Réponse au discours de réception de Étienne Lauréault de Foncemagne

Le 10 janvier 1737

Charles d’ORLÉANS de ROTHELIN

REPONSE DE M. L’ABBÉ DE ROTHELIN, au Discours de M. DE FONCEMAGNE.

 

MONSIEUR,

 

Honoré deux fois dans la même année d’un emploi si supérieur à mes forces, j’avoue que j’aurois osé me plaindre de l’excès des faveurs du fort, fi le choix de l’Académie, en couronnant vos vertus & vos talens, n’eût pas fait d’une charge pénible une fonction digne d’être enviée.

 

L’avantage d’être votre confrère dans l’Académie des belles Lettres, produisit en moi de bonne heure le même effet qu’ont éprouvé tous ceux qui vous connoissent ; dès-lors je desirai très-vivement de pouvoir en tous temps & en tous lieux vous avoir pour confrère & pour ami.

 

Mais bien-tôt un commerce plus intime m’ayant mis à portée de découvrir toute l’étendue de vos lumières, je compris de quelle importance il nous seroit de partager ici avec vous le foin de perfectionner une Langue, dont personne n’a saisi mieux que vous le génie, les régies & l’usage, & donç aussi personne ne sait mieux faire sentir & h force & les beautez.

 

En effet vous parûtes à mes yeux un de ces hommes destinez à justifier les espérances que l’Académie Françoise avoit conçues, lorsque par les ordres d’un Prince, dont les regards, comme ceux du Soleil, portoient par-tout la lumière & la vie, quatre de nos prédécesseurs jettérent les premiers fondemens de l’Académie des Inscriptions.

 

Dans un siécle fécond en miracles, il n’étoit pas difficile de présager le sort réservé à cette Société naissante ; & quoique dans son origine elle se bornât uniquement à consacrer sur le marbre & sur le bronze les faits héroïques de son Fondateur, on prévoyoit sans peine que dans peu, outre cette noble occupation, elle embrasseroit encore par son travail l’Histoire & la Littérature de tous les temps & de tous les pays.

 

Cependant ce n’étoit-là qu’une des vues de ce petit nombre d’hommes choisis, qui durant plusieurs années composèrent toute la Colonie. Fidèles à l’Académie Françoise, dont ils étoient, pour ainsi dire, un détachement, ils souhaitoient que cet établissement nouveau ne fût pas pour elle moins utile que glorieux.

 

Leurs vœux ne tardèrent pas à s’accomplir. LOUIS LE GRAND, fans cesse occupé de porter chaque chose à sa perfection, ouvrit à l’Académie des Inscriptions l’immense carrière qu’elle parcourt sous le nom d’Académie des belles Lettres. Aussi-tôt on la vit s’accroître d’une foule de Savans du premier ordre, qui du fond même de nos Provinces accoururent pour s’associer à ses travaux. Mais la loi de n’écrire qu’en François, loi que jamais elle n’a transgressée, obligea tous ceux qu’elle adoptoit, à faire de l’étude de notre Langue, une de leurs plus sérieuses occupations. Ces hommes d’un goût sûr & délicat, s’appliquant à la cultiver, en possédèrent aisément toutes les grâces, qu’ils ont depuis fait passer dans leurs Ecrits : c’est ainsi que dans le sein même des Muses Grecques & des Muses Latines, il s’est formé pour l’Académie Françoise des Sujets, qu’elle prise d’autant plus qu’ils font en état de l’enrichir de tous les trésors d’Athènes & de Rome.

 

J’en appelle à ce Recueil précieux, que la Renommée a rendu célèbre au-delà même des bornes de l’Europe ; c’est dans ce Code de la Littérature, dont vos Dissertations, Monsieur, font un des grands ornemens, que la noblesse & l’élégance du style accompagnent toujours l’exactitude de la méthode, la justesse de la critique, & la profondeur de l’érudition.

 

Il est vrai que le Public murmure de ne voir plus votre nom que rarement, dans les derniers volumes de nos Mémoires, mais cette perte, qu’il souffre à regret, il cessera de vous la reprocher, quand il saura que vous n’êtes dispensé des engagemens qui vous lioient avec lui, qu’à cause que votre Académie exige de vous deux fois par an un ouvrage plus long, plus pénible, & non moins intéressant pour elle. C’est de rendre compte par d’exactes analyses, de la fuite & du progrès de son travail, à des Auditeurs dont il est essentiel, autant que flatteur, de mériter les suffrages.

