Hommage prononcé à l’occasion du décès de M. Georges Dumézil

Le 16 octobre 1986

Michel DROIT

Messieurs,

L’Académie française vient de perdre l’un des plus grands savants de notre temps, l’un des plus universellement connus et reconnus par ses pairs du monde entier. Bref, et comme le disait Claude Lévi-Strauss, quand il le reçut parmi vous, « celui dont le génie avait su établir, entre des domaines en apparence très éloignés les uns et les autres, des rapprochements qui bouleversent tout ce qu’on croyait savoir d’un passé lointain ».

Mais l’Académie vient également de voir s’éloigner à jamais l’un des compagnons les plus attentifs, les plus modestes et, permettez-moi d’employer ce mot, les plus délicieux qui se puissent imaginer.

Quand Georges Dumézil entra chez vous, Messieurs, ayant enfin cédé à l’amicale pression de Jean Mistler qui le guettait depuis longtemps, c’est peu dire que les quelque cinquante années de travail qui lui avaient permis de créer une œuvre monumentale et sans égale, étaient encore bien loin de l’avoir mis en communication avec ce qu’on nomme le grand public. L’Académie allait très largement contribuer à réparer cette injustice. Soudain la radio et la télévision paraîtraient découvrir Georges Dumézil. Ce qui allait aboutir à l’extraordinaire numéro spécial d’Apostrophes que nous regardâmes cet été, que nous revîmes dimanche soir avec tant d’émotion.

De même qu’il aimait dire : « Je suis comparatiste de nature », il arrivait à Georges Dumézil de confier : « Je suis un enfant attardé. »

Il me semble qu’il voulait souligner ainsi, non seulement à quel degré les élans de son enfance avaient pu décider du sens qu’il donnerait à sa vie, mais encore à quel point, parvenu au grand âge, il continuait de faire confiance aux clartés de ses jeunes années, qui demeuraient en lui, pour provoquer les questions qu’il avait à se poser, pour mieux résister aussi à la dangereuse pression des certitudes adultes.

Georges Dumézil parlait souvent de cette intuition d’enfance — ainsi la nommait-il — qui lui avait fait pressentir ce qu’il trouverait un jour. Intuition d’enfance surgie de la découverte d’un dictionnaire étymologique où Bréal comparait des mots empruntés au sanscrit avec des mots grecs et latins, ce qui amena aussitôt le jeune et futur philologue — il avait alors quatorze ans — à saisir que ce grec et ce latin, dont toute sa vie était déjà imprégnée, représentaient, en vérité, les derniers fragments d’un ensemble beaucoup plus vaste.

Survolant alors ses études secondaires et supérieures, d’ailleurs triomphales, comme l’oiseau migrateur se dirige, pour la première fois, à tire-d’aile, vers les ciels, les terres et les eaux dont il aura toujours besoin pour être et demeurer lui-même, Georges Dumézil ne songea plus qu’à se précipiter vers ces horizons d’Orient qui, en l’entraînant de la linguistique à la mythologie, allaient décider de sa vie, nourrir son œuvre, façonner sa gloire.

Celle-ci, pourtant, fut longue à venir. Certes, on avait bien voulu pardonner à Georges Dumézil d’être capable, comme en se jouant, de mener ses travaux dans une quarantaine de langues vivantes ou mortes dont le sanscrit, l’avestique, le vieil-islandais, et d’en parler une bonne vingtaine dont plusieurs originaires du Caucase turc, disposant d’une multitude de consonnes et d’un minimum de voyelles. On ne lui avait pas davantage reproché ses premières et difficiles approches de ce qu’il pressentait sans encore pouvoir l’établir, ni tous les congés donnés par lui à certaines hypothèses qui ne lui paraissaient pas suffisamment étayées. Mais beaucoup ne l’absoudraient évidemment pas d’avoir été le premier capable d’affirmer que, pendant des millénaires, les peuples indo-européens, et eux seuls, avaient obéi au modèle idéologique des trois fonctions : la souveraineté magique incarnée par les rois et les prêtres, la force physique servie par les guerriers, la fécondité assumée par les paysans.

« Historien de la longue durée », comme le définissait encore Claude Lévi-Strauss, Georges Dumézil n’avait jamais cessé, affirmait-il, de se vouloir un écolier au vieux sens du terme. C’est-à-dire celui qui vit dans les écoles. Pour y apprendre et pour y enseigner. Oui, celui qui vit dans les écoles, mais également, dans son cas, celui qui n’avait jamais voulu constituer une école. « J’en ai trop connu », disait-il.

Nous le revoyons, Messieurs, assis à cette place, à côté de M. Henri Gouhier. Assidu à nos travaux, et plus particulièrement à ceux de la Commission du Dictionnaire qui portera longtemps le deuil de son départ.

Au cours de cette émission de télévision que nous retrouvâmes l’autre soir, Georges Dumézil, parlant de la mort, exprimait cette requête, presque de la façon dont il eût murmuré une prière : « Que la douleur me soit évitée ! Et la déchéance. »

Les dieux de Georges Dumézil, auxquels il confessait croire plus volontiers qu’en un seul Dieu, ses dieux l’ont exaucé.