Discours de réception de Maurice Rheims

Le 17 février 1977

Maurice RHEIMS

Réception de Maurice RHEIMS

 

   M. Maurice Rheims, ayant été élu par l’Académie française à la place laissée vacante par la mort de M. Robert Aron, y est venu prendre séance le jeudi 17 février 1977 et a prononcé le discours suivant :

    

Messieurs,

     On me croit volontiers attaché aux objets : je le fus longtemps. Pourtant, de l’accoutumance, de l’accumulation – les objets défilèrent souvent par brigades sous mes yeux –, naquit une certaine lassitude. La chose finie, magnifiée, patinée, rare, devenue pour notre société un symbole de richesse, ne suscite plus beaucoup d’émotion en moi. Désormais, les causes profondes qui animent le geste de l’artiste retiennent davantage mon attention que son savoir-faire. Que sa main ait été frêle comme celle de Mlle Rosalba Carriera ou déformée comme celle de Renoir importe peu : la main n’est qu’un intermédiaire, le relais de la mémoire et la servante de l’imaginaire. Pourquoi Oudry a-t-il entrepris sa symphonie des blancs sur blanc de son canard blanc, pourquoi la pourpre des tuniques de David et pourquoi le bleu azur des Riches Heures du Duc de Berry ? Pourquoi Antoine Caron peignit-il tant de massacres, Greuze tant de bonnes mères et pourquoi les suppliciés de Breughel s’enchantent-ils des trouvailles perverses de leurs bourreaux ? Rechercher les mobiles du créateur, n’est-ce pas, pour le collectionneur de notre temps, « Homme pressé » plutôt que « Cousin Pons », une manière contemporaine de satisfaire sa passion ? Le curieux, avide d’agrandir le cercle enchanté de ses investigations, n’a plus guère en commun avec ces princes du goût décrits par M. de Caylus voilà plus de deux siècles à l’Académie Royale de Peinture, qui ne voyait sur les tableaux exécutés par Jérôme Bosch que prétextes mystiques à de plaisantes diableries. L’homme d’aujourd’hui, à la recherche des révélations du monde de l’inconscient ou des états de la société aux temps passés, voit le plus souvent dans les œuvres d’art quelque illustration de la pensée de Freud, de Jung ou de Marx. Quant au rêveur blotti à l’ombre de ses bronzes, de ses ivoires, tapi derrière ses piles de maroquin, le visage éclairé par l’or de ses évangéliaires, incapable d’affronter le présent, il scrute ses choses aimées : la voyante interroge sa boule de cristal, l’anticomane écoute sourdre des objets la rumeur du passé. André Breton, amateur passionné à l’oreille fine et aux « yeux de planète », demeura toujours aux aguets des signes : il affirmait que, sans que nous soyons généralement capables d’en décoder le sens profond, ces clochettes accrochées au cou du Destin invitaient, par leurs tintements répétés, ceux qui avaient le privilège de les entendre à doubler la garde qui veille à leur porte.

     Autant vous l’avouer, je suis superstitieux et me plais d’autant plus à croire aux présages que mon jeu de tarots vit le jour à Prague sous le règne de l’Empereur Rodolphe, prince des mystères, voilà quatre cents ans. L’avant-veille de mon élection à votre Académie, Messieurs, à peine avais-je étalé mes cartes que je retournai les trois Épées. Trois épées ! À ce sujet le calendrier du diable de Braunau édité en 1587 est formel : signe indiscutable d’une présence animique antérieure. Une heure plus tard, j’apprenais que j’avais avec Robert Aron un aïeul commun ; il ne m’en fallait pas plus pour m’apporter l’espoir d’accéder au fauteuil d’un cousin rencontré trois fois dans ma vie. Puis de mon jeu sortirent, en se suivant, Ogier le Danois et le Soleil, symboles du dévouement et de l’affection chevaleresque ; vous les avez reconnus, ce sont les flammes de Maurice Druon. Or c’est lui, par le seul effet de vos coutumes, qui va m’honorer tout à l’heure en me répondant ; c’est lui, l’un de mes plus chers, l’un de mes plus anciens amis, mon cadet par l’âge et mon aîné dans les Lettres, qui m’accueille parmi vous. En avril 1944, au camp d’entraînement de Staouëli où il venait solliciter son engagement, c’est moi qui le reçus. Mais le lendemain, le Chef du Gouvernement l’appelait à d’autres fonctions. Nous poursuivions alors le même idéal : participer dans la mesure de nos moyens à la délivrance du sol de notre pays afin d’y restaurer les libertés perdues. C’est pourquoi, Messieurs, votre Directeur et moi-même éprouvons la légitime fierté d’avoir servi, avec tant d’autres, sous le signe de la croix de Lorraine. Du temps a passé, et cette visite d’il y a trente ans et plus, je la lui ai rendue l’an dernier, le priant de me dire s’il me jugeait digne de faire résonner ma voix dans cette admirable enceinte où s’imprime dans la cire des temps la parole de ceux qui ont porté témoignage, pendant trois siècles et de si diverses façons, du génie créateur de notre pays. Un autre signe, celui de l’affection, décida que Jean d’Ormesson, Directeur le jour de mon élection, me présenterait au Chef de l’État comme le veut votre règlement. J’aime Jean d’Ormesson parce que tout l’inquiète et qu’il n’y a que ce qui l’inquiète qu’il aime ; un cœur aux sept ouvertures, comme le disaient les Chinois des êtres exceptionnels. Mais dans les tarots ne figurent pas que les fous d’amitié, Azraël aux rencontres surprenantes et les princesses à la tour attachées. On y retourne aussi malheureusement Pierre Le Cruel, héraut de la mort : l’un des vôtres qui m’était particulièrement cher allait disparaître moins de deux mois après mon élection, et ma joie aujourd’hui s’en trouve atténuée. Voilà plus d’un quart de siècle, Paul Morand m’entr’ouvrait sa porte. Que de temps il a fallu pour qu’il m’autorise à franchir le seuil, me laissant entrevoir puis découvrir au fil des années celui dont on se plaisait à souligner l’immense talent mais à relever la désinvolture et la froideur ; ce n’était là qu’un masque derrière lequel, avec pudeur, se dissimulait une nature pétrie de noblesse, tout entière fraternelle et humaine. Cet homme auquel le destin avait donné un visage asiate en guise de passeport diplomatique, des jambes de centaure afin de mieux courir le monde et qui acceptait aussi mal toute intrusion dans sa vie que la jument Milady supportait son mors, nous a quittés. Un matin que j’étais allé le chercher chez lui et que la bise soufflait des collines de Chaillot, je le trouvai à demi-cloué par l’arthritisme ; alors, pour la première fois, il enroula son bras autour de mon épaule, comme si, par ce geste, il consentait enfin à s’en remettre un peu à moi. C’est de cette façon, je l’espérais, que celui qui avait accepté de devenir mon parrain aurait descendu ces trois marches, mais la mort, en emportant Paul Morand, est venue quelque peu altérer l’image que je m’étais faite de cette cérémonie. Pouvais-je vraiment me présenter à vous sans évoquer cet homme auquel je demeurerai toujours tant attaché ?

