Charles de Gaulle écrivain : Le Mémorialiste. Séance solennelle pour le centenaire du général de Gaulle

Le 18 octobre 1990

Alain DECAUX

Le Mémorialiste

 

« Toute ma vie, je me suis fait une certaine idée de la France. »

Cette phrase, devenue l’une des plus fameuses de la littérature française est — qui pourrait l’ignorer ? — la première des Mémoires de guerre du général de Gaulle.

En treize mots, tout est dit.

Napoléon, ayant abdiqué, déclara aux soldats de sa garde qu’il se donnerait désormais pour tâche et pour devoir d’écrire « les grandes choses qu’ils avaient faites ensemble ». C’était à la fois le mouvement d’un général conscient de sa dette à l’égard de son armée, la décision d’un homme d’État avide de se trouver des justifications, mais aussi le réflexe évident d’un écrivain.

En fut-il de même de Charles de Gaulle ?

Ce qui nous frappe, c’est que les Mémoires de guerre ont été entrepris en février 1946. Comment oublierions-nous que la lettre de démission du Général au président de l’Assemblée nationale était datée du 20 janvier de la même année ? À peine était-il rentré dans la vie privée qu’il entreprenait de composer ses Mémoires.

Comme Napoléon, de Gaulle veut écrire les grandes choses qu’il a faites avec les premiers volontaires de 1940, avec les fidèles de la France libre, les résistants de l’intérieur et la masse des Français enfin ralliés. Certes, il sort amer d’un douloureux face à face avec la politique politicienne. En 1952, il ressentira avec non moins d’amertume l’échec du RPF. Il se sait discuté, controversé. Un tel état d’esprit aurait invité d’autres au plaidoyer. Ce n’est pas le genre du Général. Se justifier ? Répondre à des polémiques ou des injures qu’il méprise ? Cela n’est digne ni de lui ni de la France. Son ambition est infiniment plus vaste. Il est au centre d’une histoire qui est l’Histoire. Il s’estime seul à même non seulement d’en narrer les événements mais de leur donner tout leur sens. Ainsi l’œuvre accomplie devra se continuer dans les Mémoires. Bien mieux, si certains épisodes ont pu paraître inachevés aux contemporains, il entend leur donner par la plume l’aboutissement qui leur a été refusé. Ici l’écrivain ne sera pas seulement le porte-parole de l’homme d’action. L’écrivain continuera l’homme d’action.

Une exigence ne pouvait dès lors que l’emporter : il fallait que l’œuvre fût à la hauteur de l’action.

Ce qui nous apparaît évident, c’est que, dès le premier instant, Charles de Gaulle savait qu’il devait édifier un monument littéraire.

Une confidence faite très tôt à Louis Terrenoire nous en apporte la preuve : « Comprenez-vous, lui écrit-il, je veux en faire une œuvre. »

Dans cette œuvre, bien sûr il sera présent. Mais la France le sera aussi. Cette France qui est la raison, l’explication de tout ce qu’il a entrepris.

C’est à Colombey que les Mémoires s’élaborent peu à peu. Chaque jour il y travaille trois à quatre heures. Il s’installe dans son cabinet de travail tapissé de livres — entre autres ceux de Voltaire, de Michelet, de Bergson, mais aussi de M. Thiers — sous le regard de photos dédicacées : Roosevelt, Tchang Kai-chek, mais aussi Thierry d’Argenlieu. Il s’installe à son bureau Empire, naturellement en acajou, et la plume se met à courir.

Ses sources ? Sa mémoire, et elle est colossale. Mais aussi les archives qu’il a emportées. Elles se sont vite révélées insuffisantes. Alors, comme beaucoup d’historiens, le Général fait appel aux services d’un documentaliste, M. Thibault, un normalien que Jacques Soustelle lui a recommandé. Sans cesse il réclame des informations, des dates, des chiffres. Le Général n’a pas le travail facile. Pour lui, l’écriture est une souffrance. Il suffit de considérer les manuscrits des Mémoires, zébrés de suppressions rageuses, raturés à la recherche d’une expression meilleure, d’un mot plus juste, d’une idée plus précise. Les feuillets s’accumulent sans que l’on sache toujours comment ils s’enchaînent. Certains rejets ne conduisent à rien. Pour déchiffrer ces hiéroglyphes, il fallait un Champollion. Ce fut Élisabeth de Boissieu. Le Général était sûr de l’acuité du jugement de sa fille. Il était rassuré quant à des indiscrétions toujours prévisibles.

Il suffit de consulter les témoignages des fidèles de La Boiserie pour sentir que, dans l’inquiétude légitime de l’auteur, c’est la part de l’écrivain qui grandit. Auprès de ses amis, de ses fidèles, il teste ce qu’il vient d’écrire. Après Malraux, ce fut Raymond Aron, puis Edmond Michelet, puis d’autres. Sa famille elle-même est mise à contribution.

