Discours prononcé pour la célébration du centenaire de la mort du duc d’Aumale

Le 24 mai 1997

Félicien MARCEAU

Centenaire de la mort du duc d’Aumale

le 24 mai 1997

DISCOURS

DE

M. Félicien MARCEAU

 

Il peut paraître étrange, il est inattendu que, pour parler du duc d’Aumale et, plus encore, pour assumer l’honneur d’ouvrir ici le colloque consacré au centenaire de sa mort, on ait eu recours à moi. Étrange que, pour parler de ce prince qui aurait pu être roi, pour parler de ce soldat, pour parler de cet homme qui a laissé une trace si considérable, on ait fait appel à un romancier, à un auteur de théâtre. Mais s’il est des honneurs qui sont dus au talent ou à la compétence, s’il en est aussi parfois qui couronnent des impostures, il peut arriver qu’ils soient dus à ces sortes de hasards que sont l’ancienneté ou l’ordre alphabétique ou même le hasard tout court. Cet honneur, c’est bien au hasard que je le dois, à ce hasard qui fait que l’Académie française m’ait élu au fauteuil auquel, un siècle plus tôt, elle avait appelé le duc d’Aumale. Je le dois à ce que j’appellerais la généalogie des fauteuils, tradition à laquelle l’Académie porte une particulière révérence et qui rend chacun de nous solidaire non seulement de tous les autres membres mais plus encore de ceux qui nous ont précédés au même siège.

Mais existe-t-il un hasard total ? Pour essayer de me justifier, j’ai cherché si je ne pouvais pas trouver un de ces signes, une de ces coïncidences que Dieu, le ciel ou le destin s’amusent ou s’obstinent à nous envoyer comme pour nous rappeler que, malgré toutes les distances, il y a toujours entre les hommes quelque maillon par où ils se rejoignent. Contre toute attente, de ces signes, j’en ai trouvé deux. Le premier est d’ordre sentimental, d’où la faiblesse que j’ai d’y attacher une importance : le duc d’Aumale et moi, nous avons au moins ceci de commun que, tous les deux, nous avons épousé une Napolitaine. Le deuxième est d’ordre topographique : j’habite présentement, et depuis longtemps, à l’emplacement de ce domaine qui entourait le château de Neuilly, ce château de la famille Orléans, où le duc d’Aumale a passé tant de jours, domaine dont ne subsistent que deux vestiges, le petit temple au bout de l’île de la Jatte et un bâtiment enclos dans le couvent des sœurs de Saint-Thomas-de-Villeneuve.

