Discours de réception, et réponse de M. Hector Bianciotti

Le 15 novembre 2001

Florence DELAY

 

Réception de Mme Florence Delay

 

 

Mme Florence Delay, ayant été élue à l’Académie française à la place laissée vacante par la mort de M. Jean Guitton, y est venue prendre séance le jeudi 22 juin 2001 et a prononcé le discours suivant :

 

Il me semble, Mesdames, que je vous dois autant de reconnaissance qu’à vous, Messieurs, qui êtes plus nombreux, pour m’avoir permis de rejoindre la place où mon père, Jean Delay, s’adressa debout à votre Compagnie, dans les mêmes circonstances, un jeudi de janvier 1960. Mon parrain Sioul, autrement dit le professeur Louis Pasteur Vallery-Radot, le recevait. J’étais là, assise de l’autre côté, avec ma mère et ma sœur. Nous étions heureuses. L’air est tissé de leur présence, la lumière est la même, par la faveur que vous me faites les quatre Delay, comme disait mon parrain, sont réunis. C’est qu’ici, paraît-il, « le temps ne passe pas, le temps commence ».

 

Depuis le cardinal de Richelieu, occupés à forger une famille qui ne ressemble à aucune autre, vous ne vous souciez guère, par principe, des liens de parenté. Il vous est arrivé de faire entrer un frère dans le regret de l’autre, ainsi Thomas Corneille succéda-t-il à Pierre. Vous avez reçu Edmond Rostand puis un de ses fils, Jean Rostand, mais jamais avant aujourd’hui une des filles de son père. Je suis si fière de cet honneur que j’en ai revêtu l’habit d’homme.

 

La vie de notre père, ma sœur en est témoin, fut grande, c’est dire belle, c’est dire dure. Construite dans la volonté de ne renoncer à aucune de ses deux vocations : la psychiatrie et la littérature. Le monde reconnut le psychiatre, vous avez reconnu l’écrivain. Et en ce jour que j’évoquais de 1960 eut lieu la concorde des deux langages, fut signée la paix, qu’il n’avait point connue, entre les deux extrêmes de sa vie. Il avait eu peu d’amis — Jean Bernard, André Gide, Roger Martin du Gard —, il en eut davantage. Et le jeudi, quai de Conti, devint pour lui jour de fête. Vous avez fait en sorte que ce jour-là pour moi commence.

 

Son épée qui lui a survécu, tant les symboles survivent aux hommes, lui avait été remise par un vieil ami, dont l’accent béarnais roulait avec douceur le r et sonne encore à mon oreille : Léon Bérard. Ce dernier, lorsqu’il était ministre de l’Instruction publique, avait eu à signer le papier autorisant un garçon de Bayonne qui n’avait pas l’âge requis pour se présenter au baccalauréat — mon père n’avait que quatorze ans — à être candidat. Puis Léon Bérard ayant pris la route des cimes, vous avez élu à son fauteuil un jeudi de printemps, le 8 juin 1961, le philosophe Jean Guitton. Lequel avait alors soixante ans. Et quatre-vingt-dix-huit quand il vous quitta, à l’extinction des feux du siècle.

 

Il n’avait pas prévu si longue existence et se considéra plusieurs fois au milieu de sa vie trop tôt. Dès son voyage à Jérusalem, semble-t-il, en 1935. « Au milieu de ma vie — note-t-il alors dans son carnet de voyage, qui est aussi un délicieux carnet d’aquarelles — je suis allé consulter la Terra sancta, comme un cinquième Évangile. » L’image vient de Renan, un adversaire, ce qui lui ressemble assez, comme on verra.

 

Son entrée parmi vous a marqué, non un milieu de vie aussi approximatif que l’autre, mais un commencement. Dès l’année suivante, il rejoignait une autre assemblée, qui, elle, ne se réunit pas une fois par semaine mais une fois par siècle, et encore — sur convocation du successeur de saint Pierre. Par permission spéciale du souverain pontife Jean XXIII, Jean Guitton serait invité, en qualité d’observateur laïc — ce qui ne s’était jamais vu — au concile Vatican II.

 

Sa renommée ne fit que croître dans les décennies suivantes. Ses Œuvres complètes commencèrent à être publiées chez Desclée de Brouwer, alors qu’elles étaient loin d’être terminées. Aucune année ne passait, en effet, sans qu’il en publiât d’autres — souvenirs, portraits, dialogues, livres de raison ou de sagesse. Les grands de ce monde le consultaient, de l’impératrice du Japon à nos présidents de la République. Et, par longues lettres manuscrites, il répondait au commun des mortels. Son assiduité parmi vous était exemplaire, il reçut nombre d’entre vous, Pierre-Henri Simon, notre cher père Carré dans son habit blanc, Robert Aron, Henri Gouhier, et fit même vos portraits puisqu’il ne cessa jamais de peindre. Et voilà qu’aujourd’hui vous confiez le sien à quelqu’un qui ne sait dessiner que le soleil, la lune et les étoiles. Vous avez jugé que cela suffisait pour tracer une vie tournée vers « le Soleil du soleil », comme un de nos grands poètes du xvie siècle appelait Dieu :

 

Ouvrez les yeux de l’Âme afin d’apercevoir
Le Soleil du soleil qui dans les cœurs veut naistre.