 

Je dis plus ; ce Public judicieux démêlera facilement les motifs qui ont déterminé vos Confrères à vous confier un emploi si délicat. Il se chargera même de vous dédommager du généreux sacrifice que vous faites en renonçant aux applaudissemens que vous étiez sûr d’obtenir de vos Lecteurs ; si cependant on fait un sacrifice, lorsqu’on se contente de l’approbation unanime de l’Académie des Sciences, & de l’Académie des belles Lettres.

 

Au reste, Monsieur, ne croyez pas devoir seulement à vos écrits la place que vous remplissez parmi nous. Il n’est permis à personne d’ignorer que cette Compagnie, plus jalouse encore des qualitez qui forment l’honnête homme, que de celles qui font l’homme savant, n’a jamais prétendu récompenser les talens, que dans ceux dont elle honorait les vertus.

 

Les vôtres. Monsieur, fourniraient un vaste champ à un Orateur plus occupé de briller que de vous plaire ; mais si mon bonheur m’a procuré mille occasions de juger par moi-même à combien de titres vous vous êtes acquis la réputation dont vous jouissez, mille autres circonstances m’ont appris que la seule idée d’un pareil détail vous offense. Je le supprime pour me conformer à vos désirs ; c’est du moins un hommage que je rends à votre modestie, vertu qui, même par vos envieux, feroit aimer en vous toutes les autres.

 

Mais puis-je refuser à mes Confrères la consolation d’être assurez que par la douceur de vos mœurs, & par l’agrément de votre commerce, vous les dédommagerez, s’il est possible, de la cruelle perte qui nous afflige, & qui sera long-temps pour nous le sujet de la plus vive douleur.

 

Si le lien de la société est le plus doux plaisir de la vie, quels éloges ne mérite point celui qui possédoit éminemment toutes les qualitez & tous les charmes qui rendent la société aimable ? Tel étoit M. l’Evêque de Luçon ; affable, prévenant, généreux, tous les bons offices qu’il pouvoit rendre, il laissoit à peine le temps de les désirer, jamais celui de les solliciter. Ardent ami, incapable dé haine, inaccessible même à la médisance, enfin né pour le bonheur des autres & dont il faisoit uniquement le sien, son esprit semoit par-tout des fleurs, par-tout son cœur répandoit des bienfaits.

 

L’art de plaire, cet art enchanteur qu’il est si rare & si difficile d’acquérir, fut dans M. de Luçon un présent de la nature. Une politesse noble, sans hauteur, une complaisance extrême, sans fadeur & une attention continuelle, fans contrainte ; une plaisanterie fine & enjouée, sans satire, formoient en partie son caractère. Bon juge, admirateur & protecteur des talens d’autrui, il sembloit ignorer les siens propres. Dirai-je qu’il parloit éloquemment ? Ce ton de la bonne compagnie, plus aisé à sentir qu’à définir, régnoit souverainement dans ses discours. Son entretien n’avoit rien d’étudié ; jamais son style n’étoit apprêté ; sa conversation toujours coulante, facile, simple, négligée ; mais il charmoit, il persuadoit, il entraînoit. S’il trairait des questions épineuses, les épines disparoissoient. S’agissoit-il de sciences relevées ? elles conservoient leur sublime, & perdoient leur obscurité. En un mot, tout s’éclaircissoit, tout s’embellissoit entre ses mains, mais dans une exacte proportion avec le plus ou le moins de portée des esprits de ceux qui l’écoutoient.

 

Des dispositions si heureuses, toujours inséparables d’un goût exquis, ne permettoient pas à M. de Luçon de négliger les Lettres. Il y fit des progrès rapides ; mais si les auteurs Grecs & les Latins étendirent & ornèrent son esprit, il ne tarda pas à s’acquitter de la reconnoissance qu’il leur devoit, par les grâces nouvelles qu’il leur prêta toutes les fois qu’il fit usage, en notre langue de leurs beautez, qu’il s’étoit appropriées.

