Des femmes à l’Académie française ? Séance publique annuelle

Le 6 décembre 2012

Hélène CARRÈRE d’ENCAUSSE

 

Mesdames, Messieurs de l’Académie,

 « Durant trois siècles et demi, l’Académie française a obstinément fermé ses portes aux femmes. De même que la monarchie française n’avait jamais accepté qu’une femme montât sur le trône, l’Académie créée à l’image de la monarchie n’a jamais voulu que des femmes contribuent au progrès de la langue nationale, du discours ou de la culture intellectuelle. »

Ce propos d’un universitaire qui porte la culture française aux États-Unis est tout à la fois exact et outré. S’il est vrai que les femmes furent exclues des rangs de l’Académie jusqu’à la deuxième moitié du siècle dernier, on ne peut ignorer leurs liens avec l’institution, la part qu’elles ont prise aux progrès de la langue et à la vie de l’esprit, c’est-à-dire tout ce qui les inscrit dans la longue histoire de l’Académie aussi sûrement que si elles avaient siégé en son sein.

Sans doute la Compagnie créée en 1635 par le cardinal de Richelieu n’était-elle alors composée que d’hommes. Mais était-ce vraiment le fruit d’une tradition ? Un demi-siècle plus tôt, sous les règnes successifs des fils de Catherine de Médicis, Charles IX et Henri III, une académie de poètes avait vu le jour. Appelée Académie du palais, puis Académie française, reconnue par des lettres patentes, elle compta dans ses rangs deux femmes remarquables, la maréchale de Retz et madame de Lignerolles. Et leur présence dans une académie littéraire n’étonnait personne en un temps où des femmes s’illustraient par leurs écrits. Christine de Pisan avait publié en 1404 La Cité des dames, véritable manifeste féministe. Un siècle plus tard, Marguerite de Navarre, sœur du roi François Ier, réunit autour d’elle à Nérac une société littéraire à l’image des académies qui se forment alors en Italie. Son ouvrage le plus connu, L’Heptaméron, rassemble des contes allègrement écrits mais qui dénoncent la brutalité et l’hypocrisie des rapports entre les hommes et les femmes, autre contribution à la cause de ces dernières.

La tradition existe certes. Des académies d’Italie, la plus prestigieuse est alors l’Académie de la Crusca, fondée à Florence par Cosme Ier de Médicis en 1541 et dont la vocation était d’illustrer la langue de l’État toscan, un modèle pour le projet de Richelieu. Mais, autre face de ce modèle, les femmes n’y étaient pas conviées. La langue elle-même fut parfois considérée comme non féminine. Ainsi, deux siècles plus tard, dans un discours académique consacré à la littérature, Ernest Renan insistera sur le caractère masculin des mots de la prose française. Pourtant « France », « langue », « académie », mots indissolublement liés dans la création de Richelieu, ne sont-ils pas du genre féminin ? Et si le mot « langage » est masculin, on ne peut ignorer qu’il est apparu deux siècles après le mot féminin « langue » et qu’il en est un simple dérivé.

Absentes de l’Académie, les femmes l’étaient aussi de ses réceptions, publiques depuis 1671 et qui attiraient au Louvre une assistance considérable. Mais en 1702, lors de la réception de l’évêque de Senlis, monseigneur de Chamillart, une révolution bouleversa cet usage. Les nièces du digne prélat bravèrent l’interdit et prirent place dans le public. Cette démarche audacieuse établit une relation nouvelle entre l’Académie et la société féminine. Déjà, quelques décennies plus tôt, une autre femme avait fait irruption dans la vie académique. L’ex-reine Christine de Suède, elle avait abdiqué, s’invita au Louvre. Ce fut une séance étonnante par le sérieux du travail, mais aussi par une certaine insolence des académiciens. Discutant du mot « jeu », ils l’illustrèrent du proverbe : « Jeux de princes qui ne plaisent qu’à ceux qui les font. » Or la reine Christine venait tout juste de faire assassiner son favori. Le sous-entendu était saisissant. La reine ne s’en formalisa pas, offrit son portrait à l’Académie qui l’égara. Sa visite fut à l’origine d’un usage, l’invite adressée à des souverains étrangers d’assister à une séance privée de l’Académie. Nombreux furent ceux qui suivirent l’exemple de la reine Christine, mais comment ignorer qu’aucune tête couronnée féminine ne figura ensuite parmi ces hôtes.