     20 Mai 1976, 16 h 46 : as de carreau, succès dans mon entreprise. Depuis le jour où vous me fîtes l’immense honneur de m’inviter à vous rejoindre, je ressens un plaisir d’une essence si rare et si persistante qu’il échappe à l’analyse. Pour retrouver une sensation comparable, je dois retourner très loin en arrière, jusqu’au souvenir d’une croix épinglée sur un tablier noir, à cette émotion prodigieuse éprouvée dans l’enfance mais si bien égarée dans les volutes de la mémoire qu’il faut un événement surprenant pour la voir surgir à nouveau. De vous, Messieurs, je viens de recevoir la croix d’honneur suprême ; Messieurs, vous m’avez élu, merci.

     La mort, en enlevant Robert Aron à la veille de prononcer ici son remerciement – le cas est presque unique dans les annales de l’Académie – a fait que certains l’ont seulement entrevu. Même ceux-là se souviendront de ses traits, tant la nature et les variations souvent dramatiques de sa vie les avaient façonnés, burinés ; masque bien propre, par son caractère, à susciter les associations d’idées, à suggérer des images historiques ou légendaires. Ainsi, à cause de sa figure émaciée, longue, grise et de son corps qu’on devinait nerveux, flottant quelque peu sous le vêtement – j’allais dire la toge –, Robert Aron me parut longtemps l’ombre d’un de ces éphémères proconsuls romains bannis par ceux-là même qui les avaient appelés. Les visages d’autrui sont souvent le reflet de certains de nos fantasmes. Ainsi, pour Jean Guitton, la physionomie de votre regretté confrère « semblait marquée par un buisson ardent longuement contemplé, ou par la vue qu’avait Abraham du firmament étoilé de milliers d’astres », et son visage portait des stigmates qui sont les sillons du travail et de la peine. Obsédé par cette image mystique, je le fus plus encore en lisant le livre que Robert Aron consacra au Général de Gaulle ; il est vrai qu’il l’écrivit à Saint-Lambert, non loin de Port-Royal, et qu’à de certains moments Robert Aron s’adressant au Général emprunte un ton janséniste.

     Si, ne respectant pas la chronologie, j’ai préféré parler en premier lieu de cet essai sur De Gaulle que Robert Aron écrivit en 1964, plutôt que d’aborder auparavant le récit de sa vie ou l’étude d’œuvres parues antérieurement, c’est que la relation faite par l’auteur de ses rencontres avec le Général, les réflexions que l’homme d’État lui inspira, éclairent certains aspects de la vie de votre ancien confrère et les motifs qui le poussèrent à être, tout au long de son existence, un historien, un juste, un témoin, un homme de Dieu. Robert Aron admire particulièrement chez De Gaulle la faculté qu’il avait de vivre le temps présent, c’est-à-dire sa propre aventure, comme une page de l’histoire universelle, celle d’un héros qui, par un cas sans précédent, écrivit la légende de sa propre vie. Mais également, votre confrère mesure la lourde et terrible charge qui pèse sur l’homme d’État : sévir, quoiqu’il lui en coûte, si l’intérêt national l’exige. Nous comprenons mieux alors pourquoi l’un des fondateurs du mouvement personnaliste a choisi de rédiger son « Charles de Gaulle » non loin de là où sont enterrés Jacqueline Pascal, M. Hamon et M. de Sévigné. Il incite le Général à venir se recueillir à Port-Royal, à proximité de la fosse commune où, en janvier 1710, Louis XIV vieillissant avait osé commander à ses Dragons d’exhumer les corps de plusieurs centaines de religieuses, croyant extirper les restes de la foi janséniste en livrant les dépouilles aux chiens errants et aux fossoyeurs ivres. On y voit une simple croix de pierre que le Curé de Saint-Lambert fit édifier à la Toussaint de l’année 1944 ; à sa base sont gravés les mots : « la civilisation en deuil aux fusillés, déportés, séparés, torturés », et sur le bras du monument on peut lire : « À la personne humaine. » La défense et l’exaltation de la personne humaine associées à un sentiment intransigeant de l’équité, voilà ce qui tout au long de sa vie animera Robert Aron. Équitable, il avait un peu plus de mérite que d’autres à l’être, lui auquel le Gouvernement de Vichy osa dénier sa qualité de Français à part entière. Sur ce plan, il ne lui manquait pourtant aucun titre ; descendant d’une de ces familles juives implantées en Alsace et en Lorraine depuis des siècles, où l’on menait une vie familiale, morale, religieuse particulièrement rigoureuse, il venait de cette bourgeoisie où, comme l’a dit Emmanuel Berl issu des mêmes racines, se pratiquait depuis le début du XIXe siècle le culte de l’Université, moyen de s’assimiler à la société française.

     Robert Aron prépare une agrégation des lettres lorsque la Première Guerre mondiale éclate. Engagé volontaire, il est grièvement blessé au cours des combats sur la montagne de Reims, non loin des Bois de la Calonne où votre Secrétaire Perpétuel Honoraire, que vous aimez et que vous admirez tant, fut par trois fois mitraillé à bout portant après avoir affronté si souvent la mort depuis le début des hostilités. En 1921, Robert Aron retourne à la Sorbonne, mais déjà son goût pour les Lettres et sa curiosité l’incitent à pénétrer dans le monde de l’édition. À vingt-quatre ans, il devient le secrétaire de René Doumic, alors Directeur de la Revue des Deux Mondes. Étonnant endroit que cette vieille Revue ; Robert Aron céderait volontiers aux charmes d’un monde attaché encore à des valeurs du passé si ne lui parvenait de la rue de Beaune – qui ne s’appelait pas encore rue Sébastien-Bottin – l’écho des hymnes à la modernité soutenu par le ronronnement des moteurs des Bugatti grand sport. J’extrais du Journal de Robert Aron, dont nous espérons la publication prochaine, cet amusant dialogue avec René Doumic :

     – Verriez-vous un inconvénient à ce qu’en plus de mes fonctions, j’accepte un poste au secrétariat de la N.R.F. ?