 

Je vous remercie de m’avoir désigné une œuvre considérable, qui m’était inconnue, prenant ainsi le relais de celles et ceux auxquels je dois ma route. J’ai eu beaucoup de chance, nombreux sont les chemins qui me furent ainsi montrés du doigt. Je songe à la main de René Char, qui ressemblait à la main romane de Dieu peinte par le maître de Tahüll. À celle, squelettique, de José Bergamín. À la main robuste et douce de Mgr Pezeril. À tant d’autres depuis l’enfance. Aujourd’hui que je vois Jean Guitton quand je ne l’ai jamais vu, que je l’entends quand je ne l’ai jamais entendu, par le simple miracle de la lecture, je me demande si nous n’avons pas, lui comme moi, choisi d’enseigner pour prendre le relais de ce que nous devions à nos maîtres, désigner à notre tour, et convaincre nos élèves que le privilège dont nous jouissons, ressusciter les morts, est à leur portée s’ils savent lire. Car lire les morts, c’est les remettre en vie. Du lycée à l’université, nous mettons à égalité les vivants et les morts pour agrandir le champ où chacun peut choisir le modèle ou l’allié qui soutiendra son propre essor, la construction de sa personnalité.

 

Mais peut-être êtes-vous curieux, Messieurs, et vous pressées, Mesdames, de savoir comment une femme si éloignée des héroïnes auxquelles votre confrère a consacré des livres — Jeanne la Pucelle, Thérèse de Lisieux, Marthe Robin, ou ses deux mères, l’humaine et la divine — comment donc une simple femme, éprise de libertés déraisonnables, allait s’y prendre pour embrasser ce monument français romain, si raisonnable et pieux, que fut M. Guitton. Eh bien, en l’attaquant par son chef-d’œuvre.

 

— Comment saviez-vous que Portrait de M. Pouget était un chef-d’œuvre ?

— Par la Poste, une lettre postée par quelqu’un que j’admire.

— Et après, comment avez-vous procédé ?

— En suivant les indications de M. Guitton, qui a lui-même dessiné ses œuvres complètes en étoile à six branches : I. Portraits, II. Critique religieuse, III. Sagesse, IV. Philosophie, V. Journal de ma vie, VI. Œcuménisme. Puis j’ai compris que c’était Venise : un système de canaux et passerelles relie le tout.

— Qu’est-ce que le tout ?

— M. Bergson lui avait dit : « Souvenez-vous que le tout vient avant les parties. » M. Guitton n’eut pas à s’en souvenir puisque le tout, la vérité, lui avait été donné avant les parties.

— Qu’est-ce que la vérité ?

 

Reposer la question que le procurateur Ponce Pilate adressa à un jeune juif palestinien de Nazareth, lequel ne répondit pas car il était trop tard, c’est poser la question à laquelle votre confrère souhaita répondre toute sa vie. Rappelons qu’il était né dans un paysage avec ruines. La pensée du xixe siècle avait provoqué plus qu’un glissement de terrain, un éboulement du religieux. C’est à la lumière d’un tableau de Caspar David Friedrich qu’il faut ici voir entrer Henri Bergson. En levant les obstacles philosophiques qui s’opposaient à une vue religieuse du monde, il fut « un allié imprévu et puissant » pour ceux qui entreprendraient de lever, un à un, les blocs énormes placés devant la foi.

 

Guitton résumait ainsi la situation : que la foi, pendant deux mille ans, avait été donnée par faveur et par grâce. De grandes figures pensantes, saint Augustin ou saint Thomas, s’en étaient justifiées aux yeux de l’intelligence. Mais qu’après le siècle de Hegel, d’Auguste Comte et de Renan, la foi ne cherchait plus l’intelligence comme pendant deux mille ans, c’est l’intelligence, bien commun, lien commun, critère de vérité, qui cherchait la foi. — Petit Guitton, l’admonestait son professeur Léon Brunschvicg, il faut quitter l’oraison pour la raison. Petit Guitton, têtu, ne quitterait ni l’une ni l’autre. Mais il s’imposerait de distinguer toujours les problèmes, qui relèvent de la raison, des mystères, qui relèvent de la foi. Le philosophe allait de l’avant, le croyant s’arrêtait devant le mystère.

 

Sa dialectique ne fut point, comme d’autres, scandée à coups de tonnerre. Maître en la parade, il maniait une cape à deux couleurs qui définissent son style. La première est la douceur conseillée par saint Pierre : « Soyez toujours prêts à justifier votre espérance devant ceux qui vous en demanderaient compte. Mais que ce soit avec douceur et respect. » La seconde est la recherche de l’accord, selon le père Lacordaire : « Je ne cherche pas à convaincre mon adversaire, mais à m’unir à lui dans une vérité plus haute. »

 

Le dialogue avec l’adversaire fut donc sa forme favorite, sous les auspices, évidemment, de Platon, mais aussi de saint Irénée — lequel avait connu Polycarpe, lequel avait connu Jean l’Évangéliste, lequel avait connu Jésus. C’est Irénée, évêque de Lyon au iie siècle, qui instaura chez les chrétiens ce dialogue avec l’adversaire que Jean Guitton pratiqua.

 

 

 

 

 


Son zèle à formuler lui-même les questions et les réponses en incommoda certains de son propre parti. Le frère dominicain Yves Congar note, par exemple, que « dans son art si délicat d’accommodement des oppositions, plus leibnizien que pascalien, on a parfois le sentiment qu’il veut penser pour vous et vous persuader que sa démarche est la vôtre, ne peut être que la vôtre ». Le père Congar se sentait plus proche des âmes blessées à mort — celles de Pascal, Kierkegaard, Bernanos.

 

 

 

 

 

 

Je ne suis pas sûre que Jean Guitton ait goûté la violence des âmes tragiques. Les « intellectuels chrétiens » — qu’on me pardonne l’expression — étaient loin de former un seul troupeau. Il y avait des brebis socialistes, tel Péguy, et des brebis camelots du roi, tel Bernanos dans sa jeunesse, il y avait des brebis qui défendaient nos colonies, tel le père de Foucauld, et des brebis anticolonialistes, tel Emmanuel Mounier, il y avait des brebis orthodoxes, tel Jacques Maritain, et des brebis hétérodoxes, tel Max Jacob, des brebis de droite, tel Daniel-Rops, et des brebis de gauche, tel François Mauriac, des brebis violentes, tel Claudel, et des brebis sentimentales comme l’abbé Bremond. Guitton se sépara de Mounier, trop engagé, décocha des flèches à Bernanos, lequel souffrait, selon lui, d’un « excès de talent » qui le faisait paraître trop — nous pensons l’inverse : Bernanos excellait à se compromettre. Le thomisme de Maritain ou de Gilson agaçait votre confrère tandis que son propre travail exégétique agaçait Claudel. Ils ne se rencontrèrent qu’une fois. Après avoir lu Le Problème de Jésus, Claudel lui avait écrit ressentir « une espèce d’effroi en voyant crûment s’imposer à lui par les chemins de la raison ces faits inouïs dont la seule foi donnait le contact ».

