Discours sur la vertu 2010

Le 2 décembre 2010

Jean-Luc MARION

Discours sur la vertu

 

Madame le Secrétaire perpétuel,
Mesdames et Messieurs de l’Académie,

 

Ce n’est pas la moindre vertu de l’Académie que de maintenir imperturbablement la coutume d’un discours sur la vertu, en principe même d’un éloge de la vertu.

Mais enfin il faut de la vertu pour faire l’éloge de la vertu. Au point que certains, parmi mes illustres confrères dans ce dangereux exercice, ont tenté des contournements brillants mais un peu pervers. Ainsi, lorsque mes deux immédiats prédécesseurs ont pris le risque d’un franc éloge d’une vertu, l’un en choisissant le patriotisme, l’autre la virtù des Italiens de la Renaissance, ils avouaient devoir soutenir au moins un paradoxe, en rien s’appuyer sur une évidence. J’ai même le souvenir que l’un d’entre eux a préféré, en 1992, plutôt que de tenter un éloge dangereux, évoquer, et avec quel talent, les charmes du village champenois de Vertus, mieux connu pour son champagne (et son poète médiéval Eustache Deschamps) que pour une moralité remarquable. Au point que la tentation m’a effleuré de me borner, pour ma part, à  évoquer Mademoiselle de Vertus, qui avertissait Madame de Sablé de déconseiller la lecture des Maximes de La Rochefoucauld au comte de Saint-Paul – probablement le propre fils que le duc, leur auteur, eut de Madame de Longueville durant la Fronde. Mais j’ai renoncé à cette facilité sophistiquée. Non par étonnement que Mademoiselle de Vertus semblât ainsi moins se scandaliser de l’adultère pratique de La Rochefoucauld que de sa théorie morale, puisque après tout elle s’accordait ainsi avec le cardinal de Retz, déplorant non sans mauvaise foi que « les Maximes [...] ne marquent pas assez de foi en la vertu ». Mais parce qu’il m’a semblé plus urgent de comprendre notre réticence spontanée à faire, aujourd’hui, l’éloge de la vertu, comme si des raisons inavouées, mais secrètement prégnantes nous éloignaient de trouver des vertus à la vertu.

