Discours sur les prix littéraires 2002

Le 5 décembre 2002

Jean-Marie ROUART

Discours sur les prix littéraires

 

 

     Messieurs,

     Il me semble que la principale justification que nous ayons de décerner des Prix littéraires, c’est de les avoir nous-mêmes ardemment désirés. Cette émotion qu’on éprouve à être distingué, honoré, n’a pas pour autant disparu de notre cœur. Quand la boutonnière de certains d’entre nous se colore de ces fleurs rouges ou bleues qui chaque saison refleurissent, on sent que les plus sages n’y sont pas insensibles, que leur cœur bat plus fort, tant il est vrai qu’un écrivain, un artiste, un homme de science est seul dans la nuit de son art, et qu’il attend toujours de la société une parole de réconfort, un signe pour lui dire qu’il existe.

     Décerner des Prix est un exercice aussi périlleux et difficile que la critique littéraire. Julien Gracq en a relevé avec beaucoup de pessimisme les limites. Je le cite : « Quelle bouffonnerie, au fond, et quelle imposture, que le métier de critique : un expert en objets aimés. »

     Ces Prix littéraires ont eu le mérite de distinguer des écrivains, et de mettre de beaux livres en lumière. Ceux d’entre vous qui les reçoivent aujourd’hui vont s’inscrire dans une liste prestigieuse.

     Le Grand Prix du Roman a notamment été décerné à d’illustres prédécesseurs : Mauriac, Bernanos, Kessel, La Varende, Cohen, Chardonne, à des contemporains, François Nourissier, Michel Tournier, Patrick Modiano ; à des écrivains qui siègent aujourd’hui parmi nous : Jean d’Ormesson, Pierre Moinot, Michel Déon, Michel Mohrt, Pierre-Jean Rémy et Bertrand Poirot-Delpech. Si injustes et si imparfaits qu’ils puissent se montrer parfois, les prix littéraires ont pour principal avantage d’attirer l’attention du lecteur, et si possible des lecteurs, sur un ouvrage pour sa qualité, son style, non pour sa position sur la liste des meilleures ventes. À côté du commerce, si légitime soit-il, nous reconnaissons une place à l’amour, à la passion, à l’art. Dans une époque où on a tendance à parler du livre, des livres, on fini par oublier un peu la littérature, car c’est la littérature que nous voulons défendre et c’est elle qu’à travers vous nous honorons. C’est sous son auspice que se place notre Palmarès d’aujourd’hui.

     Je vais citer les lauréats des Grands Prix littéraires de l’Académie et des Prix de fondations, qui voudront bien se lever à l’appel de leur nom. Nous ne les applaudirons pas séparément mais seulement à la fin de la lecture du Palmarès.

     Le Grand Prix de la Francophonie a été décerné, cette année, à M. Bronislaw Geremek. Avant de voir son destin personnel intimement lié à l’histoire d’un syndicat qui a joué un rôle majeur dans la libération de son pays, M. Geremek a choisi d’être l’homme d’un parti, celui des pauvres – au sens le plus large et le plus élevé du terme. Parce qu’il a toujours été convaincu que, pour comprendre toute société, « il est essentiel de déterminer comment fonctionne l’exclusion, et comment fonctionne la solidarité », Bronislaw Geremek a orienté ses recherches vers l’étude de la marginalité sociale et des minorités dans le monde médiéval européen.

     Fidèle à la pensée d’un de ses maîtres, le grand médiéviste Henri Pirenne, qui soutenait qu’« un historien digne de ce nom se doit de comprendre son temps », Bronislaw Geremek a été l’observateur engagé de la longue oppression qu’a connue son pays, mais plus encore un des acteurs capitaux de sa libération et de sa renaissance européenne. Appelé dans son pays aux plus hautes fonctions de l’État, en tant que ministre des Affaires étrangères, chargé de préparer, de 1997 à 2000, l’adhésion de la Pologne à l’Union européenne, il est élu, en 1998, président de l’Organisation pour la Sécurité et la Coopération en Europe. Placé à la tête du Parti de la Liberté, première formation politique du pays, il préside également au sein du Parlement la Commission du Droit européen.

