Rapport sur les concours de l'année 1922

Le 7 décembre 1922

Frédéric MASSON

SÉANCE PUBLIQUE ANNUELLE

RAPPORT SUR LES CONCOURS DE L’ANNÉE 1922

JEUDI 7 DÉCEMBRE 1922

DE

M. FRÉDÉRIC MASSON
SECRÉTAIRE PERPÉTUEL

 

 

MESSIEURS,

Une de vos dernières séances fut occupée par une discussion qui intéressait votre constitution même. Certains d’entre vous s’étaient demandé si l’Académie ne négligeait pas ses devoirs en ne s’occupant pas uniquement des Lettres, en ne requérant point, à leur propos, l’attention entière de cette partie du public qui peut s’intéresser à vos travaux et s’il convenait qu’à leur détriment, elle se laissât dominer par des questions de philanthropie chaque jour plus absorbantes. Ils faisaient observer que, s’ils avaient des devoirs particuliers à l’égard d’une classe de la nation, ce devait être à l’égard des littérateurs : Éveiller les talents, favoriser l’essor des intelligences, dans un temps où la cherté de la vie rend plus malaisée l’entreprise de travaux de longue haleine, apporter à ceux qui voudraient y consacrer leur existence une aide appréciable, leur épargner des tâtonnements où leur vocation pourrait se disperser et leur permettre de concentrer sur une œuvre tous leurs moyens, ne serait-ce pas là une des fonctions essentielles de l’Académie ? Et d’autre part, n’aurait-elle pas à chercher, pour les gens de lettres dont, après la Grande guerre, la vieillesse se trouve démunie et misérable, des secours opportuns ; à apporter à des individus qui ont employé leur vie à instruire, à moraliser, à distraire leurs contemporains, la sécurité du lendemain et la quiétude des jours qui précèdent la mort ; ne serait-ce pas pour l’Académie une œuvre essentielle de prévoir et de préparer pour ceux qui ne trouvent plus le pain assuré et auxquels manquent les moyens de le gagner, l’abri décent où ils puissent terminer leur vie ? Sans doute, mais il faut pour cela bien de l’argent et ce n’est point vers un tel objet que se dirigent les bonnes volontés de ceux qui disposent de l’argent. Soit qu’ils aient pour la littérature une considération médiocre, qu’ils aient gardé, à l’égard des gens de lettres, des préjugés qui étaient courants au dernier siècle, soit que certains livres, dont on semble vouloir imposer le succès, leur paraissent fastidieux et répugnants et qu’ils n’éprouvent aucun désir qu’on les encourage, qu’on les couronne et que leur argent serve à en multiplier le nombre, ils s’abstiennent de fournir les moyens d’encourager les jeunes littérateurs et de secourir les vieux. Leur effort se porte tout entier vers des œuvres philanthropiques qu’ils vous invitent à réaliser, et dont ils vous confient les destinées.

On peut regretter cette disposition du public, mais comment le redresser ? Depuis un siècle, et quel siècle, qui embrasse une évolution profonde de l’Humanité, l’Académie, sans rappeler de premiers et fugitifs essais, a consacré une part de ses travaux à rechercher, à distinguer et à stimuler la vertu. Eût-elle tort ou raison ? Ce n’est point à moi à en juger ; depuis cent ans, elle consacre, chaque année, une séance solennelle à louer, à exalter, à récompenser les individus qui lui sont signalés comme les plus vertueux, les œuvres qui méritent le mieux d’être encouragées, les institutions qui sont dignes de louanges. Depuis dix ans, elle a, par un de ses secrétaires perpétuels, créé en faveur de l’augmentation de la natalité et du retour à la terre, un mouvement dont nous voyons, par les donations Cognacq-Jay, Lévylier, Gehère, H. H. H., Saulnier, Beausse, Fauche, etc., le considérable développement. Les provinces s’y sont associées. Les Académies, avec une bonne volonté dont il m’est permis de témoigner ici ma profonde reconnaissance, ont éclairé notre religion sur la valeur relative des candidats proposés. Un courant national, que nul n’a le droit — ni les moyens — de détourner, s’est formé, sous l’impulsion d’un ménage de braves gens français qui ont réalisé, dans le commerce parisien, une étonnante fortune et qui en emploient une bonne partie à une œuvre importante pour la Nation. Ils sont venus à vous parce que, dans l’écroulement universel, vous subsistiez seuls, parce que vous êtes d’honnêtes gens et que vous ne détournerez pas à votre profit le bien des pauvres. Ils vous ont fait confiance, et d’autres, et beaucoup d’autres, viendront après eux, que vous n’aurez ni le droit d’éconduire ni le moyen de détourner.

Ce n’est point une raison, à coup sûr, pour qu’il ne vienne point s’ajouter aux prix littéraires que vous décernez, quelques fonds nouveaux d’une sérieuse importance, mais ne voyez-vous pas que vous devez redoubler d’attention et de scrupules dans l’examen des livres que vous jugez ? Ne pensez-vous pas que le public a le droit d’être ménagé et que certaines expériences sont interdites à l’Académie’ ? Si celle-ci désire que des fonds lui soient confiés, pourquoi choquerait-elle les sentiments, les opinions, les convictions du public ? Le public les a manifestées par la création de prix littéraires qui préconisent « les traditions classiques, et une moralité envisagée surtout au point de vue catholique », ou bien « de livres susceptibles d’inspirer l’amour du vrai, du beau et du bien ». On ne peut pas changer le cœur de place, a écrit Benjamin Valloton, et pas davantage les formules traditionnelles sur lesquelles repose depuis des siècles la formule sociale. Ce qu’on peut, ce qu’on doit tenter, c’est d’indiquer aux amis de l’Académie quels désirs elle forme et quels besoins elle serait tentée de satisfaire, mais elle ne saurait imposer des volontés, ni dicter des ordres. Elle obéit, elle aussi, comme tous les organes de la Nation, à des lois obscures que déterminent d’énigmatiques courants et elle n’a ni à s’y opposer ni à lutter contre eux. À des tâches nouvelles, s’il faut des recrues fraîches, n’ayez pas peur, il s’en trouvera.

Messieurs, votre Secrétaire Perpétuel est tenu de vous présenter, chaque année, un rapport sur les concours et leurs résultats. Ce rapport, vu le nombre des récompenses, ne peut plus être qu’une énumération de titres d’ouvrages, et de noms d’auteurs. Le temps permet à peine qu’on s’arrête aux plus importants, et pourtant est-il permis de ravir aux lauréats cette proclamation tant espérée ? Un jour, le Secrétaire Perpétuel, se libérant du sujet obligatoire, s’était donné congé et, à des idées qui lui étaient chères, il avait consacré son discours annuel. Ce jour-là, au premier rang de l’auditoire, se trouvait un petit soldat blessé, qui avait amené avec lui sa mère et son frère. Il attendait de toutes ses forces que son nom fût prononcé. Il avait mis sur ce mot, toutes ses espérances et tous ses désirs. Et le discours passait, les phrases éloquentes s’alignaient et tombaient : on était à la péroraison, et rien n’était venu. Et quand, sur une période heureusement cadencée, le discours s’acheva, une tristesse profonde s’abattit sur le petit soldat ; on lui avait volé son dû, et il était la victime d’une terrible injustice, — bien pire que sa blessure. Aussi, lorsque vous m’avez appelé à cette place, me suis-je promis de faire en sorte que les petits soldats n’eussent point à me reprocher de les avoir oubliés.

Et pourtant, la liste s’étend chaque année ; moins pour les prix littéraires que pour les prix de vertu, mais tout de même, à l’infini. Depuis que je suis entré à l’Académie, il y a vingt ans, la liste des prix littéraires s’est accrue annuellement de quinze noms, soit quinze ouvrages, pour le moins, à louer.

Car le Secrétaire Perpétuel, organe de l’Académie, n’a ni à exprimer une opinion personnelle, ni à s’élever contre les arrêts du maître. Tout au plus, peut-il garder le silence. Tel était l’avis de notre cher Lavisse. J’ai dû m’y tenir. Pourtant, M. Thureau-Dangin, parlant à cette place, s’éleva contre un livre dont il jugeait les tendances fâcheuses, et son exemple pourrait, au cas où je m’émanciperais à l’imiter, me servir d’excuse et d’apologie.

