrissement sur son sacrifice, quelque chose de moins que l’horreur pour le meurtre, quelque chose de plus que la pitié pour le meurtrier, vous l’avez exprimé avec une vérité poignante. Vos vers ont commencé, pour Charlotte Corday, la popularité de la légende, et, si son caractère était de ceux qui peuvent grandir avec le temps, je dirais qu’elle a grandi depuis que vous lui avez mis au front l’auréole de la poésie durable.

Une image brillante de la haute comédie a fait l’immense succès de l’Honneur et l’Argent. Là, comme dans vos tragédies, on applaudit d’heureuses études morales, des personnages qui plaident éloquemment leur cause, de belles situations et, parmi de bons vers, les meilleurs de tous, ceux qui, par un côté, sont des vérités de situation, et, par l’autre, des vérités de cœur humain, le mot du moment et le mot de tous les temps. Je sais que la critique fait des réserves. Elle voudrait que les situations fussent plus souvent l’effet nécessaire de caractères plus réels. Ces réserves, où l’on vous conseille ce qu’on espère de vous, méritent que vous les preniez en considération. Dieu me garde de vous donner des scrupules sur vos habitudes de retraite studieuse au foyer maternel ! Mais, en fait de comédies, les types en seront toujours au plus épais de la mêlée parisienne. Les héros de la tragédie peuvent venir d’eux-mêmes visiter le poëte dans sa province ; témoin Cinna, les Horaces, Polyeucte, qui apparurent au grand Corneille dans sa petite maison de Rouen. Mais les héros de la comédie ne sont pas si commodes. Il faut les aller chercher de sa personne au milieu du monde, et à Paris, où se trouvent les plus illustres. Molière ne s’y prenait pas autrement, quand il avisait certains de ses personnages parmi les courtisans qui tourbillonnaient autour de Louis XIV. On l’appelait le contemplateur, parce qu’il était sans cesse à contempler quelqu’un qui posait devant lui, sans s’en douter. Si donc, Monsieur, vous voulez satisfaire les plus difficiles, imitez les peintres qui rapportent dans l’atelier les esquisses prises au dehors dont ils feront des tableaux ; emportez de Paris de vigoureuses ébauches, pour en faire des portraits à Vienne.

L’auguste suffrage que vous a valu, dès la première représentation, votre comédie de la Bourse, en est l’appréciation la plus juste. Ce que le public y applaudit en effet, ce sont les nobles sentiments qui vous l’ont inspirée. On dit, à la vérité, que tout est plus vilain à la vraie Bourse, choses et gens ; mais, en entendant vos vives sorties satiriques contre le mal du temps et ces heureux vers qui soulagent les honnêtes gens et intéressent leur esprit aux répugnances de leur probité, on oublie que le tableau pourrait être plus fidèle.

Vous nous avez fait voir les malheurs des gens qui poursuivent la fortune aléatoire. Il serait beau de nous montrer le bonheur de ceux qui l’atteignent. C’est de ce côté-là que l’enseignement de la comédie serait efficace et que le rire serait moral. Le public croit médiocrement aux catastrophes de ces parvenus du hasard ; mais il est tout près de les croire plus heureux et de les faire plus riches qu’ils ne sont, par cette faiblesse de notre nature qui nous porte à enfler le bonheur de ceux que nous envions et à diminuer les misères de ceux qu’il nous faudrait plaindre. Je voudrais qu’il vous plût de peindre un de ces heureux au moment le plus beau, quand il est tranquillement assis sur la roue de la Fortune, qui s’est arrêtée pour lui. Je voudrais que vos vers nous fissent lire dans le cœur de cet homme pour qui tout visage est celui d’un héritier impatient ou d’un parasite, et dont le triste bonheur est de connaître la fin d’un plus grand nombre de jouissances, et d’être impuissant pour plus de choses.

Ce serait Turcaret, non plus simplement ridicule, celui-là n’est plus à recommencer, mais Turcaret misérable, et il a dû l’être. On n’est pas joué ainsi, volé, insulté, on ne sent pas se retourner contre soi-même les pointes de la vanité dont on blessait les autres, sans beaucoup souffrir. Le Sage a bien pu s’en douter, lui qui a tout su de la vie humaine ; mais il a baissé la toile sur Turcaret ridicule, laissant à quelque successeur la tâche de suivre le pauvre traitant, rentré chez lui en face de lui-même, tout saignant de blessures que l’argent ne guérit pas. S’il y a là un legs de Lesage, vous êtes digne, Monsieur, de l’acquitter.