Faut-il conclure de cela à l’hostilité irréductible de l’Académie à la gent féminine ? Certes non. Dès l’origine, l’histoire de l’Académie et celle des femmes se confondent. Et des voix d’académiciens vont par moments s’élever pour appeler la Compagnie à s’ouvrir à des femmes d’esprit. Histoires confondues car l’Académie naît et se développe sur le fond d’une sociabilité et d’une vie de l’esprit portées par des femmes, dont Marguerite de Navarre avait déjà offert l’exemple.

Avant que soit créée l’Académie, la France avait traversé une longue période de troubles politiques et religieux. Avec Louis XIII vinrent l’apaisement, le rétablissement de l’autorité royale et la stabilisation de la Cour. Dans ce climat politique nouveau, des salons, tenus par de grandes dames vont éclore, le plus illustre étant celui de madame de Rambouillet. Convaincue que le roi manquait d’esprit et de manières, la marquise va s’employer, à l’écart de la Cour, à donner le « bon ton ». Dans son salon, un art de la conversation se développe au fil des échanges littéraires qu’entretiennent des hôtes choisis avec soin. L’Académie n’existe pas encore, mais Malherbe et ceux qui en seront ensuite les premiers membres, Voiture, Chapelain, Racan, Godeau, se pressent dans ce cénacle aux côtés de gentilshommes, d’érudits éminents, de grandes dames et de très jeunes filles. La chambre bleue de l’Hôtel de Rambouillet n’est consacrée par aucune lettre patente, mais comme elle ressemble à une académie ! On y discute les Essais de Montaigne, l’Astrée d’Honoré d’Urfé, Malherbe fournit maints sujets littéraires. Et l’on parle de tout, simplement, avec le sourire et la politesse qui seront l’apanage du siècle. Sans doute une certaine préciosité sera-t-elle parfois présente dans ces salons que Molière va moquer dans Les Précieuses ridicules. Mais lorsque Molière critique ces dernières, l’Académie existe et son propos choquera certains membres de la Compagnie. La réplique vint sous la forme d’une pièce, Les Dames vengées, qui obtint un grand succès. Son auteur était officiellement Donneau de Visé, mais derrière ce nom la société des salons et l’Académie crurent reconnaître le frère du grand Corneille, Thomas, qui lui avait succédé, et même leur neveu Fontenelle, autre membre influent de la Compagnie.

Après ce temps où dans les salons, la sociabilité, le bon ton restauré, l’art découvert de la conversation ont accompagné la naissance de l’Académie, de nouveaux salons plus ambitieux virent le jour, gagnant en influence, alors que l’Académie fondée par Richelieu grandissait. Leurs voies se croisent et se mêlent. Le xviie siècle est achevé, la Cour est alors installée à Versailles, mais l’Académie est restée au Louvre et la société des salons n’a pas quitté Paris. La vie de l’esprit et la vie de la Cour ne coïncident plus, les joutes littéraires se déroulent à l’Académie et dans les salons où se rassemblent les académiciens, et où souvent vont se préparer les élections académiques. Académie et salons tendent alors à constituer un véritable ensemble, celui de la « bonne société ».

Le salon le plus célèbre et le plus influent du nouveau siècle est celui de madame de Lambert. Amie de Fénelon, protectrice de Fontenelle, madame de Lambert tient que le salon est le lieu où, à plusieurs, on cherche la perfection, celle de la langue, des manières, mais aussi de la connaissance de soi, d’autrui et du monde. Son salon est fort organisé, elle y reçoit le mardi et le mercredi gens du grand monde et gens de lettres. Académiciens et futurs académiciens s’attablent ensemble et débattent de tout, notamment des élections, sous l’autorité souriante de l’hôtesse. Le président Hénault, académicien et pilier de tous les salons, écrit : « Il fallait passer par madame de Lambert pour aller à l’Académie. » À la mort de la marquise, le marquis d’Argenson commenta : « La moitié des académiciens en exercice lui doivent leur fauteuil. » Son chef d’œuvre avait été l’élection de Montesquieu.