 

Il nous revient d’emprunter ces chemins.

 

Si M. Guitton était au tableau, comme il le fut tant d’années devant ses élèves, il prendrait une craie et dessinerait une ligne horizontale, une fonction horizontale de la raison — celle qui coïncide avec nos expériences et avec l’histoire — et il la couperait d’une verticale où nous nous élevons au-delà de l’expérience et de l’histoire. C’est dans notre existence temporelle la part d’intemporel, qu’il nomme parfois « l’éternel de nous-mêmes ». Cet intemporel, nous apprend-il, est chose intime. Là se conservent les souvenirs, là se produisent l’attente, le désir, l’aspiration, l’élan. À la verticale qui coupe l’horizontale, à l’intersection d’un usage horizontal de la raison et du développement vertical de l’être, à ce petit carrefour considérable se tient M. Guitton depuis la grande thèse de doctorat qu’il soutint et publia en 1933 — au carrefour du temps et de l’éternité.

 

Qu’est-ce qu’une thèse ? Une position. Comment a-t-il choisi son sujet ? Il l’a dit. Personne ne s’est montré aussi clair sur ce qu’il devait à ses maîtres. Et il a raconté ce dimanche d’automne où, à vingt-trois ans, agrégé de philosophie sorti de Normale supérieure, il profita d’une permission pendant son service militaire pour rendre visite à Maurice Blondel, et comment, parlant d’Einstein, Blondel lui confia que pour le comprendre il relisait le Livre XI, chapitre 11, des Confessions de saint Augustin, si admirable sur l’espace et le temps. Le temps, hésita-t-il, et aussi l’éternité. En un éclair, le jeune homme entrevit son sujet. Et revenant sur cet instant, plus tard, il y voyait comme une Annonciation.

 

Le Temps et l’Éternité, donc, chez Plotin et saint Augustin. Dans le prolongement de sa thèse : Justification du temps, en 1942, L’existence temporelle, en 1949, et jusqu’à Philosophie de la Résurrection ou Monadologie qui datent de 1978, tous ses travaux philosophiques explorent ce rapport-là.

 

En comparant Plotin, le dernier grand philosophe grec, et Augustin, le premier philosophe chrétien, il inaugurait une méthode qu’il ne lâcherait plus. Pour comprendre, disait-il, rien n’est mieux que comparer. La comparaison la plus féconde, à son sens, étant celle de deux esprits voisins d’apparence et, plus que contraires, contradictoires. Ce qui, l’air de rien, met en demeure de se prononcer pour l’un ou pour l’autre.

 

Le lieu de confrontation privilégié sera leur conversion. « Aucune réalité, pense Jean Guitton, ne peut nous renseigner sur le temps que l’expérience de la conversion. » Parce qu’elle est un commencement introduit dans la continuité d’une vie, parce qu’elle crée un avant et un après qu’elle expérimente. Qu’est-ce qui distingue l’ascension de Plotin vers l’Un, qui est son but comme le sommet est un but pour l’alpiniste, et la descente de Dieu dans la vie d’Augustin ? Quelle frontière passe entre la conversion intellectuelle de Plotin et la conversion morale d’Augustin ?

 

Dans le laboratoire central de sa thèse le jeune philosophe démontre qu’au Livre XI, précisément, des Confessions, le temps cesse d’être celui du récit pour devenir un présent pur. Le passage d’une idée éternelle dans une existence humaine crée un temps qui ne passe pas. Guitton l’appelle « temps de l’histoire personnelle ». Introduits dans une forme nouvelle et plus haute de la durée, nous voilà déjà dans l’éternité.

 

L’idée d’une chute de l’âme et d’un retour vers sa patrie était familière à bien des esprits grecs. La volonté n’y pouvait rien. Le « fautif » n’était pas loin du « fatal », et le « péché » comme extérieur à la personne — la notion de « personne » étant d’ailleurs peu développée. Se convertir, pour Plotin, consiste à annuler la réalité du temps, de la conscience, de la mémoire, pour coïncider dans cette perte de « soi » avec son être véritable, l’Un dont il procède. Tout autre est la tradition judéo-chrétienne où la faute procède du cœur de l’homme qui, librement, consent à ce qui le porte au mal. Par là, il offense Dieu et ne peut plus s’unir à lui. La conscience du mal, faute ou péché qui sépare, est par saint Augustin, pour la première fois dans la pensée occidentale, tournée vers sa propre histoire intérieure. Cherchant à la ressusciter le plus sincèrement possible, il découvre que son passé était rempli de ces images du futur que nous nommons espérances et craintes. Augustin ne reconnaît pas la présence de Dieu dans sa vie à des faits rares ou extraordinaires mais à une suite naturelle de faits, à une progression de circonstances, à d’autres personnes qui ne vivent déjà plus dans la même durée que lui, son ami Nébridius par exemple, et surtout sa mère Monique, toujours en avance d’une étape sur son propre parcours. De l’importance des mères.

