Discours du directeur. Séance publique annuelle

Le 18 décembre 1980

Jean DUTOURD

SÉANCE PUBLIQUE ANNUELLE

le jeudi 18 décembre 1980

Discours prononcé par M. Jean Dutourd
Directeur de la séance

PARIS PALAIS DE L’INSTITUT

Messieurs,

Au cas où vous ne vous en seriez pas avisés, la harangue que je vous fais aujourd’hui est un morceau historique. C’est la dernière qui commencera par la fière apostrophe : « Messieurs ! », ainsi que, depuis trois cent cinquante ans, on entame les dissertations académiques. Ce « Messieurs ! » était une proclamation, un coup de trompette, le viril appel d’un combattant de la pensée à des frères d’armes. Je ne pouvais l’entendre sans songer aussitôt au fameux « Soldats ! » que jetait Bonaparte à ses troupes au moment du danger et de la gloire. En entrant dans votre Compagnie, je rêvais de vous crier des choses comme : « Messieurs, du haut de ces piles de livres, quatre cents ans de littérature vous contemplent ! » Ou encore : « Messieurs, la plume volera de feuillet en feuillet jusqu’à la Coupole. » Hélas ! Messieurs, que ne vous êtes-vous davantage pressés de m’élire ! Le mois prochain il nous faudra abandonner le vocabulaire des empereurs qui fut le nôtre pendant trois siècles. Il nous faudra adopter celui des boutiquiers et des politiciens qui sont les maîtres de maintenant. Nos discours commenceront par « Mesdames et Messieurs », si ce n’est par « Msieu-dames ».

Comprenez donc, Messieurs, que pour la dernière fois, nostalgiquement, parlant à vous, je me grise de ce beau mot de Messieurs, si honorable, si majestueux, si caractéristique du Grand Siècle de l’honnête homme, par lequel se saluaient les solitaires de Port-Royal, dont usaient les pères du temps qu’ils respectaient leurs fils, et les capitaines vainqueurs lorsqu’ils ne tenaient pas les capitaines vaincus pour des brigands.

Ces considérations ne sont pas si éloignées qu’il y paraît de la vertu, dont je dois, Messieurs, vous entretenir cet après-midi. Qui de vous en effet ne se souvient des professeurs d’humanités quand ce vocable, pour quelque raison, apparaissait dans leur cours ? Ils ne manquaient jamais de nous révéler que vertu venait du latin virtus, dont la racine était vir, l’homme, « par opposition à la femme », précisaient-ils. Le mâle, selon ces chantres des vieux Romains, était le symbole de la force du corps et de l’âme, de l’intrépidité, de l’impavidité. Ils donnaient d’effrayants exemples de vertu : Mucius Scaevola se laissant brûler la main plutôt que de dénoncer ses camarades, le républicain Brutus faisant exécuter ses deux fils coupables de royalisme ; Régulus retournant à Carthage pour honorer sa parole, quoique les plus horribles supplices l’y attendissent, sans parler des innombrables suicides politiques, à commencer par celui de Caton après la défaite de Pharsale.

Le génie du christianisme a heureusement pénétré la vertu du moelleux, de douceur, encore que la bonté des saints ait une figure inflexible et forcenée qui fait peur autant que la vertu romaine. Les vierges chrétiennes ont quelque chose de palpitant, de velouté, qui incline à des idées voluptueuses, que n’ont pas les vierges romaines et, du reste, il me semble qu’on les viole plus volontiers. Semblablement les mères chrétiennes préfèrent nourrir leur nichée de bonne soupe aux poireaux et aux pommes de terre plutôt que de lui remettre des glaives, avec la manière d’en user. Il est fâcheux pour cette vertu chrétienne qu’elle ait été chantée surtout par des gens qui ne la pratiquaient pas, qui ne la connaissaient que par ouï-dire et qui, forçant sur la suavité, ont tracé d’elle des tableaux écœurants propres à éloigner jusqu’aux âmes les plus rustiques. Toulet rapporte une naïveté bien caractéristique d’une jeune villageoise de 1900 que ses parents désiraient placer comme servante et qui s’y refusait en déclarant : « Je veux bien être bête, je ne veux pas être bonne ! ».