Les salons étaient devenus alors de vraies institutions où les successions s’organisaient. Madame de Lambert disparue, madame de Tencin lui succéda tout naturellement, recueillant ses fidèles devenus soudain orphelins. Quel personnage que madame de Tencin ! Mère de d’Alembert, elle l’abandonna à sa naissance à la porte d’une église. Elle était l’auteur de romans non édités mais dont les critiques du temps louaient les qualités et assuraient qu’ils valaient bien La Princesse de Clèves. Dans le salon de madame de Tencin, les habitués se nomment Fontenelle, hérité du salon de madame de Lambert, Marivaux, Duclos, Mairan et combien d’autres. Comme madame de Lambert, madame de Tencin a ses favoris, qu’elle nomme ses « sept sages » ; tous, à l’exception de Piron, sont de l’Académie. Comme madame de Lambert, elle s’acharne à y faire élire ses protégés et son grand succès sera l’élection de Marivaux, qu’elle soutiendra contre Voltaire.

Le « bureau d’esprit » de madame de Tencin, comme celui de madame de Lambert, avait avant tout une vocation littéraire, même si les écrivains et philosophes assidus chez elle annoncent déjà l’ère des Lumières. Mais lorsqu’elle disparaît, en 1749, une nouvelle période de l’histoire intellectuelle de la France et de l’Académie se dessine et les salons vont accompagner cette mutation.

L’usage est déjà bien installé de la succession d’un salon à l’autre. Madame de Tencin le sentait, qui confiait à ses intimes : « Savez-vous ce que madame Geoffrin vient faire ici ? Elle vient voir ce qu’elle pourra recueillir de mon inventaire. » Elle avait raison. Fontenelle, le plus assidu et le plus illustre de ses hôtes, déclara, en guise d’oraison funèbre, à l’annonce de sa mort : « Tant pis, j’irai désormais dîner les mardis chez la Geoffrin. »

Sans doute change-t-on ici de registre social. Après le temps des muses aristocratiques, c’est la bourgeoisie qui, avec madame Geoffrin, entre en scène. Mais depuis des années cette femme d’esprit a étudié, imité le modèle offert par ses devancières et su tout naturellement séduire leurs habitués.

Elle instaura un dîner littéraire prié le mercredi, récupéra les sept sages de madame de Tencin, adopta Montesquieu qui lui amènera savants et étrangers illustres. Elle élargit alors le cercle traditionnel des salons, attire des savants et pousse sa compagnie aux débats scientifiques parce qu’elle a constaté, à la Cour et dans la société, une curiosité soudaine pour les sciences. Mais la mode des conversations savantes ne durera qu’un bref moment, et la philosophie prendra le relais. À défaut de quartiers de noblesse et de réelle instruction, madame Geoffrin avait beaucoup d’intuition et elle pressentit que la génération des Fontenelle était en voie d’effacement alors que montait celle d’un d’Alembert et de ses épigones du parti philosophique. Son salon n’est pas seul alors à dominer la scène littéraire. Sa grande rivale est madame du Deffand. Elles sont du même âge, mais non du même milieu. La marquise du Deffand est liée à la Cour, tandis que madame Geoffrin s’emploie avec succès à nouer des liens personnels avec les têtes couronnées de l’Europe : Catherine II de Russie, le roi de Pologne Stanislas Auguste Poniatowski, Gustave III de Suède, Marie-Thérèse d’Autriche. Madame du Deffand est installée sur la rive gauche, rue Saint-Dominique, madame Geoffrin sur l’autre rive, rue Saint-Honoré. Mais d’un salon à l’autre on retrouve les mêmes convives : Fontenelle, Montesquieu, Marivaux et surtout l’étoile montante d’Alembert, le scientifique philosophe, jeune prodige élu à l’Académie des sciences à vingt-deux ans. Madame du Deffand s’attache à le faire élire à l’Académie française, y réussit et la gloire de cette élection rejaillit sur son salon. Dans son discours de réception, d’Alembert affirmera que son élection est d’abord la reconnaissance de la philosophie par l’Académie. Et madame du Deffand, bien que proche de la Cour qu’insupporte la montée des philosophes, fait de son salon le centre des rencontres philosophiques. D’Alembert y vient avec ses amis académiciens. Montesquieu lui ayant demandé quel sujet il devrait traiter dans l’Encyclopédie, il lui répond : « Nous en déciderons chez madame du Deffand. » La marquise correspond assidûment avec Voltaire et lit ses lettres dans ses soirées, l’associant ainsi à la vie de son salon.