Vos succès dans la tragédie vous donnaient bien le droit de nous exposer vos doctrines sur ce grand art. Ces doctrines ont un mérite rare : elles sont des doctrines, et non pas un système. Vous n’y donnez pas vos exemples pour règles, et, au lieu d’une théorie superbe de ce que la tragédie exige du public, nous avons une appréciation élevée de ce que le public demande à la tragédie.

Vous craignez que, sur ce point, votre discours ne sente la réaction. Rassurez-vous : les idées que nous venons d’entendre ne sont pas inspirées par un esprit de réaction ; elles sont d’un libéral.

S’il est vrai que chaque époque impose au poëme dramatique ses usages, ses préjugés, son tour d’esprit, et, comme vous le dites énergiquement, son jargon ; celui-là n’est-il pas un libéral qui veut défendre le poëte contre cette servitude et faire planer le poëme dramatique au-dessus des convenances passagères du pays, de la mode et du moment ?

Et de même, si les intrigues compliquées du drame à effet, les incidents, l’imprévu, les coups de théâtre, en ne laissant pas de place, dans le poëme dramatique, aux développements des caractères et à la peinture des passions, lui ôtent toute la matière du beau et tout le nerf des vers, le libéral n’est-il pas celui qui conseille au poëte de chercher l’effet dans les grandes voies du beau, et de faire des vers qui durent ?

Si tel est le libéral, il y a vingt-cinq ans, il portait un autre nom : on le qualifiait de classique.

Pour moi, Monsieur, puisque vous avez bien voulu rappeler la part que j’ai prise aux nobles querelles de ce temps-là, querelles si loin de nous par les années, plus loin encore par le changement de nos mœurs, quand j’osais défendre la tradition de nos grands poëtes dramatiques, et inviter leurs successeurs à se rendre libres de tout ce qui pouvait rabaisser l’art entre leurs mains ingénieuses et puissantes, j’avais bien quelque soupçon que j’étais un libéral. Vos succès n’ont pas de quoi me faire penser que je me trompais, et ce n’est pas une médiocre obligation que je leur ai, de pouvoir rester classique en continuant à me croire libéral.

Il y a même deux points où je le serais volontiers un peu plus que vous.

Par exemple, vous rangez parmi les conventions surannées du théâtre les unités de temps et de lieu, et vous parlez d’un pédant d’hier pour qui une tragédie sans les unités est un monstre.

Je n’ai pas peur d’être ce pédant ; car vos tragédies se mettent fort à l’aise avec les unités, et je ne crois pas les tenir pour des monstres.

Il y a des tragédies, vous nous l’avez appris une fois de plus, qui ont su être belles en s’affranchissant des unités ; mais vous-même, vous leur préférez celles qui, en s’y soumettant, ont réussi à être les plus belles de toutes. Tels sont les deux chefs-d’œuvre de notre théâtre et de tout théâtre, Polyeucte et Athalie. Si les unités n’ont pas nui à leur perfection, ne se pourrait-il pas qu’elles y eussent servi ? Corneille nous met sur la voie, lui qui défend l’unité de temps, « non pas sur la foi d’Aristote, a-t-il soin de dire, mais parce qu’elle s’appuie sur la raison naturelle. » Voilà qui devrait donner à penser. Et faut-il y penser longuement pour reconnaître qu’il s’agit là, non de gênes arbitraires imposées aux poètes par le caprice d’un philosophe, mais d’un degré de plus de ressemblance entre l’art et la nature des choses ; et que le drame le plus conforme à cette raison dont parle Corneille, c’est-à-dire le plus semblable à la vie, est celui qui, par des moyens naturels, amène dans le même lieu, au même moment, pour une catastrophe certaine, des personnages qui se poursuivent, qui ne peuvent plus s’éviter, et qui se précipitent vers un dénoûment où chacun reçoit, comme dans la vie, le prix de ce qu’il a fait ? C’est là ce que le simple et profond génie des anciens avait essayé de transporter de la réalité dans le drame ; et c’est là ce que Corneille et Racine ont imité des anciens en le perfectionnant.

Je voudrais donc, Monsieur, qu’il fut encore permis de faire une tragédie même avec les unités, et je vous demande, en particulier, de laisser à Corneille et à Racine la liberté de subir un joug qui parait les avoir gênés si peu.