Car nous n’en sommes plus au culte public de la vertu. Qui dirait aujourd’hui – et d’ailleurs à qui ? –, sans paraître soi-même ridicule ou vouloir ridiculiser autrui, ce que le Comte dit à Rodrigue : « Que ta haute vertu répond à mon estime » (Le Cid, II, 2, v. 426) ? Notre temps remise la vertu dans ses coffres comme une vieillerie d’une époque révolue, celle sans doute où l’on pouvait invoquer sans crainte la « Conscience, conscience ! instinct divin, immortelle et céleste voix, guide assuré d’un être ignorant et borné, mais intelligent et libre ; juge infaillible du bien et du mal, qui rend l’homme semblable à Dieu ; c’est toi qui fais l’excellence de sa nature et la moralité de ses actions » (Profession de foi du vicaire savoyard, Émile IV, éd. « Pléiade », p. 600 sq.). Il ne s’agit pas de déplorer que notre temps manque de vertu et s’amuse plus qu’un autre à la faire cascader (qu’en savons-nous après tout ?). Il s’agit plutôt de s’étonner que, dans le monde tel qu’il va, la vertu n’ait plus d’usage. Le mot et la chose tombent en désuétude, parce que nous nous passons fort bien de l’un et de l’autre pour comprendre ce qui se passe autour de nous. En morale comme en politique, nous n’en avons plus vraiment besoin : il nous suffit pour en décrire les nouveaux effets de parler de qualifications, de talents, d’atouts, de forces ou de pouvoirs, voire de chances et de vices. Au sens où un bon sportif doit, paraît-il, ne pas manquer de « vice », désormais devenu une qualité indispensable dans le combat. Car ce ne sont plus seulement les vices privés qui font les vertus publiques, mais aussi souvent, désormais, les vices publics qui font les vertus privées. Vertus privées – mais privées de quoi ? Voilà toute la question. Mais justement pourquoi faut-il tant de vertu pour dire ne fût-ce qu’un peu de bien de la vertu ? Nous n’aimons guère la vertu parce que nous ne savons pas si nous en possédons ne serait-ce qu’une once. Sans doute constatons-nous que nous avons des capacités, des talents et des ressources, mais qui ne nous rassurent pas pour autant. D’abord parce que nous n’en montrons pas à l’infini, loin s’en faut, et notre élan retombe si vite que nous en éprouvons plus souvent la chute et le difficile rebond que la force. Cet élan ne nous revient que pour nous faire sentir que nous ne pouvons pas le maintenir à niveau et que nous lui faisons à la fin très vite défaut. Bref, cette vertu brille chez nous plus par ses absences que par de longues sessions : elle ne fait que passer en coup de vent sans faire chez nous sa demeure. Ensuite et surtout, même si nous nous reconnaissons d’aventure ces capacités, ces talents et ces ressources, nous ne savons pas pour autant s’ils méritent que nous y voyions des vertus authentiques, encore moins que nous leur conférions une dignité morale. Il y a dans la vertu, ou plus exactement dans la vertu morale, une grandeur qui nous apparaît inaccessible, inapprochable. Nous n’aurions pas un si insatiable besoin de l’opinion d’autrui, si nous étions plus assurés du degré de moralité de nos vertus supposées. Pascal avait raison : « Nous sommes si présomptueux que nous voudrions être connus de toute la terre et même des gens qui viendront quand nous ne serons plus. Et nous sommes si vains que l’estime de 5 ou 6 personnes qui nous environnent nous amuse et nous contente » (Pensées, Lafuma, §120). Dans notre for interne, nous ne sommes jamais vraiment certains que les plus grandes choses que nous pouvons accomplir, que les plus grandes réussites que nous pourrions atteindre méritent déjà (ou encore) le nom de vertu, le titre éthique de vertu vraiment morale. – Kant l’a dit et répété : la vertu, ou plus exactement ce qu’elle doit mettre en oeuvre, la loi morale en son énoncé universel et formel, la vertu donc nous humilie. La simple injonction de l’impératif catégorique nous démontre que nous n’y pouvons atteindre, ni même prétendre. Sans doute est-ce pourquoi l’admiration parfois surpasse chez nous l’affreuse passion de l’envie : nous avons tant besoin de croire la vertu possible et même, exceptionnellement, réalisée, que nous nous réjouissons parfois de la contempler, encore que ce soit chez autrui. Bref, nous n’aimons guère la vertu parce que nous l’estimons trop et qu’elle ne nous le rend pas.

Nous n’aimons guère la vertu pour une autre raison, en apparence contraire : parce que nous doutons d’elle. Car nous ne suspecterions pas d’imposture nos propres capacités, talents et ressources, nous ne contesterions pas qu’ils méritent un titre de vertu et de morale, si nous n’en doutions aussi chez autrui, si nous ne stigmatisions pas en général et en principe que toute vertu consiste vraiment en une perfection éthique. Car dans tous les cas, comme le terrible duc de La Rochefoucauld, nous soupçonnons que « Ce que le monde nomme vertu n’est d’ordinaire qu’un fantôme formé par nos passions, à qui on donne un nom honnête pour faire impunément ce qu’on veut » (Maxime supprimée, §606). Ou pire, comme le bon et grand La Bruyère lui-même, nous admettons sans réserve qu’« Il n’y a point de vice qui n’ait une fausse ressemblance avec quelque vertu, et qui s’en aide » (Caractères, « Du coeur », §72). Peu importe que nous doutions des vertus d’autrui en conséquence de notre doute sur les nôtres, ou que l’imposture des vertus publiques nous fasse condamner les nôtres comme des vices qui se déguisent, et se déguisent mal. Nous savons très bien, trop bien ne pas nous complaire à nous-mêmes et détruire nos apparences de vertu, autant, voire mieux que celles des autres, à la réalité de nos vices. Ou, plus platement, de nos pulsions impuissantes. La Rochefoucauld a trop aisément raison : « Pendant que la paresse et la timidité nous retiennent dans notre devoir, notre vertu en a souvent tout l’honneur » (§169). « Les vertus se perdent dans l’intérêt, comme les fleuves dans la mer » (§169). Rien ne résiste à cette herméneutique cynique, qui tourne au jeu mondain et fait l’essentiel des mots d’esprit, aucune action qui ne puisse se réduire à un effet mal masqué de l’amour-propre, voire de la simple vanité. La vertu ? Pas à nous, qui en sommes revenus, pour n’y être jamais parvenus. Bref, nous n’aimons pas la vertu, parce que nous la méprisons. Nous la méprisons parce qu’elle nous humilie : donnant, donnant, ou plutôt ne donnant jamais et ne recevant jamais.