Mais entre-temps l’Académie aussi est devenue un salon, celui des philosophes. Les élections de Voltaire, Duclos, Buffon et d’Alembert, puis de Marmontel et Thomas ont recomposé le paysage académique. Et certaines ont été l’œuvre de madame Geoffrin. Elle y a réussi parce qu’elle avait compris dès la fin des années 1740 que les bureaux d’esprit, tels qu’ils existaient jusqu’alors, n’étaient plus à la mode, que, plus encore que la conversation, c’était son contenu qui devenait essentiel.

Les trois dernières décennies précédant la Révolution furent marquées par un grand changement dans la vie des salons. Madame du Deffand, presque aveugle, s’était d’abord reposée sur sa protégée Julie de Lespinasse pour qu’elle lui serve de regard et l’aide à poursuivre sa vie mondaine. Mais Julie et d’Alembert, deux enfants trouvés qui se sont peut-être à cause de ce drame initial retrouvés, ont organisé à l’insu de la marquise leur propre salon philosophique y attirant ses invités. Trahie par eux et par sa vue, elle va s’effacer. Si madame Geoffrin est encore présente sur le devant de la scène, le salon de Julie de Lespinasse, puis celui de madame Necker, consacré surtout au succès politique du financier, s’imposent. Mais les temps ont bien changé depuis que les précieuses disaient le bon ton et restauraient une sociabilité. Au xviiisiècle, les salons ont d’abord été le reflet de l’éloignement croissant entre la Cour et la ville. Le bon ton exigeait d’être quelque peu frondeur mais, en dépit des distances prises avec Versailles, aucune des grandes hôtesses de la première moitié du siècle ne se rebella ouvertement contre la religion, ni contre le pouvoir. L’audace intellectuelle était mêlée de conservatisme et l’abbé Morellet reprochera souvent à madame Geoffrin d’incarner un « conservatisme éclairé ».

Par la suite, sous l’influence d’académiciens moins prudents, Marmontel, Morellet, La Harpe, Thomas, Suard, Helvétius, d’Holbach — qui tient lui-même salon à partir de 1760 —, les discussions se font plus audacieuses. Des conversations paisibles sur les Lumières, on passe à l’idée de changements politiques. Madame Geoffrin n’aurait pas toléré certaines conversations que tiennent ses fidèles chez le baron d’Holbach. Elle continue pourtant à servir des rentes viagères à nombre d’entre eux tels Morellet, d’Alembert ou Thomas. Sans doute sa fortune lui permet-elle ces générosités exceptionnelles, qui lui confèrent le statut de grande protectrice des académiciens.

Si au xviiie siècle le lien étroit entre les salons et l’Académie est incontestable, si le rôle de protectrices des femmes qui tinrent bureau d’esprit à cette époque ne l’est pas moins, tout autant que leur influence pour installer leurs protégés à l’Académie, et si la continuité du discours entre les salons et la salle de séance du Louvre est une donnée importante de l’histoire de l’Académie, une question se pose ici, celle de la nature réelle de la relation entre ces femmes et leurs protégés. Qui a, en dernier ressort, servi qui ? Madame de Lambert, madame de Tencin et aussi madame du Deffand ont avant tout maintenu une tradition de sociabilité, de réunion de beaux esprits. Mais celles qui leur succèdent vont développer une véritable stratégie de pouvoir. Le salon de madame Geoffrin, que Grimm nommait « la grand-mère de la philosophie », fut dans un premier temps le carrefour des influences intellectuelles et de la sociabilité. Son cénacle avait besoin des philosophes pour renforcer son prestige, leur offrant en échange l’hospitalité et des avantages concrets, dont la conquête d’un fauteuil à l’Académie, et souvent des rentes. Cependant, pas plus que ses devancières, madame Geoffrin n’entendait façonner les esprits aux idées nouvelles ou s’en faire la propagandiste. Elle voulait seulement que les idées qui étaient en train de conquérir l’opinion ne soient pas absentes de ses soirées. Les débats des philosophes lui ont permis d’élargir l’audience de son salon à la meilleure société aristocratique et à la meilleure société étrangère.