À diverses reprises, l’Académie a distingué, par ses prix les plus enviés, des récits historiques consacrés à de grandes cités du territoire national. Parfois, c’est un jeune professeur qui, séduit par la nouveauté d’un sujet qu’il estime avoir été négligé, s’en éprend et mène à fin, selon les méthodes modernes, un travail qui a rebuté jusque-là les amateurs. D’autres fois, c’est un vétéran des études provinciales, qui, comme terminaison à une longue vie d’application, de recherches et d’études, entreprend une monographie approfondie de la ville où il est né et où il a vécu. Tel a été le cas pour M. Rodolphe Reuss qui, sur l’histoire de son pays natal, a mis au jour plus de cinquante publications importantes, qu’il couronne à présent par son Histoire de Strasbourg. Il n’y a point à développer ici les mérites de M. Rodolphe Reuss. L’Académie les a proclamés, voici vingt-trois ans, quand elle lui a décerné, pour son Alsace au XVIIe siècle, le grand prix Gobert. On retrouve, en son Histoire de Strasbourg, la même information sûre, la même simplicité de style, la même fermeté de jugement. Ce livre, venu après tant d’autres, pareillement consacrés à l’étude du passé alsacien, concentre l’expérience d’une longue vie laborieuse, et, l’ardeur d’une âme toute française. Les chapitres consacrés à la Réforme, ceux sur la constitution de cette ville qui, comme le dit M. Reuss, « n’a prêté serment à aucun roi, ni à aucun empereur », et qui demeurait, après des siècles de luttes intestines, la Civitas Argentoratensis libre et forte, orgueilleuse justement de ses libertés politiques, sont d’un véritable historien. M. Reuss a fait l’objet principal de ses études de cette transformation, à la fois religieuse et sociale, dont Strasbourg fut un des foyers. Fils d’Eugène Reuss, traducteur et commentateur de la Bible, et éditeur de Calvin, il a dédié son autre livre, La France et l’Alsace, à son fils, Paul Reuss, mort pour la France le 25 septembre 1914. Deux autres ont suivi. M. Rodolphe Reuss est un des héros de la terre alsacienne, et l’hommage que lui rend ici l’Académie, ne s’adresse pas seulement à l’écrivain, mais au patriote.

L’Académie a décerné le second Prix Gobert à M. le duc de La Force, pour un livre intitulé : Le Grand Conti. Grand est beaucoup. L’épithète dépasse singulièrement le mérite du personnage qui débuta à la Cour par une vilaine histoire. Il n’a pas semblé qu’il s’en soit relevé. Son équipée contre les Turcs ne lui rendit point les bonnes grâces du Roi. Il se maria et cela fit un événement, car il épousait sa cousine, Marie-Thérèse de Bourbon-Condé, et les fêtes que le Grand Condé donna à Chantilly, furent dignes de sa gloire. Après quelques campagnes, qui suffirent à préparer son avancement, il fut fait lieutenant général et le roi de France le fit élire roi de Pologne. Les marchandages et les surenchères formèrent le fond de cette aventure dont le prince de Conti attendit patiemment le résultat dans le port de Dantzig, sur cinq frégates que commandait Jean-Bart. Le Roi lui donna pour cela 2 500 000 livres et combien cela vaudrait-il présentement, au cours du change ? Le meilleur morceau du volume est sans cloute la scène de — manquée, — du prince de Conti. Il y a là de l’éclat de l’air et de la vivacité. Mais il est pénible de conter des défaites et Conti n’eut durant sa vie que des défaites. Après la Pologne, il manquera Neuchâtel, mais par arrêt du Parlement. Il manquera sa vie, mais il aura, pour se consoler, un grand amour celui de Mme la Duchesse. Ce sujet, — un peu mince, — est élégamment traité, et rappelle heureusement les études de l’auteur sur l’architrésorier Lebrun, et sur le divin Lauzun.

Les livres d’histoire abondent cette année, et l’Académie, par bonheur, se trouve avoir pour les récompenser, outre le prix Thérouanne, le prix Berger, le grand prix Broquette-Gonin et le prix Thiers. Encore reste-t-il des livres d’histoire dans les concours Bordin, Marcelin Guérin, Saintour, etc... L’histoire entre partout, et nul, à dire vrai, ne saurait se passer d’elle.

La mise en valeur du Sénégal de 1817 à 1834, est un livre composé sur pièces originales par M. Georges Hardy, qui fut un brillant élève de l’École Normale et qui, à présent, muni de tous les diplômes, et honoré de tous les grades universitaires, dirige l’enseignement au Maroc, sous M. le Maréchal Lyautey. Par l’étude des documents, il a voulu, sans remonter à l’époque où la traite des esclaves formait la trame de la vie sénégalaise, développer les moyens employés, avant Faidherbe, par des hommes comme Schmaltz, comme Fleuriau, comme Roger, comme Bouet-Willaumez, dont l’intelligence et l’énergie ont déblayé le terrain des obstacles qui l’encombraient, qui ont semé des idées, ébauché des initiatives, tracé des directions, demeurées vivaces en 1854, et qu’on retrouve dans les meilleures parties de l’œuvre de Faidherbe. M. Hardy a donc ici. D’une belle allure, écrit un premier et très intéressant chapitre de l’histoire trop délaissée des Colonies françaises. Il faut souhaiter qu’il continue lui-même d’exploiter la mine qu’il a ouverte ; nul ne saurait mieux mettre au jour l’ouvre commencée par Protet, et continuée, par Faidherbe, sous la haute impulsion de l’empereur Napoléon III.

Le rapporteur éprouve quelque embarras à rendre compte d’un volume qui partage avec celui de M. Hardy le prix Thérouanne. Le commandant Lefebvre de Béhaine, le fils de ma sœur, obligé par sa santé de quitter une carrière où il semblait destiné à de beaux succès, a débuté, en 1913, par un livre qui annonce une noble entreprise. Il prétend raconter, d’après les sources, l’histoire de la Campagne de France en 1814, et déjà a-t-il pu annoncer, après un premier volume qu’il a intitulé : Napoléon et les Alliés sur le Rhin, trois tomes, au moins — l’Organisation de la Défense ; l’Invasion ; la Campagne des Maréchaux. C’est un de ces ouvrages à l’ancienne mode, conçus avec une connaissance approfondie des événements, dressés sur un plan qui ne permet ni les erreurs volontaires, ni les fausses interprétations des documents, exécutés avec une patience qui ne s’effraie point des années. Au milieu du travail qu’il avait entrepris, M. Lefebvre de Béhaine s’est laissé tenter par un épisode de l’histoire de l’Invasion. Il a voulu étudier quel rôle joua alors le principal représentant des Bourbons, le Comte d’Artois ; et il l’a montré, s’efforçant, à la remorque des souverains ennemis, d’acquérir leur bienveillance et d’obtenir leur appui : il ne s’est pas expliqué comment, à jours dits, certains personnages s’étaient rencontrés et assemblés et il a eu grandement raison. C’est encore un mystère que l’arrivée subite et simultanée à Langres, dans cette capitale provisoire de la coalition », des ennemis les plus dangereux de Napoléon. Des royalistes de toutes les sortes s’y sont donné rendez‑vous : et ils s’y rencontrent avec des Emigrés rentrés, et d’autres au service des Puissances étrangères, auxquels ils sont disposés à servir d’intermédiaires ou d’agents de liaison. Pourquoi cette réunion ? Qui a déterminé ces hommes, qui ne se connaissent point, à ces départs imprévus, à ces voyages au travers des armées combattantes, au risque d’être arrêtés, traités en espions, ou en traîtres, par les uns ou par les autres ? Il y a là un problème qui, tel quel, est posé, et qui atteste certaines complicités encore insoupçonnées entre les étrangers et quelques Français.

Il n’était guère aisé d’étudier le mouvement quiétiste en Italie et de mettre en lumière le personnage de Michel Molinos, l’initiateur du Molinisme. « Ce coquin, dit l’abbé Dudon, était protégé de haut, et ses artifices réussirent à voiler longtemps sa doctrine infâme. » On ne saurait manifester un jugement plus déterminé sur un adversaire, mais M. Dudon l’appuie sur des preuves. Il apporte quantité de découvertes, il révèle, outre le lieu de naissance de Molinos, quelle a été sa vie en Espagne, puis à Rome où son influence de directeur spirituel s’exerça et s’établit, il analyse ses ouvrages, qu’une heureuse fortune lui a procurés ; il relate les polémiques qu’ils soulevèrent, les apologies dont ils furent l’objet ; il montre comment la condamnation du Quiétisme devint inévitable, et comment Molinos fut enfermé dans les cachots de l’Inquisition. Il fut condamné par le Saint-Office à rétracter soixante-huit propositions entachées d’hérésie. Il les abjura, le 3 septembre 1687, en l’église de la Minerve. Le cardinal Petrucci, qui avait adopté certaines de ses erreurs, fut compris dans les poursuites, condamné, et obligé à rétractation ; mais les conséquences de cette doctrine furent bien autres en France, où le Quiétisme s’était répandu par Fénelon et Mme Guyon. Ces incidents, qui ont profondément remué l’opinion il y a. quelque deux cent trente ans, sont racontés par le P. Dudon avec une abondance de trouvailles heureuses qui ne sauraient étonner les lecteurs des Études.

