Discours sur la vertu. Séance publique annuelle

Le 1 décembre 1988

André FROSSARD

 

À ce jour, messieurs, et si j’ai bien compté, il a été prononcé cent soixante-six discours sur la vertu dans cette Académie, et j’oserai dire, en entamant le cent soixante-septième, que le sujet n’est pas épuisé. Il est raisonnable de penser qu’il ne le sera pas non plus lorsque j’aurai terminé.

 

Ces cent soixante-six discours font cent soixante-six manières différentes de regarder le monde, l’être humain, sa vie, sa morale et sa destinée, ce qui nous conduit tout droit à la question de Gauguin : « Qui sommes-nous ? D’où venons-nous ? Où allons-nous ? »

 

Qui sommes-nous ? L’Antiquité nous a donné trois réponses humoristiques : un animal raisonnable, un animal politique, ou un animal à deux pattes et sans plumes, proposition hasardeuse que je laisse à nos bicornes le soin de réfuter.

 

Dans les trois cas, l’homme serait avant tout un animal, idée séduisante, qui malheureusement ne résiste pas à l’examen. En effet, tout animal est parfait, et nous ne le sommes pas. Un chat est pleinement et sereinement chat, il m’est arrivé de l’écrire, alors qu’un homme n’est jamais pleinement et sereinement homme : c’est un chat qui aurait des envies d’aboyer. Qui se sentirait satisfait et pour ainsi dire rassasié de soi-même serait moins proche du chat que du concombre. L’espèce est rare. La plus commune a le sentiment d’être imparfaite, inachevée. Et voilà sans doute la brèche par où s’introduisent en nous la morale, et la vertu, son auxiliaire.

 

De son œil dessillé par la Révélation, le judaïsme avait fort bien vu cela, mais l’esprit de contradiction qui le caractérise le portait à faire, de l’homme, non pas un animal en quête d’un accomplissement supérieur aux promesses de sa nature, mais une splendide créature sortie des mains de Dieu et déchue de sa condition première par le péché. Le résultat est d’ailleurs le même. Dans l’une ou l’autre hypothèse il s’agit d’une perfection, soit à atteindre, soit à recouvrer, ambition exigeant d’identiques efforts et un comparable déploiement de vertus. Je ne cacherai pas que je préfère de beaucoup la deuxième hypothèse, je ne serai sûr d’être un animal — raisonnable — que le jour où j’aurai entendu un lapin me dire qu’il est un homme dépourvu de raison.

 

La vertu, messieurs, est d’autant plus difficile à définir que les exemples commencent à nous manquer.

 

Autrefois, les choses étaient simples.

 

Rectrice et correctrice des passions et des appétits, la vertu était ordonnée au Bien, et l’on ne concevait qu’un seul bien suprême : la vie éternelle dont on sait depuis l’Évangile qu’elle est, dit le Christ, « de vous connaître, vous, l’Éternel et vrai Dieu ».

 

Tout le cortège des vertus allait vers cette fin, les vertus théologales en tête, vertus plus qu’humaines, divines, la foi, l’espérance, la charité.

 

La foi, ce don, cette grâce, ce phénomène curieux enfin, qui permet à l’intelligence de vivre au-dessus de ses moyens, altitude peu recherchée de nos jours où la célèbre foi du charbonnier elle-même semble bien avoir pâti de l’énorme extension des commerces du pétrole.

 

L’espérance, impliquée par la foi et appelée à subir le même sort dans un monde qui, faute d’attendre Quelqu’un (avec une majuscule), n’attend plus grand-chose d’un ciel que son imagination peuple de créatures hostiles remarquablement douées pour la guerre et la dévastation. Quant à la terre, elle a échangé ses anciennes espérances contre la seule « espérance de vie », que le bon génie de la médecine allonge tous les jours, ce qui le mènera au Panthéon, s’il continue à réussir, ou en justice, s’il vient à échouer ; car il est à noter en passant que l’on ne poursuivait pas les médecins de Molière, qui ne guérissaient personne, et qu’on poursuit souvent ceux d’aujourd’hui, qui sont censés guérir tout le monde.