À partir de 1760 environ, la mécanique du pouvoir commence à jouer en sens contraire. Ce sont les philosophes qui conquièrent les salons tout autant qu’ils y sont conviés. Ils ont pu ainsi modifier le paysage académique à leur profit, élargir leurs réseaux à Paris et en Europe, se faire mieux entendre. Les salons ont été pour leurs idées une remarquable caisse de résonance, combien plus confortable que d’imprudentes manifestations de propagande que la Cour eût sanctionnées. Faut-il s’étonner si les membres de l’Académie ont été ardents à louer le rôle des femmes dans la vie de l’esprit, et parfois à imaginer leur présence parmi eux ? Fontenelle le premier qui, tout au long d’une vie quasi centenaire, fut accueilli et choyé dans les salons successifs, a décerné aux femmes un magnifique brevet d’égalité intellectuelle. Ses Entretiens sur la pluralité des mondes en portent témoignage. Dans cet ouvrage, le savant choisit une femme pour interlocutrice, la marquise, à qui il s’adresse non pas comme un maître à un disciple mais sur un pied d’égalité. Par là il reconnait qu’ils sont tous deux semblables, de même niveau de savoir et d’intelligence. Quelle belle reconnaissance de la royauté de l’esprit que les salonardes veulent incarner. Voltaire ne tiendra pas un autre discours lorsqu’il conclut à propos des travaux scientifiques de madame du Châtelet : « Elle est mon guide et mon oracle. »

Mais c’est aussi la question de leur place à l’Académie qui se pose, non pas en termes de gratitude ou encore par souci d’équilibre, mais parce que certaines femmes avaient souvent plus de titre à siéger à l’Académie que maints élus. La Bruyère fut le premier à le dire. En 1694, un jour d’élection, il déclara à ses confrères qu’il eût souhaité élire madame Dacier, latiniste et helléniste de renom, considérée comme un miracle d’érudition dans toute l’Europe. Mais, ajouta-t-il, la Compagnie n’admettant pas « les personnes de son sexe », il se résignait à donner sa voix à André Dacier, époux de l’érudite. Ce pis-aller fut approuvé par l’Académie qui en conserva cependant un regret. À la mort de madame Dacier, en 1720, Antoine de La Mothe, qui, quelques années auparavant, l’avait violemment critiquée, récita devant l’Académie, réunie en séance publique, une ode écrite en son honneur. Le succès qu’il obtint, l’accord de tous ses confrères à cette manifestation exceptionnelle en faveur d’une femme témoignaient du trouble de l’Académie.

Quelques années après avoir été élu, d’Alembert invita ses confrères à appeler parmi eux Julie de Lespinasse, dont le salon était alors le lieu de rencontre privilégié des philosophes. Et il y ajouta la proposition de réserver à l’avenir un dixième des fauteuils de l’Académie à des femmes. Nul à cette époque n’imaginait une politique de quotas pour ouvrir des fonctions aux femmes. D’Alembert était un précurseur, mais il ne fut pas suivi. Cependant la question des femmes va continuer de hanter l’Académie. Devenu Secrétaire perpétuel, le même d’Alembert récidiva, proposant à madame de Genlis, auteur d’une œuvre pédagogique considérable qui attaquait violemment les Encyclopédistes, de renoncer à publier son manifeste en échange d’un fauteuil à l’Académie. Elle refusa net. Mais en 1782, forte de cette offre, madame de Genlis crut que l’Académie lui décernerait à tout le moins le Prix Montyon qui venait d’être créé. Pour l’obtenir elle se répandit, écrit La Harpe, « en visites et démarches qui ne sont point d’usage ». L’Académie, dominée par les Encyclopédistes, l’ignora et décerna la prestigieuse récompense à madame d’Épinay. Certes, pour celle-ci, ce n’était pas encore l’entrée à l’Académie, mais une reconnaissance exceptionnelle pour une femme. D’Alembert lui écrivit : « La Compagnie désire beaucoup que vous lui fournissiez, madame, par de nouveaux succès, l’occasion de rendre justice à vos talents. » N’était-ce pas la promesse d’un fauteuil ? Hélas, madame d’Épinay, dont l’ambition académique n’était pas dissimulée et qui disposait dans la Compagnie de nombreux soutiens, disparut quelques mois plus tard.