Le procès du Chevalier de La Barre, par M. Marc Chassaigne, a été justement réservé : il atteste une érudition qui ne laisse nulle incertitude sur aucun des points qu’aborde l’auteur. M. Chassaigne a su faire revivre devant nous cette famille Lefebvre de La Barre, grandie d’un côté jusqu’aux plus hautes charges du Parlement, abaissée, de l’autre, à la pire des déchéances, vivant en un château branlant et ruiné où les enfants poussent comme ils peuvent. Et c’est alors ce petit La Barre qui, recueilli par sa cousine, Mme Feydeau, l’abbesse de Willancourt, fait ses délices de livres obscènes et se complaît à des paroles, des gestes et des actes d’une scatologie imbécile. Au demeurant, ce sont toujours les mêmes hommes, et il n’y a point de différence de l’impiété d’un siècle à celle d’un autre. La sottise est égale ; seulement, il y a cent cinquante ans, il en coûtait la vie, et dans quels supplices Pour sauver ce malheureux petit garçon malingre, mal tourné. vicieux et sot, le clergé s’employa, mais les robins le tenaient et ils voulurent le tuer. Pour la première fois, sans autre objet que la recherche de la vérité, M. Chassaigne a démontré que ce gamin de vilaines mœurs et de bas instincts, qui du moins est bien mort, et qui a subi en gentilhomme des tortures sans nom, n’a nullement été la victime des prêtres, et qu’entre autres, l’Évêque d’Amiens est intervenu vainement pour le sauver. Cela ferait une ligne précieuse à ajouter à l’inscription sur le monument que l’anticléricalisme a érigé à sa mémoire.

C’est un livre tout différent, mais aussi fort neuf, celui consacré par M. A. F. Aude à André de Béthoulat, comte de La Vauguyon. Ce Béthoulat était parti de peu, et son père avait eu, aux colonies, de fâcheuses histoires. Mais, s’étant attaché à la vieille Mme de Beauvais, il obtint qu’elle lui ménageât un mariage inespéré avec Mlle de Stuer de Caussade, comtesse de La Vauguyon, marquise de Saint-Mégrin, et le reste, tout le reste. Mariée d’abord au comte de Brontay qui avait été blessé à mort au siège de Douai, elle était sensiblement plus âgée que son nouvel époux ; elle lui porta sa fortune, ses titres et l’apparence de descendre d’une souche illustre. Fort bien en Cour par là, il entra dans la carrière du dehors, fut ministre du Roi à Berlin d’abord, puis à Munich, à Cologne, à Trèves, et enfin son ambassadeur à Madrid et à Vienne. Au retour, il fut nommé Conseiller d’État d’Épée et Chevalier des Ordres. Mais, alors, sa tête se dérangea. Sa femme était morte, son beau-fils lui réclamait les biens maternels, il se voyait ruiné et réduit aux extrémités. Il se tua de deux coups de pistolet. Cela fit un grand scandale. Mais le Roi le couvrit et fit inhumer en terre sainte son ancien ambassadeur. Peu d’histoires sont aussi révélatrices sur le XVIIe siècle et aussi peu connues.

Pour le prix Berger dont elle disposait cette année, l’Académie a distingué, en première ligne, les Œuvres de Vincent de Paul, sa correspondance et ses entretiens que M. Pierre Coste, prêtre de la Mission, s’est donné à tâche de rassembler. M. Verdier, supérieur général, annonce, dans une lettre introductrice, qu’au lendemain de la mort de Vincent de Paul, on estimait le nombre de ses lettres à trente mille ; Collet, au XVIIIe siècle, n’en avait consulté que 7 000 ; l’éditeur de 1880 en avait vu 2 500. Déjà, M. Coste en a publié plus de 2 000. Il y aura là une très précieuse contribution à l’histoire religieuse du XVIIe siècle, en même temps qu’à l’histoire de Paris et de la France.

De même, c’est à Paris que s’élaboraient les rapports que Fouché adressait à l’Empereur sur tous les événements publics et privés qui relevaient de son ministère. M. d’Hauterive en a entrepris la publication et trois volumes en ont déjà paru. M. d’Hauterive avait ci-devant montré, par des travaux intéressants, la valeur de ses méthodes, mais son dernier ouvrage, entrepris depuis 1902, est d’une qualité exceptionnelle et seuls les habitués des Archives étaient en état, au début, d’en apprécier l’immensité ; le grand public a compris à présent ce qu’on lui donne : la publication intégrale, ou tout au moins analytique, des bulletins envoyés quotidiennement à l’Empereur par son ministre de la Police générale, depuis le 23 messidor an XII (12 juillet 1804) jusqu’à la chute définitive de Fouché en 1809. Et cela forme le recueil le plus intéressant et le plus complet sur l’histoire au jour le jour. Les trois volumes parus, qu’accompagnent des tables analytique, onomastique et géographique, et des tables de références, sont des modèles de précision. Interrompue par la guerre que M. d’Hauterive a faite avec une rare distinction, reprise seulement depuis lors, cette publication conduit déjà le lecteur de 1804 à 1807 ; l’on peut espérer que deux volumes suffiront à la terminer.

Vient ensuite, de M. Dupont-Ferrier, un livre d’un puissant intérêt pour les Parisiens : Du Collège de Clermont au lycée Louis-le-Grand, l’histoire quotidienne d’un collège parisien pendant plus de trois cent cinquante ans. On a pu dire avec justesse que la création des Collèges de la Compagnie de Jésus fut le plus grand événement pédagogique du XVIe siècle. Il est même permis d’y voir l’un des événements les plus graves, les plus chargés de conséquences de notre existence nationale. M. Dupont-Ferrier a étudié la vie matérielle, intellectuelle, morale du plus illustre de ces collèges ; il a voulu rendre compte ensuite des destinées de cette Maison après l’expulsion des Jésuites en 1762, sous le régime de l’Université et jusqu’à l’époque présente. Il a dépouillé une masse énorme de pièces d’Archives, documents d’ordre pédagogique, judiciaire, politique, qu’il a fait entrer dans son livre. Il a épuisé le sujet, ne laissant rien à dire après lui. Et c’est tant mieux. L’histoire de notre vieux lycée ne saurait être distraite de l’histoire de France, elle en est une partie essentielle, et chacun de ceux qui y ont fait leurs classes sent quelque orgueil à retrouver, dans les fastes du collège, quelque souvenir de sa propre vie.

L’Académie a distingué encore un ouvrage sur Paris, de M. de Crousaz-Crétet dont le premier volume seul est imprimé. Les deux autres ne sont que dactylographiés. Dans ce Paris sous Louis XIV, l’auteur expose d’abord la vie privée et la vie professionnelle, puis la vie paroissiale et la vie charitable, enfin la vie administrative et la vie municipale, les événements parisiens, les Parisiens et la politique royale. Il ne s’agit pas de recherches originales ; le but de l’auteur a été « de faire revivre, en un récit fidèle, des hommes si différents de nous selon les apparences, et par tant de côtés si semblables à nous ».

M. Georges Brunel, philatéliste distingué, a publié sous le titre, la Poste à Paris, une histoire des modes usités pour permettre aux Parisiens de se communiquer leurs pensées. Lorsque la France fêtera, le 26 octobre 1927, le troisième centenaire de l’institution des Postes, qui date, elle aussi, de Richelieu, elle ne manquera pas de célébrer les inventeurs de la Petite poste dont certains initiateurs ont laissé des idées qu’on pourrait utilement reprendre.

Quant au livre sur les Champs-Elysées qu’ont publié MM. Paul d’Ariste et Maurice Arrivetz, on eût souhaité qu’il eût épuisé la matière, mais, malgré les quatorze plans et les vingt-quatre estampes dont il est orné, l’histoire des Champs-Élysées reste à faire.