     – Vous voulez entrer à la N.R.F. ? s’écria le Directeur de la Revue des Deux Mondes, une maison où l’on pense de travers ? Où l’on publie des vers qui ne riment plus, auxquels il manque toujours quelques pieds ? Et ce Valéry qui écrit si mal ! Et ce Gide qui corrompt notre littérature ! Des sauvages ! Après tout, cher Monsieur, si cela vous plaît...

     Ceci démontre que les meilleurs esprits, fussent-ils celui d’un Secrétaire Perpétuel, peuvent à l’occasion prononcer des jugements que l’avenir révise.

     Le jeune agrégé se retrouve donc au secrétariat de Gaston Gallimard. Dans cette grande maison, bourdonnent les confidences délicieuses et enchanteresses :

     – « La Tentation de l’Occident, je l’ai écrite à vingt-trois ans. »

     – « J’ai remis Les Cahiers d’André Walter à l’éditeur il y a déjà plus de soixante ans ; j’avais à peine dix-huit ans. »

     – « Aron, vous devriez écrire. »

     Voilà ce qu’entend le jeune homme dans les couloirs de la rue Sébastien-Bottin, de la bouche d’André Malraux et de celle d’André Gide. Le nouveau venu s’enhardit et dépose sur la table du Comité de lecture un essai sur quelque personnage historique et légendaire. Gide repousse avec dédain le manuscrit et, de sa main, Paulhan a simplement griffonné : « Regrets. »

     1925 : déjà un fumet de temps ancien. On imagine mal aujourd’hui le petit tumulte qui régna au Collège de France après que Robert Aron eût obtenu de l’Administrateur qu’il accepte d’accueillir pour une série de conférences des personnages alors aussi insolites que Jean Cocteau, Fernand Léger, Charles Dullin, Marcel L’Herbier, Erik Satie. Le ministre de l’Instruction publique s’indigne, mais en revanche le petit monde des curieux et des inquiets – des Parisiens, quoi – qui regarde l’heure de la mode tourner sur les bracelets de Marie-Blanche, de Marie-Laure, de Marie-Louise et de Misia, bat des mains sur les gradins du Collège.

     – « Monsieur est bien satisfait de vous », dit Cyprien, le valet de chambre de Cocteau à Robert Aron venu aux nouvelles. Bon signe : habituellement Cyprien ne dispense pas l’éloge ; Cyprien mélomane à qui, un jour, Cocteau offrit deux fauteuils d’orchestre pour l’Opéra : « Mais il faudra mettre votre habit, Cyprien. »

     – « Que Monsieur m’excuse, mais ça non : Monsieur ne voudrait tout de même pas que pour aller à l’Opéra j’endosse ma tenue de travail ! »

     Captivé par le mouvement surréaliste, votre confrère fonde avec Antonin Artaud et Roger Vitrac le Théâtre Alfred-Jarry et décide de donner un certain nombre de pièces parmi lesquelles « Le Libertinage » de Louis Aragon, jusqu’à ce que les trois hommes découvrent une œuvre dramatique que son auteur, qui sera vingt ans plus tard membre de l’Académie française, interdit de représenter. Artaud s’en indigne : un ouvrage doit « vivre sa vie ». Des exemplaires dactylographiés circulent sous le manteau ; Robert Aron s’en procure un, refusant jusqu’à la date de la représentation de divulguer, ne serait-ce qu’aux comédiens, le nom de l’auteur et les motifs de sa décision ; on parle d’Aragon, de Vitrac, de Piscator. Enfin, le 14 juin 1928, à 15 heures, le rideau de la Comédie des Champs-Élysées se lève devant Gide, Paulhan et Valéry : aux fauteuils la critique, au balcon les surréalistes, André Breton à leur tête. Les premières répliques échangées par Raymond Rouleau et Beauchamp soulèvent des rires. André Breton – qui avait, lui, reconnu le texte – se lève et apostrophe le publie en ces termes : « Taisez-vous, tas de c..., c’est du Claudel ! » Le rideau une fois tombé, apparaît Antonin Artaud, mais en place d’expliquer aux spectateurs les raisons qui ont conduit le « Théâtre Alfred Jarry » à passer outre au désir formel de l’auteur, Artaud, à bout de nerfs comme il l’était souvent à la fin d’un spectacle, n’ayant retenu que le mot « trahison », lance : « Mesdames et Messieurs, la pièce que nous avons jouée devant vous est extraite du « Partage de Midi » de M. Paul Claudel, qui est un infâme traître. » À quelque temps de là, André Breton, visiblement agacé par cette entreprise théâtrale, jette sur elle son interdit. Des paroles, on en vient aux mains. Les surréalistes engagent une bataille rangée ; Breton s’en tire avec une clavicule démise et Aron avec un œil poché.

     Je vous ai livré là quelques illustrations de l’apprentissage littéraire, social, théâtral de votre confrère. Il a d’abord frappé à la porte du Paris des Lettres : elle s’est ouverte ; la politique et particulièrement la recherche d’une véritable doctrine révolutionnaire opposable aux mouvements nouveaux nés en Allemagne, en Italie, en U.R.S.S., va désormais mobiliser ses forces. Nous sommes en 1928. Le traité de Versailles à peine signé et qui devait régler pour des siècles le sort de l’univers, est déjà caduc. L’effondrement de la bourse américaine un certain jour de novembre 1929 déclenche la panique dans le monde de la finance et dans celui du travail. De 1928 à 1937, en France, apparaissent, se développent, disparaissent, nombre de mouvements politiques et sociaux ; les uns veulent sauver la chrétienté, les autres grondent contre la société capitaliste et marchande. Des retrouvailles de Robert Aron et de Arnaud Dandieu, l’un de ses camarades de Khâgne, naîtra l’Ordre Nouveau ; rien de commun, précisons-le, avec le parti d’extrême-droite qui, quarante ans plus tard, adoptera le même nom. Il résultera également de cette amitié la publication de trois ouvrages parmi lesquels « La Révolution nécessaire », qui se présente comme la charte d’une troisième force, refuse le libéralisme capitaliste, l’ordre fasciste et l’idéologie marxiste. Robert Aron et Arnaud Dandieu, s’appuyant entre autres sur Proudhon, Bebel et Hegel, préconisent le respect de la personne humaine, la suppression des cadres de l’Église et de l’État, la fin des oligarchies financières, l’abolition des grandes propriétés terriennes et la fondation d’une Europe unie. Cette société de pensée qui a regroupé quelques personnalistes constitue la première génération d’un mouvement dont le fédéralisme devait être la prochaine étape.