Dans mon enfance, lisant les histoires des martyrs chrétiens, j’étais accablé par leur ton de niaiserie cagote. Ces pauvres martyrs apeurés, ces files résignées et pleurardes que les belluaires poussaient à coups de fouet dans le cirque ne m’enflammaient guère pour la religion. Peu s’en fallait qu’à l’exemple de Gibbon, je ne préférasse leurs persécuteurs. Ceux-ci, du moins, étaient fiers, ils étaient braves, ce n’était pas des moutons qu’on menait au boucher ; ils mouraient les armes à la main, défendant leur vie et la patrie romaine. J’étais plus amoureux de Lucrèce que de Blandine, en quoi j’avais quelque mérite, car l’hagiographie ne lésine pas sur les attraits de la jeune esclave lyonnaise, que l’on nous décrit avec complaisance toute nue et frissonnante dans l’arène, fouettée, tourmentée par les bourreaux, enfermée dans un filet, jetée enfin à des taureaux furieux.

Je n’ai eu des martyrs une idée juste que beaucoup plus tard, quand j’assistai à la comédie de George Bernard Shaw, protestant irlandais, intitulé Androclès et le Lion. Dans cet ouvrage pertinent, les martyrs rugissent aussi fort que les fauves. Ils vont au supplice avec le fou-rire, en injuriant les Romains et en se moquant cruellement d’eux. Quelle révélation ! Quel éblouissement ! Les écailles me tombèrent des yeux. Savais-je seulement jusque-là ce que c’était que le bien ? Je ne crois pas. Je ne soupçonnais pas que le faire pût être un amusement, et qu’on y allait comme à la guerre, en claquant des dents peut-être, mais aussi avec une énorme bonne humeur. Je m’étais forgé une maxime à l’imitation de saint Paul, que je trouvais des plus spirituelles : « Je ne cesse de faire le bien qui m’ennuie, et je ne fais jamais, le mal qui m’amuserait tant. » Or voilà que c’était tout le contraire, et je le découvrais dans un théâtre, dernier endroit où j’aurais pensé rencontrer un enseignement de ce genre. L’évidence est la chose du monde la plus difficile à apercevoir. Parfois un violent paradoxe la tire de l’ombre. Shaw, à sa manière piquante, m’a dévoilé une de ces vérités qui sont dans une vie comme des tournants sur une route : à savoir que la vertu se recommande par la gaieté, ce qui est évident certes, mais après qu’on y a réfléchi. Les héros ne sont nullement fatigués, ainsi que le proclame un cliché à la mode en France depuis quelques années, ou bien alors ce n’est pas de vrais héros, ce n’est que des gens qui, une fois ou deux dans leur vie, ont secoué leur indolence. Les héros ne connaissent pas la fatigue. Ils sont toujours en train, surprenants de bonne santé, infatigables en somme.

Je comprends mal les idées moroses qui s’attachent au mot de sacrifice. Le bien, requérant constamment de l’héroïsme, engendre constamment de la joie. Il remplit celui qui le fait d’allégresse, de malice, de pétillement, d’éclats de rire. Le sacrifice étant l’oubli complet de soi, fournit à l’âme sa plus grande exaltation et par suite redonne au corps cette heureuse insensibilité de la jeunesse, que l’on passe sa vie à regretter sitôt qu’on ne l’a plus. Je veux dire que le sacrifice est un élixir miraculeux, une fontaine de jouvence, qui abolit en un éclair les inconvénients de l’âge : rhumatismes, catarrhe, insomnie, coliques, et jusqu’à des maladies mortelles, tant est puissante l’action de l’esprit sur la chair. Soljénitsyne, que les médecins donnaient pour perdu, s’est guéri d’un cancer par la seule idée qu’il fallait à tout prix qu’il vécût pour dénoncer l’iniquité et réaliser l’œuvre qu’il portait en lui. Cette œuvre, ce devoir émettaient, il faut bien en convenir, des rayons autrement efficaces que le cobalt.

Stendhal parle souvent du bonheur de Napoléon à Marengo pour peindre l’ivresse que procure une belle victoire. Le bonheur du chevalier d’Assas, le bonheur du petit Bara, plus brefs certes, et sans prolongement sur cette terre, sont encore plus aigus, sûrement. Ces bonheurs-là ne s’accompagnent d’aucun calcul égoïste, comme celui de Napoléon à Marengo, qui voyait le monde se coucher à ses pieds.