Au milieu du xixsiècle, la question fut de nouveau posée par une femme, Delphine de Girardin, qui invita les académiciens à élire George Sand. Delphine de Girardin, poète prodige, primée à dix-sept ans par l’Académie, tenait un salon, lieu de rencontre des romantiques, comme ceux de mesdames de Lambert et du Deffand l’avaient été des philosophes. Elle était la muse et l’amie de Victor Hugo, Vigny, Lamartine, Musset, Théophile Gautier. Mais en dépit de ses soutiens, George Sand fut ignorée. À la mort de Renan, en 1893, la féministe Pauline Savary, auteur d’un roman vite oublié, Le Héros cosaque, décida de se porter candidate à son fauteuil. L’Académie décréta qu’elle ne pouvait prendre en considération sa candidature au motif avancé par le duc d’Aumale que, pour « entrer à l’Académie, il fallait être citoyen français, c’est-à-dire avoir satisfait à la conscription, ce qui n’était pas le cas des femmes ». Nul n’osa rappeler au fils du roi Louis-Philippe que les statuts de l’Académie ne comportaient aucune indication quant à la nationalité ou au sexe de ses membres.

Des noms étaient lancés de temps à autre par des académiciens désireux de changer le cours des choses. On évoqua ainsi Colette. Figée dans ses habitudes, l’Académie ne bougea pas, alors que l’Académie royale de Belgique lui ouvrait grand ses portes et qu’à l’Académie Goncourt elle sera ensuite la première femme à siéger.

Puis vint 1968 et la montée du féminisme. Les femmes décidèrent alors de partir sans plus attendre et sans y être invitées à l’assaut de la citadelle académique. Courageuses, quelques-unes se risqueront à se porter candidates aux fauteuils vacants, la romancière Françoise Parturier, la danseuse Janine Charrat et surtout, en 1975, Louise Weiss, dont la vie entière et l’œuvre avaient été consacrées à l’Europe, qui précisément en ce dernier quart du xxe siècle prenait corps.

Le verdict de l’Académie fut sans appel, quatre voix à sa première candidature, une seule à la seconde. L’Académie était-elle définitivement hostile aux femmes ? C’est cependant à ce moment que se produit le coup de théâtre qui va bouleverser à jamais le paysage académique. Le héros de ce qui sera une véritable révolution dans l’histoire tricentenaire de l’Académie sera un académicien assez récemment élu, Jean d’Ormesson. Il décida de frapper un grand coup et, sans consulter quiconque, s’en fut convaincre Marguerite Yourcenar d’accepter d’être candidate à l’Académie. Les obstacles étaient immenses. Marguerite Yourcenar était une femme, elle avait pris en 1947 la nationalité américaine, vivait aux États-Unis et n’entendait nullement changer son mode de vie. De surcroît, peu intéressée par l’Académie, elle ne voulait faire aucun effort pour séduire les académiciens. Ces écueils, plutôt que de le décourager, aiguillonnèrent Jean d’Ormesson. Il dut combattre tout à la fois les réticences de sa candidate et les oppositions de nombreux confrères hostiles à son projet, et qui n’entendaient pas qu’un jeune élu, jeune aussi par l’âge, « un freluquet » dira même l’un d’entre eux, bouscule ainsi une longue tradition. Claude Lévi-Strauss, élu quelques mois avant Jean d’Ormesson, mais son aîné et qui déjà faisait figure de sage dans la Compagnie, donna au débat un tour scientifique : l’Académie est une tribu et l’observation de la vie tribale montre qu’à en changer les règles, à y introduire un corps étranger – pour la tribu composée depuis des siècles d’hommes, la femme est bien un corps étranger –, on risque fort de la tuer.    

La bataille qui s’engagea autour, non de cette candidature, mais du principe même d’une élection féminine fut l’une des plus mémorables de l’histoire académique, ne le cédant guère à la querelle des Anciens et des Modernes qui avait divisé la Compagnie au xviisiècle.