C’est l’évocation de ce domaine qui m’amène à une première réflexion, peut-être annexe ou prématurée mais qui, chronologiquement ne peut se situer qu’ici. Comme on sait, à la naissance de cet enfant, le duc d’Orléans, le futur Louis-Philippe, a demandé au duc de Bourbon, le dernier des Condés, d’être son parrain. Pour nous qui voyons les événements dans leur succession et sans toujours prendre une juste mesure du temps qui les sépare, ce rapprochement est saisissant. Entre les Orléans et les Condés, a passé le fleuve de la Révolution et ce n’est pas sur les mêmes rives qu’ils ont campé. Au-dessus de ce berceau, au-dessus de ce parrainage passent des fantômes, passent de grandes ombres, et des ombres tachées de sang, l’ombre de Philippe-Égalité, père du duc d’Orléans, l’ombre du duc d’Enghien fils de ce duc de Bourbon, l’ombre du régicide mort guillotiné, l’ombre du jeune prince fusillé à Vincennes. Ces ombres sont-elles oubliées ? Peut-on y voir une réconciliation ? Ou une solidarité entre ces deux princes que Louis XVIII, semble-t-il, tenait un peu à l’écart ? D’eux, on possède des lettres où ils se concertent sur l’attitude à observer devant telle ou telle invitation du roi. Les historiens, et notamment Raymond Gazelles dans son excellent ouvrage sur le duc d’Aumale, nous mettent devant une autre évidence. En proposant ce parrainage, en faisant ainsi de son fils l’héritier presque naturel ou l’héritier le plus indiqué pour le duc de Bourbon, qui est sans descendance, le futur Louis-Philippe est bien dans le dessein de réunir, dans une même famille, ces deux patrimoines, le sien — Louis-Philippe, à ce moment-là, est le plus grand propriétaire foncier de France — et celui des Condés, à peine moins considérable. Pensée intéressée ? Je serais tenté de dire plutôt : pensée forte et ancrée dans la logique du temps. Au regard de Louis XVIII et plus encore du comte d’Artois qui va devenir Charles X, lesquels, à des degrés divers, sont encore dans le prolongement du XVIIIe siècle, Louis-Philippe est déjà un homme du XIXe. Non seulement il sait qu’il est un recours mais plus encore, il sait que désormais ou très bientôt la propriété et le pouvoir ce sera tout un. Erré-je dès lors en voyant dans ce parrainage une illustration ou plutôt une préfiguration du grand tournant que va prendre la France ? 1830 est à l’horizon où les grandes ombres et les dissensions de la politique vont céder le pas à l’économique avec ses nécessités, et où notamment, dans le même mouvement, rancunes abolies, nous allons voir réapparaître les hommes de l’Empire comme pour reprendre la marche où on l’avait laissée. 1830 approche où la propriété, le capital, bref l’argent, ne sont plus en face du pouvoir, comme l’était Fouquet avec Louis XIV, mais seront le pouvoir lui-même, devenu le mécanisme de la société, devenu son système, ce système que Balzac va décrire et que Karl Marx va définir, le diagnostic du romancier arrivant bien avant celui du théoricien, ce qui est dans l’ordre, la vision étant toujours plus rapide que le raisonnement.

Mais revenons au petit garçon qui, loin de ces questions d’intérêt, joue dans les jardins de Neuilly, disons à deux pas de chez moi, dans ces jardins dont son frère Joinville dans une lettre vante les agréments. 1830 maintenant est arrivé. Le roi de droit divin a cédé la place au roi citoyen, à celui que, dans Lucien Leuwen, Stendhal appelle constamment le barème couronné. De ce changement, on peut supposer qu’à huit ans, Aumale n’en a pas vu toute la portée. Il fait ses devoirs, il étudie ses leçons sous la férule du professeur qu’on lui a donné, Cuvillier-Fleury qui, plus tard, élu avant lui à l’Académie, aura le plaisir de le recevoir sous la Coupole. À quinze ans Aumale est nommé sous-lieutenant, grade et vocation dus à son état mais vocation qui, semble-t-il, aurait été de toute façon la sienne. Il prend part aux manœuvres et en partage les fatigues. Un peu plus tard, disons vers ses vingt ans, il donne dans la dissipation. Dans la famille — chez les Orléans, la conversation est bonhomme. Nous sommes de bonnes gens, disait Louis-Philippe à Victor Hugo — en famille donc on le plaisante volontiers sur ses liaisons, d’ailleurs assez classiques, avec de jeunes actrices, entre autres avec Alice Ozy qui a laissé sa trace légère dans la chronique du temps, la plus jolie créature du monde, disait-on, mais qui assez vite délaisse le duc d’Aumale pour le fils du banquier Perrégaux, détail sans grande portée mais qui, tel un croquis au fusain à côté d’un grand tableau, est peut-être une illustration, à sa manière, de ce que je viens de dire sur les nouveaux pouvoirs de l’argent. Sur quoi il est envoyé en Algérie où se poursuivent de furieux combats. Il y prend part, s’y distingue par des actions d’éclat et notamment pour l’épisode célèbre de la prise de la smala d’Abd-el-Kader. Le voilà nommé gouverneur général de l’Algérie, charge qu’il n’exercera pas longtemps. 1848 arrive. Louis-Philippe abdique. Au poste de gouverneur général, Aumale est remplacé par le général Cavaignac et il lui est signifié d’avoir à quitter le territoire français. C’est l’exil.

