Hommage prononcé à l’occasion du décès de M. Fernand Braudel

Le 28 novembre 1985

Michel DÉON

 

Hommage à M. Fernand Braudel*

 

 

Messieurs,

Notre confrère Fernand Braudel nous a quittés cette nuit, brusquement, à l’âge de 83 ans. Pressé par le temps, je ne pourrai aujourd’hui parler que très imparfaitement d’une œuvre considérable, sur laquelle d’autres reviendront avec le respect et l’admiration qu’elle mérite. Il n’aura pas passé six mois parmi nous. Mais nous garderons le souvenir de sa présence discrète et souvent, me semble-t-il, légèrement ironique. Cet historien reconnu dans le monde entier comme un des plus grands, était la modestie même. Respecté, révéré par ses élèves et ses pairs, il était venu fort tard à notre Académie. Son désir de siéger parmi nous, sa volonté de se plier aux usages dont nous l’aurions volontiers dis­pensé, tant nous admirions son œuvre et son enseignement, nous ont tous émus. Verrons-nous souvent un savant de son envergure accepter avec tant de simplicité et de bonhomie les observations de la Commission qui entendit son discours avant la réception officielle ? Attentif, un peu étonné, mais admirablement conciliant, il a dû revivre un instant les affres de sa jeunesse devant les examinateurs.

Nous n’avons pas eu souvent l’occasion de l’entendre durant nos séances. Il n’intervenait que si, pris d’inquiétude devant la définition d’un mot, la clarté d’un exemple touchant à l’histoire, nous l’interrogions. La réponse, claire, précise, judicieuse jaillissait aussitôt. Pour nos travaux, sa disparition est une grande perte. Pour l’histoire, il restera le symbole d’une méthode qui a essaimé aussi bien en Europe que dans les deux Amériques. Cette tête si pleine était une tête admirablement faite. Il y a du devin chez l’historien et parfois nous nous demandons si, par un étrange paradoxe, la vocation de Fernand Braudel n’était pas de prédire le passé... Derrière l’accumulation prodigieuse des faits, il vivait l’histoire en témoin. Apparemment impassible, en réalité profondément sensible à la misère des hommes, à leur folle inconséquence. Souvent l’historien nous fait rêver, et il m’est arrivé, lisant notre confrère, de l’imaginer Ministre du monde méditerranéen, un poste à créer qu’il eût animé de sa science totale. Pour avoir scruté le passé de ce monde jusque dans ses plus humbles détails, il en aurait prévu – et peut-être prévenu – les convulsions actuelles. Autant dire que cet homme éperdument épris de liberté d’esprit, était l’ennemi des systèmes. Les faits parlaient pour lui avec une évidence si criante qu’il lui suffisait de les énumérer, de les rapprocher dans leur nudité candide, pour que la vérité s’imposât. Le lisant, ou le relisant, je me suis souvent imaginé son sourire amusé, son plaisir à écarter d’un mot les idées reçues.

Controversée ou suivie, explorée toujours plus avant par ses successeurs, son œuvre est assurée d’une survie étincelante. Elle était d’un esprit dont la fertilité et la vivacité restent un exemple pour tous.

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* décédé le 27 novembre 1985.