 

La charité enfin, la plus belle et la plus mystérieuse des théologales, est cet irrationnel pur en qui l’on voyait jadis l’origine et la fin de toutes choses. Souvenez-vous ! L’être humain, qui venait de l’amour, retournait à l’amour à travers la souffrance et la mort. Un irrationnel a peu de crédit dans un monde qui se veut rationnel et rationaliste, et nous sommes en train de rompre avec cette vertu-là comme avec les deux autres.

 

Venait ensuite le robuste carré de vertus cardinales (la justice, la force, la prudence et la tempérance, est-il besoin de rappeler leurs noms ?) ainsi qualifiées parce qu’elles sont sans nul doute l’apanage de nos cardinaux, et aussi, peut-être, par apparentement au mot latin cardo qui signifie, comme chacun sait, charnière, gond, pivot, appui tournant évoquant l’idée de porte, de passage.

 

Les vertus cardinales ouvriraient donc des portes dans l’espèce de prison où l’égoïsme s’acharne à nous maintenir en détention sous la férule d’un règlement fort parcimonieux sur la promenade et le droit de visite.

 

Elles auraient, par conséquent, un pouvoir libérateur dont le moins que l’on puisse dire est qu’il est assez couramment méconnu, et qui trouve à mes yeux son expression la plus suave dans cette parole de sainte Catherine de Gênes, fille du vice-roi de Naples, soudain prise d’aversion pour ce que l’on appelait encore en son siècle les « vanités du monde », qui sont faites d’une infinité de vanités particulières, et écrivant sur la dernière page de son journal intime :

« Aujourd’hui, je sors de moi-même pour n’y plus rentrer. »

 

Proclamation pleine d’énergie, dans le style des grands capitaines, et qui semble retentir du fracas des trompettes de l’assiégé décidant une sortie. Celle de Catherine de Gênes a été victorieuse. On ne l’a jamais revue chez elle, je veux dire dans ce « moi » devenu, à force de se prendre lui-même en considération, le sempiternel et réciproque « moi-personnellement-je » des dialogues télévisés. Ainsi l’être humain s’accomplit-il en prenant congé de sa propre personne. Ne serait-ce que pour les quelques mots que je viens de transcrire, Catherine de Gênes méritait les honneurs du calendrier.

 

Nous sommes loin, très loin des étranges conceptions morales des deux derniers siècles, en particulier de celles de Goethe, citées ici-même en pareille circonstance par notre cher confrère Marcel Brion, et qui voulait que tout homme « édifiât sa propre pyramide, devînt sa propre pyramide largement et fermement appuyée sur la terre et montant en pointe vers le ciel ». Je ne pense pas comme cet Anglais facétieux que les pyramides sont une preuve que les hommes, depuis la plus haute Antiquité, ont la fâcheuse habitude d’en faire de moins en moins, mais je souffre à me représenter un monde hérissé de monuments à faces triangulaires enfermant chacun un individu muré dans son secret et soustrait pour toujours à son prochain. Qu’est-ce qu’une pyramide ? Peut-être une astuce géométrique pour atteindre le ciel, par une perspective raccourcie, ou l’expression du désir, bien naturel chez un Pharaon, de « reposer en paix » malgré la conjuration permanente du sable et des vents. C’est surtout, lorsqu’on en fait le symbole bizarre des épanouissements humains, une façon particulièrement lisse et abrupte de dire contre Catherine de Gênes : « Aujourd’hui, je rentre en moi-même pour n’en plus sortir. »

 

Les pyramides d’Égypte étaient faites pour les morts, non pour les vivants.

 

Si nous n’avons pas décidé de nous pétrifier en pointe avec le grand poète, mais plutôt d’accompagner la fille du vice-roi dans sa fugue spirituelle, nous tiendrons que la vertu commence avec l’admirable aptitude au détachement qui fait les héros et les saints, reconnaissables à l’auréole que ces derniers portent derrière la tête et les autres inclinée sur l’œil.

