Hommage prononcé à l’occasion de la mort de M. Jean Delay

Le 4 juin 1987

Jean DUTOURD

Hommage à M. Jean DELAY*

prononcé dans la séance du 4 Juin 1987

 

Messieurs,

Je ne sais s’il est bien académique de commencer par dire que Jean Delay était beau. C’est pourtant vrai, et c’est ce qui nous frappait chaque jeudi lorsque nous le voyions arriver dans notre Salon de Conversation. Il était d’une beauté sur laquelle les années n’avaient pas de prise. Ces derniers temps, il s’appuyait sur une canne, mais ce n’était pas un vieillard qui avançait ainsi. Plutôt un jeune homme blessé. Et nul d’entre nous ne doutait que le jeune homme se remît de sa blessure. « J’aurai bientôt quatre-vingts ans », me dit-il, il y a quelques mois, alors que nous participions l’un et l’autre à une des « Apostrophes » de M. Pivot. Je me rappelle que j’en fus abasourdi. Lui, octogénaire, allons donc ! Octogénaire, ce beau garçon mince, droit, aux cheveux châtains, accompagné de trois belles jeunes femmes dont l’une était la mère des deux autres ? Je me récriai donc, et il eut ce charmant sourire aigu, un peu mélancolique que nous connaissions si bien, comme pour dire qu’il est des choses contre lesquelles on ne peut rien.

Avec Jean Delay, qui savait tout, qui avait exploré les chemins les plus secrets de la médecine, de la philosophie, du passé, et même de la folie, on n’avait pas le sentiment de causer avec un homme de notre temps, mais avec un de ces immenses boulimiques du savoir qui firent du Quattrocento et du XVIe siècle une époque si fulgurante. Il n’avait pas non plus les manières d’aujourd’hui; par sa courtoisie, son raffinement, sa bienveillance, c’était un de ces gentilshommes tels qu’en dépeint Balthazar Castiglione ; un « honnête homme » aussi, comme ceux dont nos professeurs de lettres, autrefois, nous faisaient le portrait et l’apologie, nous expliquant que leur honnêteté « qui ne se piquait de rien », c’est-à-dire qui n’approchait jamais de la pédanterie, était le chef-d’œuvre humain du Grand Siècle.

On ne sait jamais, bien sûr, quels efforts cache une réussite. Cependant on ne peut s’empêcher de penser que Jean Delay, qui a connu les plus beaux succès, les a obtenus sans peine, parce qu’il était un de ces grands esprits à qui rien ne coûte, et qui mettent leur bonheur ou leur énergie, lorsqu’ils ont excellé dans quelque chose, à ne s’y point attarder, à aller ailleurs, à faire des découvertes que rien ne laissait prévoir, à se métamorphoser. Ils ont plusieurs destins ; ils vivent plusieurs vies. Ainsi en a-t-il été pour jean Delay, agrégé de médecine à trente et un ans, qui fut le plus jeune professeur de la Faculté, qui occupa la chaire de Charcot à Sainte-Anne, qui était connu du monde entier, qui écrivit un monument biographique à propos d’André Gide ; je dis bien « à propos » car il s’agit là de tout autre chose que d’histoire littéraire ou même de psychanalyse littéraire ; et dont le dernier avatar n’est pas le moins singulier, avec les quatre volumes de l’Avant Mémoire. Sous le prétexte de raconter l’histoire de sa famille (ce qu’il fait du reste avec élan et minutie), il renouvelle, sans bruit, sans pose doctrinale, avec modestie, les études historiques contemporaines, et l’on est tout émerveillé de le voir concilier la méthode classique, qui traite des grands événements ou des grands personnages, et la méthode dite non événementielle, qui ne s’occupe que du quotidien, de la vie des petites gens dans sa durée. En lisant ce livre si nouveau qui montre les changements entre les époques et les hommes, en même temps que la lenteur de leur évolution, le tout éclairé par les spectacles traditionnels de la politique, on a le soupçon que c’est à l’École de médecine que, curieusement, a été formé un des plus pénétrants historiens de notre époque.

Dimanche dernier, causant avec notre Secrétaire perpétuel, nous nous accordions à dire, lui et moi, que la disparition de jean Delay « nous faisait du chagrin ». Ce mot de chagrin, j’en suis sûr, s’applique à ce que ressent chacun de nous. Il était un peu plus qu’un confrère. Il me semble que nous le connaissions particulièrement.

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* décédé le 29 mai 1987.