Discours sur la vertu. Séance publique annuelle

Le 5 décembre 2002

Marc FUMAROLI

Discours sur la vertu

 

 

  Je prenais mon élan en vue de faire devant vous l’anatomie du mot « vertu », quand soudain je tombai en arrêt, me demandant pourquoi le Discours annuel de rentrée de l’Académie française « sur la vertu » que j’ai l’honneur de prononcer pour la première fois ne portait pas sur la chose même que ce mot est censé désigner. Pris de court, je dus m’avouer une coupable ignorance. Enquête faite, avec l’aide de notre infaillible archiviste, Mme Mireille Lamarque il se trouve que l’histoire du « Discours sur la vertu », aujourd’hui un « genre littéraire libre », est un chapitre fort significatif de l’histoire sémantique du mot « vertu ».

     Tout commence au siècle des Lumières. C’est alors qu’apparaissent premiers signes de ce que l’on appellera au siècle suivant « individualisme » : la première occurrence imprimée de ce mot date de 1820. Or tout se passe comme si le XVIIIe siècle avait cherché à se dissimuler cette pente menaçante au repli de chacun sur soi, en exaltant la vertu altruiste avec un enthousiasme sans précédent. Vers 1750, on n’eut plus à la bouche que la vertu civique et l’amour de la patrie dont les grands hommes avaient donné l’exemple. L’Académie française, dès 1756, suivit le mouvement en substituant à son traditionnel Prix d’éloquence, dont le sujet était religieux, un Prix décerné au meilleur éloge d’un « homme célèbre de la nation ». Un peu plus tard dans le siècle, on s’éprit aussi de la vertu philanthropique et de sa bienfaisance, deux récents néologismes. Là encore l’Académie française emboîta le pas à la ferveur générale. En 1782, un anonyme — on saura plus tard qu’il s’agissait du riche et généreux baron de Montyon, lauréat quelques années plus tôt d’un accessit pour son éloge du chancelier de L’Hospital — permit à la Compagnie, à la faveur d’une copieuse dotation, de décerner chaque année un « Prix de vertu » au « Français pauvre ayant accompli l’action la plus vertueuse ». Nous en décernerons plusieurs presque chaque année, la reine Marie-Antoinette et le duc de Penthièvre ayant tenu à doubler ou tripler à plusieurs reprises la dotation initiale.

     Diderot avait donné d’avance sa propre justification de ces Prix, en soutenant qu’il fallait prouver à la vertu qu’elle procurait encore plus d’avantages que le vice. La troisième vertu théologale : la charité, était ainsi plongée dans ce que Marx appellera « les eaux glacées du calcul égoïste ». Mais c’est de Rousseau et de Fénelon que la génération de 1789 tint son enthousiasme pour la vertu civique des Spartiates et la bienfaisance des sujets de Télémaque, à Salente. En peu de mois, ce torrent de sensibilité changera de couleur et les flots de sang se mêleront aux flots de larmes. Chateaubriand, qui avait partagé ces émotions, décrira, avec l’ironie noire de Tacite, l’extraordinaire spectacle dans le Paris de 1792 de la vertu larmoyante servant d’alibi à une sanglante férocité :

     « Les conventionnels se piquaient d’être les plus bénins des hommes : bons pères, bons fils, bons maris, ils menaient promener les petits enfants ; ils leurs servaient de nourrice ; ils pleuraient de tendresse à leurs simples jeux ; ils prenaient doucement dans leurs bras ces petits agneaux, afin de leur montrer le dada des charrettes qui conduisaient les victimes au supplice. Ils chantaient la nature, la paix, la pitié, la bienfaisance, la candeur, les vertus domestiques ; ces béats de philanthropie faisaient couper le cou à leurs victimes avec une extrême sensibilité, pour le plus grand bonheur de l’espèce humaine. »

     En 1794, les Académies royales furent supprimées par la Convention et leurs biens saisis par l’État jacobin. Créé deux ans plus tard par le Directoire, l’Institut n’avait ni les moyens ni le désir de rétablir les « Prix de Vertu ». Il fallut attendre la Restauration, et la renaissance de l’Académie française en 1816, pour que le baron de Montyon, encore lui, toujours vivant, toujours riche, toujours philanthrope, et toujours modestement caché sous l’anonymat, rétablît en 1819 la dotation du Prix, imité par des donateurs de plus en plus nombreux. En 1820, peu de jours avant la mort de M. de Montyon qui eut donc la joie de voir son œuvre dignement consacrée, l’Académie décida d’accompagner la remise de ces nombreux Prix d’un « Discours sur les Prix de vertu », destiné à célébrer les lauréats au cours des séances solennelles de rentrée, parallèlement au « Discours sur les Prix littéraires ». En 1968, l’An I de l’individualisme triomphant sans alibi et sans partage, le « Discours sur les Prix de vertu », qui battait de l’aile, depuis longtemps, fut remplacé par le « Discours sur la vertu » d’interprétation libre.

