Pour une histoire de l’Europe

Le 27 octobre 1969

Maurice DRUON

SÉANCE PUBLIQUE ANNUELLE

DES

CINQ ACADÉMIES

LUNDI 27 OCTOBRE 1969

POUR UNE HISTOIRE DE L’EUROPE

PAR

M. MAURICE DRUON
délégué de l’Académie française

 

 

Messieurs,

Les circonstances de l’amitié ont laissé entre mes mains un document émouvant. C’est un cahier, tout simple, d’étudiant plutôt que de collégien, un de ces cahiers souples comme nous en avons tous utilisé pour noter nos apprentissages. Mais l’écriture qui en couvre quelques pages seulement, et non successivement, laissant des feuillets blancs, reprenant plus loin, s’installant ici sur deux lignes, ailleurs sur une dizaine, avec parfois une date, un nom, soulignés ou encadrés, cette écriture n’est point d’un adolescent, non plus que sa disposition étagée, rigoureuse, qui nous montre qu’il s’agit du plan d’un ouvrage. Ce que devait être celui-ci, les premiers mots de la première page nous l’apprennent suffisamment :

Histoire de l’Europe. En faire une histoire des religions — des idées politiques — des doctrines morales.

À cette écriture petite et ferme, rapide, tout ensemble claire d’aspect et souvent indéchiffrable, repère d’une pensée pour soi-même, beaucoup d’entre vous reconnaîtraient, et non sans émotion, la main d’André Maurois.

Ne disons d’aucune vie, d’aucune œuvre qu’elle est complète et achevée, car nous n’en pouvons mesurer les rêves irréalisés. Est-il une existence littéraire qui, plus que celle d’André Maurois, nous procure l’impression du parfait accomplissement ? Mais la loi de tout créateur. C’est de projeter beaucoup plus qu’il ne pourra jamais faire. Et notre illustre ami, aux dons à la fois si féconds et si organisés, lui-même n’y aura pas échappé. À son œuvre historique, solidement assise sur une Histoire d’Angleterre et une Histoire des États-Unis, et ramifiée dans ses géniales biographies qui sont chacune, en même temps que la résurrection d’un homme, celle d’un siècle, d’une société, d’un pays, il avait rêvé ce vaste couronnement : une Histoire de l’Europe. Le chêne n’aura pas donné toute sa feuillaison. Et nous n’en saurions rien s’il ne restait ce cahier, porteur du songe ébauché de quelques studieux matins.

Il se pourrait, et il serait beau, que ce projet fût né de la lecture de Victor Hugo, dont André Maurois avait exploré chaque ligne. À tout le moins, le rapprochement s’impose. Et s’il est fortuit, il est tout également frappant.

« Au XXe siècle, prophétise Hugo dans un texte sur Paris, il y aura une nation extraordinaire. Cette nation sera grande, ce qui ne l’empêchera pas d’être libre. Elle sera illustre, riche, pensante, pacifique, cordiale au reste de l’humanité... »

Passons, Messieurs, sans trop sourire, sur l’optimisme épique du barde de Guernesey, et écoutons ceci, qui est plus précis :

« Une bataille entre Italiens et Allemands, entre Anglais et Russes, entre Prussiens et Français lui apparaîtra comme nous apparaît une bataille entre Picards et Bourguignons. Cette nation s’appellera l’Europe... »

Et Hugo d’écrire ailleurs : « Au reste, écrire l’histoire d’une seule nation, c’est œuvre incomplète, sans tenant et sans aboutissant, et par conséquent manquée et difforme. Il ne peut y avoir de bonnes histoires locales que dans les compartiments bien proportionnés d’une histoire générale. »

Ces pages ont plus d’un siècle. L’idée d’une Europe unie n’est donc pas toute neuve ; et lorsqu’une idée généreuse a la vie aussi dure, il faut bien admettre qu’elle ne peut être complètement fausse.

Mais qu’est-ce donc qui achoppe et freine les destins, alors même que l’unité européenne a cessé d’être un rêve pour apparaître comme une nécessité ?

Tout s’accorde à nous démontrer depuis vingt ans, les parlements en leurs débats, la presse en ses éditoriaux, les hommes d’État en leurs professions de foi, les militaires en leur stratégie, que les pays d’Europe ne sauraient vivre avec sécurité, avantage et dignité, dans la civilisation qu’ils ont eux-mêmes enfantée, sans additionner leurs populations et leurs territoires, grouper leurs ressources, joindre leurs énergies, concerter leurs pouvoirs, harmoniser leurs lois. Des amorces, déjà, d’Europe économique ou juridique sont en place. Mais qu’est-ce donc qui nous retient tous d’avancer dans une voie si évidente et si prônée ?