L’Académie a accordé le Grand-Prix Broquette-Gonin à un ouvrage dont on ne saurait, trop faire l’éloge : celui de l’abbé Georges Chenesseau : Sainte-Croix d’Orléans. « Pour en apprécier la portée, il faut savoir que l’antique église de Sainte-Croix, réédifiée aux XIVe et XVe siècles, passait pour belle entre les plus belles de la France, quand les Huguenots, en 1568, l’incendièrent et que Henri IV, venu à Orléans au lendemain de sa conversion, en 1598, et reçu au milieu des décombres, promit de relever l’édifice aux frais du trésor royal, « de manière, dit-il, que la mémoire des troubles et dissensions civiles demeurât à jamais éteinte ». La réédification fut donc son œuvre personnelle, et celle des rois ses successeurs, et elle s’accomplit par l’entremise d’un organe administratif curieux, un bureau de clercs et de bourgeois d’Orléans qui tenait de Henri IV son mandat, ses prérogatives, son règlement, et qui fonctionna jusqu’à la un de l’ancien régime. Tous ses papiers subsistaient aux Archives du Loiret, où M. Chenesseau a pu les explorer. « M. Chenesseau, écrit M. Émile Mâle, a mené sa tâche en archéologue expérimenté, et il n’y a pas en France un seul édifice dont l’histoire soit aujourd’hui mieux connue. » La singularité de cette histoire résulte du fait que les Orléanais avaient résolu, non de bâtir une église nouvelle selon le goût de la Renaissance, mais de réédifier leur ancien sanctuaire, — en sorte que Sainte-Croix d’Orléans est une cathédrale gothique, construite en un temps où l’art gothique était partout tombé dans le décri. Au début, les choses allèrent sans difficultés grandes, on trouvait à se guider sur les vestiges de l’ancienne église ; les principes, les usages, le vocabulaire même de l’art ogival, étaient familiers aux architectes qui recherchaient la tradition de leurs anciens. Mais, vint un temps où cette tradition fut honnie. Vint un temps où des ennemis de l’art ogival, le jésuite Martellange, Mansart, puis Gabriel, lurent chargés de faire de l’ogive malgré eux. Les commissaires orléanais n’acceptaient les projets des plus illustres architectes que s’ils étaient conformes à l’idéal qu’ils avaient appris à respecter et à suivre. Louis XIV lui-même, y intervenait, et, de Versailles, dictait une note où il prenait parti contre ce qu’il appelait « la façon moderne » pour ce qu’il appelait « l’ordre gothique ».

M. l’abbé Chenesseau a divisé son livre en deux parties : l’œuvre artistique et l’œuvre administrative, complétées par un très intéressant album de 218 planches qui ne laissent dans l’ombre aucun des détails pouvant donner lieu à controverse. Le titre même du livre : Sainte-Croix d’Orléans, histoire d’une cathédrale gothique réédifiée par les Bourbons, 1559-1829, suffit à en montrer la portée, l’intérêt et la curiosité.

Le prix Thiers, par son origine et par la tradition qu’il atteste, est un des plus enviables dont dispose l’Académie. Elle l’a décerné cette année à Dom H. Leclercq pour son Histoire de la Régence pendant la minorité de Louis XI. Dom Leclercq est un religieux bénédictin qui, après avoir publié quarante-neuf volumes sur l’Archéologie chrétienne et la Liturgie, est passé à l’histoire de la Révolution qu’il commence à la Régence : la Régence a duré cinq ans : il faudra donc plus de quarante volumes à Dom Leclercq pour arriver à 1789. Il apporte ici un ouvrage compact de 1800 pages, s’appuyant sur beaucoup de lectures et sur l’analyse d’un très grand nombre de documents. C’est une compilation d’ailleurs bien ordonnée, mais touffue et un peu diffuse. Ce livre, qui témoigne d’un travail considérable et d’une grande indépendance, méritait assurément d’être récompensé.

L’Académie a détaché une partie du prix Thiers pour le livre de M. Berthe de Besaucèle : Les Cartésiens d’Italie. M. Berthé de Besaucèle a recherché à travers les Universités d’Italie, Naples, Pise, Padoue, Rome, Bologne, Turin, quelle fut l’influence exercée par Descartes sur les idées et les modes de travail de ses contemporains italiens. Comme écrit l’auteur, c’est ici d’abord un ensemble de notes destinées à mettre en lumière des écrivains peu connus en Italie, moins encore en France et qui pourtant méritent mieux que l’oubli ». C’est le cas pour Corsini, pour Mathieu Doria, pour Gerdil, surtout pour Conti.

M. Lachèvre est un des hommes qui connaissent le mieux l’histoire littéraire du début du XVIIe siècle. Il est le seul qui ait étudié à fond les Libertins, leur vie et leurs œuvres. Il a déjà publié neuf volumes sur Théophile de Viau, Claude Le Petit, Claude de Chauvigny, Geoffroy Vallée, Michel Millot, Harlay de Beaumont, etc... Il en est présentement à Cyrano de Bergerac dont il se plaît à publier les rêveries lunatiques, les comédies comme le Pédant joué, et les tragédies comme la Mort d’Agrippine. Il y a là un travail considérable, dirigé avec une belle ténacité, et qui mérite tous les encouragements.

Dans son étude sur l’Abbé de Saint-Réal, M. Gustave Dulong s’est proposé de rechercher « comment, à l’époque classique, la notion du rôle propre de l’histoire s’est affaiblie au point que les frontières entre l’histoire et le roman ont pu paraître indécises ». L’auteur a donc, dans une première partie, examiné les points de départ de la thèse qu’il se proposait de soutenir ; puis, il a esquissé la vie peu connue, de Saint-Réal qui se nommait Vichard, et était né en Savoie, vers 1643. Vichard prit le nom de Saint-Réal, d’un château que possédait sa famille près de Saint-Jean de la Porte. À vingt ans, il partit pour Paris où il trouva la réputation et, sinon la fortune, au moins l’aisance. Ses ouvrages ont traversé sans sombrer deux siècles et demi, ce qui est bien près d’être l’immortalité, et on lit encore Don Carlos et la Conjuration des Espagnols, contre la République de Venise ; il ne semble guère, par contre, qu’on reprenne la Vie de Jésus-Christ, et Césarion. On nous assure que Vichard fut, dans ses œuvres, un moraliste, ce pourquoi il imaginait ce qu’il désirait enseigner, et l’histoire ne lui servait point à autre chose.

M. Émile Magne n’a point une telle conception de l’histoire. Dans les quatorze volumes qu’il a déjà publiés, il s’est efforcé de peindre ses personnages dans leur réalité, l’a fait, grâce à des recherches ingénieuses dans les Archives publiques et dans les minutiers des notaires. La Joyeuse jeunesse de Tallemant des Réaux contient bien autrement de renseignements précis, intéressants, bien présentés, que nombre de gros livres guindés, secs et tristes qui se disent sérieux. Il y a dans les ouvrages de M. Émile Magne tout autant de notes et de références, mais aussi l’agrément d’un style alerte et d’une expression créatrice. Cette jeunesse de Tallemant des Réaux, c’est l’histoire de son temps, de sa famille, de ses amis et de ses amies, l’histoire de la Société où il a vécu, et dont il a recueilli quelques-unes des Historiettes,les moins croustillantes, sans doute, car il en savait bien d’autres,

La langue du duc de Saint-Simon fait l’objet, de la part de M. Pierre Adam, d’un travail ingénieux et compliqué ; il énumère en bel ordre, les mots vieux, grossiers, nouveaux et tarés, les figures, les influences sociales, les diverses cultures, le vocabulaire et l’homme. Cela ne va pas plus au profond, mais apporte sur Saint-Simon une contribution utile et intéressante.

Émile Deschamps, sur qui M. Henri Girard a écrit une thèse de près de huit cents pages, fut un homme de médiocre talent, qui a considérablement écrit, et surtout traduit, et dont les relations avec les gens de Lettres de son temps fournissent des indications un peu molles qu’on peut ne pas trouver dépourvues de quelque intérêt. Il était d’une famille protestante, qui émigra à la Révocation et dont certains membres rentrèrent en France au début du XVIIIe siècle. Né en 1791, placé, à la fin de l’Empire, dans l’administration des Domaines, à la résidence de Vincennes, il s’y trouva, en 1814 et en 1815, en rapports avec le général Daumesnil, et s’y maria avec la fille d’un notaire. Il fut heureux, mena une vie modeste mais aisée, et fit de sa maison un lieu d’asile pour les poètes petits ou grands, — surtout petits. Il collabora avec le terrible Henri de Latouche, et il n’y a pas à demander s’il s’engagea dans les Romantiques et s’il fut un des fidèles du salon de l’Arsenal. II s’y prit de passion pour Shakespeare, et, en collaboration avec Alfred de Vigny, traduisit Roméo et Juliette, que Vigny ne laissa point jouer ; à lui seul, il fit un Macbeth que reçut l’Odéon. Engagé dans la bataille romantique, il se rendit l’apologiste enthousiaste de Victor Hugo ; mais il n’en tira point du génie. Ses Études françaises et étrangères marquèrent au vrai, la borne on il s’arrêta ; il vécut assez pour se rencontrer avec les Parnassiens qui, en le saluant comme un ancêtre, lui apportèrent ses joies suprêmes ; n’est-ce pas beaucoup de pages pour démontrer qu’Émile Deschamps avait vraiment un médiocre talent ?

