Réception de l’Académie brésilienne des Lettres, à l'Académie française

Le 23 juin 2005

Maurice DRUON

Discours pour la réception de l’Académie brésilienne des Lettres

le jeudi 23 juin 2005

à l’Académie française

par M. Maurice Druon
Secrétaire perpétuel honoraire

 

Chers confrères brésiliens,
Chers amis,

Aux premiers jours de l’année 1872, l’empereur Don Pedro secundo, qui séjournait à Paris, fit connaître son désir de visiter l’Académie française. Dans la séance du 16 janvier, M. Nisard, grand érudit et célèbre critique littéraire d’alors, fit part de ce vœu à la Compagnie, qui s’en montra hautement flattée. M. Nisard précisa que « l’auguste visiteur ne souhaitait que surprendre, pour ainsi dire, l’Académie au milieu de ses occupations habituelles, et se former une juste idée de la nature de ses travaux et du caractère de ses discussions. »

La surprendre ! Pour une surprise, ce fut une surprise.

La réception de Sa Majesté impériale avait été fixée au jeudi 25 janvier. Don Pedro se présenta deux jours plus tôt, le mardi 23, quelques moments avant trois heures. L’Académie, en effet, plus zélée qu’aujourd’hui, tenait à l’époque deux séances par semaine. L’empereur avait-il fait une confusion de date, ou bien était-ce malice de sa part, afin de voir la Compagnie, non pas dans l’apparat d’un accueil officiel, mais dans son fonctionnement ordinaire ?

Il y eut un peu d’affolement ; mais la bonne grâce du souverain mit chacun à l’aise et l’on entra pour siéger.

Les Académiciens n’étaient guère qu’une quinzaine. La plus notoire figure d’entre eux était M. Guizot, l’homme d’Etat, l’historien, qui appartenait depuis trente-sept ans à la Compagnie et qui, proche de sa fin, avait alors quatre-vingt-cinq ans.

Le directeur expliqua à l’empereur la nature du double travail auquel se livrait l’Académie lorsque, comme dans ce moment, elle n’avait pas à s’occuper du jugement de ses nombreux concours : d’une part la préparation du Dictionnaire historique de la langue française, d’autre part la révision du dictionnaire de l’usage, lequel était désigné depuis 1694 comme le Dictionnaire de l’Académie.

Et l’on se mit au travail sur le premier chantier. Il faut le dire tout de suite : le Dictionnaire historique n’alla pas plus loin que la lettre A, publiée en 1865. Le second volume, celui donc auquel participa Don Pedro, ne vit jamais le jour. Les Académiciens renâclèrent devant cette œuvre qualifiée de « considérable, d’une exécution difficile, et dont les progrès ne peuvent être qu’assez longs. » Elle ne devait être reprise qu’au milieu du XXe siècle par le maitre linguiste Imbs, et poursuivie par son disciple, le professeur Quemada qui, avec une nombreuse équipe de chercheurs munis d’appareillages sophistiqués, produisirent ce monument qu’est le Trésor de la langue française, largement utilisé par les éditions Le Robert pour confectionner leur dictionnaire historique de la langue.

La deuxième partie de la séance fut consacrée à la révision du dictionnaire de l’usage, afin d’achever l’examen du placard 196. Les articles détourner, dette, deux furent modifiés en quelques points.

La séance fut levée à quatre heures et demi, officiellement. Car en réalité, elle se prolongea par l’entretien que l’Empereur engagea avec plusieurs Académiciens, et où il fit preuve d’une « université de savoir » qu’il fut seul à contester, par cette parole qui, (citation) : « appartient de droit à notre procès-verbal » : « Je sais… tout ce que je ne sais pas. »

Il prit congé des membres de l’Académie, individuellement, sa mémoire ayant bien retenu leurs noms et leurs personnes. Et le compte-rendu se termine par ces mots : « Des diverses visites de souverains dont l’Académie, dans le cours de sa longue existence, a été honorée, nulle assurément n’aura dû laisser après elle un plus agréable souvenir. »

Si j’ai cru opportun de vous conter cette première rencontre entre le Brésil et notre institution, c’est que je pense qu’elle n’est pas étrangère, après les longs cheminements que réclament de pareils desseins, à la création, vingt-cinq ans plus tard et sur le modèle de notre Compagnie, de l’Académie brésilienne des Lettres, dont vous avez fêté en 1997, le glorieux centenaire.

Monsieur le Président, acceptez que je vous remette, pour vos archives, le fac simile du procès-verbal de cette séance historique, ainsi que de l’article par lequel le Journal des Débats, le surlendemain, en donna une longue et minutieuse relation.

Votre Académie est, si j’ose dire, fille et sœur de la nôtre. Nos règlements sont proches, nos costumes de cérémonie sont de modèles voisins et notre devise est la même. Nos échanges sont fréquents et, comme vous avez sur nous l’avantage de pouvoir élire des correspondants, vous ouvrez régulièrement vos rangs à quelques uns d’entre nous. Vous m’avez honoré de ce privilège, sans doute pour la part brésilienne de mon ascendance, et je n’oublierai jamais la séance, tout ensemble officielle et amicale, où vous m’avez installé parmi vous.

