Discours prononcé lors de la remise du Prix de la latinité à M. Pietro Citati

Le 29 juin 2000

Hector BIANCIOTTI

Remise du prix de la Latinité
à M. Pietro Citati

Discours prononcé par M. Hector Bianciotti

PARIS, le jeudi 29 juin 2000

 

     Biographe ? Conteur ? Essayiste ? Théologien même ? Pietro Citati est peut-être avant tout, comme Valery Larbaud, un lecteur supérieur et, par conséquent, un esprit critique hors de pair.

     On sait que le labeur critique se trouve au cœur même de la création littéraire, qu’il lui est consubstantiel. On pourrait même dire que certains écrivains sont supérieurs à d’autres uniquement parce que leurs facultés critiques sont supérieures.

     Le rapport que l’auteur entretient avec son œuvre est l’une des choses les plus difficiles à élucider, car l’œuvre ne permet jamais d’atteindre l’auteur, mais, seulement, un auteur fictif. Au reste, celui-ci ignore que son œuvre est d’autant plus réussie qu’elle est capable de paraître tout autre qu’il ne l’avait imaginée.

     Pietro Citati sait — le moindre de ses textes suffit à en témoigner — que les vrais livres, ceux qui passent à la postérité, vont au-delà de l’intention de l’auteur. Et c’est ce qui l’intéresse, ainsi que les échos et les affinités qu’entretiennent les œuvres éloignées par des années, des siècles, au sein d’une culture ; et davantage quand des grandes cultures qui se sont développées en s’ignorant, découvrent les liens qui les unissent.

     Une curiosité intrépide et insatiable, une aptitude à s’inquiéter de ce qui ne le regarde pas, n’a jamais cessé de la conduire d’une littérature à une autre, d’agencer leurs correspondances. Et de montrer l’absurdité de l’esprit moderne lorsqu’il célèbre l’originalité comme une valeur primordiale : « Cette valeur n’est qu’un mythe, dit Citati. Pensons à Apulée. Il copiait avec la plus grande désinvolture. Et ce copieur a écrit le roman le plus original du monde : " L’Âne d’or ". »

     En fait, lorsqu’on lit Citati, on comprend que ce qui en lui dépasse de loin l’esprit purement critique, c’est le désir impossible de lire tous les livres, d’épuiser toutes les bibliothèques — et peut-être même de cueillir leur substance, déposée, endormie dans une vague mémoire collective, pour les condenser dans un ouvrage qui serait l’inconcevable « livre des livres ».

     À l’entendre, quand il était jeune, à l’École normale de Pise — qui ressemble à l’École normale de Paris — il avait une telle passion, une telle envie de tout apprendre, qu’il entamait son travail, tous les matins, à quatre heures.

     Puis, après l’université, le grand critique et philosophe Gianfranco Contini lui proposa de devenir son assistant. Une véritable « carrière » : apprentissage de langues, analyse de styles...

     Il ne lui dit ni « oui » ni « non ». Il commençait à douter de la science. Il avait vingt-quatre ans.

     Il partit pour Rome : à Rome il eut assez vite la possibilité d’écrire pour les journaux. Aussi, renonça-t-il à ses études : il était un dilettante — si l’on convient avec Alberto Savinio, que le dilettantisme est une condition merveilleuse de l’esprit européen, car il n’est que l’esprit européen qui soit suffisamment mûr pour tenir le dilettantisme pour la parfaite solution du problème de la vie.

     Il était donc un dilettante, Pietro Citati. Il l’avait compris en lisant Montaigne, qui, lui, était curieux de tout.

     « Être curieux et, en même temps, avoir la sensation physique des choses, arriver à les toucher par le langage, dit Citati. C’est ce que l’écrivain réussit, pas le savant, pas le chercheur ou le critique : ceux-ci ignorent "la saveur des choses" comme disait Montaigne. Le journalisme me l’a appris. Dans le journalisme, on écrit pour un lecteur immédiat, auquel on pense, que l’on doit séduire. On s’adresse à une personne à qui, tacitement, l’on dit : "Tu ne dois pas abandonner ce que tu lis jusqu’à ce que j’aie fini. " Et il y a la nécessité d’être clair. J’ai tout appris du journalisme, cela fait quarante-cinq ans que je fais ce métier. »

     Il écrivait donc pour les journaux et, à l’entendre, cela lui plaisait beaucoup ; mais, au bout de cinq ou six ans, il éprouva le besoin de s’atteler aussi à un travail de longue haleine. Comme il aimait beaucoup Goethe, il se décida à écrire sur lui et, pour cela, à étudier, car il ne mit pas longtemps à s’apercevoir que Faust est, à lui seul, une histoire universelle de la littérature.