     Comme le rappelle notre confrère René Rémond, son double regard d’historien et d’homme d’État n’a pas éloigné M. Bronislaw Geremek de notre pays : son œuvre, qui n’a cessé de s’enrichir au fil des ans, constitue désormais une contribution majeure à l’histoire de la France au Moyen Âge ; son action, aujourd’hui tout entière au service de la construction européenne, n’a cessé d’être guidée par l’amour de notre langue et l’attachement à notre culture. S’il souhaite rendre toujours plus étroits et plus vivants les liens séculaires unissant la Pologne et la France, c’est parce qu’il appris lui-même que l’ouverture au futur n’est rendue possible que par une fidélité au passé, qu’il convient, pour chaque génération, d’interroger et de méditer.

     L’Académie française a attribué cette année trois Grandes médailles de la Francophonie. L’une revient à M. Marek Bienczyk.

     Maître de conférences à l’Institut de recherches littéraires rattaché à l’Académie polonaise des sciences, M. Marek Bienczyk a consacré de remarquables essais à Baudelaire, Musset et Cioran. Comme le souligne notre confrère Michel Déon, une généreuse partie de son activité contribue à faire connaître au public polonais les œuvres de Cioran, Barthes, Kundera, ou de critiques littéraires tels que Jean Starobinski, Georges Poulet, et Jean-Pierre Richard.

     M. Cai Hua reçoit également une Grande médaille de la Francophonie. Professeur d’anthropologie sociale à l’Université de Pékin, M. Hua Cai a suivi des études d’ethnologie à l’Université de Nanterre, qui lui a conféré, en 1995, le titre de docteur ès-lettres. C’est en français qu’il a publié une étude concernant une population du Yunnan, remarquée par notre confrère Claude Lévi-Strauss. Il a réalisé lui-même plusieurs films documentaires de grande valeur et s’emploie à traduire en chinois divers ouvrages d’ethnologie. Il regarde lui-même ses travaux comme une sorte d’hommage aux maîtres français de cette discipline.

     Une troisième Grande Médaille de la Francophonie a été décernée à Mme Raïssa Ivanovna Téléchova, actuellement directrice de la chaire de français à l’Université pédagogique d’État de Novossibirsk. Elle vient de soutenir à Toulon une thèse de doctorat consacrée à l’œuvre romanesque de notre confrère Henri Troyat. Ce brillant succès marque en fait l’aboutissement d’une action vouée de longue date à la diffusion et au rayonnement de notre culture. Grâce à Mme Téléchova, plus de deux cents étudiants russes ont eu la possibilité, au cours des dix dernières années, de visiter notre pays et d’y séjourner. Il convient encore de saluer la part qu’elle a prise tout récemment dans la création d’une Alliance française à Novossibirsk.

     Le Grand Prix de Littérature Paul Morand a été attribué à M. Jean-Paul Kauffmann. « Il y a cinq ans, écrit notre confrère Jean Dutourd, lorsque parut La Chambre noire de Longwood, nous eûmes la preuve que nous avions en son auteur, M. Jean-Paul Kauffmann, non seulement un écrivain de premier ordre, mais aussi un de ces poètes étranges comme il en éclôt deux ou trois par siècle, ayant le don de reproduire ce qui est impalpable. En l’occurrence, c’était la moiteur, l’humidité, la moisissure, la déréliction qu’il avait décrites sinon chantées dans un livre-poème. Par La Lutte avec l’Ange, c’est une autre face de son talent que nous pouvons admirer. En explorant de fond en comble l’église Saint-Sulpice, en contemplant longuement une fresque de Delacroix, il fait l’inventaire d’un monde. » Pourquoi l’artiste s’est-il absorbé dans la représentation de ce combat musculeux entre le patriarche biblique et la créature céleste, qu’il mit cinq ans à entreprendre et sept années encore, ponctuées de bien des interruptions, à exécuter ?. Jean-Paul Kauffmann décide de s’enfermer à son tour dans ce « cachot de lumière », parmi la milice des Anges, afin de comprendre ce qui, pour l’artiste, se joua dans ce tableau.

     « Jean-Paul Kauffmann, rappelle Jean Dutourd, a connu dans sa vie une expérience qui aurait brisé le caractère ou l’âme de bien des hommes courageux. En ce qui le concerne, il est sorti métamorphosé de son épreuve. Le journaliste talentueux était devenu un grand écrivain. C’est à ce grand écrivain que l’Académie décerne aujourd’hui une de ses plus grandes récompenses. »

     Gilles Lapouge, auquel nous avons décerné le Grand Prix de Littérature Henri Gal, est un singulier voyageur. Son œuvre foisonnante trouve son unité dans la traduction sur le mode poétique des expériences de périples lointains qui sont le prétexte d’un voyage intérieur. Ce pèlerin de l’insolite est en quête de ce qu’il nomme des « mirages », des vertiges, des rêves éveillés où l’imagination n’a aucune part, et qui « donnent à voir les choses qui se cachent et la beauté des choses ». C’est dire qu’il n’aime rien tant que le détour, qu’il privilégie l’égarement, dans ces contrées irréelles qu’il parcourt depuis plus d’une demi-siècle.