Le 20 août 1953, de Gaulle s’est promené dans le jardin avec son beau-frère. Au détour d’une allée, le Général se tourne vers Jacques Vendroux :

« Cela vous intéresserait-il que je vous lise le commencement de mes Mémoires ?

— Charles, comment pourriez-vous douter de ma réponse ? »

« Trois minutes plus tard, écrit M. Vendroux, nous voici dans son bureau. Il me désigne le fauteuil Empire placé à sa droite, face à la fenêtre qui encadre vers le sud-ouest une échappée sur la pente du verger et les collines lointaines de la vallée de l’Aube. Son profil légèrement penché se détache sur la toile de fond du paysage ensoleillé... Les feuillets qu’il tient de la main gauche... sont méthodiquement retournés sur le lourd bureau d’acajou au fur et à mesure qu’il les achève. Sa lecture, attentive, chaleureuse, par moments passionnée, vous tient en haleine. Sa voix change de timbre et de registre au fil du texte ; tour à tour familière, sévère, ironique, elle devient à certains passages éloquente. Parfois le lecteur quitte son texte pour commenter un événement... expliquer les mobiles d’une décision qu’il a prise, faire une confidence... »

Selon l’auditeur, le Général achève toujours sa lecture par une question « Qu’en pensez-vous ? », ou « Ça vous va-t-il ? », ou « Est-ce publiable ? »

En février 1954, le premier volume est achevé. À son épouse, Charles de Gaulle lance : « Ça y est, j’en ai fini ! » Soigneusement dactylographiés par sa fille, voici sur son bureau six cents feuillets. Il est temps de passer à la publication.

Publier les Mémoires de guerre est devenu le rêve de tous les grands éditeurs de Paris. Pour de Gaulle, la question ne se pose pas. C’est la Librairie Plon qui a accueilli ses premiers livres. Il ne l’a jamais oublié. Les Mémoires paraîtront donc chez Plon. Désormais, les entrevues se multiplieront avec Maurice Bourdel, président de Plon, et Charles Orengo, directeur général. Leur interlocuteur, au nom de de Gaulle, n’est autre que Georges Pompidou. Chez Plon, on attache tant d’importance à l’entreprise que l’on engage pour la circonstance Albert Ollivier, gaulliste de toujours, ex-compagnon du RPF dont il dirigeait le journal.

On avait promis au Général que le livre paraîtrait au mois d’octobre. La promesse est tenue. Les premiers exemplaires parviennent à La Boisserie. Les quatre que signera d’abord de Gaulle sont destinés au pape, au comte de Paris, au président de la République et à la reine d’Angleterre.

À cette époque, déjà, avec André Castelot et Colin-Simard, nous réalisions chaque semaine à la radio La Tribune de l’Histoire. Avec l’inconscience de la jeunesse, j’étais allé voir Albert Ollivier pour lui demander si le Général nous accorderait une interview sur son livre. Naturellement il n’en était pas question. Mais notre émission avait un grand nombre d’auditeurs et l’on chercha comment associer le possible et l’impossible. On trouva. Le Général avait accepté de venir rue Garancière pour que lui soient présentés ceux qui avaient collaboré à la naissance du livre. Il prononcerait ce jour-là quelques mots. On voulait bien nous autoriser à les enregistrer.

Je me vois encore le jour venu — le grand jour — m’engouffrer dans les couloirs de la Librairie Plon. Je sens encore aujourd’hui l’odeur d’encaustique dont le linoléum était imprégné. Dans une salle, le personnel était rangé en file, quasi militairement. Albert Ollivier était fébrile. Il nous poussa dans un coin et nous intima l’ordre de n’en plus bouger.

Alors Charles de Gaulle apparut, flanqué de Maurice Bourdel et de Charles Orengo, plus long encore que je ne l’avais imaginé. Il serra les mains, toutes les mains et, parvenant jusqu’à nous, continua dans la foulée. C’est ainsi que, grâce à la publication de ses Mémoires, j’ai eu pour la première fois l’honneur de recevoir une poignée de main du général de Gaulle. Notre secrétaire perpétuel, Messieurs, qui me demanda de traiter aujourd’hui de de Gaulle mémorialiste l’ignorait. Qu’il soit loué de m’avoir, pour un instant, permis de retrouver ma jeunesse et la merveilleuse certitude que j’avais ressentie alors d’avoir rencontré un grand homme.

Sans doute aucun livre de ce temps n’a bénéficié d’une presse comme celle qui accueillit l’ouvrage. Chacun rivalisait de dithyrambes. Entre tous, je citerai François Mauriac : « Comme César, comme Napoléon, le général de Gaulle a le style de son destin, un style accordé à l’Histoire... Le général de Gaulle, en voilà un qui est sûr de son éternité ! Les événements le portent, mais plus encore le récit qu’il en fait. »

L’empressement du public répondit à celui de la presse. Cent mille exemplaires furent vendus en cinq semaines. Le succès devait se poursuivre longtemps pour atteindre des sommets. Les éditions se multiplièrent, sous tous les formats. Les Mémoires coururent la France et le monde. Un jeune Américain, survivant de la guerre du Pacifique, les découvrit un jour et en fit son livre de chevet. Il s’appelait John Fitzgerald Kennedy.

