Hommage prononcé lors de l’inhumation de M. Maurice Rheims, au cimetière du Montparnasse

Le 10 mars 2003

Hélène CARRÈRE d’ENCAUSSE

 

Hommage à M. Maurice Rheims*

 

 

Maurice Rheims est mort, jeudi dernier, au moment même où l’Académie entrait en séance. Pouvait-il mieux nous rappeler alors qu’il prenait ainsi congé de nous, à quel point notre Compagnie avait été au cœur de sa vie ? Jusqu'à ces dernières semaines, il est venu, chaque jeudi, prendre place parmi nous. Nous le savions épuisé par l’âge et par la maladie. Mais, lorsque dans notre salle de séance surgissait cette élégante silhouette que le temps avait miraculeusement épargnée, que nous voyions ce regard si bleu, ce sourire mi-malicieux, mi-tendre, cet éternel jeune homme en somme, nous étions portés à espérer qu’il y aurait encore, beaucoup d’autres jeudis.

 

Notre Compagnie est une chaîne d’amis qui, à l’instar de Montaigne dans ses Essais, tient aussi le registre de ses morts. Il me revient d’y ajouter, non pas l’hommage des pairs de Maurice Rheims qui lui sera rendu en séance, mais le simple témoignage des sentiments que, à l’instant de nous séparer, m’inspire cette longue et belle vie.

 

Reçu à l’Académie il y a vingt-six ans, Maurice Rheims se définissait lui-même comme une " exception à la règle ", un " objet de curiosité destiné à apporter à la Compagnie une note éphémère et cocasse ". En vérité il n’était pas une exception à la règle, mais un homme exceptionnel. Il l’était d’abord par le courage dont il fit preuve durant la guerre et qui lui valut, un de ses compagnons d’armes le dira, les plus hautes marques de reconnaissance de la nation. Sur cela je ne reviendrai pas. Mais ce qui doit être dit à ce chapitre, c’est que ce héros garda toujours le silence sur ses hauts faits d’armes. Il était à cet égard d’une discrétion inhabituelle, car il pensait que le courage qui avait été le sien, les services qu’il avait rendus à son pays étaient tout naturels. Après le courage, comment ne pas mentionner l’esprit de tolérance qui le caractérisait et qui, porté à ce degré, est une vertu rare ? Maurice Rheims, le Lorrain, fils d’un général blessé à Verdun, élevé dans le culte de la patrie, découvrit durant les années de guerre que les Juifs avaient cessé d’être tenus pour des Français. Cette blessure, qu’il évoquait rarement et avec un tact extrême, ne l’a pas empêché par la suite de chercher à comprendre les autres, l’époque si cruelle, et à pardonner. Sa générosité éclate à la lecture de son Discours de réception. Comment ne pas admirer une telle qualité de cœur ?

 

Son entrée à l’Académie lui fut une très grande joie et lui donna aussi le sentiment de faire un pied de nez au destin. L’éternel candidat malheureux au bachot venait de recevoir la plus éclatante consécration de ses dons. Il est vrai que les échecs répétés, qu’il avait la coquetterie d’évoquer souvent, ne l’avaient pas empêché, ainsi que le soulignait Maurice Druon en le recevant sous la Coupole, de faire de brillantes études supérieures et de s’approprier les connaissances les plus diverses. La culture de ce non-bachelier était éblouissante. Ce n’était pas celle hétéroclite de l’autodidacte, mais la culture ouverte de la république des Lettres, du temps de la conversation et des salons. « Je suis un homme du passé et de je ne sais quelle époque. Avec les êtres aimés, il me semble parfois poursuivre une liaison commencée dans une existence antérieure », déclarait-il sous la Coupole. Par bien des traits en effet, par l’immensité de son savoir, par l’art de la conversation, par la civilité qu’il mettait en tout, Maurice Rheims se rattache au XVIIIe siècle.

 

Mais il fut aussi et avant tout un curieux. Nul, mieux que lui, qui connaissait parfaitement l’art de tous les siècles, dont la quête de la Beauté était le métier, ne fut une aussi parfaite incarnation du curieux qu’il sut décrire, expliquer et différencier du collectionneur et de l’amateur. Dans son Discours de réception, il expliqua tranquillement que déjà l’attachement aux objets, si longtemps puissant en lui, l’avait en partie déserté. S’il continuait à s’entourer des objets qui avaient marqué sa vie, dont il avait retracé la vie étrange avec son immense talent, ce qui le fascinait toujours davantage, c’étaient leurs liens avec ceux qui les avaient conçus et aimés, les « causes profondes qui animent le geste de l’artiste », disait-il. Derrière l’objet, Maurice Rheims cherchait l’esprit qui avait présidé à sa création et la marque du temps, c’est-à-dire l’histoire confondue du créateur et de son œuvre. C’était d’ailleurs le secret de son regard si bleu, qui s’attachait avec affection sur l’interlocuteur et qui, dans le même temps, voyait au delà, préférant l’esprit à l’apparence.

 

Mais Maurice Rheims a été aussi et pour combien d’entre nous un ami incomparable. Réunis autour de lui en ces soirées du dimanche qui ne reviendront plus, avons-nous assez apprécié ces rencontres hors du commun, rare privilège de l’amitié ?

 

Notre confrère était infiniment généreux. Il l’était, on le sait, pour un grand nombre de jeunes écrivains et artistes qu’il aidait discrètement. Mais il l’était aussi pour ses amis qu’il rassemblait chez lui, entre qui il souhaitait tisser des liens. Et il le faisait alors que lui-même était en partie écarté de la conversation par la difficulté qu’il avait d’entendre. Assis dans son grand fauteuil, toujours souriant, il présidait au bonheur qu’il offrait aux autres, même s’il ne pouvait totalement le partager. Dans ces années, où cette atteinte de l’âge rendait moins aisés les échanges, Maurice Rheims les a maintenus pour les autres. Et nous étions heureux des instants où, dans un brouhaha général qui témoignait du plaisir des convives mais nuisait à l’audition, assis un moment auprès de lui nous pouvions enfin avoir une véritable conversation, où sa culture et son esprit malicieux se donnaient libre cours. Jamais autant que lors de ces dimanches inoubliables, l’élégance de Maurice Rheims, élégance du cœur autant que de l’esprit et de l’apparence, ne s’imposait à ceux qui avaient la chance de l’avoir rencontré et d’être auprès de lui.

 

Cher Maurice, nous allons vous confier à la terre où vous allez enfin rejoindre pour l’éternité votre fils, Louis, dont la mort vous aura été un chagrin jamais apaisé. Mais vous resterez aussi parmi nous dans la mémoire de l’Académie, dans le cœur de vos amis. C’est cela la signification de l’Immortalité, notre devise. Au revoir Maurice !

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* décédé le 6 mars 2003