     Chez d’autres, la divagation pourrait se perdre dans l’errance, la pérégrination tourner en dissipation : mais ce promeneur des rêves, de découvreur d’utopies fait à chaque instant moisson d’images, de saveurs, d’odeurs et de bruits. Comme l’écrit notre confrère Michel Déon, « sur sa route, les dieux tutélaires qui veillent à l’intelligence des promeneurs placent des témoins, dévoilent d’admirables paysages que le temps, si pressé de tout détruire, va engloutir ».

     Le Prix Jacques de Fouchier récompense « un ouvrage remarquable par son sujet, sa composition, son style, et dont l’auteur n’appartient pas aux professions littéraires ». M. Jacques Boncompain, juriste de formation, a mis sa passion, au sein de la Société des Auteurs et Compositeurs Dramatiques, au service de la liberté de la création et du droit des auteurs. Avec La Révolution des auteurs, naissance de la propriété intellectuelle, il nous offre en effet une étude magistrale qui justifie l’affirmation de Victor Hugo : « La propriété littéraire est d’intérêt général. »

     « À l’origine de tout, écrit notre confrère Alain Decaux, se trouve Beaumarchais. Grand homme d’affaires surgissant au milieu des gens de théâtre, il découvre que les directeurs, par la rémunération forfaitaire de chaque pièce, ont en fait confisqué le droit que les auteurs se sont assurés par leur propre création. Le degré de civilisation d’une société se mesure à la place qu’elle accorde à l’auteur, mais aussi aux moyens qui lui sont donnés d’exister : c’est ce que montre éloquemment le beau livre de M. Boncompain. »

     « Deux courts romans – dont le premier, Les Femmes de San Stefano, avait reçu en 1995 le Prix François-Mauriac de l’Académie française – nous avaient déjà fait remarquer Marie Ferranti, inspirée par sa terre corse, dont son style a la nervosité et la passion », écrit dans son rapport M. Michel Déon. « Dans La Princesse de Mantoue, qui lui vaut cette année le Grand Prix du Roman, son imagination a quitté les temps présents et son île pour s’envoler jusqu’à Mantoue au temps de la Renaissance. Une princesse brandebourgeoise, dont nous ne connaissions guère que le visage figé dans une fresque de Mantegna – celle qui orne la Chambre des Époux du palais ducal –, lui a inspiré un récit où l’histoire et la fiction se mêlent étroitement. » Au fil d’une correspondance imaginaire entre Barbara de Brandebourg, qui trouve dans cet échange presque quotidien l’unique consolation à la dureté de l’exil, et sa cousine Maria de Hohenzollern, Marie Ferranti, brosse à son tour, par petites touches, la fresque d’une époque qui déroule ses fastes et ses misères, ses splendeurs et ses maléfices. Sans artifice, avec une sobre retenue qui va jusqu’à la sécheresse pour mieux rendre ce qu’a de pathétique l’enfermement dans une cour où le raffinement le dispute à l’intrigue, cette chronique sombre et cruelle, nimbée par l’ombre portée du -grand Mantegna qui n’aspirait qu’à se dissimuler lui-même dans sa création, constitue un bel hommage à la vérité de l’art – « à une hauteur qui absout les crimes ou la dureté des cœurs », comme l’écrit encore Michel Déon.

     Le Prix Hugot revient cette année à M. François de Colbert. Colbert eut, on le sait, une descendance nombreuse, et fort illustre. Si de savants biographes ont consacré leurs travaux au ministre du Roi-Soleil, l’histoire de cette lignée restait à faire. Le livre de François de Colbert, Histoire des Colbert du XVe au XXe siècle, est venu combler cette lacune. Notre regretté confrère Jacques de Bourbon Busset le considérait à tous égards comme « exemplaire, parce qu’il montre comment une même famille peut, au cours des siècles, contribuer efficacement au bien commun ».