     Il travailla dix ans à cet ouvrage ; il dut lire et relire bien des œuvres qu’il ne connaissait pas ; et il comprit ce qui, pour lui, est l’essentiel : le rythme de la narration.

     « Je ne suis pas un narrateur, dit-il. Je ne suis pas capable d’inventer un monde, des personnages. Mais, pour moi, le rythme de la narration existe. »

     Après Goethe, Citati va s’intéresser à l’Islam, à la littérature persane, à la littérature persane islamique, aux Achéménides, dont le dernier roi périt sans héritier, après la défaite que lui infligea Alexandre le Grand — auquel Citati consacrera un livre.

     Il visita l’Iran, et le fruit immédiat de ce voyage fut un livre qui commence par une histoire des Achéménides, et finit par des contes en style persan : Le Printemps de Chosroès — le premier de ses livres traduit en français.

     Ensuite, il se décida à faire face à un autre colosse : Tolstoï.

     Un livre dont, au cours de la rédaction, il éprouva une espèce de refus de Tolstoï : il était trop grand. Il avait eu trop d’enfants, écrit trop de livres, il avait faim de l’univers tout entier... Alors, il ressentit le besoin de se confronter à une créature plus petite, mais parfaite. Et ce fut la Brève Vie de Katherine Mansfield.

     Puis il replongea dans Tolstoï. Il en sortit un livre sans rapport avec celui sur Goethe, qui est, en fait, une vaste analyse de textes, tandis que — comme plus tard dans les livres consacrés à Kafka et à Proust — dans l’ouvrage sur Tolstoï il a tenté l’amalgame de la vie de l’écrivain et de l’interprétation de son œuvre : « Je n’aime pas, dit Citati, que l’on définisse comme biographies ces ouvrages qui, en partant des circonstances — de l’"extérieur", si l’on peut dire, de l’écrivain — tâchent de descendre jusque dans son tréfonds, là où germe l’œuvre d’art. »

     Or, pendant toutes ces années studieuses où il travaillait à ses ouvrages, Citati continuait à écrire dans les journaux ; en fait, dans « son » journal, La Republica ; et peu à peu le journal lui a donné la possibilité d’écrire de très longs textes — souvent quatre grandes pages, consacrées, par exemple, à Simone Weil, à Virginia Woolf ou à des chapitres de ses ouvrages plus intimes. Tel, La Colombe poignardée, le livre sur Proust, dans lequel il a condensé l’innombrable glose suscitée par la Recherche ; condensée, mais condensée tout entière en un seul livre, offrant, pour ainsi dire, le point de vue de tous les points de vue. Et où Citati analyse avec subtilité, lucidité, et non sans quelle ironie, l’ambition de Proust, son dieu, d’accorder un semblant d’éternité à ses personnages, par le biais de la mythologie, identifiant à tel ou tel dieu ces individus d’une niaiserie déraisonnable — car Proust n’avait vraiment pas connu les « vrais » aristocrates, s’il les avait souvent croisés. Proust fut contraint à les inventer, leur attribuant l’origine de toutes ses connaissances, de son immense savoir à la fois scientifique et poétique, son génie, transformant les acteurs de son théâtre en personnages aussi forts que tout autre personnage romanesque, mais d’une autre substance : mélange de pensée, de rêves, de magies, d’illuminations, puisé aux profondeurs de l’esprit de l’écrivain. Aussi lui fallait-il travailler comme un peintre, observe Citati : « Il écrivait par approximation, dit-il, et par couches successives, ajoutant nuance après nuance, couleur après couleur [], pour atteindre la perfection onctueuse, et vibrante d’échos, de son style "fondu". »

     Or, de tous les livres que Pietro Citati a confiés à l’impression, aucun n’est aussi personnel que le dernier de ses ouvrages publiés en français : La Lumière de la nuit.