     Dans « Victoire à Waterloo », écrit en 1938, Robert Aron se joue de l’Histoire : contrairement à ce qu’elle prétend, la bataille de Waterloo fut remportée par Napoléon. Mais au Maréchal Ney qui s’apprête à foncer sur Bruxelles, l’Empereur ordonne d’arrêter l’offensive, fait avancer sa calèche et prend la route de Paris. Depuis la bataille d’Eylau, le spectacle de ces milliers de morts et de ces blessés qui clopinent le long de la route lui est insupportable. Il n’en peut plus du pouvoir. Le 22 juin 1815, à 9 heures du matin, l’Empereur monte à la tribune, et aux Membres du Corps législatif, il aurait dit : « Messieurs, nous avons gagné à Waterloo la dernière bataille de notre règne. Mais qu’importe ! Je démissionne ; l’empire d’un seul est dangereux et factice. Quant à vous, quittez ces gradins, retournez à vos Communes et travaillez. Il y aura toujours, dans ces palais désaffectés, quelques bureaucrates pour coordonner vos efforts et éclairer vos recherches. »

     Robert Aron, à la faveur de cette fable, entend démontrer, comme l’a écrit à ce propos Jean Guitton, que « dans la grande histoire, il existe des moments d’incertitude où tout peut être perdu ou sauvé, car l’avenir a deux visages » ; ces deux visages, la France meurtrie allait, trois ans plus tard, les révéler aux yeux du monde.

     Jusqu’à son départ pour Alger en 1943, Robert Aron vécut l’occupation comme proscrit, condition rendue moins douloureuse par l’amitié agissante de Jean Jardin, alors directeur de Cabinet du Chef du Gouvernement qui, au mépris du risque, lui ouvrit pendant des mois sa maison. Illustration de deux mondes extrêmes opposés l’un à l’autre mais qui, ballottés par la même tempête, se laissèrent parfois emporter par la générosité d’âme, générosité qui entraîna Robert Aron, lorsqu’il écrivit sur Vichy, à s’efforcer de tout comprendre sans jamais céder à la rancune.

     J’en arrive maintenant aux études que votre confrère consacra à l’histoire contemporaine et plus particulièrement aux années de l’occupation. Avec cette importante fraction de son œuvre, Robert Aron non seulement s’assura à juste titre la réputation d’être l’un des historiens les plus remarquables de notre temps, mais réussit à porter témoignage sur une époque encore si proche et si controversée. Il le fit avec une grande hauteur de vues et avec courage – et du courage il en fallait pour exposer aux uns comme aux autres la simple vérité des faits.

     Je suis conscient qu’en abordant « l’Histoire de Vichy », je risque de toucher à des cicatrices encore fraîches, tant sur ces sujets notre sensibilité demeure vive et où chaque mot prononcé pèse plus lourd que le plomb du typographe. La défaite, Messieurs. Lequel d’entre vous ne fut pas alors blessé dans ses convictions, dans ses affections, dans son orgueil, dans sa conception de la liberté, dans son amour du pays ? Lequel, humble ou puissant, ne fut pas meurtri dans sa chair ou dans son âme par la guerre, par l’occupation ou par leurs séquelles ? Lequel ne fut pas saisi de vertige devant le choix terrible à faire selon sa conscience, son tempérament, ses origines, ses fonctions ? Ici-même, en ce jour de joie par vous accordé, si je voulais tirer un voile sur ma mémoire, l’œuvre de mon prédécesseur m’obligerait à le déchirer, lui qui déclarait à la radio, quelque temps après la parution de son ouvrage : « Ce n’est qu’en parlant de cette époque maudite, en en parlant et en en reparlant, qu’on exorcisera le passé. »

     Robert Aron, fort de ce qu’il avait prévu dès 1935, ensuite par ce que soulignait avec tant de force Jacques Chastenet dans sa remarquable « Histoire de la IIIe République » en démontrant que la défaite de 1940 et l’avènement de la « Révolution nationale » sont les fruits amers de multiples fautes antérieures, estime de son devoir de mettre en garde les générations à venir. En soulignant l’impéritie, la lâcheté, la sauvagerie, tout en retenant mille traits d’abnégation et de courage, le moraliste emploie ce procédé utilisé déjà au temps jadis par les fabulistes qui, à partir d’un canevas légendaire, brodaient une moralité exemplaire. Car sait-on jamais, tant ce pays est beau, tant il est riche, tant il regorge de séductions, tant son peuple est inconséquent, si un jour un conquérant ne s’en reviendra pas une fois encore souiller le sol de France ?

     En 1965, lorsque paraît son ouvrage, les passions demeurent entières. Robert Aron mesure le péril. Accuser les uns d’avoir collaboré avec l’occupant, reprocher aux autres d’avoir, en usant du terrorisme, entraîné des représailles, c’est à coup sûr grossir le flot des antagonismes. Il restait un espoir et, fondant son entreprise sur le penchant des Français pour l’histoire et pour la chose juridique – robins dans l’âme, ils n’ont foi qu’en ce qui est écrit – votre confrère invite les plaideurs à déposer au greffe toutes les pièces à conviction. Il dit aux lecteurs : patientez ; il a fallu des siècles pour trancher à propos de la Guerre de Cent Ans et de l’occupation de la France par les Anglais ; l’Histoire se consomme froide ; nourrissez-vous de ces hors-d’œuvre, les archives – tout en demeurant réservés à leur endroit.