Jean d’Ormesson s’obstina. L’élection eut lieu le 6 mai 1980. Marguerite Yourcenar fut élue au premier tour, avec seulement une voix de plus que nécessaire. En la recevant sous la Coupole, Jean d’Ormesson y fit retentir le mot « Madame », encore une révolution, s’adressant à un académicien ! Et il lui dit : « Vous êtes dans cette maison une sorte d’apax du vocabulaire académique. » Hapax signifie en grec « une seule fois », et en français, selon le Dictionnaire de l’Académie, « un mot, une forme qu’on ne rencontre qu’une fois dans un corpus donné ». Cette unique fois, les femmes en repoussèrent l’idée et résolurent de s’engouffrer par la porte qui venait de s’ouvrir. La duchesse de la Rochefoucauld comptait tout à la fois sur son œuvre, son nom et la tradition qui voulait qu’un parti des ducs existât à l’Académie. Or, le duc de Lévis Mirepoix venait de libérer un fauteuil. Elle s’y présenta contre le poète sénégalais Léopold Sédar Senghor, et recueillit deux fois moins de voix que lui. Défaite certes, mais qui signalait une autre révolution à l’Académie : une élection où s’affrontaient une femme et un Africain, du jamais vu.

En 1987, la mort de Marguerite Yourcenar provoqua un nouveau débat. L’Académie allait-elle retourner à sa tradition misogyne ? Ou persévérer dans l’ouverture ? Après un bref temps d’hésitation, un remords fit pencher la balance. Les académiciens choisirent d’ouvrir leurs rangs à la grande helléniste Jacqueline de Romilly et ils le firent, sans barguigner, au premier tour. Cette élection rachetait le passé. Jacqueline de Romilly s’était déjà présentée, de sa propre initiative, avant la révolution Yourcenar, et celle qui avait été une élève prodige fut froidement recalée. Lorsqu’il la reçut sous la Coupole, Alain Peyrefitte fit cet aveu significatif : « C’est nous qui invitons les femmes à nous rejoindre. » Ce qui signifiait que l’Académie avait bien décidé de les accepter, mais en choisissant, à sa guise, le moment et la personne. L’égalité était en marche, mais pas totale.

Les premières femmes élues après Marguerite Yourcenar, dotées d’un solide sens de l’humour, s’amuseront fort de s’entendre saluer sous la Coupole d’un collectif « Messieurs ». Mais la révolution s’est poursuivie jusqu’à devenir un usage. Le vœu de d’Alembert de voir occupé un dixième des fauteuils par des femmes a été réalisé et dépassé. Surtout, une autre révolution a marqué le passage à un nouveau millénaire, dont le maître d’œuvre fut cette fois un grand Secrétaire perpétuel, Maurice Druon. Il voulut qu’une femme lui succédât. Si l’Académie française n’a pas été la première à élire une femme, les Académies des sciences morales et des inscriptions avaient ouvert la voie peu auparavant, c’est en revanche la plus ancienne, la plus traditionnelle des Académies qui la première a porté une femme au Secrétariat perpétuel.

L’Académie, qui doit tant aux femmes des siècles passés, leur est désormais accueillante.

Son conservatisme en ce domaine peut être attribué avant tout à une tradition qui, en France, excluait les femmes des fonctions électives dès lors que le droit écrit ne stipulait pas le contraire. Dans le silence de ses statuts qui n’évoquaient pas les femmes, l’Académie a suivi l’usage général. Mais il faut aussi reconnaître que les femmes elles-mêmes sont entrées fort tard dans la revendication académique. Empruntons pour conclure l’explication de ce phénomène à Marguerite Yourcenar elle-même. Dans sa séance de réception, elle dit :

« N’oublions pas que la présence des femmes dans cette assemblée fut posée il y a un siècle à peine. Madame de Staël était d’ascendance suisse et suédoise par mariage, George Sand aurait créé un scandale par les turbulences de sa vie. Colette considérait qu’une femme ne fait pas visite à un homme pour solliciter son vote. Je ne peux qu’adhérer à sa position étant donné que je n’ai pas agi autrement qu’elle ne l’eût fait. »

Tout est dit ici. Aucune des femmes qui, de la marquise de Rambouillet à madame de Staël ou madame Helvétius, ont côtoyé et servi l’Académie n’a voulu, ni probablement pensé, la solliciter. Le sens des usages, de la tradition, de leur dignité et le choix de leur mode de vie et de leurs comportements, c’est-à-dire le sens de leur liberté, les ont préservées de briguer l’Académie. Et ce sont les académiciens qui, reconnaissant des qualités si éminentes et les services rendus, ont décidé un jour d’inviter les femmes à les rejoindre.