     On dirait que ce livre est l’anthologie intime de ses rêves et des mystères qu’il tient à cœur d’éclairer : les ors flamboyants des Scythes, et l’étrange lumière du dieu Apollon ; les visions initiatiques de L’Âne d’or, d’Apulée ; l’éblouissante obscurité des Épîtres de saint Paul ; et le Dieu de saint Augustin, dans les Confessions. Les jeux du Tao, et la Bible vue de l’Islam... Et Dante, et Mozart et Montaigne... Et le prodige des fables et des récits mythiques.

     Tout un monde d’histoires qui, à un moment donné, ont dévoilé leurs affinités, se métamorphosant en récits. Et le thème, le thème le plus important de La Lumière de la nuit, est celui du rapport avec les dieux. Dans l’un des chapitres, Citati parle d’un obscur lettré du IIe siècle, qui pourrait être Plutarque ou Apulée : « Les dieux étaient blessés, dit Citati. Les écrivains, les païens, s’en apercevaient. Une nouvelle religion surgissait, et ces écrivains étaient très attentifs aux nouvelles religions. Ils cherchaient les traces de ces dieux blessés, et en même temps ils essayaient de déchiffrer les signes des dieux en train de naître. De nos jours, aussi, des dieux sont morts, d’autres sont blessés. Que fait-on pour aider les dieux à ne pas disparaître ? »

     Cette question a conduit notre écrivain à Isaac ben Salomon Louria : un kabbaliste du XVIe siècle, le plus grand de tous, à son avis, qui forgea la plus belle version qui soit de la création du monde.

     Selon Louria, la création du monde a deux périodes : la première est le retrait du divin : étant infini, si Dieu ne s’était pas « concentré », libérant un espace en dehors de Lui, l’Univers ne serait jamais né. Aussi le premier geste que nous lui connaissons est-il un geste de repli sur sa propre profondeur, d’exil en Soi-même. Dieu s’exile en lui

     Dans la deuxième période de la création, après s’être contracté Lui-même, Dieu s’étend, s’ouvre, se manifeste, inspiré par l’amour...

     La vision d’Isaac ben Salomon Louria est vaste et complexe. Et l’on ne peut s’empêcher de se demander si pour Louria le kabbaliste, et pour Pietro Citati lui-même, Dieu est-il un être, une substance, ou, encore, une façon d’être pour l’homme ?

     Pour notre savant conteur, Dieu existe, et en même temps, Il conditionne la façon d’être des hommes : « Dieu, Allah, notre Dieu catholique, dit-il, et tous les dieux que vous voulez, existent et en même temps sont une forme de nous-mêmes, de notre esprit, mais en même temps Dieu est une réalité. Il est là. Il peut être oublié, mais Il est là. Donc je crois à l’existence réelle de Dieu, réelle, même dans l’hostie. »

     Lorsqu’on a eu l’occasion d’écouter ces propos, on s’attend à ce qu’un mot, un geste, dissipe le sérieux de ses aveux. Mais Citati garde son sérieux, sa gravité, son calme, sa fermeté.

     Seuls recours pour qu’il reprenne la parole : la littérature, son destin, son avenir.

     Alors, il vous dira que les discussions sur la fin de la littérature sont parmi les choses les plus ennuyeuses, les plus bêtes que l’on puisse imaginer. « Nous vivons, dit-il, une période de repos : il faut accepter que la littérature dorme un peu. Elle obéit à des rythmes biologiques. Nous avons eu, de 1750 à 1950 environ, un épanouissement littéraire qui a été le plus grand du monde, plus grand que la période grecque, du siècle des poètes lyriques au siècle des tragiques. Ça a été une période magnifique, de la jeunesse de Goethe jusqu’à la publication de "L’Homme sans qualités" une série infinie de chefs-d’œuvre, de poètes, de romanciers »

     Mais là où Citati nous touche plus profondément encore, c’est lorsqu’il avoue que, à son avis, il ne croit guère que la civilisation industrielle, technique, puisse être contraire à la littérature : « Dostoïevski, dit-il, qui est l’un des plus grands écrivains qui aient jamais existé, est impossible à imaginer sans la civilisation industrielle et les lecteurs de la civilisation industrielle. Et de même, Dickens, peut-être le plus grand romancier de tous les temps. Je ne crois pas que la culture de masse ou la technique vont faire disparaître la littérature. Elle prend du repos, comme les dieux. La littérature est à leur image. »

     Monsieur, rien que pour cette foi dans la divinité et dans la littérature, vous méritez toute notre reconnaissance, notre gratitude.

     Et, de tout cœur, nous vous disons : merci !