Étant académies de langage, et le langage étant outil premier de toutes connaissances, toutes activités, tous rapports entre les individus et les peuples, nous sommes des académies de civilisation. Or, nos civilisations latines sont aujourd’hui menacées, qui ne s’en rend pas compte ?, par une sous-culture commerciale et mondialisée, qui risque de nous conduire à une dangereuse uniformité mentale. L’uniformité, c’est le chemin de l’entropie, c'est-à-dire une situation de mort.

Allons-nous laisser nos civilisations mourir ?

Cette inquiétude, je la partage depuis bien des années avec l’un des plus célèbres d’entre vous, qui fut président de votre vaste nation et président de votre Sénat, qui est romancier comme je le suis, et veut bien me regarder, par-dessus trois générations, comme un compatriote maranhense, José Sarney.

Je me rappelle les conversations que nous eûmes, alors qu’il était chef de l’Etat, et toutes les questions qu’il me posa sur l’Organisation francophone, l’idée directrice qui avait inspiré sa création, ses instruments diplomatiques, ses buts, son fonctionnement, ses problèmes et ses résultats.

Quelque temps après naquit la « Communauté des pays de langue portugaise ». Il en était l’initiateur, et je veux ici lui en rendre hommage.

Francophonie et Lusophonie ont un caractère génétique commun.

Ce n’est pas de France qu’est partie l’union des peuples francophones, mais d’une de ses plus glorieuses colonies, le Sénégal. En effet, dès 1976, le grand poète, humaniste et homme d’État Léopold Sédar Senghor, lançait le projet d’un commonwealth à la française. N’avait-il pas écrit : « Dans les décombres de la colonisation, nous avons trouvé cet outil merveilleux, la langue française » ?

Il fallut dix ans pour que s’ouvrît à Versailles, sous la présidence de François Mitterrand et à son initiative, la « Conférence des chefs d’État et de gouvernement des pays ayant en commun l’usage du français », titre un peu long et lourd dont j’obtins, au sommet de Maurice en 1993, qu’on le changeât pour celui, plus élégant et généreux, de « Conférence des pays ayant le français en partage ».

De même, ce n’est pas du Portugal, mais de son ancienne colonie géante, le Brésil, qu’a été lancée la Lusophonie. Toutes les anciennes possessions portugaises s’assemblèrent, unies par la langue de Camoens, et la maternelle Lusitanie n’eut qu’à s’y joindre.

Ces deux grandes institutions politiques à base linguistique sont inédites dans la vie internationale. Ce n’est pas une proximité régionale qui commande ces organisations, non plus qu’une communauté d’intérêts économiques ou militaires : c’est le langage, qui ne connait pas de frontières.

J’ai salué avec bonheur la naissance de la Lusophonie et j’en ai suivi les progrès. Je regrette seulement que ses rapports avec la Francophonie ne soient pas plus étroits, plus dynamiques, qu’elles n’entreprennent pas plus souvent des actions communes, que ce soit dans les domaines pédagogiques, culturels ou humanitaires.

Je verrais bien qu’elles s’associassent pour faire place à l’italophonie qui a une situation bimillénaire dans la latinité, mais qui n’a d’autre espace que la botte méditerranéenne.

Défense de nos langues latines, oui. Mais également défense du droit latin.

Car si la langue importe à toutes les activités, le droit en règle l’exercice. Ce sont les deux fondements de la civilisation, et l’un va avec l’autre. Ainsi que l’a dit excellemment le président Abdou Diouf : « La langue véhicule le droit, et le droit véhicule la langue. La structure de la langue qui traduit celle de la pensée influence la conception même du droit. »

Or, un danger est devant nous que constitue l’avance générale de la « common law » anglo-américaine. Ce droit purement empirique a incontestablement des souplesses favorables aux accords marchands, d’où son succès lié à la domination provisoire de la langue anglaise.

Ne voit-on pas, en France, des contrats entre des sociétés françaises rédigés en anglais par un cabinet d’avocats internationaux ?

Mais la « common law » ne vaut pas dans le droit public, pénal, administratif, constitutionnel, international. Car elle n’a pas de bases solides, permanentes, universelles.

Le droit romano-germanique, appelé communément le droit latin, repose au contraire sur des principes intangibles. Comment, dans une époque de grands ensembles politiques, réunissant des peuples divers, bâtir autrement que sur de tels principes ?

Considérant que le français, connu et reconnu pour ses qualités de clarté, de précision, son aptitude à formuler les définitions et les abstractions, est le mieux désigné pour exprimer le droit latin, nous avons-nous-même lancé un Manifeste, signé de hautes personnalités européennes, et menons campagne pour que la langue française soit désignée comme langue de référence des traités et textes normatifs de l’Union européenne, afin d’en assurer la sécurité juridique.

Notre Compagnie soutient cet effort, et nos discussions portent de plus en plus souvent sur les problèmes de droit.

Le Brésil étant régi par le droit latin, je ne doute pas que votre Académie, elle aussi, dirige ses lumières et sa sagesse vers ces problèmes là.

Chers confrères brésiliens, nous sommes de toujours des alliés naturels, et nous nous plaisons à voir dans cette séance commune une manifestation à la fois symbolique et efficace de cette alliance.

Merci d’avoir traversé l’océan pour que nous puissions partager nos soucis et nos espérances.