     Témoin le fait que relate Robert Aron dans la première page de son livre. Le 25 juin 1940, le Maréchal, dernier Président du Conseil de la IIIe République, assiste, dans la cathédrale de Bordeaux, à une cérémonie en souvenir des morts de la guerre. De cette manifestation en apparence banale l’historien rapporte la version de deux adversaires politiques : Édouard Herriot écrira dans ses Mémoires : « J’ai conservé dans le souvenir l’image d’un officier aviateur qui, devant le piquet d’honneur, au passage du Maréchal, crispe le poing et jette sur le cortège un regard farouche », mais Paul Baudoin, Ministre du Maréchal, affirmera qu’au moment où des représentants éminents de la IIIe République et parmi eux Édouard Herriot, passent devant quelques officiers, des murmures de réprobation s’élèvent et vont jusqu’à l’invective. Ainsi, de la meilleure foi du monde, chacun voit se refléter dans ce fameux « miroir de l’histoire » une scène telle qu’au fond de lui-même il souhaitait qu’elle se déroulât. À ces versions partisanes, Robert Aron en oppose une autre, acceptable par tous, plus humaine et aussi plus glorieuse : « La sagesse consisterait, pour mettre fin à ces querelles, de suggérer que si des soldats avaient eu, en ce matin de juillet quarante, le visage tendu, c’était simplement parce que la France était vaincue et son territoire envahi. »

     Dans les cent cinquante premières pages de son livre, peut-être les plus remarquables de l’ouvrage, l’auteur nous donne une série de tableaux dont la plupart dépassent en atrocité ceux de « La Débâcle » de Zola ; les verrous des frontières forcés, les barrières de béton tournées, les généraux affolés, les armées dispersées. La plupart d’entre vous vécurent, haletants, ce trimestre maudit qui commença le 10 mai et ne l’oublieront pas de sitôt. La France effondrée, humiliée comme jamais, enrage par ses anciens qui, vingt ans plus tôt, des plaines d’Artois jusqu’aux Dardanelles, mêlèrent leur sang à celui de leurs pères et de leurs frères, et elle s’afflige par les hommes de ma génération qui baissent la tête, honteux d’avoir dû céder en un mois ce que leurs aînés disputèrent et finalement conservèrent.

     Robert Aron nous décrit Paris ville morte, la France privée de capitale, puis Bordeaux où va se jouer le destin du pays. Ce que votre confrère nous révèle des propos du personnel politique de la IIIe République échoué au bord de la Gironde nous permet de mesurer la largeur du fossé qui va séparer le pays et de part et d’autre opposer deux factions. L’une entend poursuivre la lutte aux côtés de la Grande-Bretagne, l’autre désire approcher les Allemands afin de connaître les conditions d’une armistice. En soixante pages, Robert Aron retrace de quelle manière, sous la seule impulsion d’un homme, le Parlement engendre lui-même le régime autoritaire qui devait le remplacer. Il nous entraîne dans la salle du théâtre du Grand Casino de Vichy le 10 juillet 1940 pour y assister à cette représentation unique d’un spectacle capital : la mise à mort de la IIIe République. Votre confrère analyse le caractère des personnages, leur situation et le climat qui règne ; un dramaturge trouverait là matière à une prodigieuse tragi-comédie. En ce soir de juillet, la République est morte ; les amateurs de belle politique seraient en droit de crier au chef-d’œuvre tant la manœuvre perpétrée sous le couvert du jeu parlementaire en apparence respecté est un modèle de stratégie. À l’issue de son récit, le mémorialiste conclut : « de ce jour date la division de la France en son territoire et dans l’esprit de ses enfants ».

     Jusqu’à son rétablissement par De Gaulle, c’en est fini de la démocratie, abandonnée par nombre de ses fils trop gâtés dont les ascendants appartenaient pour la plupart à la petite bourgeoisie ou certains même au prolétariat, empressés d’ensevelir cette gueuse qui les avait élevés aux plus hautes dignités. Pour beaucoup c’est la « divine surprise », la sempiternelle revanche tant attendue contre les fils des Jacobins à laquelle rêvait déjà, il y a cent cinquante ans, le Marquis d’Esgrignon assis dans son Cabinet des Antiques, « devant une immense cheminée brodée comme un melon au-dessus de laquelle était un grand portrait équestre de Henri III. »

     Pour dépeindre ceux qui se pressent autour du Maréchal, Robert Aron emprunte tantôt à Stendhal, tantôt à Balzac et quelquefois à Eugène Sue. Il y a l’éternel lot d’ambitieux, un certain nombre d’illuminés, mais aussi des hommes qui vont s’efforcer de faire ce qu’ils pourront pour sauver l’indispensable à la survie du pays. Rien d’étonnant si Moysset, Ministre de Pétain, résume la situation par cette boutade formulée devant Darlan : « Notre Ministère me rappelle le nom d’un café de Ségalas, ma ville natale : Aux jeunes cyclistes et aux anciens Romains. »

     À écouter les débats tumultueux qui continuent à opposer ici ou là fidèles et détracteurs du Maréchal Pétain, on constate que les Français s’affrontent généralement davantage autour de sa personne qu’autour de l’occupation ou de ses suites. Que son nom soit cité, et aussitôt se substitue la passion, sinon la haine, à la raison. Polémiquer sur le Maréchal, c’est-à-dire une fois encore aviver les querelles, ne convient pas à ce lieu, et le faire serait dénaturer la pensée de l’historien. De plus, il serait vain d’ajouter aux paroles justes et pertinentes qu’André François-Poncet, votre éminent confrère, prononça ici dans son discours de réception. Éviter d’en parler ? Impossible ; le nom de Pétain jalonne de part en part « l’Histoire de Vichy » et il arrive à Robert Aron de le citer jusqu’à six ou sept fois par feuillet. Simplement, je voudrais suivre la piste tracée par l’historien, essayer avec son aide de comprendre comment et pourquoi ce vieil homme en vint à se laisser manipuler par le destin au lendemain de la défaite. J’ai voulu me livrer à une expérience inspirée des structuralistes : lire les pages de votre confrère en supprimant le nom du Maréchal ou en lui substituant celui de telle ou telle personnalité de l’époque ; c’était là une entreprise impossible : sans la présence de Pétain, le régime de Vichy n’eût simplement pas existé. À d’autres le soin de débattre si notre sort en eût été amélioré ou dégradé ; je veux dire que nous aurions vécu alors une histoire différente. Pour parler du Maréchal Pétain, Robert Aron, fidèle à sa méthode qui consiste à privilégier l’archive, progresse à l’abri de ses documents, tel un stratège qui tâte le terrain avance, recule pour avancer encore plus loin.