Les moralistes du Grand Siècle nous ont donc convaincus. Mais ils ne nous circonviennent encore, et aujourd’hui plus que jamais, que parce qu’ils trouvent un puissant relais, ces inconsolables de la morale aristocratique, chez Nietzsche, le génial demi-solde de l’université de Bâle. Car lui aussi, lui surtout, réduit la vertu à « une conséquence de l’immoralité » de la volonté de puissance (Volonté de puissance, §428). Tous la disqualifient d’un point de vue, certes différent selon les cas, mais toujours fixé par-delà le bien et le mal, en sorte de nous interdire de considérer la vertu autrement que comme un effet de sens de la volonté de puissance (ce nom ultime de l’amour-propre). Ce désastre de la vertu ne se limite pas à un affaiblissement de la moralité publique et privée (que savons-nous de la moralité des temps passés et d’où tenons-nous qu’elle valait mieux que la nôtre ?). Il atteste surtout, comme l’une de ses conséquences les plus visibles mais peut-être pas la plus grave, la période historiale (les philosophes aiment bien ne pas parler tout simplement de période platement historique) du nihilisme. Ce qui veut dire qu’en prétendant faire encore un éloge de la vertu, nous nous confrontons à rien de moins que le rien, je veux dire l’épreuve du nihilisme, qui pose que rien n’est, sinon à partir de l’universelle volonté de puissance.

Peut-on y faire exception ? Se trouverait-il une disposition pratique qui méritât le titre de vertu sans se réduire à la volonté de puissance ? Pour l’atteindre, il faudrait identifier une vertu qui ne nous humilierait pas et que nous ne méprisions pas. Qui ne puisse pas nous humilier, que nous ne puissions pas mépriser. C’est-à-dire qui dépende tellement de chacun de nous et qui relève si intrinsèquement de ce qui me fait moi, que je ne puisse douter ni de sa dignité éthique, ni de son effectivité en moi. Une telle vertu, telle que nous la reconnaîtrions de bon coeur avec franche admiration, qui ne nous tromperait pas et que nous ne voudrions pas tromper (ou par laquelle nous ne voudrions tromper les autres), Nietzsche lui-même en gardait la nostalgie et le - 6 - désir, sous le nom d’une « vertu qui offre, qui donne (eine schenkende Tugend) » (Ainsi parlait Zarathoustra, II, §20). La vertu qui offre, Aristote en savait quelque chose, décrivant le magnanime, entendons l’âme grande, comme « celui qui s’estime digne de grandes choses », littéralement qui s’évalue valoir de grandes choses (Éthique à Nicomaque, IV, 7, 113 b). Certes, mais de quelles grandes choses ? Ici Aristote ne nous éclaire plus aussi nettement ; Le magnanime se manifeste évidemment et surtout en exerçant la libéralité, il donne sans compter, argent, situations, pouvoirs, amitié, etc. Mais, précise Aristote, il donne sans compter pour marquer sa supériorité sur ceux qui deviennent ses obligés ; et d’ailleurs lui-même veut oublier les dons qu’il a reçus pour ne pas apparaître inférieur à ses bienfaiteurs, pour ne devoir rien à personne. Sans doute méprise-t-il les honneurs, mais parce qu’il ne condescend pas à les solliciter, tandis qu’il les accepte venus spontanément. Jamais sans vertu, il les pratique toutes, mais uniquement pour démontrer les posséder par nature, sans effort. Rapporté à notre situation de nihilisme, le magnanime accomplit donc tout ce que nous n’aimons pas dans la vertu : il nous humilie et il s’illusionne.