 

Qui n’a été bouleversé par ce jour d’été, dans un petit jardin de Milan, où, aveuglé par les larmes, Augustin entendit sortir de la maison la plus proche une voix d’enfant qui répétait en chantant : « prends et lis ». Le récit qu’on venait de lui faire de la conversion brutale de deux amis, provoquée par la lecture d’un livre trouvé par hasard, dans un jardin, l’avait jeté dans un grand trouble. Obéissant à la voix qui chantait, Augustin rentra dans la maison qu’il partageait avec son ami Alipe, prit un livre qui se trouvait là par hasard, posé sur un damier. C’était un exemplaire des Épîtres de Paul. Il lut et devint saint Augustin.

 

La parole sortie du livre qui vous arrache à vous-même comme par hasard, ce forte sur lequel Augustin insiste tant, retient peu l’attention de Jean Guitton. Je fus lente à comprendre qu’il écartait, en fait, tout ce qui peut favoriser une « légende dorée » de la conversion. Celle que je viens de tracer, par exemple, comme une enfant.

 

Car la scène du jardin de Milan a beau être un commencement, elle est surtout l’aboutissement d’une longue quête. Le jeune Berbère auquel la lecture d’un traité de Cicéron, aujourd’hui perdu, avait donné le goût de la sagesse, qui l’avait cherchée partout, de Carthage à Rome, même dans la doctrine chrétienne jugée de prime abord décevante, incompréhensible, qui avait adhéré à la philosophie de Mani, été manichéen, puis presque sceptique, s’était tourné vers les platoniciens, mis à lire Plotin, tout en écoutant les prédications d’Ambroise, évêque de Milan, bref, l’homme de trente-deux ans, l’homme grave et sensuel qui, à la fin du mois de juillet de l’an 386, ouvrit les Épîtres de Paul venait de loin.

 

Et Paul d’encore plus loin. Lorsqu’un jour précis dont la date est perdue, ce persécuteur enragé des disciples de Jésus, qu’il arrachait, hommes et femmes, de leur maison, ce Saül de Tarse qui ne respirait que menaces, et se rendait à Damas pour y capturer des chrétiens, fut sur la route enveloppé soudain par une grande lumière qui le jeta à terre. Quand Saül se releva il était devenu Paul.

 

Est-ce parce que le violent fut si violemment renversé qu’on imagine toujours, les peintres en premier, qu’il était à cheval ? Or ce cheval n’est mentionné nulle part, ni Luc ni Paul n’en disent mot. Pas sûr que Jean Guitton aurait peint ce cheval. Je suis sûre, en revanche, parce qu’il l’a écrit, qu’il se passerait du petit papier cousu dans la doublure du pourpoint de Blaise Pascal. Pas moi. Que Pascal ait cousu dans son pourpoint la preuve du passage de Dieu, une nuit d’hiver dont il a consigné la date, rue Monsieur-le-Prince, me paraît un geste aussi bouleversant qu’une Pensée. Mais à quoi bon, il est vrai, commenter des larmes, une chute de cheval sans cheval, un bout de parchemin froissé : ils parlent tout seuls.

 

On soutenait deux thèses à l’époque, la grande et la petite. Dans la petite, par pudeur, on se révélait davantage. Guitton la consacra à la philosophie de Newman et à son idée de développement. Il apparentait ce cardinal anglais du xixe siècle à l’évêque d’Hippone du ive siècle, parce qu’ils avaient l’un comme l’autre « aperçu une coïncidence entre leur histoire solitaire et l’histoire universelle ».

 

John Henry Newman avait eu en son jeune âge « l’idée rapide et éblouissante que, ce qui existait par-dessus tout, c’était le rapport de ces deux êtres, tous deux uniques, tous deux suprêmes : moi-même et mon créateur ». Il ne savait ni qui il était, ni qui était Dieu, mais mit tout en œuvre pour les faire coexister. Guitton se reconnaît dans ce type d’expérience spirituelle, par élucidation progressive. Lui aussi croit qu’il faut du temps pour que la vérité se découvre, s’explicite, se débarrasse des enveloppes provisoires, bref, se développe. Lui aussi croit au délai, à l’attente, à l’essai, dans la genèse du vrai.

 

Aucune « conversion » ne ressemble moins à celle de Paul, d’Augustin, et même de Blaise Pascal, que celle de Newman, prêtre anglican, qui après quinze ans de prosélytisme au sein de son Église, sans motif d’ordre sentimental, sans autre motif que la réflexion et l’étude, se fit recevoir dans le catholicisme romain. Pour la raison, dûment réfléchie, qu’il ne retrouvait pas l’esprit du Christ en équivalence dans l’Église anglicane. Tandis que « le catholicisme romain lui semblait le développement vital du christianisme primitif ». En clair, que les changements apportés par Rome n’étaient pas substantiels, qu’ils n’étaient que des expressions nouvelles selon la forme, équivalentes selon le fond, d’une même foi, ou encore, des développements. Guitton fera sien le mot, le concept — qui a l’avantage d’écarter l’évolution trop marquée du côté de Darwin — et il l’utilisera fréquemment comme les parallèles et les comparaisons. Cette seconde thèse sera le point de départ d’un de ses meilleurs livres de critique religieuse : Renan et Newman.

 

Notons qu’il était pour le moins hardi en 1933, et en Sorbonne, de placer le théologien anglais à hauteur d’un saint Augustin, Père de l’Église. Qui donc l’avait orienté vers une pensée dont l’importance ne serait reconnue que trente ans plus tard, au concile Vatican II ?

 

Eh bien premièrement l’ange Gabrielle, sa mère, à laquelle il rendit toujours grâce. « Elle n’était ni instruite ni cultivée, note-t-il dans Écrire comme on se souvient, et pourtant, elle seule m’a donné l’idée de ce qu’est le savoir. Elle s’était formée elle-même et c’est sans doute pour cela que j’ai toujours préféré les autodidactes aux autres. » Un livre a fixé son visage et son regard de mère « si doux, si intérieur, un peu triste toujours, un peu timide aussi », dans un paysage de la Creuse, au-dessus de la vallée de la Tardes. Une mère dans sa vallée ressemble à son titre qui dévoile en cachant la fleur de Balzac. Bien des années après l’avoir perdue (elle mourut jeune, en 1928), il reviendrait au cœur de son paysage. Dans le hameau qui fait face au « château », comme on dit, de son grand-père maternel, à Fournoux, il eut une « chaumière ».