L’un des rénovateurs de l’École historique moderne, Augustin Thierry, méritait, lui, une étude approfondie. Seul, un membre de sa famille, pouvait le tenter à l’aide de documents privés et de correspondances intimes. M. A. Augustin-Thierry s’y est employé excellemment. Il a pris son grand-oncle à sa naissance et a justement débrouillé ses ascendances ; il a montré M. Ambroise Rendu recrutant, au nom de l’Empereur, des jeunes gens pour l’École Normale, et engageant Augustin Thierry. L’élève devient un maître, il passe à Compiègne ; l’étranger arrive et le chasse. Thierry devient le secrétaire, l’élève, le collaborateur de Saint-Simon « le prophète », dont il ne se sépare qu’en 1817. Après un passage à travers les journaux libéraux, il commence son labeur historique par les Lettres sur l’histoire de France, et bientôt, l’Histoire de la conquête de l’Angleterre. Sa santé s’altère, mais, mêlé aux événements politiques, et n’en menant pas moins, au milieu des pires angoisses d’argent, une vie de travail peu ou mal rémunéré, il se trouve, comme tous ceux qui veulent librement s’occuper d’écrire l’Histoire et qui n’ont point un traitement de l’État, dans une situation pénible ; il devient aveugle, et c’est aveugle qu’il dicte son chef-d’œuvre, ses Récits des temps Mérovingiens. Peu de livres sont aussi vivants, aussi précieux, aussi pleins de faits. M. Hanotaux, qui a écrit l’introduction de cette vie d’historien, a eu bien raison d’insister sur les qualités que l’auteur y déploie, et sur la valeur des documents qu’il publie. On en trouverait malaisément d’aussi probants sur l’époque de la Monarchie de Juillet.

On assure que M. Gustave Flaubert n’a produit que des chefs-d’œuvre. M. Émile Faguet ayant osé dire de Bouvard et Pécuchet qu’au moins la première partie du livre « était au-dessous de tout » dut se soustraire par la mort à d’atroces vengeances. M. Descharmes n’a point à redouter de pareils complots. Il admire, et il admire jusqu’au tuf. Dans ce volume, Autour de Bouvard et Pécuchet, il s’est donné pour mission de retrouver les sources documentaires où M. Flaubert a puisé pour « cracher le fiel qui l’étouffe » ; il s’est efforcé de mettre des notes « à ce bouquin où M. Flaubert vomit sa bile sur ses contemporains », car, selon M. Flaubert : « Le comique est la seule consolation de la vertu. » Reste à savoir qui et quoi est comique. Recherchant les livres que M. Flaubert a consultés, M. Descharmes a trouvé d’abord la Notice sur la Mnémonique de Grégoire de Feinaigle, et il a conté agréablement les aventures de Feinaigle et de sa méthode. De même pour Amoros, créateur de l’Éducation physique, gymnastique et morale ; quant à la géologie, elle n’est point « farce », comme disait M. Haubert, et elle s’exprime dans des livres et des brochures austères. Il est difficile de voir, dans les imaginations d’Amoros, et même de Feinaigle, des motifs pour « vomir de la bile sur ses contemporains », mais chacun prend son plaisir où il veut.

Il faudrait une compétence appliquée pour parler congrûment des livres que M. Zyromski a consacrés à Maurice et à Eugénie de Guérin. Ce sont des études littéraires et sentimentales, où l’auteur révèle certaines qualités d’observation et une réelle délicatesse de style. Comme il dit d’Eugénie, dans une jolie dédicace à son ami Alfred Rébelliau, « ce livre est la peinture d’une âme claire et grande, qui unit la bonté à la force, et la simplicité à la profondeur », et, de son étude sur Maurice : « l’œuvre de notre poète, mort à vingt-neuf ans, nous apporte, avec l’expression la plus haute de la tristesse humaine, la plus pathétique des leçons ».

C’est une curieuse étude qu’a publiée la comtesse de Chambrun sous le titre : Giovanni Florio, un apôtre de la Renaissance en Angleterre à l’époque de Shakespeare. À la vérité, on sait fort peu de choses sur ce Florio, hormis que son père était sans doute protestant, qu’il vint de Florence à Londres pour y prêcher et qu’il retourna de Londres à Florence pour y cacher une immoralité débridée. Son fils, né en 1553, le suivit en Italie, revint en Angleterre, à Oxford, où il enseigna le français et l’italien. En 1589, il entra au service de lord Southampton ; ruiné par la disgrâce et l’emprisonnement de son maître, il se releva à sa libération, fut professeur de langues du Prince de Galles, et lecteur de la Reine ; après la mort de celle-ci, il se retira en province où il mourut. Ses manuels de conversation, son dictionnaire, sa traduction des Essais de Montaigne, ses polémiques avec Shakespeare, devaient, à tout le moins, attirer l’attention, et l’on doit une gratitude particulière à celle qui l’a mis en lumière.

On a, cette année encore, présenté à l’Académie nombre de volumes sur la Guerre. Les Souvenirs de la Guerre du vice-amiral Bonarc’h, « exposé définitif des faits et gestes de la Brigade de fortune qu’il eut l’honneur de commander d’août 1914, à décembre 1915 » : les Opérations de la Ire armée dans les Flandres, juillet à novembre 1917, du capitaine Delvert, essai de récit de la bataille « en son tout intégral », c’est-à-dire où le commandement soit présent comme le soldat ; Quatre pages du 3e bataillon du 74e par le Commandant Paul Lefebvre Dibon : au Labyrinthe, à Lehoux-en-Santerre, au Bois de la Caillette, au Fort de Douaumont, récits sincères, dont l’autorité s’impose. Leur accent est tout autre que celui des romans dramatisés où des littérateurs apprentis s’efforcent de donner à leur langage un tour de grossier réalisme et prennent les mots ignobles pour des actes glorieux. Ce sont là les récits qui plaisent à ceux qui n’ont point eu d’autre façon de voir la Guerre et de la faire, point aux autres. Il est regrettable que le succès qu’ont eu jadis certains de ces livres ait créé de cette sorte une bibliothèque entière.

Il importe, par contre, de mettre à part, des études consacrées à des soldats glorieusement tués. M. Georges Maze-Senzier a rassemblé sous le titre : Les Vies expiatoires, la courte histoire de quelques-uns de ces enfants qui ont donné leur existence pour nous sauver. Du lieutenant Étienne Derville, correspondance et notes sont publiées par l’abbé Évrard : d’Ernest Psichari, un livre précieux pour quiconque s’efforce à pénétrer cet esprit qui, peut-être, n’avait pas encore trouvé sa voie ; du Père Louis Lenoir, l’Aumônier des Marsouins, une vie vraiment remarquable par l’abbé Georges Guitton, dont l’Académie couronna, il y a quelques années, la Poursuite victorieuse. Par-dessus tout, pour l’agrément, le naturel, la sincérité, un petit livre : Sur le Sentier de la guerre, par Frédéric de Bélinay, jésuite, commandant de chasseurs à pied. M. de Bélinay était sous-lieutenant de cavalerie, lorsqu’il quitta le monde. À la guerre, d’abord aumônier, puis incorporé dans l’État-Major du général de Lastours, puis lieutenant en titre, capitaine, commandant, il eût été général si la guerre avait duré. Et quelle verve, quel entrain, quelle forme toute française de style, quels récits justes, quelle âme nette, quels enseignements actifs ! « Morts de la guerre, âmes courtoises, allégées de l’angoisse, de la haine et de toute obscurité, fixées pour l’écoulement éternel de votre joie dans un geste d’héroïsme dont les vivants ne peuvent que déchoir, il faudrait, pour évoquer votre souvenir, un cœur fait des vertus du guerrier et des inestimables douceurs d’un cœur de femme ! »