Le bien, qui s’accomplit dans les plaisanteries, les pitreries, le manque absolu de dignité, le refus du tragique, la simplicité, a mauvaise presse et singulièrement chez nous. Rien n’est plus mal vu que le rire. Rien n’est plus considéré qu’une tête lugubre. Le mal a le visage sérieux, le ton doctoral, la neurasthénie distinguée, cette gravité enfin qui est le vêtement habituel de la sottise. D’où la révérence dont on l’entoure. La gaieté des martyrs absolvait d’avance leurs bourreaux : ces gens-là, pour rire autant dans une circonstance qui s’y prêtait si peu, étaient bien vulgaires, décidément. On pouvait les tuer sans remords.

Entre le vice et la vertu, il y a la même différence qu’entre le Nord et le Midi. Les hommes, aujourd’hui, ont l’illusion ou le préjugé que le bonheur se trouve dans le Midi parce qu’il y fait chaud, et non dans le Nord, où il fait froid. Or l’histoire des mœurs et la réalité présente nous enseignent le contraire. Le Midi est généralement austère et mélancolique, en dépit de ses briques cuites par la chaleur, de ses palmiers, de ses volets clos, de sa paresse et de ses moustiques, tandis que le Nord, sous ses frimas, est plein de chansons, de kermesses, de grosses filles à cuisses blanches et à joues rouges, de lurons qui pissent des litres de bière contre les arbres. La vertu, c’est le nord du cœur, où les gens frileux n’osent pas s’aventurer, par peur d’attraper des rhumes.

Il existe un complot permanent de la tristesse contre la gaieté, c’est-à-dire un complot du mal contre le bien, de la laideur contre la beauté, j’oserai presque dire du diable contre le Bon Dieu. Je suis toujours étonné, tant cela me paraît contraire à l’ordre du monde, de constater que parfois la gaieté parvient à l’emporter sur la tristesse, la beauté sur la laideur et que Dieu, provisoirement, triomphe. Car il est incontestable, après tout, que les musées sont remplis de peintures sublimes et que, quoique l’architecture au XXe siècle s’emploie à couvrir d’horreurs le sol de la France, il y reste encore beaucoup de paysages datant des époques où Dieu, si vous me permettez d’employer ce langage politique, avait la majorité parmi les hommes.

Ce n’est pas que Dieu se soit manifesté à diverses reprises qui m’étonne, mais qu’après tant et de si persévérants passages du Malin, il en subsiste des traces. Dieu, en effet, est muet. Il ne se révèle que par des œuvres, tandis que le diable est intarissablement bavard. Il possède l’arme absolue qui est la propagande, et des millions de voix pour la répandre. L’œuvre est quasiment sans force contre la dialectique diabolique ; elle ne se défend que par sa présence, par le rayonnement qui émane d’elle et que peu de regards sont assez perçants pour distinguer.

La vertu n’a jamais été aussi difficile à pratiquer que présentement. C’est le régal des personnes qui aiment les causes perdues, qui ont l’esprit de contradiction, qui, dès qu’elles aperçoivent une minorité discréditée ou obscure, courent s’enrôler dans ses maigres rangs. Non que notre époque soit plus dépravée qu’une autre, mais elle a perdu ce qui, en de précédents siècles, empêchait les gens bienfaisants d’être persécutés. Qui ne connaît la célèbre maxime de La Rochefoucauld : « L’hypocrisie est un hommage que le vice rend à la vertu » ? Nous vivons en un temps où il n’y a plus d’hypocrisie, où tout le monde est désespérément sincère. Les esprits futiles se félicitent de cette franchise, y voyant je ne sais quel progrès dans les mœurs. Ils ne comprennent pas que la franchise conduit à l’immodestie et que, lorsqu’on n’a plus l’obligation de cacher ses vices, on se met bientôt à les glorifier, à les imposer comme des modèles, comme des choses éminemment élégantes et désirables. Heureux encore quand, sautant le dernier pas, on ne décrète point que c’est en eux qu’est la vertu vraie ! Mais que dis-je ? Ne voyons-nous pas ce degré constamment franchi ? Le vice exerce une oppression impudique et c’est la raison sans doute pourquoi le monde est plus laid et plus triste que jamais. Cette ascension ressemble aux révolutions politiques. Le vice a commencé par demander timidement droit de cité. Il l’a obtenu. Peu à peu, il a pris de la force et le voilà roi. Non, pas roi, je me trompe : plutôt tyran ou despote. Lui qui réclamait la tolérance, il est l’intolérance même maintenant qu’il est au pouvoir. Autre conquête du vice : la respectabilité. Jadis, le seul privilège de la vertu pauvre était qu’on l’honorait. La morale publique se piquait de condamner le vice opulent, et le vice ne s’en souciait guère. Voilà qu’il revendique tous les avantages : l’argent, le plaisir et, par-dessus le marché, la considération, au nom de la dignité humaine.

