Hommage lu en séance à l'occasion du décès de M. François Jacob

Le 25 avril 2013

Frédéric VITOUX

HOMMAGE

à

M. François JACOB

PAR

M. Frédéric VITOUX

lu en séance le jeudi 25 avril 2013

par Mgr Claude DAGENS

 

Messieurs,

Notre confrère François Jacob est mort samedi dernier, le 20 avril, notre émotion est profonde à l’annonce de sa disparition alors qu’il me semble encore le revoir là, dans notre salle des séances, assis à l’extrémité de la table voisine de la mienne, proche de la porte d’entrée. Il prenait peu volontiers la parole et répondait avec un laconisme remarquable quand l’un de nous sollicitait directement son avis dans un domaine qui semblait relever pourtant de sa compétence. Modestie, discrétion ? Sans doute. Indulgence aussi peut-être, comme celle d’un homme parvenu au soir de sa vie face à nos discussions et controverses qu’il devait juger parfois bien futiles.

Nous échangions des regards. Et aussi des sourires complices. Nous nous comprenions en silence. Ou à demi-mot. On ne célèbrera jamais assez la vertu des demi-mots – même si les mots tout entiers sont seuls de notre ressort… Ah ! comme j’ai aimé les sourires et les demi-mots de François Jacob à qui rien n’échappait des petites ironies de la vie, et qui semblait contempler le spectacle du monde avec une bienveillance aussi manifeste que son détachement.

Est-ce parce que cet homme d’exception était parti si loin, et dès sa jeunesse, sur les chemins de l’héroïsme puis de la science, à la recherche de l’unité du vivant, qu’il nous offrait un visage amical, chaleureux mais aussi étrangement à l’écart des minuscules préoccupations de la vie quotidienne ? Ce qui ne l’empêchait pas, à la demande de la Commission du Dictionnaire, de contribuer toujours par écrit à la juste définition d’un mot scientifique, avec la précision et la rigueur que vous devinez, dans le domaine qui était le sien.

Oui, je le revois là, à ma gauche, et ce n’est pas un hasard s’il occupait cette place en bout de rang, qui lui permettait d’allonger sa jambe blessée, qui le faisait tant souffrir, sans jamais lui arracher une plainte, depuis ce jour d’août 1944 où, en Normandie, il fut touché par un avion allemand, alors qu’il portait secours à un camarade blessé. Tous les éclats de mitraille n’avaient pu être retirés de son corps…

Et permettez-moi de revenir un peu plus en arrière encore, jusqu’à ce jour du 21 juin 1940 où parvinrent à embarquer, sur un paquebot polonais au large de Saint-Jean-de-Luz, et en partance pour l’Angleterre, deux hommes qu’une longue amitié allait par la suite unir : François Jacob, tout juste âgé de vingt ans, qui, après deux années de médecine, avait préféré abandonner ses études pour s’engager à Londres dans les Forces françaises libres, et Maurice Schumann. Ni l’un ni l’autre ne pensaient bien entendu, ce jour-là, à l’Académie française. Ils pensaient uniquement à la France. Comment auraient-ils pu soupçonner a fortiori que, cinquante-sept ans plus tard, le 20 décembre 1997, ici même, quai de Conti, serait reçu sous la Coupole François Jacob et que notre confrère chargé de l’accueillir serait… Maurice Schumann.

Il faut aimer, parmi nous, ces liens de fidélités, ces entrecroisements de destinées mais aussi cette constance des transmissions qui donnent son sens le plus fort au mot de « compagnie » que nous avons adopté. Dans cet esprit, j’ajouterai ici le nom d’un jeune éditeur lié à François Jacob depuis les lendemains de la guerre, qui, en 1970, publia dans sa collection « Bibliothèque des Sciences humaines », chez Gallimard, le grand livre de François Jacob La Logique du vivant, et qui siège parmi nous : Pierre Nora.

Ce n’est pas tout. Il y a un an, François Jacob fut particulièrement heureux de voir élu à l’Académie Jules Hoffmann qui, quelques décennies après lui, avait reçu le prix Nobel de physiologie ou médecine, comme si la longue tradition des savants et explorateurs dans le domaine du vivant ne cessait de se poursuivre dans notre Compagnie, après Buffon, Censier, Claude Bernard ou Jean Rostand. « Je ne suis qu’un maillon dans une longue chaîne de chercheurs », rappelait volontiers François Jacob. Dans moins de deux mois, nous accueillerons donc Jules Hoffmann. Il y a là plus qu’une coïncidence mais le symbole de notre Académie dans sa continuité ou dans son essence même.