     C’est à un auteur qui restitue la très ancienne alliance de la musique et de la poésie que l’Académie française décerne cette année, pour l’ensemble de son œuvre, son Grand Prix de Poésie. M. Alain Duault, qui avait déjà publié plusieurs ouvrages remarqués de critique et de théorie musicales, excellent pianiste lui-même, est venu à la poésie avec Colorature, publié en 1977, suite virtuose d’airs mélodiques dédiés notamment à des cantatrices célèbres, comprenant ainsi préludes, romances, cavatines et thrènes, et où il avait d’emblée trouvé sa manière : « ni le vers – classique, romantique ou libre – ni la prose », comme l’explique notre confrère Hector Bianciotti, mais une sorte de « poésie latente, brute encore, sans qu’il soit besoin de mesurer et de compter chaque vers », une vibration où s’éprouve la tessiture même de la voix.

     Il y a deux ans parut Le Jardin des adieux, puis Où vont nos nuits perdues longs poèmes d’amour et de désamour dont les harmoniques sont plus riches encore et où l’intensité dramatique est à son comble. Alain Duault y renouvelle une à une toutes les formes traditionnelles qu’il subvertit, illustrant la parole de Cioran : « Je ne peux faire la différence entre les larmes et la musique. »

     Le Grand Prix de Philosophie a été attribué à M. le Professeur Per Aage Brandt. Né en Argentine, de parents danois, le Professeur Per Aage Brandt a soutenu à la Sorbonne une thèse de linguistique générale consacrée à la grammaire de la phrase, qui sera publiée en 1973. Par la suite, il a publié deux livres, de nouveau en langue française, l’un sur la question du sens dans les langues, l’autre sur la dynamique du sens.

     Spécialiste universellement reconnu en philosophie de la linguistique, et d’abord dans le domaine des langues romanes, invité dans la plupart des grandes universités du monde, le Professeur Brandt enseigne actuellement à l’Université de Copenhague. Et, comme l’écrit notre confrère Michel Serres : « par son œuvre intellectuelle, ses goûts esthétiques et sa valeur humaine, par son rayonnement mondial, enfin par son attachement profond à la langue française et à sa tradition philosophique, le Professeur Per Aage Brandt mérite à bien des titres que l’Académie française lui décerne son Grand Prix de Philosophie. »

     Cet autre Prix de Philosophie qu’est le Grand Prix Moron doit récompenser « l’auteur français d’un ouvrage ou d’une œuvre favorisant une nouvelle éthique » et est attribué cette année à M. Marcel Hénaff, pour son essai Le Prix de la vérité. Philosophe, professeur à l’Université de San Diego, aux États-Unis, formé à l’ethnologie par notre confrère Claude Lévi-Strauss, à qui il a consacré un livre, Marcel Hénaff, dans cet ouvrage, s’interroge sur les rapports entre l’éthique et l’économie à partir d’une analyse rigoureuse et savante de la notion de don. Comme l’écrit notre confrère Michel Serres : « Comment le don gracieux, la générosité échappent-ils à l’obligation de rembourser une dette ? Qu’est-ce que la reconnaissance, quand elle ne se réduit pas à une reconnaissance de dette ? Entretenons-nous encore parfois des relations que ne saurait remplacer la monnaie ? » « Les analyses de Marcel Hénaff, écrit encore Michel Serres, sont précises, serrées, judicieuses et profondes. De plus, elles viennent à point, tant nous avons besoin aujourd’hui de réinventer des rapports sociaux en dehors du poids croissant de l’économie et de l’argent. »

     L’Académie française a donné, cette année, le Grand Prix Gobert à M. Jean-Jacques Becker, pour l’ensemble de son œuvre.

     En une quinzaine d’ouvrages, denses et neufs, M. Jean-Jacques Becker nous a donné la preuve que sa science érudite ne le poussait pas sur la voie d’une spécialisation étroite. Il refuse de considérer l’histoire comme une discipline purement quantitative, toujours en peine d’improbables synthèses ; elle ne l’éloigne pas davantage de l’existence concrète des hommes. Il pense au contraire qu’elle doit se mesurer au défi d’en rendre compte, dans tous ses aspects, sans pour autant compromettre son unité. Faut-il dès lors s’étonner si ses intérêts l’orientent naturellement vers la période contemporaine, pour tenter d’éclairer, à la lumière du passé, les problèmes de ce temps ?