Il ne suffit pas d’appeler l’Europe comme on appelle l’ambulance, chaque fois qu’une maladie se déclare dans nos sociétés, pour ensuite, au premier mieux qui se dessine, mettre l’ordonnance dans le tiroir et repousser l’opération.

De cette lenteur, de ces refus, on a coutume de rendre responsables les égoïsmes matériels, les soucis d’intérêt particulier des États. Je pense la cause plus profonde.

Il en va des peuples comme des hommes qui les composent ; ils sont moins conduits par leurs intérêts que par l’idée qu’ils se font d’eux-mêmes.

Si les peuples européens renâclent à une progressive fusion, c’est qu’ils craignent en fait d’y perdre leurs personnalités respectives.

Or la personnalité d’un peuple, c’est son histoire, écrite, enseignée, diffusée, et constamment présente au plus profond de chaque conscience individuelle ; c’est cet ensemble de références au passé que chaque pensée associe spontanément devant chaque problème de la vie collective.

Il manque à l’Europe une histoire, d’où ses peuples puissent retirer le sentiment d’une personnalité commune et élargie.

Et c’est bien ce qu’André Maurois, après Victor Hugo, avait clairement aperçu.

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Imaginons un instant comment se dessinerait une telle histoire. Jetons à notre tour quelques traits dans l’ébauche.

L’introduction ne pourrait manquer de faire allusion à la légende mythologique de l’enlèvement ou plutôt de l’arrivée d’Europe. Car les mythes, par quoi les peuples révèlent leurs origines en même temps que leurs tendances, sont la plus vieille mémoire du monde, l’histoire d’avant l’histoire.

Europe est fille de l’orient méditerranéen. Son père Agénor, ou Chanaan, régnait sur les rivages de Sidon. Zeus, pendant l’ère du Taureau, séduit, ravit, transporte cette belle Europe qui rêvait sur sa plage de dominer le monde, et la conduit en Crète. Elle y donne le jour à trois fils, Minos, Rhadamante et Sarpédon, dont l’un gouvernera le nouveau royaume, l’autre en écrira les lois, tandis que le troisième, voyageur et commerçant, lui acquerra des alliés, des clients, des richesses. L’histoire des idées politiques que préconisait Maurois commence là, dès l’aube de la civilisation minoenne, avec ce principe de la séparation des pouvoirs, exécutif, législatif, économique, si caractéristique des peuples européens et pour eux si fondamental que chaque fois qu’ils s’en éloignent ils semblent s’attirer aussitôt quelque malédiction.

Cependant les fils d’Agénor, sur l’ordre de celui-ci, s’étaient lancés à la recherche de leur sœur. Le premier alla fonder royaume sur la côte africaine aux parages de la future Carthage. Le second créa la Cilicie d’Asie Mineure. Un autre s’établit sur les deux rives du Bosphore. Un quatrième donna son nom à l’île de Thasos où il découvrit des mines d’or. Le dernier fut le fondateur de Thèbes en Béotie.

Les oracles alors leur firent savoir que leur sœur était heureuse et qu’ils pouvaient cesser leurs recherches. Le symbole est clair ; la géographie de la première Europe était dessinée, et les peuples inclus ne cesseraient jamais d’appartenir de quelque manière à cette communauté. Carthage pourra se muer en Ifrikya, puis en Tunisie, et la ville du Bosphore s’appeler Byzance ou Constantinople ou Stamboul, et la Cilicie devenir la Turquie ; les unes et les autres garderont une vocation européenne. L’Europe, c’est toujours un peu plus que le continent.

Le premier chapitre, je veux dire le premier volume de notre histoire, nous ressuscitera cette prodigieuse première moitié du premier millénaire avant notre ère, le premier millénaire européen, quand les navigateurs de Tyr atteignent les colonnes d’Hercule, quand les Grecs adoptent l’alphabet phénicien et en font usage pour conserver la voix d’Homère, quand Rome, Syracuse, Marseille et cent autres villes qui vivent toujours sont tour à tour fondées, quand les jeux olympiques sont institués, quand le cuivre coule dans les fonderies de Chypre, quand l’étain parvient des mines d’Écosse et d’Espagne à travers les multiples royaumes celtes et ibériques, quand un extraordinaire mouvement d’art, de commerce, d’idées, d’ambitions aussi, parcourt et brasse tous les peuples, et quand Solon enfin donne ses lois à Athènes.