 

Gabrielle avait été mariée par ses parents, selon l’usage d’autrefois, à un respectable bourgeois de Saint-Étienne, Auguste Guitton, fabricant de rubans. Jean et Henri furent leurs deux enfants. Le couple chrétien eut pour ami son évêque : Mgr Jean Delay, mon grand-oncle. Comme le rappelle une lettre qu’adressa Jean Guitton à ma mère quand mon père nous quitta.

 

C’est à sa mère pieuse et lucide qu’il doit sa fierté d’avoir eu des maîtres laïques (« à l’inverse de François Mauriac et de François Mitterrand », note-t-il malicieusement) car c’est elle qui décida de le faire entrer, à sept ans, au lycée de Saint-Étienne, ce qui déclencha dans la famille un conflit mémorable. On imagine mal l’horreur suscitée par les mots « lycée », « laïcité », dans une famille de province conservatrice, trois ans après la séparation de l’Église et de l’État. Guitton a reproduit au moins trois fois l’échange de lettres provoqué par cette décision entre ses grands-parents paternels, indignés, et le grand-père de Fournoux qui soutenait ouvertement sa fille. C’est dire combien ce conflit l’a marqué.

 

Il aima ses maîtres laïcs et, quand il en fut devenu un, il s’efforça toujours de ne pas laisser transparaître ses convictions dans sa classe. Voilà pourquoi il se porterait au secours de ces jeunes institutrices des montagnes, dites les Davidées, qui étaient victimes d’un harcèlement de l’Église et de l’État parce qu’elles voulaient, tout en pratiquant, rester dans l’enseignement laïque. Guitton, clerc en la matière, dit drôlement qu’avant Jean XXIII le laïc catholique était une sorte de licorne, d’hippogriffe, de centaure. Drôle aussi quand il raconte qu’il ne vola pas de son gré dans les Alpes au secours des Davidées, mais qu’il fut poussé, quasiment mis dans le train par M. Pouget, qui partant d’un verset d’Isaïe atterrit sur cet argument de taille : « Et si M. Vincent revenait parmi nous, où irait-il ? [...] Il se précipiterait à la gare de Lyon et demanderait un billet pour le Laus (Hautes-Alpes). »

 

Avoir des convictions religieuses dans l’enseignement public représentait un lourd handicap. Parachevant le travail du siècle des Lumières, des œuvres comme la Vie de Jésus, cet homme « incomparable », faisaient, par ricochet, mentir l’Église. Pauvre petit Jean ! soupirait son grand-père préféré en le voyant à genoux devant un crucifix, « Renan a raison : c’est Paul qui a fait le christianisme ». Quant à cette Église — pétrifiée par le développement de la science en son propre sein, le mouvement dit « moderniste » —, elle était prête à tirer sur tout ce qui bouge.

 

Or, si l’on jette un coup d’œil sur l’entourage à venir du jeune Guitton, qui se prépare à quitter Saint-Étienne pour Paris, qui voit-on ? Le père Portal, recevant chez lui — de nuit comme Nicodème — lord Halifax, un des premiers artisans de l’union des Églises. Le père Pouget, interdit d’enseigner, soupçonné de modernisme. Le père Lagrange, incompris, limogé, exilé de Jérusalem où il a fondé l’admirable École biblique, puis autorisé à y retourner, à condition de se taire. Le père Teilhard de Chardin, interdit de publication par Rome... L’adolescent qui, certains jours de trouble intérieur, se sentait partagé entre la foi lucide et forte de sa mère et le doute lucide de son grand-père, qui se disait : « il faut que je sorte de cette vallée perdue, de cette ville provinciale, que j’aille trouver des compétences », allait montrer, dans le choix de ces « compétences », de l’intrépidité.

 

Il arriva à seize ans dans la capitale avec son chapeau melon, son parapluie, et son carnet de croquis et pensées. Nous sommes en octobre 1917, en pleine guerre. Il va habiter au 104 rue de Vaugirard chez les pères maristes — comme François Mauriac et François Mitterrand cette fois — tout le temps de ses études à Louis-le-Grand, à la Sorbonne et rue d’Ulm. Petit, fragile, il porte un front immense sous son chapeau melon et de grosses lunettes, qui cachent un regard brun doux, timide, malicieux, et extraordinairement attentif. Il est si myope qu’il va se présenter à un oral de licence à la Sorbonne le 11 novembre 1918 ! Ses camarades du 104 ont tôt fait de le surnommer « Sainte Candeur ». C’est un faux candide. Un vrai timide. Un pugnace en secret. Et il a un don qui m’est cher : la gaieté.

 

Voici, par exemple, comment il évoque à l’occasion de la remise de son épée d’académicien rue de Vaugirard, au 104, un père mariste aussi humble de sa personne que fier de sa Maison : le père Plazenet. Fameux parmi les pensionnaires sur lesquels il tentait de jeter le filet pour pécher des vocations :

 

« Au jour de l’an, il me disait : Prenez votre melon et vos gants : nous allons faire nos visites de « bureau du 104 » aux grands de ce monde. Nous irons d’abord voir le maréchal Foch. Il ne nous recevra pas. J’en suis absolument sûr, nous verrons un vague aide de camp. Ce sera une première humiliation très utile. Puis nous irons à la nonciature ; Mgr Ceretti ne sera pas là, ou il nous éconduira : ce sera délicieux. Enfin, nous monterons les étages de Paul Bourget. Il nous repoussera avec un sourire amer : nous reviendrons ravis ; ce sera la joie parfaite. »

 

Et c’est ce qui arrivait. Le Maréchal ne les recevait pas, le Nonce était « invisible », Paul Bourget entrebâillait sa porte sans un sourire. Au retour de ces affronts, le père Plazenet rayonnait d’insatisfaction.