     Parmi les ouvrages qu’il a publiés, il faut notamment citer le volume qui conclut la Nouvelle Histoire de la France contemporaine, considéré comme une réussite exemplaire. mais, comme le souligne notre confrère René Rémond, « c’est lorsqu’il se consacre à l’étude de la guerre » que Jean-Jacques Becker imprime vraiment sa marque à l’historiographie et que son apport peut être qualifié de magistral. Il n’entre pas dans son dessein de jeter un jour nouveau sur la suite des opérations militaires, ni même d’embrasser la guerre dans sa globalité en tant que phénomène politique et social ; son approche ne ressortit pas davantage de l’histoire des mentalités.

     Il envisage la guerre comme un défi posé à l’intelligence humaine, rappelant ainsi l’historien à la modestie de son propos, qui ne se confond pas avec celui du moraliste. Par ses travaux sur la Grande Guerre, « M. Jean-Jacques Becker, conclut notre confrère René Rémond, a ainsi contribué à rendre au peuple français la mémoire d’un chapitre oublié de son histoire et l’honneur de ses souffrances et de son courage ».

     L’Académie décerne chaque année plusieurs Prix de la Biographie. Celui qui couronne la meilleure biographie littéraire est attribué à l’ouvrage dans lequel Mme Suzanne Varga s’est attachée à faire revivre avec talent le plus prolifique, mais aussi le plus fantasque des auteurs de théâtre du Siècle d’or espagnol, Lope de Vega. Le voici peint, comme l’écrit notre confrère Marc Fumaroli « dans le feu de ses amours, de ses combats d’hidalgo, de ses aventures de prêtre et de poète mystique, sur le fond de la plus brillante capitale de l’Europe entre 1589 et 1635 : le Madrid de Philippe Il et de ses fils ».

     Le Prix de la Biographie d’Histoire revient à Mme Simone Bertière pour son ouvrage consacré à Marie-Antoinette. Elle éclaire ainsi d’un jour singulier le paradoxe d’un destin tragique. Comme le note dans son rapport notre Secrétaire perpétuel, « Marie-Antoinette, femme des Lumières, porteuse de tous les rêves et pénétrée de toutes les. valeurs que la Révolution va mettre au premier plan », fut rejetée par la société pour cette raison même : « une reine ne doit pas être telle ». La perfection du récit, l’équilibre des jugements, une écriture élégante, tout désignait Mme Simone Bertière pour le Prix de la Biographie.

     L’Académie a décerné un deuxième Prix de la Biographie d’Histoire à Mme Laurence Chatel de Brancion, pour son ouvrage Cambacérès, maître d’œuvre de Napoléon. Arrière-petite-nièce de l’Archichancelier de l’Empire, Mme Chatel de Brancion nous offre aujourd’hui le récit de la vie tumultueuse de son ancêtre, qu’elle a contribué à faire sortir de l’ombre. Elle montre comment, ayant le pas sur Talleyrand et Fouché, il est devenu peu à peu « le pivot de toute l’action gouvernementale ». « Pénitent blanc autant que franc-maçon fervent, hôte fastueux, prince des gastronomes, il a légué à la postérité des codes et des institutions qui nous gouvernent encore », comme l’écrit notre confrère Alain Decaux.

     Le Grand Prix de la Critique a été attribué à un professeur de l’Université de Grenoble, M. Pierre Jourde, sur proposition de notre confrère Marc Fumaroli. Ce lauréat aurait, selon Marc Fumaroli, deux défauts semble-t-il impardonnables : il n’est pas connu des coteries parisiennes et il n’hésite pas à polémiquer, à fleurets non mouchetés. Ce que l’Académie française a apprécié dans l’essai critique du Professeur Jourde, publié sous un titre qui rappelle opportunément le pamphlet de Julien Gracq, La Littérature à l’estomac, c’est d’abord l’élégance et la vivacité du style, c’est aussi l’indépendance du jugement. Ses choix, ses cibles, peuvent être injustes ou agacer. Mais son essai La Littérature sans estomac ne manque ni de talent ni de liberté d’esprit.

     L’Académie décerne également une Médaille de vermeil à M. Serge Koster pour son ouvrage Adieu grammaire ! Serge Koster se définit lui-même comme « un grammairien avide de transmettre l’amour des livres et de la langue française ». Il n’a pas fait choix de nous livrer, au terme d’une carrière vouée à l’enseignement, un nouveau témoignage sur la décomposition de notre système éducatif et la crise qui affecte la transmission du savoir. Il cherche à comprendre pourquoi notre époque dénie toute valeur à la parole du maître, qui, dans le silence des passions, fondait la liberté de l’esprit. Il décèle la cause de ce mal dans l’épuisement plus général du sens, au terme duquel la p arole se confond peu à peu avec l’image. « Notre langue est notre patrie. La grammaire est le cœur du patrimoine », rappelle à propos Serge Koster.  