     Entre 1782 et 1792, les Prix de vertu étaient allés à des hommes et plus souvent à des femmes de pauvre condition dont les actes de générosité et de dévouement méritaient, selon la sensibilité de l’époque, de devenir célèbres et provisoirement riches. À partir de la Restauration, et la tendance s’est maintenue jusqu’à nos jours, si les personnes méritantes, des femmes dans leur immense majorité, ont obtenu l’un de ces Prix et les éloges des orateurs académiques, ce sont plus en plus souvent les familles nombreuses en difficulté et les associations de bienfaisance et d’éducation, laïques ou religieuses, agissant en France même ou outre mer, qui attirent à elles les récompenses et les félicitations de l’Académie. Cette tradition n’a jamais été interrompue, même si depuis 1968 elle s’est faite discrète et n’est plus l’objet direct de notre éloquence de rentrée. L’Académie n’en est que plus attentive à secourir avec discernement la détresse de personnes dévouées ou les mérites d’associations charitables. M. de Montyon peut être content de nous.

     Comme nous venons de le voir sur cet échantillon, les mots d’ancienne roche, comme le mot « vertu », n’ont pas une identité immobile : ils ont à la fois une histoire, qui révèle des visages très différents, et une mémoire, qui a ses intermittences et ses regains. Chemin faisant me voici revenu à mon dessein initial, et à la finalité principale de l’Académie française aux yeux de son fondateur le cardinal de Richelieu. J’anticipe ainsi sur la marche de notre Dictionnaire, aujourd’hui fort rapide, grâce au zèle vertueux de Mme le Secrétaire perpétuel. La Commission du Dictionnaire et l’équipe de lexicographes qui prépare ses délibérations approchent à grand pas de la lettre « V », et il était bien naturel, puisque j’appartiens à cette Commission, que je rattrape mes absences trop fréquentes en mettant le rite de notre rentrée solennelle au service d’une des entrées les plus difficiles que nous aurons bientôt à concevoir.

     La vertu sentimentale, mais secrètement utilitaire, qui apparaît au XVIIIe siècle, a compromis ou faussé le sens classique du beau mot féminin de vertu, dont l’étymologie latine renvoie à la vigueur mâle. Loin de faire dépendre la vertu des émotions ou de l’enthousiasme, philosophes et théologiens y avaient vu une habitude courageuse de l’âme, que l’on trouve ou dont on constate l’absence, je m’empresse de le dire, aussi bien chez les hommes que chez les femmes, et qui porte, en toutes circonstances, à faire librement le choix du bien et à éviter le vice des extrêmes. C’est dans cette acception forte et équilibrée qu’on trouve le mot vertu chez Montaigne et chez François de Sales. Mais ce n’était déjà plus la seule.

     À l’époque de ces deux grands auteurs, avant la création de l’Académie française, la langue française était loin d’avoir l’autorité européenne qu’elle a acquise au cours du XVIIe siècle et du siècle suivant. Le toscan, qui eut son Dictionnaire dès 1607, était la langue la plus illustre en Europe après le latin, d’abord du fait de ses auteurs modernes dont l’influence était immense, Pétrarque, l’Arioste, le Tasse, et Machiavel. Mais elle devait aussi son universalité à un autre fait, que l’on oublie trop souvent : ce sont les Florentins qui ont inventé le langage moderne de l’histoire et de la critique d’art, au fur et à mesure que l’Italie devenait la mère-patrie des architectes, des peintres et des sculpteurs. Au XVIIe siècle, il n’est pas un Français lettré et pas un Français collectionneur qui ne sache l’italien littéraire. Or le langage italien des arts a adopté le mot virtù, étendant son sens classique de discernement et volonté du bien au domaine du beau. Les écrivains d’art toscans ont pour cela tenu compte du mot grec dunamis, « puissance », que les Latins avaient traduit par virtus. Les théologiens avaient appliqué la virtus à la puissance illimitée et miraculeuse de Dieu, du Christ, des Anges. Les naturalistes et les médecins s’en étaient servi pour désigner le principe des propriétés de chaque minéral et de chaque plante. Souvenons-nous de la « vertu dormitive » du pavot dont se moque Molière. Machiavel avait fait de la virtù l’exercice vigoureux et retors, moralement neutre. Dans ses Mémoires, le grand sculpteur et orfèvre Benvenuto Cellini, capable de tours de force aussi éblouissants que le Persée de la Loggia dei Lanzi et la grande salière anthropomorphe de Français Ier, aujourd’hui à Vienne au Kunsthistorisches Museum, s’attribue une virtù quasi magique. Cellini a tendance à croire que sa virtù le dispense de vertu. Sans aller aussi loin, les écrivains d’art italiens ont entendu par virtù la puissance de créer des formes exceptionnellement captivantes. Ils ont qualifié de virtuoso aussi bien l’artiste capable de produire des merveilles, que le lettré érudit capable de lui fournir des sujets rares, et le connaisseur capable d’apprécier l’un et l’autre. Au XVIIe siècle, Virtù et virtuoso entrent dans le vocabulaire européen des lettres et des arts comme les mots costume ou morbidesse.