 

Rue d’Ulm se font les rencontres déterminantes. Celle du philosophe Léon Brunschvicg, éditeur des Pensées de Pascal, idéaliste critique, kantien. Celle de l’aumônier officieux des Tala (les vont-à-la-messe), l’abbé Portal. C’est lui qui organise les retraites où rencontrer Teilhard de Chardin et le futur cardinal Saliège, lui qui introduit le jeune Guitton auprès de lord Halifax et du cardinal Mercier — précurseurs d’un œcuménisme qui se limitait alors au dialogue entre anglicans et catholiques —, lui enfin qui l’introduit auprès d’un vieux père lazariste aveugle qui a besoin d’un lecteur.

 

Le « lecteur » avait vingt ans, l’abbé Pouget soixante-treize. C’était un fils de cultivateur, bon laboureur avant que ses dons ne le mènent au séminaire. Tout seul, il avait appris les mathématiques et l’hébreu, puis entrepris de labourer la Bible. On l’avait cassé. Il était devenu aveugle, et, vaille que vaille, il continuait.

 

Portrait de M. Pouget (1941) est un de ces livres qui vous surprennent, dès les premières pages, par le ton, le tour, la matière, de cette surprise que Descartes nomme l’admiration. Lieu ? Une chambre, une pauvre chambre insalubre où la poussière coule des jours tranquilles et où l’on va respirer l’air iodé de l’océan. Dans ces six mètres carrés, où il arrivait à M. Pouget de « se perdre comme en pleine mer », arrivent par dizaines, par centaines, les rouleaux de l’Ancien et du Nouveau Testament. On attend, avec ce mélange de patience et d’impatience qu’on a avec les vagues, les tunnels exaltants par lesquels M. Pouget, parfois de très loin, va nous ramener au rivage, à la fermeté d’une évidence. Un débutant croit au fouillis : non, on est dans l’ordre, dans le rythme, d’une intelligence. Nous voilà donc entrés dans une pauvre cellule de la rue de Sèvres, où M. Pouget, verset par verset, prend les vagues. On le regarde, un peu apeurés quand même, puis on le suit, pris par quelque chose dont on ne soupçonnait même pas avoir besoin. Nos propres occupations s’éloignent tellement on a de choses nouvelles à faire, car il vous embauche, vous lance, vous fait travailler — bref, un livre radicalement neuf, un livre performatif.

 

« On est loin de tout, écrit Alain, on ignore tout, on est sur le point de savoir tout. » Les premiers lecteurs de ce livre furent sidérés, des gens aussi divers qu’Alain, Claudel, Chris Marker ou Albert Camus. Dans un article paru dans les Cahiers du Sud, Camus souhaitait vivement que Portrait de M. Pouget soit lu ailleurs qu’en milieu catholique, et commence par apporter lui-même « le témoignage d’un esprit étranger au catholicisme ». C’est qu’avant d’être saisi par l’apologétique du livre et ses méthodes, on est saisi par un charme : le sentiment du peintre pour son modèle.

 

« Je n’ai jamais trop regretté de ne pas l’avoir connu plus tôt. J’aurais été trop jeune et lui pas assez vieux : il fallait cette distance extrême pour que nous nous aimions. »

 

Certains s’étonnent ou s’amusent que M. Guitton, apparemment voué à la chasteté du moine, ou plus philosophiquement au célibat kantien, ait écrit un Essai sur l’amour humain — avant même son affectueux mariage d’automne avec Marie-Louise Bonnet. C’est que l’amour humain englobe celui qui va du disciple au maître et du maître au disciple. Alors oui, M. Guitton aima M. Pouget, ses yeux éteints, sa grosse tête qui penchait en avant, si grosse qu’il ne trouvait jamais chapeau à sa taille, et sa vieille soutane verdie par l’usure. Comme il aimerait son jeune élève de khâgne à Lyon, si blond et beau qu’il en aurait bien fait un apôtre : Louis Althusser. Il les aima, l’un comme l’autre, jusqu’au bout. Et le prouva.

 

Quelle était donc la méthode, non d’Althusser, dont la conversion au marxisme le désespéra, mais de M. Pouget qui la lui transmit. Le « secret » de sa méthode critique, nous dit M. Guitton, consistait à comparer ce qu’il savait à ce qu’il savait : en l’occurrence, l’Écriture avec elle-même. Qu’il étudiait à la lumière d’au moins quatre notions nouvelles : la règle du minimum, le principe de développement, celui d’enveloppement, inséparable, en fait, de la notion de mentalité.

 

N’illustrons que la règle du donné minimum : choisir, entre deux propositions, celle qui ne contient aucune interprétation, donc acceptable par tous. Entre deux propositions concernant Jésus :

 

(1) Jésus après sa mort est ressuscité, et il est apparu à ses disciples.

(2) Un groupe de Juifs affirmait vers l’an 33 que Jésus leur était apparu après sa mort.

 

La seconde est le seul point de départ possible d’un travail historique. Reste le travail de l’esprit qui peut faire passer de la (2) à la (1).

 

Son modèle était Platon, le Phédon : « un homme, une pensée, si étroitement mêlés qu’on ne les distingue pas ». Il prenait à la volée ce que disait M. Pouget pour « saisir sa pensée au bord même de ses lèvres ». Quand le vieil aveugle entendait un bruit de porte-plume sur le papier, du fond de sa candeur ou de sa modestie, il s’exclamait : « Ah oui, vous notez une pensée qui vous est venue ! »

 

Quelques années après la mort du père lazariste, son fils spirituel reprit leurs entretiens qu’il commença par publier, en feuilleton, dans une revue lyonnaise. Mobilisé en septembre 1939, il envoya les derniers chapitres au directeur de cette revue. Fait prisonnier avec son unité à Clermont-Ferrand, le 21 juin 1940, il récupéra dans un oflag les livraisons lyonnaises et, de là, envoya le tout à son père Auguste Guitton qui l’apporta chez Gallimard.