     L’historien procède par petites touches. Plutôt que devant un travail d’écrivain ou de peintre, nous éprouvons le sentiment de nous trouver face à l’ouvrage d’un sculpteur qui, sur la glaise, met ici une parcelle de terre pour souligner l’obstination, la prudence, l’indulgence, le patriotisme, la noblesse, là des fragments d’argile pour dénoncer la mollesse, le pessimisme, l’égoïsme, la ruse. Lorsque le sculpteur a terminé son ouvrage, il le fait tourner sur son chevalet afin de juger les expressions de son modèle suivant les effets capricieux de la lumière ; à chacun de choisir l’éclairage qui convient le mieux. Si la plupart se sont accordé à dire que le Maréchal dut sa fortune politique et la faveur populaire à son glorieux passé de soldat, Robert Aron ajoute que son aspect extérieur contribua, dès sa sortie de Saint-Cyr, à le privilégier : « Homme à la prestance magnifique, il était déjà prêt, écrit votre confrère, à tous les succès que peut convoiter un militaire. » Les éléments naturels – que les Anciens désignaient sous le nom d’essence –, c’est-à-dire ses composantes physiques et mentales : son grand âge rassurant, sa belle apparence, ses yeux bleu faïence, ses traits dont on disait qu’ils respiraient la bonté, et l’usage d’un certain discours, la structure de son caractère, ont joué un rôle déterminant et irrésistible dans une situation nationale insolite. Vient ensuite la vocation du règne. Votre confrère, aussi bien dans « l’Histoire de Vichy » que dans ses passionnants « Dossiers de la Seconde Guerre mondiale », souligne de quelle manière le sort – il emploie même le mot fatalité – s’est servi de ce vieil homme ; il nous montre comment, depuis les années trente, se dessine en filigrane du régime la silhouette insistante, obsédante, d’un antique et valeureux guerrier, Maréchal en réserve de l’Histoire.

     Juillet quarante : la France est à genoux, ses pères ont failli à leur tâche, Dieu a détourné les yeux de sa fille aînée. Le Maréchal alors surgit tel un ultime recours, tel un miracle apparu en rêve qui aurait gardé sa forme une fois le jour levé. Le pays, par la voix de son Président de la République et du monde politique, s’en va en procession le solliciter pour qu’à tous il se substitue. La France a mieux qu’un sauveur, plus qu’un père : elle a un homme qui lui fait « le don de sa personne ». Et si la Ville de Calais dut aux Anglais déléguer six bourgeois, le Pays de France va se persuadant qu’un seul Maréchal suffira aux Allemands. Ce symbole prestigieux, au Palais de la Guerre, sur la grande cheminée sang-de-bœuf, s’apparierait parfaitement à celui de son vieil adversaire, le Maréchal Hindenburg. Pétain, au XIe siècle on en eût fait un roi ; au XIVe siècle on l’eût canonisé ; en 1941 on chante ses vertus. Témoin cette surprenante invocation aux accents médiévaux :

Notre Père qui êtes
À notre tête
Que votre nom soit glorifié

Redonnez
l’existence
À la France
Et délivrez-nous du Mal
Ô Maréchal.

     Tout ici est ingénument dévoilé : l’idée du Père, son assimilation au divin, d’où la charge qui lui incombe de délivrer les Français du Mal. Depuis un demi-siècle, le boue émissaire : les Anglais, les Juifs, les Francs-maçons, la Cinquième colonne, change de visage au gré des souvenirs pénibles : La Commune de Paris, Fachoda, l’Affaire Dreyfus, les Congrégations. Lorsque certaines choses, trop cruelles à exprimer, risquent de l’entraîner à trancher, Robert Aron laisse la parole aux acteurs eux-mêmes. À la question qui vient aux lèvres : pourquoi ces parlementaires, ces notables, ces hauts fonctionnaires, ces gens de lettres ont-ils mis tant d’ardeur au service de l’occupant, votre confrère nous apporte cette réponse d’autant plus étonnante qu’elle fut prononcée par un Ministre de Vichy : « pour ne pas mourir complètement posthume ». Phrase qui en dit long sur les mobiles des hommes, sur leurs faiblesses, sur leurs angoisses. Robert Aron a réussi, aussi bien dans « l’Histoire de Vichy » que dans « l’Histoire de l’Épuration », à analyser les faits, à juger les individus, et en soulignant les fautes ou les crimes de certains, à stigmatiser non pas un parti déterminé mais l’espèce humaine en son ensemble.

     Dans « l’Histoire de Vichy » notamment, on retrouve sans cesse la crainte déjà exprimée par l’auteur, que du pouvoir exercé hors de la volonté populaire ne naisse un désordre propre à engendrer une dictature. Le temps ne serait-il pas enfin venu pour les Français, âgés de bientôt deux mille ans, de fêter leur majorité ? Qu’ils apprennent, si à tout autre régime ils préfèrent la démocratie, à différencier les hommes d’État – ils n’abondent pas dans le cours de l’Histoire de France – d’avec les hommes providentiels, champignons nés des orages qui sont à la politique ce que l’inflation est à la monnaie. Ce n’est pas en feignant de se rassembler que nos compatriotes se guériront de leur individualisme viscéral qui, après tout, demeure peut-être leur plus subtile qualité et la source d’un certain bonheur intérieur. Si pourtant leur venait l’envie d’adorer quelque nouveau venu à la voix forte et aux idées carrées, qu’ils se souviennent, avant de le hisser au pouvoir, de la manière dont les Allemands honorèrent, en 1917, le Maréchal Hindenburg ; qu’ils fassent, de leur héros, exécuter une colossale effigie en bois pour aller ensuite en famille planter des clous dans sa panse ; ils jugeront mieux alors s’il s’agit de Jupiter en personne ou seulement d’un de ces Jupiter des « Mouches » taillé dans le sapin dont Sartre a dit que la seule qualité était de bien brûler. Que les ambitieux voraces, à l’instant de croquer le pouvoir, méditent sur cette phrase dont Robert Aron affirme qu’elle fut prononcée en 1945 par le Chef du Gouvernement du Maréchal en exil à Sigmaringen : « J’ai manqué ma vie, j’aurais dû élever des bestiaux, j’aurais gagné autant d’argent. » Tous les jeunes Français devraient lire les ouvrages de Robert Aron. S’ils aiment la politique, si, brillants sujets de nos Grandes Écoles, ils se croient appelés aux plus hautes destinées, qu’ils prennent justement leur mesure, qu’ils se défient des pièges : la chance qui passe n’est souvent qu’une fille publique racolant pour quelque Barbe-Bleue avide d’amasser dans ses placards les dépouilles des chalands de l’Histoire. Depuis l’origine, la terre se nourrit des victimes de ces hommes choisis par la destinée, et le plâtre des murs s’écaille et rougit à force de marquer l’impact des balles des pelotons d’exécution. Même aux moments les plus dramatiques, la démocratie ne doit pas céder d’un pouce le pouvoir qu’elle tient de la volonté populaire. Robert Aron, dans sa conclusion de « la Révolution nécessaire », a écrit : « Il n’y a pas de dictature de transition. »