Le bonhomme Franklin disait benoîtement : « Un vice coûte plus cher que deux enfants. » La vertu coûte plus cher aujourd’hui qu’une famille nombreuse. Mais les familles nombreuses, au milieu de leurs difficultés, sont d’une gaieté folle. Que la France était gaie, au grand soleil du XVIIIe siècle avec ses millions de marmots mal torchés !

Il me revient à l’esprit une autre remarque de Stendhal à propos de Napoléon : « L’empereur avait emprisonné sa vie dans une comédie grave. » Ah ! Messieurs, que voilà un homme qui nous connaissait bien ! Ce Corse avisé avait compris que pour réussir chez nous, pour consolider une réussite, pour nous entraîner dans quinze années de démesure et de carnage, il ne faut surtout pas rire. À la rigueur on vous passe le ricanement ou le rictus. Mais le bon rire, la bonhomie, la bienveillance, la fantaisie, la plaisanterie honnête ou gauloise, expressions d’un cœur sans méchanceté, cela est à cacher plus soigneusement que les plus noirs desseins. On vous colle aussitôt sur le dos l’étiquette meurtrière d’amuseur ou de clown, quand ce n’est pas d’assassin.

Rivarol a vu cela parfaitement et l’a exprimé dans cette pensée, que toute personne prudente, en France, devrait savoir par cœur : « Les Néron, les Caligula commettaient bien des crimes pour se faire craindre et haïr, tandis qu’avec quelques plaisanteries, ils auraient passé pour des monstres. » On frémit en pensant à la destinée du pauvre Molière s’il n’avait pas eu la fortune de tomber à Paris en un temps où le souverain était un homme de goût. Au lieu qu’il écrasât de ses drôleries Trissotin et Tartuffe, ceux-ci l’auraient écrasé de leur mépris et de leur jargon, ce qui est beaucoup plus efficace. Il existe une photographie particulièrement attendrissante d’Albert Einstein. Elle représente ce grand homme tirant la langue comme un gamin. Imagine-t-on pareil portrait d’un savant ou d’un écrivain français ? Cela le coulerait à jamais. Je crains bien que la vertu ne se coule souvent de la sorte, en tirant la langue dans les moments les plus pathétiques, ce qui vexe les bourgeois, qui prennent le mélange des genres pour une offense.

J’ai observé que les hommes ne se lassent pas d’élever des obstacles entre eux et ce qui pourrait leur faire du bien. Le bonheur commence toujours par épouvanter, et la plupart des gens ne surmontent pas cette peur. En revanche, ils se précipitent vers ce qui les détruit. Ils ont pour cela un instinct infaillible. Nous l’observons tout au long de l’Histoire. Qui a les faveurs du peuple ? Non pas les rois débonnaires, à qui il s’empresse de couper la tête, mais les tyrans qui le mènent un train d’enfer, qui le fatiguent, qui le tuent. Ceux-là laissent derrière eux une traînée éblouissante. De même, il y a dans la vertu une douceur, un contentement, une joie, une sérénité qui sont absolument antipathiques au commun des individus. La vertu n’est pas romanesque. Du moins elle n’a pas le romanesque immédiat et amusant du vice. « Ce qui va de soi, dit Alain, c’est ce qui va mal. » Le vice va de soi. Il ne s’agit que de descendre plus ou moins vite sa pente, glissade qui ne demande pas d’effort. La vertu ne va pas de soi. Elle réclame beaucoup d’attention et de soin. Elle est aussi difficile que l’exercice d’un art. Du reste une belle action, charité, dévouement, abnégation, bravoure, exige une persévérance d’artiste. Lorsque par hasard j’en contemple une, réussie, je songe non sans émotion à la parole si profonde de Delacroix touchant la peinture : « Finir exige un cœur d’acier. » Saint Vincent de Paul prenant la place d’un galérien montre un cœur d’acier. Le curé d’Ars se colletant avec le diable a un cœur d’acier. La petite Thérèse de Lisieux a aussi un cœur d’acier. Ces doux n’éprouvent nulle douceur pour eux-mêmes, ces pacifiques sont constamment en guerre contre leur chair, ces pitoyables n’ont pas de pitié pour leur propre souffrance. Ils ne sont pas les seuls. Le monde est racheté sans trêve par une petite troupe de saints obscurs dont personne n’entend parler, sinon leurs prochains les plus immédiats. Car le propre de la vertu est justement de ne pas regarder très loin, de ne point sortir du cercle où le Ciel a jugé bon de la placer et, ayant inondé de sa lumière ce minuscule espace, de ne pas se soucier qu’elle soit ou non aperçue par les journalistes. Aime ton prochain, dit l’Écriture. Cela a un sens bien précis. Cela veut dire : aime celui que le destin a mis sur ta route, secours-le, meurs à sa place s’il le faut. Ne perds pas ton temps à pleurer sur des tragédies qui se déroulent de l’autre côté de la terre et sur lesquelles tu ne peux rien. Un des aspects les plus accablants du monde actuel est que nous voyons des gens pleins de dureté et d’orgueil s’apitoyer bruyamment sur les malheurs de l’Asie ou de l’Afrique, se poser en belles âmes, donner des leçons de charité et détourner le regard des misères qui les côtoient et qui les appellent. Aimer son lointain, si je puis hasarder ce mot, est une agréable facilité. Le lointain est propre, aseptisé, muet, inodore, abstrait pour tout dire. On ne le connaît que par les photographies des magazines et les reportages frémissants de la télévision. Mais le prochain parle, le prochain se lamente, le prochain pue, le prochain vous envahit et vous dévore.