 

L’officier Guitton n’avait rien vu du bref affrontement de mai-juin 1940. À Clermont-Ferrand, un garçon de dix-huit ans, qui portait sur un brassard noir le nom d’Adolf Hitler, avait à lui seul fait prisonnier tout l’état-major. Transporté au cœur de l’Allemagne, « sans avoir jamais passé par la situation de combattant », Jean Guitton n’en reviendrait que cinq ans plus tard, en juin 1945, par le train du millionième prisonnier.

 

Il s’était retrouvé officier en tant que normalien alors qu’il avait bien failli ne pas faire son service militaire. Le médecin-major l’ayant jugé de corps chétif, de tête volumineux, en un mot qui égayait votre ami : « disproportionné », avait voulu le réformer. Mais il s’était rebiffé. Moins par un goût quelconque des armes que par fascination pour le « service », l’action, la stratégie militaire, qu’incarnait à ses yeux le maréchal Foch. Il avait reçu l’artisan de la victoire des Alliés, au 104, juste après la fin de la Première Guerre mondiale, et noté alors dans son carnet ce que le Maréchal avait dit de l’obstination : « L’idée de Foch est que le fond de l’art d’agir est d’avoir une idée juste [...] puis de la maintenir contre vents et marées. » Depuis le toit d’un immeuble, il avait assisté aux obsèques nationales de ce grand serviteur, et rencontré, le lendemain, celui qui avait été son chef d’état-major en 1918 : le général Weygand. Une indéfectible amitié les lierait désormais, et on ne peut comprendre la confiance obstinée dont Guitton, du fond de son oflag, fit preuve envers le maréchal Pétain, qu’à la lumière de cette filiation. Que n’avait-il mieux écouté son cardinal anglais, lequel écrivait : « Ici-bas, vivre c’est changer. Et pour être parfait, il faut avoir changé souvent. » Comme pas mal d’entre nous, Jean Guitton fut imparfait.

 

Rassembler les fragments dispersés dans Journal de ma vie, Journal de captivité, Journal d’un libre penseur et le recueil de nouvelles intitulé Césarine, permet de recomposer les cinq années passées au camp d’Osterode, où il retrouva son frère, puis au camp d’Hoyerswerda en Silésie, l’oflag IV D. La captivité fut pour lui une nouvelle naissance, a-t-il confié à Mgr Joseph Doré, « une nouvelle naissance parce qu’avant la captivité j’avais vécu comme un jeune bourgeois, et en intellectuel ». S’il fit désormais la vaisselle et brossa ses souliers, il continua de vivre en intellectuel, donnant des cours, faisant passer des concours de la fonction publique, multipliant les conférences — on les compte par centaines, près de mille ? —, mettant en chantier au moins six livres aussi divers que La Vierge Marie et Nouvel art de penser. On a parfois l’impression que ce camp, qui regroupait six mille officiers français — parmi lesquels Julien Gracq, Jacques Fauvet, Patrice de La Tour du Pin ou le père Congar — était une sorte de campus où l’on se déplaçait, de cours en cours, avec son pliant. L’assistance des cours d’apologétique, par exemple, était si nombreuse — nombreux étant les prêtres et les séminaristes — que, pour avoir une place, il fallait s’installer dès le cours précédent de mathématiques supérieures. Jacques Fauvet, futur directeur du journal Le Monde, embaucha Guitton pour son école de journalisme, et donnerait plus tard à ses rédacteurs le conseil par lequel Guitton débutait sa leçon : « Veillez aux trois premières lignes. Il faut accrocher le lecteur. En somme, il s’agit de surprendre, puis de suspendre. » Principe d’écrivain.

 

Dans la France libérée, Jean Guitton reprit son enseignement à l’université de Montpellier mais fut cité devant un comité d’épuration. Motifs ? Son Journal de captivité (1942-1943), paru sous l’Occupation, favorable au régime de Vichy ; un autre ouvrage, Fondements de la communauté française, précédé d’une lettre-préface du maréchal Pétain ; la personnalité enfin du dédicataire de M. Pouget, son ancien professeur, Jacques Chevalier, ministre vichyssois. Le comité d’épuration suggéra au philosophe de se rétracter, de dire qu’il s’était trompé. Il refusa. Avec un entêtement dont nous finissons par comprendre qu’il est un trait constitutif de son caractère, il refusa et fut rétrogradé de l’Université au lycée d’Avignon.

 

Étienne Gilson, dont il avait été autrefois l’élève, lui ayant suggéré de se tirer une balle dans la tête, il n’en fit rien, introduisit plutôt une requête au Conseil d’État, qui leva la condamnation, fut réintégré dans l’enseignement supérieur et enseigna à la faculté de Dijon avant d’être nommé, en 1954, à la Sorbonne.

 

Georges Perec, dans Je me souviens, se souvient que la première manifestation à laquelle il participa avait pour cause cette nomination. Guitton lui-même a raconté l’émeute de son premier cours public, si prévisible que certains, dont mon voisin Bertrand Poirot-Delpech, étaient venus le protéger physiquement. Pierre Chaigne, fils d’un ami, qui lui servait alors de secrétaire, rapporte dans un essai inédit intitulé L’Ombre du philosophe cette heure où M. Guitton supporta la foudre, ne quitta pas l’amphi Descartes par la petite porte, demeura debout sur l’estrade, « sans flancher une seconde, remuant les lèvres comme s’il parlait, comme s’il faisait son cours (mais peut-être priait-il) ».