Les blessures de François Jacob en Normandie, qui exigèrent son maintien à l’hôpital militaire du Val-de-Grâce sept mois durant, et où il perdit aussi partiellement l’usage d’un bras, eurent pour lui des conséquences incalculables. Elles concluaient une carrière militaire qui avait d’abord vu notre confrère, comme médecin auxiliaire, au Gabon, dans les campagnes du Fezzan, de Libye, de Tripolitaine ou de Tunisie, et qui lui vaudra nombre de citations : croix de guerre avec palmes et surtout compagnon de la Libération, dont il devint même chancelier de l’Ordre, après Pierre Messmer, jusqu’en octobre 2011.

Handicapé, François Jacob ne pouvait plus songer à la carrière de chirurgien qui avait été sa vocation première. Après avoir achevé ses études de médecine et exercé divers métiers, il se consacra à la biologie, redevint étudiant jusqu’à soutenir en 1954 sa thèse de doctorat à la Sorbonne. Entre temps, André Lwoff lui avait demandé de le rejoindre à l’Institut Pasteur, où il devint en 1960 chef du Service de génétique cellulaire, avant d’occuper quatre ans plus tard la chaire de génétique cellulaire, précisément, au Collège de France.

Faut-il vous rappeler, en 1965, ce prix Nobel de physiologie ou médecine qu’il reçut conjointement avec André Lwoff et Jacques Monod pour, je cite les attendus du jury, « la découverte d’un genre de gènes inconnus jusqu’ici, dont la fonction consiste à régulariser les autres gènes » — en d’autres termes la découverte d’un principe vital pour la stabilité et le développement des espèces.

Il y aurait tant à dire sur l’amitié et l’émulation exceptionnelles qui unirent Jacques Monod, cet autre chercheur de génie, et François Jacob en ces années-là, dans leur petit laboratoire du dernier étage du bâtiment de chimie biologique de l’Institut Pasteur ! Et plus encore sur l’A.D.N., l’A.R.N., les bactéries et les virus sur lesquels travaillaient les deux hommes pour mieux comprendre les mécanismes responsables du transfert de l’information génétique, mais cela relève de la compétence de nos confrères de l’Académie des sciences dont François Jacob fut aussi l’un des membres.

Pour conclure, je reviendrai un instant sur ce grand livre que fut La Logique du vivant, en empruntant, pour l’évoquer, les mots de Pierre Nora : « C’était la première fois qu’un grand savant, pour se remettre des secousses du Nobel, s’était lancé dans une réflexion généalogique de son propre travail qui mêlait intimement histoire, science et philosophie. Une histoire et une philosophie qui ne s’appliquaient pas de l’extérieur aux acquis de la science, mais s’intégraient à sa démarche et sourdaient de la pratique scientifique elle-même. Il y avait là beaucoup plus qu’une réussite personnelle et la révélation d’un talent littéraire après la consécration d’un talent scientifique. C’était un mouvement qui venait de très loin sceller de son poids de vérité historique une vérité scientifique, pour en faire un moment capital de la réflexion de l’homme sur l’homme. »

Et comment ne pas repenser, pour notre part, avec l’émotion que vous devinez, à cette première phrase que prononça François Jacob sous la Coupole, en cette journée du 20 novembre 1997 : « Messieurs, nous sommes faits d’un étrange mélange d’acides nucléiques et de souvenirs, de rêves et de protéines, de cellules et de mots… » ?

À l’heure où la biologie moderne connaît de si vertigineuses avancées dans la manipulation du vivant, le regard, la science et l’éthique de François Jacob face à tous les Frankenstein modernes vont nous manquer cruellement.

De lui, il nous reste désormais les souvenirs, les rêves et les mots. Ils nous sont précieux, car ils portent en eux cette haute conscience morale dont nous avons tant besoin et dont François Jacob, notre confrère et, pour beaucoup d’entre nous, notre ami, nous a donné un si haut exemple, comme une leçon que nous n’avons pas fini de méditer.