Mais, vous avez raison, il ne faut pas, par trop d’amour pour la règle, se priver d’une beauté. Aussi, dans un entr’acte de votre Charlotte Corday, fais-je très-volontiers le voyage de Paris à Caen, en dépit des unités de temps et de lieu, pour me trouver parmi les invités de Mme de Bretteville, dans ce salon où ils s’entretiennent des nouvelles de Paris, que la peur ne peut déjà plus grossir ; pour entendre l’aïeule faire en des vers charmants l’éloge de sa petite-fille ; pour voir enfin Charlotte elle-même, entrant à pas modestes, au milieu de ces douces paroles, et comme au murmure de sa bonne renommée. À plus forte raison, me laissé-je ramener sans résistance de Caen à Paris, à la suite de la jeune fille résolue et résignée, dans la maison de Marat, où nous pousse irrésistiblement cette terreur d’un nouveau genre qui nous fait trembler, non pour la victime, mais pour l’assassin.

L’autre point où je serais un peu plus libéral que vous, c’est au sujet de Shakespeare. De tout ce que vous en avez dit de si brillant, je garderais ce qui est à sa gloire, et je laisserais les restrictions, non comme injustes, mais parce que la vérité ne les demande plus.

Le temps a élevé Shakespeare au-dessus de la critique, peut-être parce qu’il l’a élevé au-dessus de l’éloge. Les mots mêmes de beautés et de défauts appartiennent à une langue relative, en dehors de laquelle il faut chercher des termes, si l’on tient à définir le charme ou à caractériser les imperfections de ces œuvres étonnantes.

Shakespeare a eu la même destinée qu’Homère. Après cette querelle fameuse des anciens et des modernes où admirateurs et critiques Boileau comme Perrault ont eu le tort de se représenter l’auteur de l’Iliade comme un homme de lettres à son bureau, l’Homère qui demeure, c’est cet Homère transfiguré, tel que l’a représenté un grand artiste de notre temps présidant le chœur des hommes de génie, et nu, au milieu de personnages dont le costume indique la nation ou le siècle, comme s’il s’agissait, non de l’habitant d’un pays ni du contemporain d’une époque, mais du génie même de la poésie. Comme Homère, après une querelle qui a moins duré, Shakespeare nous apparaît, à son tour, dans un lointain mystérieux et paisible, se dérobant à la curiosité de l’érudition qui se fatigue à chercher un homme où il n’y a qu’une des plus grandes sources de la poésie créatrice. Avec Homère, avec Shakespeare, nous sommes sur des cimes d’où le regard n’aperçoit rien de ce qui se passe en bas. Je ne leur demande pas compte des fautes qu’ils ont pu faire, Homère, en créant un premier exemplaire de la beauté, d’où est venue l’idée même de l’art et de ses règles, Shakespeare en les ignorant. Comment s’étonner qu’ils soient imparfaits ? Si la poésie elle-même a dicté leurs vers, c’est une main d’homme qui les a écrits.

J’espère aussi que Racine n’a plus besoin d’être défendu. Dans le temps que sa gloire, faut-il le dire, était une cause, vous l’avez servie, Monsieur, mieux que personne, en montrant avec éclat comment un poëte enrichit son fonds par la pratique de ce grand homme, comment il sent mieux son propre cœur en méditant ce cœur auquel toutes les passions humaines ont dit leur secret, comment l’étude de ce beau style lui apprend à trouver et a perfectionner le sien. Vous avez bien raison de douter que ceux-là sachent aimer Shakespeare qui n’aiment pas Racine. Racine lui-même l’eut pensé s’il eût connu Shakespeare, et il l’aurait dit, même à Boileau.

L’admiration pour Racine n’a pas été pour peu de chose dans les mérites éminents qui assurent à votre prédécesseur une place honorable dans l’histoire des lettres françaises.

Vous avez été juste envers M. Baour-Lormian eu reconnaissant en lui un poëte. Il est poëte dans ses traductions par l’éclat et l’harmonie de ses vers ; il l’est par le sentiment dans cette tragédie d’Omasis, dont on citerait plus d’une scène si nous n’étions pas si riches en beautés dramatiques. Je doute pourtant que la pièce eût gagné en commençant à Joseph enfant. En tout cas, l’idée seule en eût épouvanté M. Baour-Lormian ; on avait encore peur en ce temps-là de ce vers de Boileau, qu’il sera toujours prudent de ne pas trop braver :

Enfant au premier acte et barbon au dernier.

L’éloge modeste et proportionné que vous faites de votre prédécesseur est un jugement définitif. Vous y avez mis l’accent de la justice rendue avec cœur. C’est celle qu’il méritait ; c’est celle qu’il eût désirée, si l’âge, la souffrance et la raison ne lui eussent ôté jusqu’au souci de ce qui se dirait de lui après sa mort.