 

De l’amour des Lettres, il passa facilement, l’estime de ceux qui les cultivent. Il fit plus il les fréquenta, il les chérit, & sa maison devint pour eux un asyle. Ce fut alors que cette Compagnie vit enfin ses désirs satisfaits, en le recevant dans son sein : car de tout temps il nous appartenoit, cet homme rare, qui, sans affectation, sans recherche, & guidé par son seul génie donnoit chaque jour autant d’exemples de la saine éloquence, que l’Académie en donnoit de préceptes.

 

Avec le talent de la parole & le don de manier les cœurs, quels fruits abondans n’a-t’il pas dû recueillir dans l’exercice de son saint Ministère ? Mais je laisse aux sacrez Panégyristes le soin de représenter comme Evêque, celui que je viens de crayonner seulement comme Académicien, c’est-à-dire, tel qu’il nous étoit permis de le voir, de l’aimer, de l’admirer. Dans cette retraite des Muses, où leurs intérêts seuls nous rassemblent, & où règne la plus parfaite égalité, nous aurions presque ignoré la dignité de M. de Luçon, si chaque année sa tendresse pour ses peuples ne nous l’avoit pas arraché. Qui cependant pourroit n’être pas instruit, qu’il étoit généralement respecté dans son Diocèse, honoré par ses Confrères, aimé par-tout ?

 

Voilà, Monsieur, une esquisse imparfaite de celui à qui vous succédez : c’en est assez pour vous faire comprendre ce que l’Académie Françoise attend de vous. Essayez par vos soins, par votre zèle & par votre assiduité, de nous prouver que notre dernier malheur, quelque grand qu’il fût, n’étoit pas irréparable. Hâtez vous fur-tout de joindre votre voix aux nôtres, pour célébrer dans le Pacificateur de l’Europe, le Père des Lettres & des Sciences,

 

N’est-ce pas une des merveilles de son règne, une ample matière à notre reconnoissance, que la protection constante dont il les honore ? Je pourrais rappeler ici une partie de ce qu’il a fait pour elles, pendant le loisir de la paix ; soit en embellissant le palais qui renferme ses trésors littéraires ; soit en y attachant par ses bienfaits des Savans, dont les veilles & la politesse rendent facile, aux Etrangers comme à nous, la jouissance de tant de richesses ; soit enfin, en ne négligeant rien pour accroître ce dépôt précieux.

 

Ce seul motif l’engagea, il y a peu d’années, à envoyer en Orient, dans l’espérance de sauver encore quelque reste de la docte Antiquité ; & le succès de ceux qui s’acquittèrent de cette honorable commission, succès égal à leur capacité & à leur zéle, répondit au vif empressement de notre Roi.

 

Mais si la Paix, à l’ombre de son Trône, a vu fleurir les Sciences & les Lettres, leurs progrès n’auront-ils point été ralentis par le tumulte des Armes ? Non, MESSIEURS, les soins importans & les frais immenses de la guerre n’ont pû, ni empêcher, ni suspendre l’exécution des magnifiques projets que LOUIS XV. avoit formez en leur faveur. Et tandis que nos fréquentes victoires donnoient lieu à nos voisins de douter s’il restoit quelque François dans le monde, qui ne fût point sur le Rhin ou sur le Pô ; des Astronomes & des Géomètres, choisis dans l’Académie des Sciences, partoient avec l’ordre pacifique de pénétrer, les uns sous la Ligne, & les autres sous le Pôle, pour y consommer un ouvrage, le seul peut-être, dont l’utilité reconnue soit commune à tout le genre humain.

 

Ces hommes illustres, qui, en se dévouant à une si noble entreprise, ont gravé pour jamais leurs noms dans les Fastes de l’Univers, auront appris aux peuples qui habitent la Zone glacée & les climats brulans, non que les François font invincibles ; en quels lieux n’a point retenti le bruit éclatant de leurs exploits ? mais qu’il règne en France aujourd’hui un Monarque, dont les vues bienfaisantes embrassent du même coup d’œil les extrémitez de la terre : que la Nation qui reconnoît ses Loix, avide de toute espèce de gloire, & sur-tout de celle de lui plaire, sait, avec un succès égal, manier le Télescope & l’Epée, & n’affronte pas moins courageusement les périls les plus redoutables, sous les étendarts de Minerve, que sous ceux de Mars.