Le deuxième volume parut en 1956, le troisième en 1959, alors que le Général, depuis un an, était revenu au pouvoir.

Comment ne pas se convaincre qu’il existe entre cette publication et ce retour un lien évident ? Le Mémorial de Sainte-Hélène prépara l’avènement du neveu de l’Empereur. Les Mémoires de guerre du Général, par l’admiration qu’ils déchaînèrent, restituèrent aux yeux des Français le de Gaulle des origines et les préparèrent pour une nouvelle rencontre, pour de nouvelles amours.

Étrangement, il fallut un autre divorce avec le peuple français, une autre retraite à Colombey pour que Charles de Gaulle souhaitât reprendre son œuvre de mémorialiste et mettre en chantier les Mémoires d’espoir. Il resta fidèle à la Librairie Plon. Celle-ci avait changé de main, reprise par Sven Nielsen, créateur d’un empire. Il y eut hésitation, car Sven Nielsen n’était pas français. La fidélité l’emporta et les Mémoires d’espoir, chez le même éditeur, vinrent rejoindre les Mémoires de guerre.

Cette fois, le dialogue s’engagea entre Marcel Jullian, président-directeur général de Plon, et Pierre-Louis Blanc.

Pour le Général, Marcel Jullian avait choisi le meilleur correcteur de la maison, en tout cas le plus sévère. Il s’appelait M. Petit. Je puis en témoigner, moi qui ai souffert sous le même M. Petit. Il n’était pas question de changer un mot du texte du Général, mais M. Petit ne manqua pas de réagir devant la ponctuation toute personnelle de l’auteur. Il se permit de supprimer des virgules là où elles ne lui paraissaient pas nécessaires. Le Général les rétablit toutes. À Marcel Jullian, il expliqua : « Si vous supprimez ces virgules, vous ne trouvez plus de Gaulle. »

Le premier volume des Mémoires d’espoir s’intitula : Le renouveau, 1958-1962.

Me permettez-vous d’en rappeler la première phrase : « La France vient du fond des âges. Elle vit. »

Cette fois encore le succès fut immense. Régulièrement, Marcel Jullian se rendait à La Boisserie pour rendre compte. Je tiens de lui l’anecdote que je vais vous conter. On se mettait à table sans parler du livre. Le Général, visiblement, contenait l’impatience légitime de l’auteur. Au dessert seulement, surgissait une question venue comme à l’improviste :

« ,Quel est actuellement le plus gros succès chez Plon ?

— Vos Mémoires, mon Général.

— Ah ! »

Un silence. Puis :

« Et après mes Mémoires, qu’est-ce qui se vend le mieux ?

— L’Histoire de France, de Castelot et Decaux.

— Ah ! »

Encore un silence. Et puis ce commentaire :

« Oui, mais pour ceux-là, c’est à cause de la télévision. »

J’en appelle à vous tous, Messieurs, dont la raison d’être est d’écrire. N’est-ce pas là, encore, l’authentique comportement d’un écrivain ?

Quand la mort le terrassa, il n’avait pas achevé la composition du second volume. On publia le manuscrit tel qu’il l’avait laissé.

Il évoquait l’économie remise en ordre, la balance commerciale de nouveau positive, mais il rappelait aussi les récriminations et les plaintes suscitées par des grèves que pourtant il disait « partielles et momentanées ». Et voici la dernière phrase que sa plume traça. Je la livre à votre méditation :

« Mais comment n’aurais je pas appris que ce qui est salutaire à la nation ne va pas sans blâme dans l’opinion, ni sans perte dans l’élection ? »

Oui, la dernière phrase. Après quoi il entra dans le silence de la mort et dans l’immortalité de la gloire.

J’en ai fini, Messieurs. Mais on n’en a jamais fini avec le général de Gaulle. De la dernière phrase du dernier volume des Mémoires d’espoir, je voudrais revenir aux dernières phrases des Mémoires de guerre. C’est de la France qu’il s’agit. Et c’est de lui qu’il parle. Écoutons ensemble ce texte que nous connaissons tous, ce texte que nous n’oublierons jamais.

« Vieille France, accablée d’Histoire, meurtrie de guerres et de révolutions, allant et venant sans relâche de la grandeur au déclin, mais redressée, de siècle en siècle, par le génie du renouveau !

Vieil homme, recru d’épreuves, détaché des entreprises, sentant venir le froid éternel, mais jamais las de guetter dans l’ombre la lueur de l’espérance ! »