Cela nous met bien loin de ce qu’on a raconté de sa complaisance un peu gasconne pour lui-même. Le trait que vous en avez cité remonte bien haut. C’est du temps que Napoléon Ier, lui parlant d’Omasis dans les jardins de Saint-Cloud, le louait de ses vers, un peu parce qu’il les trouvait bons, un peu pour faire passer de piquantes critiques de ses caractères. Si M. Baour-Lormian s’estimait trop alors, il faut s’en prendre au temps, à l’ivresse d’un tel suffrage, à l’étourdissement du succès dans notre pays, et, s’il n’y a pas là une vieille médisance, à la Garonne. La vanité est, de tous nos défauts, celui qui est le moins à nous. Il nous en vient de nos ennemis qui, pour vouloir nous rabaisser, nous poussent à être plus que justes envers nous-mêmes. Il nous en vient aussi de nos amis, des uns par leur trop d’indulgence, des meilleurs par le plaisir même qu’ils ont à louer ceux qu’ils aiment. Dans les dernières années de la vie de M. Baour-Lormian, amis et ennemis, et la vanité qui lui était venue d’eux, tout l’avait quitté. Il survivait à tous ceux qui avaient parlé de lui, et il restait seul n’attendant plus rien des hommes, et s’étudiant, non plus pour connaître ses forces, dont il n’avait plus que faire, mais pour se rendre ses comptes à lui-même, et démêler dans son avoir ce qui avait appartenu aux autres et ce qui lui appartenait en propre.

C’est sous ces traits du poëte finissant en sage que je l’ai connu pour la première fois. Les infirmités et la pauvreté avaient fait de sa retraite une solitude si profonde, qu’il n’y avait guère de chance que la première visite n’y fût pas intéressée ; mais, dès la seconde, on se sentait attiré par ce qu’il y a d’auguste dans un vieillard qui s’achemine vers la mort dans la souffrance et l’abandon, et par le charme de ce bon sens de la vieillesse éclairée et élevée par les lettres, bon sens dépouillé, comme on le dit des vieux vins, sans illusions, mais sans aigreur contre ceux auxquels il sied encore d’en avoir. Si, par moments, il lui arrivait de laisser percer quelque reste du vieil homme, la faute en était a ceux qui le mettaient en cette tentation ; c’est qu’on lui parlait de son passé, de son Omasis, que l’Empereur avait critiqué ; c’est qu’on secouait devant lui les lambeaux de pourpre de sa jeunesse. Mais son bon sens reprenait bientôt le dessus, et c’est lui-même qui chassait de sa main ces flatteuses images, avant qu’il se mêlât du regret au plaisir de les revoir.

Poëte jusque dans l’extrême vieillesse, la poésie lui servait comme d’une musique harmonieuse pour bercer souffrances ou comme d’un langage plus intime pour se parler de plus près à lui-même. C’est ainsi que le dernier jour l’a trouvé, rejoignant sa jeunesse à sa vieillesse par les grâces de ses derniers vers, et parlant de Dieu avec un serviteur fidèle dont la foi simple l’aidait à mourir dans les suprêmes espérances.

Si l’Académie Française a le privilége d’inviter une société d’élite aux réceptions de ses membres, ce n’est pas sans doute pour faire elle-même ses honneurs, c’est pour en tirer occasion de rendre quelque témoignage nouveau de la vertu des lettres. Cette séance nous en offre deux exemples illustres. L’un est celui d’un poëte qu’elles ont amené, jeune encore, à l’honneur littéraire le plus insigne, un siège à l’Académie française, par des succès qui pourraient n’être que le gage de succès encore plus grands ; l’autre est celui d’un vieillard, poëte aussi en son temps, et poëte très-applaudi, auquel les lettres avaient appris à. supporter l’oubli, à se résigner à la douleur, à être pauvre avec dignité, à se voir délaissé par les hommes sans les accuser. De ces deux exemples, vous approuverez, Monsieur, que j’aie fini par le dernier un discours dont vous êtes le principal sujet. Nous avons devant nous bien des jours pour montrer en votre personne cette vertu des lettres, à un âge où elle inspire les beaux vers et relève le prix de toutes les choses heureuses ; nous n’avions qu’un jour, et que ce moment-ci, pour montrer dans votre prédécesseur combien plus encore éclate cette vertu quand, après avoir fait la célébrité du poëte, elle est restée sa seule famille, sa seule richesse, sa seule amitié.