À partir de là, Grèce classique où nous puisons encore nos exemples, Grèce alexandrine qui étendit à l’est l’influence européenne aussi loin qu’elle pouvait aller, Rome républicaine, nous sommes, pourrait-on dire, dans la maison de nos grands-parents. Mais n’est-il pas surprenant de constater que, si tous les enfants européens sont instruits à peu près également des rudiments de notre antiquité, à partir de ce tronc commun l’histoire se scinde et se ramifie, comme si chaque pays n’était plus intéressé qu’à l’étude de sa propre branche, et comme si son feuillage lui cachait l’ensemble de l’arbre ?

Et qu’est-il arrivé, après l’Europe impériale, l’Europe des Antonins, l’Europe de Marc Aurèle, celle même de Constantin et de Julien César, dont les fondations affleurent sous notre Palais de Justice, sous la Tour de Londres, et sont l’orgueil de Trèves, qu’est-il donc arrivé, après cette Europe romaine dont nous gardons encore des nostalgies, pour que partout s’installe la division ?

La grande tourmente des invasions, bien sûr, pendant laquelle l’église séculière se substitue, non sans être traversée de drames, à Rome défaillante, tandis que la civilisation se réfugie dans les monastères irlandais de Glendaloch et de Klonmachnoys, ou s’enferme à l’autre bout du monde dans les palais byzantins. Mais qu’est-ce donc qui entrave aussitôt après, quand les grands souvenirs sont encore frais, toute tentative de regroupement, tout effort d’unité, et qui voue à un rapide échec l’entreprise même de Charlemagne ?

En partie, je pense, le renoncement au principe fondamental de la séparation des pouvoirs, l’accaparement par les mêmes mains des pouvoirs exécutifs et économiques, l’Église retenant ce qu’elle peut d’un pouvoir législatif qu’il lui faut elle-même confondre avec le pouvoir spirituel.

L’Europe féodale n’est plus une Europe ; c’est une poussière d’abus que décorent et qu’illustrent des traits de noblesse, et qu’un grand roi, de temps à autre, s’efforce de transcender. Mais ce n’en est pas moins une erreur de l’esprit. Et ni le vent ni le sang des Croisades ne parviendront vraiment à rassembler l’Europe ni à la cimenter. Je reviens aux notes de notre ami. J’y lis des noms qui sont des titres : Grégoire VII-Canossa ; Saint Bernard-Abélard ; Oxford et Cambridge... toujours l’histoire des idées, toujours l’histoire des doctrines, l’Europe en est marchande... et plus loin Philippe Auguste, Frédéric II, Innocent III, Saint Thomas d’Aquin, Dante... en un seul siècle, quelle poignée de géants ! Le cahier d’André Maurois s’arrête sur le diptyque Philippe le Bel–Boniface VIII, et sur cette date : 1316, qui marque l’origine de la seconde guerre de Cent Ans, conflit absurde souvent conduit par d’absurdes princes, qui ne fit qu’approfondir des fossés déjà trop creusés et qui ne profita à personne.

Enjambons ce siècle stérile. Et demandons-nous, par exemple, ce qui, aux yeux de l’historien européen, apparaîtra le plus important dans les années de 1450 à 1480 ? Sont-ce les différends de Louis XI et Charles le Téméraire, et l’espèce de « western » qu’ils se jouent entre Montlhéry et Péronne, ou bien la création de l’atelier de Gutenberg à Mayence, la traduction de Platon par Marsile Ficin et la naissance de l’académie médicéenne, la fondation de l’université d’Upsala ?

De même qu’est-ce donc qui nous importe dans l’Angleterre de la fin du XVIe, qu’elle n’ait pu marier sa reine vierge à un prince espagnol ou français, et même qu’elle ait vaincu l’Invincible Armada, ou bien qu’elle nous ait donné Shakespeare ?

L’histoire de chaque pays n’est que l’histoire de ses guerres ; l’histoire de l’Europe, c’est celle de la civilisation.

Et l’Europe des peintres, Messieurs ! Qui de plus européen que Rubens, ce Flamand qui peignait à Paris les lourdes grâces d’une princesse florentine, et qui aimait à professer : « Je tiens que le monde entier est ma patrie » ? Qui de plus universel que Rembrandt, ce mort d’il y a trois cent ans, dont le regard, reflété par son miroir d’Amsterdam et tout chargé de l’orgueil et de l’angoisse de vivre, continue de nous suivre au Louvre, aux Offices, à la National Gallery, à l’Ermitage, comme celui d’un frère vivant ?