     L’Académie a décerné le Prix de l’Essai à M. Pierre Schneider, pour sa Petite histoire de l’infini en peinture. « Sous un titre d’une modestie ironique, écrit notre confrère Pierre-Jean Rémy, Pierre Schneider nous offre une réflexion de plus de cinq cents pages sur cet espace rarement abordé par les critiques d’art qui est le fond même du tableau. Non-lieu purement décoratif ou convergence de perspectives, il peut être aussi un espace abyssal, qui se creuse vers d’autres profondeurs pour atteindre la dimension de l’infini. De Rome à Byzance aux artistes qui lui furent les plus proches, les Giacometti et les Matisse, l’auteur bâtit ainsi, avec une rigueur souvent poétique, une somme qui, abordant tous les domaines de l’esthétique, touche à l’histoire même des civilisations. »

     Le Prix de la Nouvelle couronne le recueil de M. Mathieu Terence intitulé Les Filles de l’ombre. Les dix nouvelles qui le composent forment en effet des portraits féminins — enfants, très jeunes filles, femmes sur lesquelles pèse le secret d’une blessure, d’un mystère et s’étend l’ombre de la tragédie. L’écriture, dense, brève, comme le veut le genre, est elle-même créatrice d’ombre : elle porte au plus haut degré ce trouble, cette étrangeté qui, à partir d’un fait divers souvent sordide, créent une forme de fantastique impassible et glacé. M. Mathieu Terence qui, par son pseudonyme, a voulu rendre hommage à l’auteur du Bourreau de soi-même évoque ici Edgar Poe. Il cultive, au rebours des tendances de l’époque, et loin des modes de l’heure, un talent que l’Académie française ne pouvait manquer de distinguer.

     Au titre des Prix d’Académie, la Compagnie a décerné une Médaille de vermeil à M. Arthur Conte, pour Soldats de France et l’ensemble de son œuvre. Dans ce dernier ouvrage, il s’attache à faire revivre la figure des chefs illustres comme celle des héros anonymes qui, pour nombre d’entre eux, ont consenti, dans des combats dont nous avons parfois perdu jusqu’au souvenir, le sacrifice suprême au service de notre pays. Grands féodaux, conquérants des mers, bâtisseurs d’empire ou combattants de l’ombre, ils ont illustré les grandes heures, sombres ou glorieuses, de notre histoire et sont entrés dans la légende. L’auteur de cette fresque à la fois émouvante et savante nous montre que la mission du soldat n’a rien perdu de sa noblesse.

     Le Prix du Théâtre, fondé en 1980, est attribué cette année à M. Jean-Michel Ribes. Véritable « homme-orchestre impossible à cerner dans un seul emploi », comme l’indique M. Michel Déon, il apporte à son art ses qualités de comédien, ses dons d’auteur dramatique, son talent de metteur en scène. Nous saluons en lui un homme de théâtre complet qui sait rassembler des comédiens et des auteurs exceptionnels, pour nous faire rire ou nous émouvoir. Les titres déjà célèbres de ses pièces comme L’Odyssée pour une tasse de thé, Pièces détachées, Théâtre sans animaux, ses mises en scène des œuvres de Roland Topor, et de bien d’autres, marquent quelques-unes des rencontres du public avec un univers dont Jean-Michel Ribes sait faire partager l’étonnante et quotidienne étrangeté.  

     Le Prix du Jeune Théâtre Béatrix Dussane-André Roussin, créé pour récompenser un jeune auteur dramatique, va cette année à M. Olivier Py. Jeune auteur certes, mais homme qui vit le théâtre depuis l’enfance, tout à la fois comédien, réalisateur, romancier, et auteur dramatique qui marie avec un lyrisme sûr poésie et théâtre. Olivier Py nous donne l’exemple d’un théâtre qui, sans oublier le monde tragique d’aujourd’hui, de l’Algérie à la Bosnie, contribue, comme nous le dit Mme Florence Delay, à « reconduire le théâtre à son territoire naturel, la littérature ».