Ce n’est ici que le front de France, et encore y faut-il joindre les Sermons de Guerre du grand-rabbin de Paris, M. I. H. Drevfuss, qui y met comme préface les allocutions qu’il a prononcées aux cérémonies commémoratives de la bataille de Sedan. Du front d’Orient, un joli livre de M. Dufour de la Thuillerie : De Salonique à Constantinople, souvenirs de la division navale d’Orient, par un commissaire de la marine ; L’Égypte moderne, de M. Lecarpentier, ouvrage de vulgarisation, bien présenté, où les indications sur l’Égypte au cours de la guerre résument une situation que bien peu d’Européens ont pu connaître ; de Russie, deux livres : un qui a produit en Europe une profonde et légitime émotion : celui de M. Pierre Gilliard, ancien précepteur du grand-duc héritier : Le tragique destin de Nicolas II et de sa famille. Point de déclamations : une grande modération dans la forme, des faits et quels faits ! Pour éclairer ce drame, il faut lire les Mémoires de Russie, de M. Jules Legras. L’auteur, professeur à l’Université de Dijon, savait le russe en perfection. Il fut envoyé avec la Mission militaire française, passa dans l’armée russe, et de la sorte, se trouva mieux qu’aucun de nos compatriotes au courant de ce que valaient nos alliés, de ce qu’ils faisaient et de ce qu’ils pouvaient. El ne servit point que dans une armée, il fit, dans un grand nombre, du bon et beau travail, essayant d’enseigner à ses camarades-officiers la technique nouvelle que la France a appliquée à la guerre. Il eut ainsi des occasions d’observer et de se rendre compte que ne rencontra aucun de ses compagnons, et il le fit jusque dans l’armée « bolchevik », s’y appliquant avec une lucidité extrême à récolter une profusion de détails. C’est le livre le plus vrai et le plus instructif qui ait été écrit sur l’armée russe : ni vantardise, ni snobisme, des faits.

Il faudrait parler encore de deux livres sur l’Allemagne : le Pangermanisme de M. Hippolyte Loiseau, et la Contre-Révolution allemande de M. Ambroise Got ; mais ce sont des livres de polémique. L’Autriche, de M. Marcel Dunan, envoyé spécial du Temps à Vienne, résume une situation singulièrement ignorée, et précise la misère du nouvel État que l’Entente a créé.

Il faut conclure, et rien n’y porte mieux que ce petit livre de M. Pierre-Jean Ménard, la Fierté de vivre, que présente au public notre confrère M. Henri Bergson. « L’auteur, mobilisé comme médecin militaire, s’est, dit-il, admirablement conduit au front, se portant près des blessés sous des bombardements violents, leur donnant ses soins nuit et jour. Toute sa vie avait, d’ailleurs, été un long acte de dévouement. Il est mort, pendant la guerre, d’une maladie contractée au front. Son livre est très beau. Il a été écrit au jour le jour, mais on n’y trouve que peu d’allusions aux événements. L’auteur y expose une morale qu’il a tirée en quelque sorte du fond de son âme. Ce sont, d’un bout à l’autre, des pensées pénétrantes et profondes, exprimées sous une forme souvent frappante et toujours élevée. »

Le concours Juteau-Duvigneaux, destiné à l’auteur, ou aux auteurs d’ouvrages de morale, surtout au point de vue catholique, a débordé sur les concours Montyon, Langlois, Bordin, Marcelin-Guérin, etc. Jamais il n’a été à ce point couru, et peut-être conviendrait-il de serrer davantage les conditions du prix. Ainsi M. Louis Bréhier est couronné pour un livre : l’Église et l’Orient au Moyen âge, les Croisades. Mme Thiérard-Baudrillart, pour : une Règle de vie au XVsiècle : la Mère de Laurent le Magnifique à l’École de Saint-Antonin ; M. Gustave Hardy, pour : En lisant les Pères ; M. Maurice Vassard, pour : l’Intelligence catholique dans l’Italie au XXe siècle ; M. Maurice Talmeyr, pour : la Nourvelle Légende Dorée. Toutes ces études, dont certaines sont intéressantes, sont, d’une orthodoxie inattaquable, et plusieurs sont présentées au public par nos confrères, Mgr Baudrillart et M. Georges Goyau. Mais il est permis d’exprimer ses préférences pour un livre du Père Duchaussois : Aux Glaces Polaires, racontant les œuvres apostoliques de l’Athabaska-Mackensie Il y a là des occasions de sacrifices sans pareilles. On est englouti par les glaces, on meurt de faim, on est tué et mangé par ses catéchumènes : le foie étant le morceau de choix chez les Esquimaux, ils ont mangé le foie du Père Bouvière, du Père Lerouy et de bien d’autres. Le récit du martyre de ces hommes est des plus nobles qui soient, mais le plus beau est que le gouvernement du Canada, ayant mis la main sur les assassins, les Oblats les demandèrent pour les instruire, et les convertirent.

Pour les biographies religieuses, l’Académie a été, cette année, singulièrement généreuse. La Bienheureuse Marguerite de Lorraine, par le chanoine Guérin ; Marcellin Champagnat, prêtre mariste, par Mgr Laveille ; Mlle Louise Humann, par Mme Paul Fliche ; le Père Marie-Joseph, baron de Géramd, par Dom A. M. P. Ingold ; Monseigneur Gay, par Dom Bernard du Boisrouvray ; Sœur Marie Saint-Anselme des Sœurs blanches d’Afrique ; Sous l’uniforme et sous le froc. Dom Antoine du Bourg, par G. du Bourg ; sept ouvrages, quelques-uns en deux volumes. Encore faut-il joindre un cahier de M. Albert Lopez, la Lumière d’Israël, histoire d’une âme juive. « Ce livre, dit l’auteur, est un ensemble d’impressions que, jeune israélite, j’éprouvai jadis, au cours d’un voyage en Provence. » Ce voyage s’acheva par une conversion extrêmement fervente.

Le prix Charles Blanc est peu chargé. Il présente, sur l’Art antique, un petit livre où Mme Sirieyx de Villers s’est efforcée de le résumer en Douze promenades au Musée du Louvre ; mais il apporte aussi un ouvrage exceptionnel de M. Louis Hourticq. M. Hourticq a déjà été couronné par l’Académie ; il a publié un livre remarqué sur la guerre : Récits et Réflexions d’un combattant, et un livre sur la peinture : Des Origines au XVIe siècle, qui lui a valu le prix Charles-Blanc. Il y revient aujourd’hui et, l’emporte presque entier. M. Hourticq est un critique d’art à citer tout à part. Il sait ce dont il parle il a étudié les choses et les êtres ; il connaît les œuvres elles ne lui fournissent pas des prétextes à déclamations, mais de justes occasions d’exposer des doctrines qu’il appuie d’une documentation précise. Les chapitres de ce nouveau volume : De Poussin e Watteau ou des origines de l’École parisienne de peinture, exposent les rapports de Richelieu avec Poussin, et de Descartes avec Lebrun ; ils conduisent à l’Académie Royale et à la Foire Saint-Germain ; ils initient à l’existence d’un grand et noble Curieux ter que Loménie de Brienne ; ils montrent les débuts de la Critique d’art, et finalement, introduisent au Salon de 1699. C’est un livre d’une haute valeur historique et artistique.

L’Académie sait vivre : elle a couronné déjà un livre où étaient exposées les meilleures et les plus amples recettes bourguignonnes : elle distingue à présent : La Fleur de la Cuisine française où l’on trouve les plus saines doctrines des meilleurs cuisiniers, pâtissiers et limonadiers du XIIIe au XXe siècle ; sans doute un grand nombre de Français, et même de Français cultivés et qui savent manger, sont, condamnés à vivre de régime, mais il s’en trouve encore qui ne sont pas sous le joug, ou qui, à tout risque, s’en libèrent. Ils trouveront dans ces deux volumes à peu près tout ce qu’il importe de savoir sur la façon de se nourrir et de nourrir ses invités ; et sans doute, en tireront-ils des joies supérieures, bien qu’on les dise basses.

Le prix Davaine (prose) a été partagé, cette année, entre trois ouvrages : Les Provinciaux de M. Lobry, « étude fort intelligente du milieu provincial et d’une famille dans ce milieu ». Livres de Belgique, par M. Debatty, où « l’auteur, un Wallon qui écrit en français correctement, et parfois avec originalité, prête à ses jugements un esprit assez mordant, et rend compte d’un grand nombre de livres dont beaucoup valent et qui témoignent presque tous d’une originalité de pensée et d’une recherche de style » ; enfin, Anniversaires et Pèlerinages de M. Gaillard de Champris qui professe la littérature française à l’École supérieure de l’Université Laval à Québec. M. Gaillard de Champris a raison de s’enorgueillir d’avoir pu célébrer, grâce à l’Institut canadien de Québec, les anniversaires glorieux pour notre littérature qu’amena l’année 1920 : Centenaire des Méditations, Centenaire de la naissance d’Augier et de Fromentin ; Cinquantenaire de la mort de Mérimée ; cela a donné matière à autant de conférences auxquelles l’auteur a ajouté diverses études sur des personnalités discutables, telles que M. Claudel, ou inconnues, telles que M. des Granges.