 

La pyramide de Goethe a cependant le mérite considérable de simplifier la question.

 

Grâce à ce point de repère colossal, nous voyons bien qu’il est deux manières d’utiliser la puissance de la vertu.

 

Nous pouvons — première manière — lui demander de nous aider à construire notre personnalité de telle façon que nous devenions notre propre chef-d’œuvre, en quelque sorte l’hôte de notre perfection, la vertu jouant auprès de nous le rôle efficace et discret de l’employé de maison.

 

Les travaux seraient considérés comme achevés après la pose de la dernière pierre au sommet de l’édifice, qui dès lors offrirait au passant la vision d’une réussite mathématiquement parfaite, et au ciel quatre surfaces obliques sur lesquelles ses grâces pourraient ruisseler sans attaquer le monument.

 

Karl Marx disait cela autrement, mais il allait dans la même direction avec une autre image.

 

Parmi les cent volumes de ses œuvres qui encadraient mon lit de jeune garçon, dans le bureau de mon père, et dont j’ouvrais au hasard quelque tome le soir, avant de m’endormir, je me rappelle avoir lu une phrase dont le souvenir me donne encore le frisson.

 

Je n’ai jamais retrouvé sa référence, mais elle disait à peu près ceci : « La libération de l’homme sera achevée lorsque, sa volonté ne voulant plus qu’elle-même, il tournera autour de lui-même comme d’un soleil. »

 

Discours effrayant. Les héros et les saints, que ceux-ci appartiennent ou non à une Église, ont une autre manière de pratiquer la vertu.

 

Conformément à son étymologie, elle est chez eux une force, mais non pas une force de cohésion autour du piètre soleil de leur « moi », mystérieusement émané du néant, mais au contraire une force explosive qui les ouvre au monde, aux autres, à Dieu, ou aux trois en même temps. Ils échappent aux mornes offices de la contemplation interne, ils se donnent au Bien, au Beau, au Vrai, et vivent de transcendantaux.

 

Mais quel bien suprême est-elle censée nous procurer, cette vertu que l’on ne se lasse pas, et depuis longtemps, de tourner en ridicule ? Voltaire l’appelait Cunégonde, en grinçant des gencives, Sade racontait ses malheurs dans Justine avec la minutie du gamin effilochant une araignée. « Le vice est toujours puni, disait Flaubert, la vertu aussi. » Et de rire. La femme vertueuse devenait un personnage de vaudeville, l’homme vertueux ne pouvait être qu’un Tartuffe, le héros de roman n’avait plus rien d’héroïque tant il était entendu que les bons sentiments ne font pas de bonne littérature. De bonne peinture non plus ? Qui dira cela devant La Dentellière, dont tous les cheveux ont été comptés avec amour ?

 

Mais où est le bien de l’homme, quand la frontière qui le sépare du mal se déplace insensiblement tous les jours, que l’on nous fait absorber tous les jours une cuillerée supplémentaire de décomposition morale que nous avalons avec une grimace de plus en plus faible, en attendant la gourmandise ?

 

Cependant, la vertu existe toujours. Elle a une santé de fer. On a le plaisir de la voir à l’œuvre ici ou là, dans le malheur, l’épidémie, auprès des malades, dans les prisons politiques, durant ces fléaux naturels que les hommes jugent sans doute insuffisants puisqu’ils y ajoutent la guerre et la persécution, chez quelques grands hommes et beaucoup de petites gens. Chez ceux qui donnent de leur temps, de leurs forces, pour qu’un autre se sente moins seul et ne désespère pas, chez ces inconnus dont la vie tout entière ne forme qu’un seul acte de dévouement, que je salue au terme de cette séance, et qui seront les derniers à savoir, dans leur obscurité, qu’ils auront été, un instant, la lumière du monde.