     Et ils y entrent d’abord en français. Pourquoi ? Il faut y voir l’influence trop sous estimée de la reine florentine Marie de Médicis, grand amateur d’art, et de son entourage de poètes italiens et d’érudits français. C’est ce qui explique que « vertu » et « vertueux » en français, mais dans ce sens italien, n’ait pas eu la vie longue. Notre premier Dictionnaire ne les enregistrera pas. Tout l’effort de Richelieu, puis de Colbert, fut d’effacer les traces laissées à Paris par la virtù de la reine florentine et de Mazarin, autre Italien doué de virtù dans tous les sens de la Renaissance. Néanmoins, pendant deux générations au plus, dans la République française des lettres et des arts, « vertu » et « vertueux » ont été des mots de passe entre grands lettrés, connaisseurs d’art, et artistes, pour se désigner entre eux et se dissocier des médiocres et des charlatans. Ces mots de passe reviennent souvent dans la correspondance de Nicolas Peiresc, le grand polymathe protégé par Matie de Médicis et ami de Rubens, ou dans celle de Nicolas Poussin, le peintre docte installé à Rome. Cette génération disparue, ce sens de « vertu » et de « vertueux », non agréé par l’Académie, mais maintenu par son traître, le grand lexicographe Furetière, s’éteignit vite en France. Il n’en demeura que le substantif et adjectif « virtuose », dont la principale acception est très péjorative. Dire en France d’un artiste, et même d’un musicien qu’il est virtuose, c’est le perdre.

     Or le sens italien et laudatif de virtù a eu une carrière beaucoup plus brillante en anglais, et même jusqu’à nos jours sous leur forme française « vertu », comme c’est le cas dans l’expression de sabir professionnel du commerce d’art « objects of vertu », qui figure dans l’Oxford Dictionary of English à l’entrée « vertu », et qui est d’un emploi courant dans les catalogues de vente d’objets de haute curiosité. Étonnant exemple de mot français, emprunté dans son acception d’origine italienne, persistant comme un fossile en anglais et disparu en français sauf dans le franglais du marché de l’art.

     Comment expliquer ce phénomène bizarre ? L’habitude anglaise du « Grand Tour », en Italie, avec au retour longue étape obligée à Paris, donne en partie la clef du succès de ce sens du mot « vertu », adopté en français plutôt qu’en italien; Il apparaît dans les journaux de voyage anglais au temps de Mazarin. Beaucoup de ces voyageurs de l’aristocratie britannique ramenaient dans leurs bagages de nombreuses œuvres d’art. Quelques-uns se piquèrent de mériter le qualificatif de « vertueux » en réunissant chez eux une collection de grand style. Horace Walpole, au siècle suivant, désigne encore la sienne, réunie dans son château néogothique de Strawberry Hill, comme sa « vertu », dans l’orthographe française.

     Cependant même en Angleterre, dans la langue des arts, on assiste au XVIIIe siècle à une rétraction du mot « vertu ». Il ne s’applique plus à de grands artistes ou à leurs chefs d’œuvre, comme c’était encore le cas pour Cellini, pour Rubens et pour Poussin. À ceux-ci on commence à réserver, comme en français, le mot « génie ». « Vertu » se spécialise pour les artistes et collectionneurs d’un certain type d’objets, les « objects of vertu ».