On ne saurait distraire des récits de voyage, assez peu nombreux cette année, les descriptions de pays, et les appréciations de littérature locale ; ainsi cette Histoire sommaire de la Littérature méridionale au Moyen âge de M. Joseph Anglade, professeur à l’Université de Toulouse ; En pays basque, de M. E. Souberbielle ; Au seuil de l’Alsace, de Mlle Théobalde Keck ; la Hollande dans le monde, de M. Henry Asselin ; les Lettres de voyage, de Rudyard Kipling ; ici c’est la perspective du monde qui se déroule ; et d’un monde vivant, actif, moderne, tout plein de nouveautés. À côté, il faut citer : La Maison de Molière connue et inconnue, de MM. Genest et Duberry, l’on rencontre toutes les notions utiles, une copieuse bibliographie, des listes intéressantes, ce qu’il faut pour se rendre compte que le Théâtre-Français, sous le régime actuel, joue presque partout, sauf à Paris.

La poésie a peu donné ; elle a fourni, au prix Davaine, un petit volume de M. Julien Osché : Repose ailleurs ; et au prix Archon-Despérouses, cinq brochures : le Tombeau d’Hector, de M. Roger Chauviré ; Rêves et Sacrifice, de M. Joseph Ferracci ; De Sable et d’Or, de M. Fernand Mazade ; les Heures immortelles de la Grande Guerre, de M. Édouard. Hannecart ; Lambeaux d’âme, de Valentine de Wolmar.

De même les romans sont en moindre nombre, quoique certains soient à citer ; ainsi, dans les Années d’apprentissage de Sylvain Briollet, M. Maurice Brillant ajoute l’agrément d’une ironie discrète à une action peut-être un peu lente ; l’Académie lui a décerné un des deux prix Paul Flat. Le prix Maurice Trubert a été pour les Filets Bleus, où M. André Vernières montre l’éclosion d’une vocation de marin chez un garçon de la côte bretonne. Ce roman qui parut dans le Journal des Débats ayant reçu ainsi une publicité relative avant d’être présenté au Concours Trubert, remplissait les conditions imposées par le donateur. « L’ouvrage, disait M. Trubert, devra être écrit en tenant compte des traditions classiques et d’une moralité envisagée surtout au point de vue catholique. » Villevieille de M. Joseph L’Hopital, est un agréable roman de mœurs, se passant en province au temps du second Empire. M. Joseph L’Hopital, écrivain intéressant, plusieurs fois lauréat de l’Académie, connaît à merveille la province d’abord, puis les façons, les idées, les mœurs qu’on y pratiquait alors. S’il ne fut point de ce temps, ce dont son âge le protège, il en a appris par les siens l’histoire entière, et ils étaient trop bien nés pour rabaisser un régime qu’ils avaient servi en braves gens. Le Curé des Avranches, que recommande M. Henry Bordeaux, « traite avec respect, mais sans pruderie, ni fausse vergogne, un sujet assez hardi qui paraîtra nouveau et qui est fort ancien, l’éternel choc des novateurs contre les vieilles règles de discipline religieuse ou sociale, que l’on croit surannées, et qui révèlent à l’usage leur vérité ». Encore plus avancé dans la perfection est le livre de M. Gonzague Truc sur la foi, la foi perdue et retrouvée. Il l’a appelé : Tibériade.

On a recommandé encore : le Retour d’Ariel par Léon Thévenin : « Ariel, dit le rapporteur, c’est l’idéal chassé d’une âme de jeune homme par le positivisme, et rendu à l’homme par la foi née de l’instinct religieux, grâce auquel les preuves deviennent superflues. Roman bien composé, dont les idées sont parfois contestables, mais l’intention toujours excellente. »

Reste à exposer quels motifs ont déterminé l’Académie à décerner les prix de la Langue française. Il eût été assurément tentant d’offrir la somme entière de 10 000 francs au Collège français de l’Assomption à Constantinople. Ruiné par la guerre, saccagé et pillé, le Collège qui compte trois cent sept pensionnaires, élevés à la française et parlant français, a dû être entièrement reconstruit. On a sectionné les travaux : la première tranche qui permettra d’installer convenablement une partie des pensionnaires coûtera : 285 000 francs. L’Académie offre 5.000 francs : c’est peu ; pour elle, c’est beaucoup.

Il existe à Bucarest, une institution de jeunes filles, l’École centrale, dirigée par une femme de grand mérite, Mme Delavrancea, veuve de l’écrivain francophile, qui a mis toute son ardeur, toute son énergie à déterminer la Roumanie à entrer en guerre à côté de la France et de ses alliés et qui, ministre dans le cabinet de la Guerre, est mort à la tâche, un mois après la paix de Bucarest. Mme Delavrancea a développé l’instruction française, ouvert d’excellentes conférences, fait représenter par ses élèves des fragments des pièces de Molière. C’est ici une de ces initiatives généreuses que l’Académie se doit d’encourager.

Le prince de Ligne a été le type de l’amateur, mais il frappa, dans ses œuvres, des phrases de génie. On était d’accord pour penser qu’il importait à la littérature française que ses écrits fussent intégralement publiés et que les manuscrits qui se trouvent au château de Belœil vinssent compléter les volumes déjà imprimés à la fin du XVIIIe siècle et au commencement du XIXe. Dans une publication d’un vif intérêt, les Annales du Prince de Ligne, M. Félicien Leuridant s’est donné la tâche de mener à bien cette publication dont deux gros volumes ont déjà paru, sans parler de Ma Napoléonide, des Lettres de Fédor à Alphonsine, d’un commentaire sur Les Rêveries du Maréchal de Saxe, etc... M. Leuridant, qui est Belge comme le prince de Ligne, devait être encouragé dans cette généreuse entreprise, et c’est pourquoi l’Académie lui a offert une part du prix de la Langue française.

Le grand ouvrage d’Édouard Richard : Acadie que M. Henri d’Arles édite à Québec et à Boston, a eu des destinées étranges. Le manuscrit original avait disparu. Une traduction en anglais avait été publiée par un Jésuite, le Père Drummond, mais on ignorait ce qu’était devenu le texte original, apporté à Paris, en 1897, par Édouard Richard, et remporté par lui en 1903 au Canada. À la fin, il fut retrouvé à Betleford en 1913. Pour le publier, M. Henri d’Arles se mit à l’œuvre aussitôt : il devait compléter et éclairer le travail primitif, y joindre non seulement des notes et des commentaires, mais un ensemble de documents puisés dans les Archives de France, d’Angleterre, du Canada, des divers pays d’Amérique où furent entrainés nos infortunés compatriotes. Car nul n’a le droit d’ignorer cette déportation en masse de Français, établis depuis un siècle au moins en un pays régulièrement cédé à l’Angleterre par un acte diplomatique et auxquels on confisque tous leurs biens, hormis l’argent. Il y a là un des plus flagrants exemples de brutalité tyrannique qu’ait donnés un peuple victorieux à l’égard d’un petit peuple vaincu, et la leçon est utile. Aussi l’Académie a-t-elle décerné à M. Henri d’Arles une médaille d’or à l’effigie de Richelieu, avec l’inscription Acadie, par Edouard Richard et Henri d’Arles.

L’an dernier, l’Académie reçut d’une maîtresse de langue française établie à Vienne, une lettre par laquelle cette jeune fille demandait un secours pour se marier. On prit des renseignements et l’Académie lui accorda ce qu’elle demandait, car, pour des prix très modérés, cette femme enseigne notre langue à une cinquantaine d’élèves des classes moyennes.

Nous voici arrivés aux prix que l’Académie décerne de son propre mouvement, et sans qu’aucune candidature ait été posée par les intéressés. — aucune, c’est beaucoup dire. Pourtant, quelques candidats ont été discrets, et ont laissé leur mérite parler pour eux. Tel a été le cas de M. Pierre Lasserre, dont l’autorité, comme critique et comme moraliste, — peut-on dire comme moraliste littéraire ? — s’est constamment développée depuis 1907, où il débuta par une thèse sur le Romantisme français qu’il avait présentée en Sorbonne et qui y fut assez mal menée. M. Pierre Lasserre avait, dans ce livre, vigoureusement assailli certaines opinions dont on a fait gratuitement des doctrines, et que certains ont prétendu tourner en dogmes. De Jean-Jacques Rousseau, auquel il s’était attaqué d’abord, M. Lasserre avait fait procéder les sentiments et les idées romantiques. Il avait, pour les idées, mis à part la Littérature, puis il avait exposé l’influence du Romantisme sur la Révolution, où il avait discerné l’influence germanique. Vigoureusement composé et fort d’une dialectique irréprochable, ce livre exaspéra le plus grand nombre de ses antagonistes, en attirant la bienveillante attention des hommes de bonne foi.