     Messieurs, pour juger cette époque que tous s’accordent pour vouer à la malédiction, il est nécessaire de prendre de la distance, de la hauteur, de refuser l’amertume. Mais oublier ne serait-il pas faire offense à nos morts ? Ceux de notre génération qui survivent, Messieurs, demeurent d’humbles petits frères de la défaite. Quelles qu’aient été les tuniques portées par les combattants, par les suppliciés ou par les agonisants des camps de la mort, kaki, rouges, rayées, jaunes ou blanches, apprenons à respecter leur mémoire, nous qui continuons à jouir d’une vie enlevée à certains alors qu’ils n’avaient pas même seize ans. Il arrive que parfois, à la vue d’un film, à la lecture d’un document, notre indignation reparaisse et du même coup l’esprit partisan. Que faire, sinon patienter jusqu’à ce qu’au nom de Vichy ne surgisse plus que la simple pensée d’une jolie petite ville située au bord de l’Allier, précieux conservatoire de l’art architectural de la fin du siècle dernier. Auprès de vous, Messieurs, je vais essayer de me pénétrer de l’une de vos vertus exemplaires : la sérénité.

     Décidément, ce trente-deuxième fauteuil est voué à cette sorte de réflexion. Le prédécesseur de Robert Aron, Georges Izard, lutta pour que soit améliorée la condition de l’homme et respectées ses libertés fondamentales ; c’est au jeu des rencontres – je suis Corse d’adoption – que je dois de succéder aussi à Lucien Bonaparte, un sage ; à peine de retour, Louis XVIII, dont on vante pourtant la mansuétude, le somma d’abandonner ce siège où s’assit en 1845 Alfred de Vigny – et personne n’ignore avec quelle force le poète démontra dans « Cinq-Mars » ce que peut avoir de cruel l’exercice du pouvoir, l’application de certaines mesures jugées indispensables, même si elles sont dictées par un homme d’État qui fut aussi un homme providentiel et auquel nous devons d’être tous aujourd’hui assemblés ici : je veux parler du Cardinal de Richelieu.

     Après la littérature pure, la littérature politique, la littérature historique, il restait à Robert Aron un ultime degré à gravir, celui que j’oserais nommer : « littérature de Dieu ». Votre confrère eut tout de même la joie, le jeudi qui précéda sa mort, d’entendre en séance privée la réponse que devait lui faire Jean Guitton. Cette allocution si belle, si sensible, si pénétrée de l’esprit chrétien et œcuménique touche à de telles hauteurs qu’il serait présomptueux de ma part de m’immiscer entre les pensées de ces deux hommes qui avaient réussi, l’un le chrétien, l’autre le juif, à mesurer les séparations, non pour élargir les fossés mais au contraire pour y ensevelir haines et préjugés. Ici, je me tourne vers Madame Robert Aron. Grâce à elle, j’ai pu prendre la haute stature de celui avec lequel, pendant plus de quarante ans, elle a vécu les espérances, les déceptions, les joies et les épreuves ; par elle j’ai mieux compris le rôle si discret, combien efficace, de celle qui partage la vie d’un homme de lettres. Chaque jour, il lui disait ce qu’il venait d’écrire, et à l’ombre de sa présence sensible et raisonnante, sa pensée s’élaborait plus aisément. À l’origine Robert Aron fut un laïc ; Madame Aron l’aida à sortir de cet état qui ne lui convenait plus et à entrer dans l’univers mystique. La « Lettre ouverte à l’Église de France » que votre confrère écrivit en 1975 est née de ce long échange journalier. Robert Aron, s’adressant aux évêques, leur dit à peu près ceci : « Messeigneurs, la France est la fille aînée de l’Église, Israël est le premier-né de Dieu, deux vocations parallèles les astreignent tous deux à des devoirs particuliers, les exposent également à des dangers analogues. Dieu est menacé ; le temps est venu, si ces créatures veulent sauver in extremis l’acquit biblique, que le christianisme et le judaïsme s’aident mutuellement à se débarrasser de leurs préjugés et de leur sclérose. »

     « De trente-trois ans, il en vit trente sans paraître » : ainsi Pascal résuma-t-il notre méconnaissance des premières années de Jésus. Il se peut que cette phrase lapidaire ait alerté notre confrère et l’ait décidé à rechercher les éléments perdus de la vie de cet être prédestiné qui, depuis deux mille ans, incarne pour des centaines de millions d’hommes leur aspiration religieuse. Laissées si souvent dans l’ombre, y compris par les Évangiles, ces trente « Années obscures » se situent entre son enfance et son baptême par Saint Jean-Baptiste.

     Au lieu de suivre la démarche de Renan ou encore de reconstituer à la manière des Mémoires d’Hadrien cette mosaïque aux trente éléments disparus, votre confrère fait appel à la tradition hébraïque. Le monde juif enfermé durant deux millénaires dans des ghettos a préservé ainsi sa foi, ses rituels et ses coutumes ; c’est de cette manière qu’il est devenu, par force, une sorte de conservatoire des traditions religieuses et populaires de communautés nées à l’époque des Atrides, au point que certains pieux hassidiques qui portent encore barbe, cheveux longs et chapeau rond, évoquent pour nous ces messagers venus de loin et saisis par les potiers grecs pour enluminer leurs cratères.