Faut-il en finir avec le magnanime ? Sûrement pas, car l’évaluation de soi de qui veut s’estimer (s’évaluer valoir) peut s’entendre autrement, pourvu qu’on écoute Descartes la redéfinir génialement sous le titre de la générosité. Certes, « ceux qui sont généreux en cette façon sont naturellement portés à faire de grandes choses et toutefois à ne rien entreprendre dont ils ne se sentent capables » (Passions de l’âme, §156). Mais sur quoi repose cette conviction ? Qu’est-ce qui dépend vraiment de moi sans danger de m’illusionner ? « Et parce que l’une des principales parties de la sagesse est de savoir en quelle façon et pour quelle cause chacun se doit estimer ou mépriser, je tâcherai ici d’en dire mon opinion. Je ne remarque en nous qu’une seule chose qui nous puisse donner juste raison de nous estimer, à savoir l’usage de notre libre arbitre, et l’empire que nous avons sur nos volontés. Car il n’y a que les seules actions qui dépendent de ce libre arbitre, pour lesquelles nous puissions avec raison être loués ou blâmés, et il nous rend en quelque façon semblables à Dieu, en nous faisons maîtres de nous-mêmes, pourvu que nous ne perdions point par lâcheté les droits qu’il nous donne » (Ibid., §152). Je pense et donc je suis. Mais je ne suis pas ce que je pense et risque donc toujours de me tromper sur ce que pensent mes pensées – je ne suis sûrement pas ce que je pense être, je n’ai sans doute ni toutes les vertus que je prétends avoir publiquement, ni tous les vices dont ma conscience privée m’accable. Mais je suis exactement, précisément ce que je veux, pourvu que je le veuille vraiment. Je me pense quand je pense en voulant, je me rejoins dans mes volontés. Et je sais ce que je veux, quand je veux. Les effets de mes volontés ne dépendent pas tous de moi, je n’y suis pas moi-même et n’en suis pas responsable. Mais mes intentions, elles, me disent et me font. Je m’y retrouve et nul ne les connaît mieux que moi. Ici l’illusion n’a plus de place, parce qu’elle porte sur les moyens et les fins, pas sur la volonté. Ici l’humiliation disparaît, parce qu’elle concerne l’injonction d’une perfection imposée de l’extérieur ou la honte de n’obtenir pas l’effet prétendu. Le vrai magnanime, le généreux ne s’estime que pour la seule grande chose qui lui appartienne vraiment, la seule chose qu’il lui appartienne d’accomplir – le bon usage de son libre-arbitre : « la vraie Générosité, qui fait qu’un homme s’estime au plus haut point qu’il se peut légitimement estimer, consiste seulement, partie en ce qu’il connaît qu’il n’y a rien qui véritablement lui appartienne, que cette libre disposition de ses volontés, ni pourquoi il doive être loué ou blâmé, sinon pour ce qu’il en use bien ou mal ; et partie en ce qu’il sent en soi-même une ferme et constante résolution d’en bien user, c’est-à-dire de ne manquer jamais de volonté, pour entreprendre et exécuter toutes les choses qu’il jugera être les meilleures. Ce qui est suivre parfaitement la vertu » (§153). Cette vertu, la générosité, ne me trompe plus, puisqu’elle me rend à moi-même, elle ne nous humilie plus, puisqu’elle nous offre « la bonne volonté pour laquelle seul [sc. les hommes] s’estiment » (Ibid., §154). Cette vertu offre vraiment, c’est pourquoi nous pouvons vraiment l’aimer