     Le Prix du Cinéma, fondé par Mme René Clair, récompense, pour l’ensemble de son œuvre cinématographique, Mme Agnès Varda. Photographe, auteur de courts métrages, elle a su nous faire découvrir, tout en faisant œuvre de créatrice, le T.N.P., la rue Daguerre, Nantes et l’œuvre de son mari Jacques Demy. Cinéaste originale, elle a réalisé une vingtaine de longs métrages par lesquels elle célèbre, avec un art dépouillé où l’on retrouve son regard pénétrant de photographe, le couple, la femme, l’univers secret des êtres, où elle s’interroge sur la condition féminine en un langage cinématographique qui est souvent à mi-chemin entre le reportage et la fiction. Comme l’écrit notre confrère Bertrand Poirot-Delpech, « s’il est vrai que le cinéma tend à enrichir notre regard sur les gens et les choses, Agnès Varda fait honneur à cette vocation d’apprentissage ».

     La Grande Médaille de la Chanson française est décernée à M. Alain Souchon. En le distinguant, l’Académie française remercie celui qui, grâce à son talent et au charme singulier de ses refrains, a su révéler la fragilité qui se dissimule sous la pudeur masculine et parler des chagrins de l’enfance. Ces chagrins, — petit souci ou perte irréparable — qui sont en fait ceux de toute une vie, et qu’Alain Souchon réveille en chacun de nous sans ridicule ni mièvrerie, par la tendresse d’un texte ou d’un air. Les succès qu’Alain Souchon a connus, aussi bien sur les petites scènes de la Rive gauche que sur les plus vastes plateaux, devant la caméra comme dans ses albums, le conduisaient tout naturellement à recevoir la récompense que l’Académie française réserve à ceux qui, par la chanson, servent comme lui la langue française.

     Trois Prix du Rayonnement de la Langue et de la Littérature françaises ont été décernés cette année.

     M. Hyam Mallat, Professeur à l’Université Saint-Joseph de Beyrouth et Président du conseil d’administration des Archives nationales du Liban, s’est plu, dans l’ouvrage que nous avons couronné, L’Académie française et le Liban, à nous faire découvrir les textes les plus remarquables que les membres de notre Compagnie ont consacrés à cette terre qui, depuis toujours, nous est chère.

     Une Médaille de vermeil est également attribuée à M. Antonio Maria Pereira, Président du Cercle Voltaire de Lisbonne, pour son action en faveur de la langue et de la culture françaises.

     Il serait vain de nier l’émotion qu’éprouve quiconque se met à l’écoute de l’histoire sonore de l’Afrique, de 1960 à nos jours, due à M. Philippe Sainteny et à l’historien congolais M. Elikia M’Bokolo, grâce auxquels les grandes voix du continent, exhumées des archives de Radio France Internationale et de l’institut national de l’Audiovisuel, revivent aujourd’hui pour nous. L’Académie française a tenu à récompenser comme elle le mérite cette belle entreprise.

     Cette proclamation de nos Grands Prix n’épuise pas notre Palmarès de l’année 2002. D’autres Prix ont été institués par des Fondations qui portent le nom des mécènes qui les ont créées.

     Le Prix Théophile Gautier, destiné à « des auteurs de poésie lyrique », a été attribué à M. Michel Bénard, pour Fragilité des signes, qui reçoit une médaille d’argent.

     Les deux médailles, l’une d’argent, l’autre de bronze, du Prix Heredia, destiné à « des auteurs de sonnets ou d’ouvrages de prosodie classique », ont été attribuées l’une à M. Michel Guimbal, pour Mon beau navire, ô ma mémoire.... l’autre à Mme Jacqueline de Beaumont, pour La Chair des dieux.

     Le Prix François Coppée récompense l’auteur d’un recueil de poésie. Une médaille d’argent a été attribuée à M. Lionel Richard, pour Marchandise non dédouanée.

     Le Prix Henri Mondor, destiné à « un poète de veine mallarméenne », revient à M. Gérard Haller, pour Météoriques.

 

     D’autres Fondations nous permettent d’attribuer, chaque année, un certain nombre de Prix de Littérature et de Philosophie.

     La médaille de bronze du Prix Montyon revient à M. René Guitton, pour Si nous nous taisons... Le martyre des moines de Tibhirine.

     Le Prix Jules Janin, qui est un Prix de traduction, a été attribué à M. Jean Besson, pour son excellente traduction de poèmes et chansons russes de Russie profonde de Pouchkine à Okoudjava. M. Besson reçoit une médaille d’argent.