L’Europe du XVIIIe sera celle de Voltaire, l’Europe de l’intelligence, où le talent circule d’une cour princière à l’autre, où la guerre un instant se civilise, devient une partie d’échecs, avec le minimum de sang possible, juste ce qu’il en faut pour sacraliser l’enjeu. Mais seules les aristocraties bénéficient vraiment de cette Europe-là.

Avec les temps révolutionnaires, puis napoléoniens, puis prussiens, nous débouchons, hélas ! sur l’Europe des nations, qu’il faut se garder d’assimiler, la confusion serait malheureuse, à l’Europe des patries.

Les nations se méprisent et s’excluent mutuellement ; les patries s’estiment et s’ajoutent. Les nations ne s’unissent que sous la contrainte de la plus forte d’entre elles, ou d’événements brutaux qui les menacent toutes ensemble. Les patries peuvent se réunir par le sentiment de leur ressemblance et la conscience de la communauté de leurs espérances.

Le « principe de nationalités », dont le XIXe siècle européen affecte de s’honorer, ne devient le plus souvent que le droit des grandes nations à utiliser les petites au service de leurs rivalités.

À cette Europe des égoïsmes, une autre, heureusement, peut être surimposée, celle de Beethoven et de Chopin, celle de Claude Bernard et de Pasteur, celle qui va de Goethe à Tolstoï.

Un nouvel abus, une nouvelle confusion de pouvoirs va se répandre, le législatif tendant un peu partout à se saisir de l’exécutif. Et les assemblées, paralysées par leur propre gloutonnerie, se feront décrier el, haïr, pour crime d’impuissance.

Par là nous arrivons à l’Europe hitlérienne, la pire de toutes, dont chacun de nous demeure encore meurtri, et dont on dirait qu’elle n’a eu d’existence que pour grouper, reproduire, illustrer toutes les erreurs et toutes les horreurs dont nos peuples ont pu se rendre coupables au long de deux millénaires.

Si un historien allemand décrit cette période, il pourra difficilement résister à présenter comme une réussite le coup de poker joué par Hitler en réoccupant la Rhénanie ; de même qu’un historien français sera naturellement enclin à faire reproche à l’Angleterre de ne pas avoir jeté la totalité de son aviation à notre soutien, en mai 1940, L’historien européen, lui, déplorera que la France et l’Angleterre aient commis l’impardonnable faute de ne pas casser net, par une immédiate et vigoureuse démonstration en exécution des traités, l’aventure hitlérienne ; et le même historien rendra hommage à l’air-marshall Dowding, pour avoir, contre Churchill lui-même, retenu les dernières trente-six escadrilles qui ne nous auraient certes pas sauvés du désastre, niais qui permirent de garder le sol anglais comme ultime forteresse de nos communes libertés, libertés que nous n’aurions vraisemblablement pas, sans cela, aujourd’hui encore reconquises.

Il se pourrait qu’une histoire de l’Europe fût une histoire enfin écrite en équité.

Pour l’Europe qui commence avec les actes et les traités de Zurich, de Londres, de La Haye, de Paris, de Rome, de Strasbourg, il ne nous revient pas d’en écrire le destin, mais de le construire ; et c’est à quoi l’assise d’une histoire peut aider.

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Messieurs, voilà l’idée et j’ai plaidé pour elle. Le plus dur n’est pas fait. Qui donc se lèvera pour assurer l’entreprise ? Et celle-ci doit-elle être l’ouvrage d’un génie unique, tel Gibbon ou Michelet ? Ou bien, la tâche excédant peut-être les forces d’un seul homme, faut-il souhaiter plutôt que s’avance un solide maître d’œuvre, un autre Lavisse, entouré de compétences spécialisées ?

Dans ce cas, vous regardant, j’aperçois ici, en rangs plus serrés, plus nombreux qu’en aucune place du monde, d’illustres talents, de vastes savoirs, instruits, selon les disciplines diverses de nos Compagnies, de l’histoire de l’Antiquité, de l’histoire des religions, des sciences, des faits politiques, des doctrines morales, et qui pourraient apporter à l’édifice des pierres magnifiques. Il n’y faut que l’architecte.

Si une grande, une nécessaire histoire de l’Europe un jour paraît, j’aimerais qu’une mention liminaire y fit référence à la mémoire d’André Maurois, pour cette idée qu’il eut, et que je vous transmets, pour ce dernier et vaste rêve d’un esprit parfaitement universel parce que parfaitement généreux.