 

C’est que son existence avait déjà pris un tournant, heureux celui-là — par l’intercession de La Vierge Marie. L’ouvrage qu’un collègue de la Sorbonne lui avait conseillé d’omettre dans sa bibliographie, conseil qu’il s’était empressé de ne pas suivre, avait déplu à Rome. Or si La Vierge Marie, son livre, n’avait pas risqué d’être mis à l’Index, son auteur n’aurait pas été trouver le nonce apostolique, Mgr Roncalli. À la question duquel : « En dehors de la Vierge Marie, qu’est-ce qui vous intéresse ? », il n’aurait pas répondu : « L’union des Églises chrétiennes, Monseigneur. » Et Mgr Roncalli, une fois devenu pape sous le nom de Jean XXIII, ne l’aurait pas invité au concile Vatican II. Et si, une fois faites les modifications suggérées ou ordonnées par le Saint-Office, une fois reçue de Rome la lettre qui le félicitait, Jean Guitton n’avait sauté dans le train pour rencontrer le signataire de ladite lettre, il n’aurait pas connu Mgr Jean-Baptiste Montini, lequel deviendrait également pape sous le nom de Paul VI.

 

« Je vous ai sauvé de l’Inquisition », lui dit gaiement un homme jeune aux yeux verts, en soutane noire, disponible à l’heure du déjeuner quand il n’avait pas eu le temps de déjeuner, et qui dépliait la langue française « comme une étoffe, avec quelque lenteur ». La sympathie entre eux, ce 8 septembre 1950, fut si vive que le Monseigneur demanda au philosophe de revenir le voir chaque année à cette date du 8 septembre — où le peuple chrétien fête la nativité de Marie. Jean Guitton fut fidèle à ce rendez-vous pendant vingt-sept ans, jusqu’à la mort de Paul VI.

 

S’il fallait d’un mot caractériser ce pape nous choisirions le mot « dialogue » auquel il consacra sa première encyclique. C’était la méthode même du philosophe. Dans ses Dialogues avec Paul VI (1967), réels et imaginés, il y a un étonnant « Dialogue sur le dialogue » où le Saint-Père lui demande de chanter l’antistrophe et, pour une fois, d’argumenter contre. Mais au fur et à mesure que Guitton s’exécute, cerne les dangers, les équivoques, les confusions que peut engendrer le dialogue, voire son échec, une tristesse semble les envahir tous deux, comme s’ils entendaient gronder au loin ces Crises de l’Église qui sont toujours nos contemporaines. L’étrange chapitre s’achève sur une petite question brûlante que Jésus posa à Simon Pierre : m’aimes-tu plus ?

 

C’est la question qui brûle au cœur de l’entretien qu’eut Guitton, la nuit de sa mort, avec Bergson. Là, nous sommes dans la fiction, direz-vous. Oui, mais la fiction délivre. Alors que dans sa jeunesse ses élèves irrévérencieux le surnommaient le Vieux, une fois vieux Jean Guitton se montra jeune et intempestif. De ses deux biographes, l’un omet à tort, me semble-t-il, son dernier livre, rédigé à plus de quatre-vingt-dix ans avec un disciple. L’autre avec raison lui consacre un chapitre.

 

« La nuit où je suis mort, il s’est passé d’étranges choses dans mon appartement parisien. » Ainsi commence Mon testament philosophique, où Jean Guitton raconte allègrement sa mort, son enterrement aux Invalides et son jugement. J’y relève un vœu impie quant à sa succession : « Surtout, Senghor, votez pour un athée. » Qu’eût-il pensé d’une femme, lui qui nous jugeait inachevées !

 

Comme s’il voulait affronter la minute de vérité, détromper, congédier l’image d’Épinal, il retourne son esprit critique contre lui-même avec une fantaisie et une fougue qui ne laissent rien passer. Il révise tout Guitton et ses raisons de croire en Dieu, complimente son ami Paul VI de l’avoir un jour qualifié de furbo, furbo, furbissimo, se fait traiter d’imposteur par l’Adversaire : « La vérité ! Mon pauvre Guitton, qu’est-ce que la vérité ? », se fait reprocher par Blaise Pascal d’avoir « guittonisé » la pensée d’autrui, et, en bouche de Thérèse de Lisieux, qui pourtant bataille en sa faveur devant la Cour d’en-haut, dépeint son adaptation à la comédie humaine et son besoin des vanités. Un témoin à décharge comparaît : ô peu divine surprise, c’est le président Mitterrand. À son maître seul, à l’auteur des Deux sources de la morale et de la religion, il ose confier : « Bergson, je suis né avec un cœur sec. L’amour me dérange. Il me perturbe. Il me bouscule. Je dois faire effort pour y penser, à plus forte raison pour y croire. » Or c’est sur l’amour que nous serons jugés.

 

L’enjeu de ce livre est grave, j’ai cherché le secret de sa joie. Il est dans la dernière scène, sur un petit papier, non point cousu dans un pourpoint mais caché dans une poche d’où M. Guitton veut le sortir pour le lire à Jésus avant qu’il ne soit trop tard. Mais il est trop ému, le papier tombe, Thérèse le ramasse : « Lisez cela vous-même, lui demande-t-il. C’est de Ruysbroek l’Admirable. Voilà comment j’aurais aimé vivre et mourir. »

 

 

 

 

 


Ces paroles de Ruysbroek l’Admirable nous disent que lorsque l’homme, se regardant lui-même, compte ses attentats contre l’immense et fidèle Seigneur, il tombe dans un étonnement étrange : l’étonnement de ne pouvoir se mépriser au fond de lui-même. Mais qu’une fois trouvée la paix dans l’abnégation intime, ses fautes mêmes deviennent sources d’humilité et d’amour. D’amour tout court, sans l’épithète « humain ». Que les fautes puissent se changer en sources n’est pas un problème mais un mystère chrétien. Jean Guitton y a puisé l’ardeur de son Testament philosophique. Pour cette ultime leçon qui n’est pas des moindres, une fois encore, je vous remercie.