     En 1963, Robert Aron, partant de la double idée que l’Histoire de Dieu, comme celle de l’Homme, sera toujours à récrire et que si Dieu n’existe pas lui-même tout se déroule immuablement, à tout instant, comme s’il existait, publie le premier tome d’une « Histoire de Dieu ». Cette entreprise ambitieuse et paradoxale, devait se développer des origines de l’homme jusqu’à nos jours ; la mort surprit Robert Aron alors qu’il venait de transcrire cette parole de Moïse : « Je vous reverrai à la résurrection des morts, je vous reverrai dans l’avenir » et elle marquait le point final de l’œuvre de votre confrère, alors âgé de soixante-dix-huit ans – mais, comme il est dit dans le Deutéronome, « son regard ne s’était point terni et sa vigueur n’était point épuisée ».

     J’avoue, Messieurs, malgré la distance qui sépare celui qui a la foi de celui qui ne la possède pas, avoir été ému par la sincérité de votre confrère, par la simplicité et la lucidité de son propos. Et lorsque Jean Guitton, dans les premières lignes de son discours où il s’adresse à Robert Aron, reprend à son compte ce mot tiré des Évangiles : « J’ai désiré d’un grand désir manger cette Pâque avec vous », je me sens le cœur lourd de me voir exclu, de ma propre volonté, de cette table pascale, de cette Cène.

     Je n’entends rien aux choses de la religion et dois vous avouer que je n’ai jamais eu commerce avec le Créateur, du moins en personne. Pourtant, davantage peut-être que la plupart d’entre vous n’en ont eu l’occasion, je me suis trouvé dans l’intimité d’un grand nombre de dieux. En ai-je caressé, des Hermès en marbre, des Horus en bronze, des Bakotas de cuivre et des Vierges de buis ! J’ai foulé tant de fois du regard les gazons parsemés de fleurettes des Paradis Terrestres et des Jardins des Délices que je m’y sens l’hôte de Breughel et de Jérôme Bosch. Mes initiateurs et mes grands-prêtres sont les artisans qui ont sculpté ces idoles, peint ces scènes et les frontières du surnaturel s’arrêtent pour moi aux bornes des fétiches et des divinités païennes. Je me ressens comme un homme-objet ; les objets me troublent parce qu’ils restent nos agents de liaison avec ceux qui les conçurent et avec ceux qui les aimèrent ; qui sait les effleurer retrouve l’empreinte de leurs mains ; de leur union avec le temps est née la patine.

     Pour vous, Messieurs, que suis-je finalement ? Sans nul doute une exception à votre règle, un objet de curiosité que votre Illustre Compagnie a choisi, non pour embellir ce décor, l’un des plus superbes du monde, mais pour y apporter une note éphémère et cocasse. En m’accueillant parmi vous, vous m’avez conforté dans une idée qui m’est chère : je suis un homme du passé et de je ne sais quelle époque ; avec les êtres aimés, il me semble parfois poursuivre une liaison commencée dans une existence antérieure.

     Au cours d’une vie professionnelle consacrée à contempler les objets, à tenter de déceler ce qui était chez eux plaies ou prothèses dissimulées, je suis devenu plus conscient de leur gracilité, de leur préciosité, mais aussi de l’assistance qu’ils nous apportent. Saisissons-les avant que la mort ne nous glace les mains, avant que quelque cataclysme ne réduise inexorablement à l’état de sable et de poudre ces compagnons de route. Retrouver par le jeu de spéculations illusoires, entreprise particulièrement vaine et sujette à caution, l’identité de ces choses, assister à la lisière des bois de l’oubli à l’apparition du brûle-parfum de Marie-Antoinette qu’on croyait à jamais disparu, d’un vase à boire dont on avait perdu jusqu’à l’idée que semblable forme ait pu naître du génie de l’homme, a constitué pendant des dizaines d’années le plus clair de mes activités.

     Mais voilà que, repris par mes fantasmes habituels qui me portent à m’interroger sur le monde des objets, sur ce qui pousse les hommes à les créer, à les accumuler ou à les perdre, je me tourne vers vous, Messieurs, et soudain, à me voir devant ces banquettes de cuir, un sujet mobilier m’obsède. M’adressant à mon parrain René Huyghe, l’un des plus grands historiens d’art de notre temps, je me permets de lui demander : où donc l’Académie a-t-elle remisé les quarante fauteuils de jadis ? Est-on sûr qu’ils ne se pressent pas frileusement dans les combles de ce Palais ? Oui, je veux parler de ces quarante fauteuils sur lesquels prirent place, en l’année 1719, Messieurs de Sacy et de Dangeau, le Duc de la Force, l’Abbé Mongin, Messieurs de Boze et Fontenelle, afin de recevoir le Roi Louis XV. Il avait neuf ans lorsqu’il rendit visite à votre Compagnie.

     – Votre Majesté daigne-t-elle s’asseoir sur ce fauteuil ? lui demanda Monsieur Dacier, Secrétaire Perpétuel.

     Et après que le Maréchal de Villeroy eût expliqué avec éloquence et dignité ce qui avait porté le souverain à faire aux Académiciens l’honneur insigne de sa présence, le Roi Louis XV, dans une jolie et ferme allocution, assura à la Compagnie qu’en toute occasion Il saurait lui donner des marques de sa bienveillance et de sa protection. In petto, il ajouta : « Mon Dieu, que ces fauteuils sont rudes ! »

     – Ils sont Louis XIII, murmura Monsieur de Valincourt.

     – Même pas Louis XIV ? s’enquit Monsieur de Villeroy.

     – C’est-à-dire, Monsieur le Maréchal, que nous sommes si conservateurs, ici...

     – Et pourquoi pas des fauteuils Louis XV ? demanda le Roi.

     – Sire, parce votre style n’est pas encore inventé.

     Alors, avisant les jambes du Maréchal qui, à force de chevaucher à la tête de ses Armées, les portait quelque peu arrondies, le Roi dit :

     – Eh bien, dorénavant, que les pieds, les accotoirs et les dossiers affectent la forme des jambes de Monsieur de Villeroy !

     Ainsi, le style Louis XV serait né à l’Académie française. D’après certaines rumeurs que j’ai recueillies, un mécène – peut-être Monsieur Crozat qui briguait un siège de votre Compagnie –, trouvant bien usées ces garnitures en lampas, aurait ordonné aux ouvriers des Gobelins de broder quarante dossiers et quarante repose-mains sur des cartons empruntés aux mythes de l’Olympe, sujets bien faits pour souligner que, dans cette Maison vouée à l’immortalité, pouvaient se dissimuler un peu plus de sagesse et de modestie qu’on ne l’imagine, une grande soif de connaissance aussi, enfin une certaine manière de bonheur.