M. Pierre Lasserre, attaqué, avait à se défendre : il le fit dans un livre intitulé : la Doctrine officielle de l’Université. Sans violences oiseuses, d’un ton poli et sec, il aborda de front les questions intéressant la formation de la jeunesse. Il s’y trouva, faut-il le dire, pleinement en désaccord avec M. Ernest Lavisse. Il n’eût point été séant que, contre M. Lavisse. M. Lasserre eût été couronné, aussi c’est à M. Lavisse que le cas fut soumis et ce fut avec l’agrément formel de notre illustre et regretté confrère que le prix fut décerné. Depuis ce livre, M. Lasserre a maintenu son rang parmi les critiques. Dans Portraits et Discussions, il est âpre contre des écrivains comme M. de Porto-Riche, dont on peut tout de même goûter le talent sans partager les idées ; il mêle agréablement les critiques et les louanges autour de Mme de Noailles, et avec une ironie sanglante, il dit ce qu’il pense de M. Aulard. Les Chapelles littéraires forment un autre volume qu’on voudrait louer tout entier, car on s’attendait que l’auteur démolit les oratoires où le mauvais goût, l’ineptie prétentieuse et l’ignorance arrogante triomphent, au milieu des prosternements et des litanies des fidèles. Claudel, Jammes et Péguy (celui-ci mis à part à cause de sa mort), ce sont, peut-on dire, des cibles singulièrement tentantes pour un tireur de concours, et l’on eût pu s’attendre que M. Lasserre, usant ici ses cartouches, ferait mouche à tout coup ; mais il a semblé vouloir ménager ses chances, et l’on en a des regrets.

M. Lasserre est aussi un romancier dont on ne saurait diminuer la valeur, et qui excelle aux paysages de son pays natal. Il y en a de délicieux dans le Crime de Biodos et aussi dans la Promenade insolite, qui vient de paraître : il a des parties d’ironie mesurée, d’autant plus savoureuses qu’il s’agit, au dernier volume, de gens d’église dont la conduite est impeccable et dont l’âme est transparence comme celle de petits enfants.

De plus, M. Pierre Lasserre manie une langue d’une justesse extrême et d’une pénétration supérieure, qui lui permet tous les tours, et lui laisse l’avantage en presque toutes les rencontres. On peut bien croire qu’il sait son métier mieux qu’homme au monde, et qu’il excelle à s’y employer. À présent, il est à peu près le seul en France.

Avec M. Pierre Lasserre, on se tient dans les hautes régions de l’esprit, et, qu’on partage ou non ses idées, avec lui, on peut tout le moins discuter ; on est entre honnêtes gens sur un terrain solide. En est-il de même pour le Prix du Roman ? L’Académie l’a décerné à un petit livre de M. Francis Carco, l’auteur de Jésus la Caille, de Bob et Bobette s’amusent, et de quantité de livres où la vie à Montmartre, et autour de Montmartre, est racontée avec des observations détaillées et lugubres. Il faut donc, dès qu’on l’a choisi, s’attendre à des aventures peu habituelles sous la Coupole. Convient-il de dire le sujet de l’Homme traqué ? Sans doute, puisque l’Académie l’a couronné. Lorsque le prix du Roman fut fondé, il fut destiné à récompenser un jeune prosateur, pour une œuvre d’imagination d’une inspiration élevée. Peut-être est-ce là « une œuvre d’imagination d’une inspiration élevée. » Voyons bien :

Depuis trois semaines qu’une vieille portière a été assassinée rue Saint-Denis et qu’elle a été volée de l’argent qu’elle avait touché du terme, un ouvrier boulanger nommé Lampieur va, au matin frisant, son travail fini, prendre un verre de vin blanc dans un débit près des Halles. Il y rencontre des filles avec lesquelles il échange un bonsoir hâtif. Il les « abomine ». Lorsqu’elles remontent la rue Saint-Denis, certaines s’accroupissent devant le soupirail de la boulangerie et demandent qu’il leur vende un morceau de pain chaud. Elles ont pour cela une ficelle qu’elles jettent, avec des sous, dans la cave, et elles attendent pour la retirer que le morceau de pain y suspende son poids. Une nuit, une des filles a jeté la ficelle et Lampieur n’y a point attaché de pain. Il n’était pas là. Il était en train de tuer la portière. Quelqu’un, et c’était une des filles qui battaient le quart sur le trottoir, a donc su que, « la nuit du crime, à l’heure précisément que les journaux indiquèrent, dès le lendemain, pour avoir été cette heure-là », Lampieur n’était pas dans le fournil. À force de réfléchir, Lampieur arrive à penser que cette fille, qui sait, est une nommée Léontine, qui semble à peu près idiote. Il en prend la terreur. Elle, de même, a peur de lui. Néanmoins, ils s’accolent dans leur horreur mutuelle, et leur concubinage est un supplice. Non pas que ce soit le remords qui torture Lampieur, mais la peur. Et cela va ainsi jusqu’au moment où Léontine et lui sont arrêtés. C’est là le roman « d’une inspiration élevée ».

L’Académie a décerné le prix Née à M. Maurice Levaillant. C’est un poète de talent qui, avec le Miroir d’étain, le Temple intérieur, les Pierres saintes, a obtenu, depuis seize ans, des succès qui ont consacré son nom. Récemment, il a publié, de Chateaubriand, une précieuse correspondance inédite, qu’il a éclairée d’un commentaire bien raisonné, mais qu’on eût, pour l’honneur de la vérité, souhaité un peu moins louangeur.

M. Jacques des Gachons, qui est né dans la Sarthe voici un peu plus de cinquante ans, a, depuis 1901, brillamment marqué sa place parmi les romanciers honnêtes, qu’on peut lire et donner à lire. Il est un « littérateur de bonne compagnie », mais il sait si bien manœuvrer les événements qu’avec lui l’intérêt ne languit point et que ses personnages, parés d’une aimable vérité, demeurent sympathiques. Ainsi a-t-il successivement publié : Ma vie, la Maison des Dames Renoir ; le Chemin de sable : la Vallée bleue ; Vivre la Vie ; Comme une terre sans eau ; Ma Tante Anna. Il y a là un ensemble d’œuvres faites pour plaire aux honnêtes gens des deux sexes.

De même pour M. Paul Harel, le poète des pommiers, le revenant d’Échauffour, qui nous apporte de là-bas, avec le piquant du cidre mousseux, des belles histoires de chasse, parfumées des senteurs des grands bois, et réjouies par des fumets poivrés de venaison. Dès son premier livre, Paul Harel avait marqué sa place et l’avait occupée : il l’a gardée, et c’est une joie pour tous ceux qui aiment la fraîcheur des vers et leur libre facture que de voir à la fin une récompense comme le Prix Vitet, lui être attribuée.

M. Foulon de Vaulx a reçu, pour l’ensemble de ses vers, le prix Maillé La Tour Landry, et, quant au prix Lambert, il a été décerné à M. Albert Cim. M. Albert Cim est, non seulement un bibliographe émérite, dont il faut mettre les livres en bonne place, car ils sont pleins de renseignements précieux, mais il ne s’est point contenté de regarder les couvertures et les titres ; il sait ce qu’il y a dans les innombrables volumes qu’il remua, et nul n’a comme lui, réuni et collectionné les balourdises, inepties et fautes de français de nos auteurs. Il met certains des modernes, réputés impeccables, à rude épreuve, et il dévoile avec une politesse constamment égale, leurs divers barbarismes. Il y porte une si grande aménité que nul ne peut s’en fâcher, et qu’il faut bien avouer les fautes et plaider l’étourderie. Que M. Albert Cim soit remercié : il nous a épargné certaines canonisations qui eussent passé le ridicule, et, si certaines subsistent, qu’a imposées le despotisme de quelques pédants, elles céderont au temps, et leur révision est proche.

En résumé, malgré que les Concours ne soient point exactement de même valeur que les précédents, on peut encore en tirer quelque orgueil. Les livres d’Histoire générale et ceux d’Histoire littéraire attestent des qualités incontestables. Il s’est trouvé dans les romans des volumes agréables ; la critique a paru supérieure. On peut enfin se consoler de la pénurie des vers, en se rappelant le nombre de poèmes qui ont paru depuis la guerre et qui étaient dignes d’être retenus. L’Étranger enfin nous a apporté des ouvrages en langue française qui honorent notre culture et qui affirment son développement. Nous avons lieu de penser que cet admirable mouvement n’est qu’à son début et que nous aurons tantôt à en constater l’accroissement.