     Le Prix Émile Faguet est un Prix de critique littéraire. Il revient, cette année, à Mme Olympia Alberti, pour son ouvrage Jean Giono, Le grand western.

     Le Prix Anna de Noailles est destiné, selon son règlement, « à une femme de lettres ». Nous l’avons donné, cette année, à Mme Dominique Schneidre, pour Fortune de mère.

     Le Prix Louis Barthou est un Prix de littérature générale. Il est décerné à M. Yvon Toussaint, pour Le manuscrit de la Giudecca.

     Le Prix François Mauriac, destiné à un jeune écrivain, revient à M. David Foenkinos, pour Inversion de l’idiotie. M. Foenkinos reçoit une médaille d’argent.

     Le Prix Roland de Jouvenel doit être décerné « dans l’intérêt des lettres ». Il récompense M. Marcel Cohen, pour Faits. Lecture courante à l’usage des grands débutants. M. Jean-François Robin reçoit une médaille d’argent pour La Disgrâce de Jean-Sébastien Bach.

     Le Prix Biguet distingue un ouvrage de philosophie ou de sociologie. Nous l’avons donné à M. Alain Laurent, pour La Philosophie libérale.

     Le Prix Ève Delacroix récompense l’auteur d’un ouvrage « alliant des qualités morales à des qualités littéraires ». Il est décerné cette année à Mme Julie Wolkenstein, pour Colloque sentimental.

     Le Prix Pierre Benoit est destiné à l’auteur d’un travail « sur la vie et sur l’œuvre de Pierre Benoit ». Il honore, cette année, M. Maurice Thuilière, pour le Dictionnaire des personnages de l’œuvre complète romanesque de Pierre Benoit.

     Le Prix Jacques Lacroix a été créé pour distinguer un ouvrage sur la vie des animaux. C’est à M. Jean-François Mongibeaux qu’il revient, pour Le Peuple migrateur.

 

     Plusieurs autres Fondations, dues à des généreux donateurs, nous permettent de décerner aussi des Prix d’Histoire et de Sociologie.

     Le Prix Guizot a été créé pour récompenser un ouvrage d’histoire générale. Il a été remis à Mme Élisabeth Crouzet-Pavan, pour Enfers et Paradis. L’Italie de Dante et de Giotto. M. Victor Debuchy, pour La Vie à Paris sous la Commune, et M. Jean Mathiex, pour Civilisations impériales, reçoivent une médaille d’argent. Et M. Jean Ayanian, pour Le Kemp, une enfance intra muros, une médaille de bronze.

     Le Prix Eugène Colas est destiné à couronner un ouvrage d’histoire. Il a été attribué à Mme Barbara Lambauer, pour Otto Abetz et les Français, ou l’envers de la collaboration.

     Le Prix Georges Goyau a été fondé pour récompenser un ouvrage d’histoire locale. Il revient, cette année, à M. Maurice Chevaly, pour Le Grand Livre de la Provence, de l’Antiquité aux troubadours.

     Le Prix Louis Castex doit distinguer « des souvenirs de voyages ou des découvertes en archéologie ou en ethnologie ». Nous l’avons attribué à Mme Joëlle Rostkowski, pour Le Renouveau indien aux États-Unis. Un siècle de reconquêtes.

     Le Prix Monseigneur Marcel couronne des ouvrages d’histoire consacrés à la Renaissance. Nous l’avons décerné à Mme Madeleine Lazard, pour Les Avenues de Fémynie. Une médaille d’argent revient à M. Eric Thierry, pour Marc Lescarbot, un homme de plume au service de la Nouvelle-France.

     Le Prix Diane Potier-Boès concerne des ouvrages d’histoire des pays de la Méditerranée. Il a été attribué à M. Claude Lorieux, pour Chrétiens d’Orient en terres d’Islam.

     Le Prix François Millepierres doit récompenser des travaux historiques sur l’époque contemporaine. Il a été attribué à Mme Gisèle Guillemot, pour (Entre parenthèses), de Colombelles (Calvados) à Mauthausen (Autriche).

     Une médaille d’argent revient à Mme Florence de Baudus, pour Le Sang du Prince, vie et mort du duc d’Enghien.

 

     Le Prix Henri de Régnier a été attribué à M. Bruno Maillé, le Prix Amic à Mme Sharon Bowman, pour l’ensemble de leurs travaux.

     Le Prix Mottart à Mme Frédérique Néau-Dufour, pour Ernest Psichari, l’ordre et l’errance.