Une fois par an l’Académie s’emploie à éclairer les ténèbres opaques de la bonté et redécouvre avec émerveillement que les cœurs d’acier sont de l’or le plus pur. Elle contemple les trésors de l’âme. Elle est comme un maître d’école qui n’aurait pour élèves que des enfants de génie et qui tâche avec embarras de récompenser le plus sublime. Pour ce travail difficile, elle a, elle aussi, sa récompense. N’est-il pas beau, en effet, que parmi les moqueries que nous suscitons depuis trois cent cinquante ans, les plus traditionnelles aient trait à ce que nous appelons nos prix de vertu ? En couronnant la vertu, un peu du ridicule qui s’attache à ce mot dangereux retombe sur nous. À cause de cela nous ne saurions éprouver assez de reconnaissance pour l’excellent M. de Montyon qui nous a légué une part de sa fortune afin que nous la répartissions en de judicieuses distributions et singulièrement « en faveur d’un Français pauvre qui aura fait dans l’année l’action la plus vertueuse ». L’adjectif vertueux figure en toutes lettres dans son testament, et nous ne l’avons pas renié. J’ose espérer que, malgré la fureur présente de désigner les choses autrement que par leur nom, et malgré la manie de l’euphémisme qui s’est emparée du monde et par laquelle il exprime la pusillanimité dans laquelle il est tombé, nous ne le renierons jamais. La vertu est la vertu ; non pas « la paix » comme l’appelle si improprement et si étrangement l’assemblée qui décerne le prix Nobel. Elle serait plutôt la guerre. Vauvenargues le dit de façon irréfutable : « Le vice fomente la guerre ; la vertu combat. S’il n’y avait aucune vertu, nous aurions pour toujours la paix. » Notre honneur, Messieurs, à nous qui sommes à l’arrière, c’est d’envoyer fidèlement quelques colis aux combattants de la première ligne. Le front est un peu dégarni, ces temps-ci, à ce qu’on dit. Mais n’en est-il pas de même à toute époque ? Ce front-là n’est tenu que par une poignée de desperados qui meurent sur place et ne signent jamais d’armistice. Dieu, en l’occurrence, n’est pas du côté des gros bataillons.

Curieuse chose que l’écriture, Messieurs ! J’avais l’intention, en commençant ce discours, de badiner avec la vertu, de dire des choses piquantes ou ironiques, ainsi qu’il est plus ou moins de mise lorsqu’on traite ce sujet. Mais il est à présumer qu’on ne badine pas plus avec la vertu qu’avec l’amour. L’amour nous entraîne dans des chemins qu’on ne soupçonnait guère et tel se croit dans une comédie de Marivaux quand il est déjà dans une tragédie de Racine. Mêmes surprises sans doute, avec la vertu, avec le bien, qui sont traîtres comme Dieu et s’emparent de vous au moment même où l’on se croyait cuirassé contre eux par le scepticisme. Je redoute d’avoir été bien sérieux en essayant de vous prouver justement que la vertu n’était pas sérieuse.