     Qu’est-ce donc que ces « objets de vertu », que la vertu de M. de Montyon devait regarder comme un luxe ennemi de la philanthropie ? Ils désignent une assez vaste catégorie d’œuvres d’art, de petite ou moyenne dimension, qu’on appelle aussi selon les cas soit « objets de haute curiosité », soit bibelots, Ce genre d’ouvrages apparaît en Italie à partir de la Renaissance. Ces petits chef-d’œuvres de technique et de virtuosité ont été créés, pour un public de riches laïcs, par des artistes ou des artisans de haut vol qui, au Moyen-âge, auraient consacré toute leur ingéniosité et leur savoir faire à créer des reliquaires, des objets liturgiques, des plaques d’émail dévotionnels pour les Trésors d’église. À la Renaissance, faïences et majoliques décorés de blasons profanes et de scènes mythologiques, statuettes et médailles de bronze « à l’antique », ivoires et bois tournés, coffrets et boîtes à secrets, mosaïques fines comme des miniatures peintes, pierres dures gravées, chefs-d’œuvre d’horlogerie et autres petites merveilles vont orner le mobilier et les vitrines de demeures privées. La virtù ingénieuse d’artisans supérieurs se montre capable de produire des objets extraordinaires, rivalisant avec les productions les plus rares de la virtù de la nature. Leur exposition et leur réunion attestant chez leur commanditaire la virtù personnelle et celle leur famille. C’est l’âge héroïque de l’individu selon le grand historien allemand Jakob Burckhardt.

     Au tout début de mon enquête, j’ai interrogé un célèbre marchand parisien d’« objets de vertu ». L’expression lui était bien sûr familière, mais sa réponse fut évasive. Il y aurait peut-être eu au XVIIIe siècle un Lord Virtue, grand collectionneur de ce genre d’objets, dont la vente après décès aurait donné naissance à l’expression. Vérification faite : il n’a jamais existé à la Chambre des Lords sous les rois George ni Sir Virtue ni Sir Vertu. Mais à cette époque un « virtuose » du nom de George Vertue a laissé plusieurs volumes de notes relatives à la vie des arts visuels dans l’Angleterre du XVIIIe siècle, et l'expression « objets de vertu » lui était familière1. Comme quoi les mots sont comme les personnes. On peut les fréquenter quotidiennement sans en connaître la véritable identité. Mieux avisé, notre confrère des Beaux-Arts, Michel David-Weill, m’a suggéré que si le mot de « vertu », sous sa forme française, s’est imposé si durablement en anglais dans la langue du marché de l’art, au point d’avoir traversé en sens inverse le Channel, ce n’est pas seulement du fait du Grand Tour. Après la Révocation de l’Édit de Nantes en 1685, de nombreux orfèvres et artisans de haut vol calvinistes se réfugièrent à Londres, où ils trouvèrent une clientèle riche et avisée de « vertueux ». Ils régnèrent pendant plusieurs générations sur les arts décoratifs anglais, rejoints entre-temps par des collègues catholiques français attirés par la riche clientièle aristocratique de Londres. C’est aussi cette présence d’artisans supérieurs français en Angleterre qui explique pourquoi le vieux mot technique français « ormoulu », qui désignait au XVIIe siècle le bronze doré, est entré dans la langue anglaise, alors que ce mot d’atelier s’est effacé dès le XVIIIe siècle de l’usage français. Il est hautement vraisemblable que la « vertu » des « objets de vertu » a bénéficié elle aussi de l’autorité artistique des émigrés protestants bien avant l'usage qu'attestent au cours du XVIIIe siècle les notes de George Vertue.

     L’expression « objects of vertu » s’est circonscrite en Angleterre au XVIIIe siècle aux réussites les plus virtuoses des arts décoratifs, notamment à ces tabatières et autres boîtes d’un raffinement inouï dont raffolait le goût rocaille parisien et européen. Quand les Goncourt remirent à la mode le siècle de Louis XV et le goût rocaille, l’expression anglaise « objets de vertu » retrouva une large circulation. Elle permit notamment de classer les objets de haute curiosité qu’à l’imitation des orfèvres et joailliers du XVIIIe siècle, Peter Carl Fabergé multiplia à l’intention de la cour de Saint-Pétersbourg, où sa famille huguenote était installée depuis 1847, venant de la Suisse horlogère. La production des légendaires « objets de vertu » Fabergé, notamment les œufs de pâques spécialement conçus pour la famille impériale russe cessa encore plus définitivement en 1917 que celle des tabatières parisiennes en 1789 !

     La vertu n’a donc pas qu’un seul visage. Elle ne se résume pas à la vertu selon Rousseau, ennemie des arts, ni à la vertu selon Robespierre, ennemie de la vie, ni à la vertu selon Louis-Philippe et la reine Victoria, ennemie de la joie. Elle est amour éclairé et fécond du bien, mais aussi du beau, du rare, du merveilleux. C’est peut-être sous ce jour à proprement parler dynamique qu’il est souhaitable de ramener à elle nos jeunes contemporains, trop souvent persuadés qu’elle n’est qu’une vieille lune renfrognée.

1 : Voir l'excellent catalogue : Rococo, Art and Design in Hogarth England, The Victoria and Albert Museum, Londres, 16 mai-30 septembre 1984.