 

Or, si quand on le décide soi-même, l’exil est une des formes de la liberté, une évasion, un défi au pouvoir en place, en revanche, quand il est imposé, il est non seulement une épreuve mais une prison, une prison certes moins insupportable que l’incarcération, une prison pourtant, une prison à l’envers, une prison à rebours où, au lieu de se heurter aux barreaux, aux murs, aux miradors, l’homme se heurte aux frontières de sa patrie. Je crois traduire ici le sentiment du duc d’Aumale. En témoigne une exclamation qui lui échappera longtemps plus tard, lors de son deuxième exil, lorsque, franchissant la frontière, il remet le pied sur un sol étranger : « Je rentre dans ma cage. » La cage, pour lui, la prison, c’est tout ce qui n’est pas la France. L’exilé est un homme qu’on coupe de son enfance, de ses souvenirs, de ses amis. D’où, mouvement qu’on retrouve souvent chez les exilés, la tentation d’aller les frôler, ces frontières, d’aller rôder dans leurs parages. Aumale voyage beaucoup mais surtout dans les pays qui jouxtent la France, en Italie où, grâce à sa femme, en Belgique où, grâce à sa sœur qui a épousé le roi des Belges, il se sent dans ce qui ressemble le plus à une patrie : une famille. Une autre tentation de l’exil, c’est la récrimination, voire le complot. Ce n’est pas dans le caractère du duc d’Aumale. Ou encore l’illusion que cela ne va pas durer, que le pouvoir abhorré va bientôt tomber et que, dès lors, il n’y a rien d’autre à faire que d’attendre. Cela non plus n’est pas dans son tempérament. Comme s’il savait que cet exil allait durer longtemps — il durera vingt-deux ans — il s’installe à Twickenham, entreprend une Histoire des Princes de Condé, se compose une belle bibliothèque, devient un bibliophile averti et, passant, si j’ose dire, à l’échelon suivant, commence cette collection qui sera désormais la grande occupation de sa vie.

Et les vingt-deux ans passent. En France, il y a eu le Prince-Président, l’autre famille, les Bonaparte, le coup d’État, Napoléon III. 1870. La dépêche d’Ems. La guerre. Le duc d’Aumale écrit au ministre de la Guerre pour lui demander de combattre dans les rangs de l’armée. Lettre restée sans réponse. Puis c’est Sedan. Le désastre. L’Empire qui s’écroule. Sans attendre que la loi d’exil soit abrogée le duc d’Aumale, accompagné par son frère Joinville, rentre en France, démarche qui paraît un peu désordonnée par rapport au caractère généralement réfléchi du duc. Thiers le lui reproche avec véhémence. Gambetta parle même de le faire reconduire à la frontière par la police. Le duc d’Aumale repart mais il trouve une parade en se faisant élire député de l’Oise où il est élu par 52 000 voix sur 73 000. La voilà enfin abrogée cette loi d’exil. Aumale va-t-il jouer un rôle politique ? On en parle. On en parle même beaucoup. D’aucuns voient en lui un très possible et même très souhaitable président de la République. D’autres ressuscitent pour lui le titre de lieutenant général. Il semble que ce soient les autres, plus que lui, qui s’agitent. Thiers, en tout cas, montre un certain agacement. Sur quoi le duc d’Aumale est pressenti pour l’Académie française. Trois sièges sont vacants, celui de Prévost-Paradol, celui de Villemain, celui de Montalembert. C’est à Montalembert qu’il choisit de succéder, sans doute en raison d’une parenté dans leurs opinions. Il est élu par 28 voix sur 29. Comme on sait, plus tard, il sera également élu à l’Académie  des beaux-arts et à l’Académie des sciences morales et politiques. Cette élection marque-t-elle une évolution dans les desseins d’Aumale ? Il réclame le commandement militaire auquel lui donne droit son grade de général de division. L’affaire traîne. En attendant, il est désigné pour présider le conseil de guerre chargé de juger le maréchal Bazaine. Devant son peu d’enthousiasme pour cette tâche, on lui fait valoir que, plus ancien général dans son grade, il ne peut pas se dérober, ce qui n’est même pas tout à fait exact, le plus ancien étant le général Schramm qui, il est vrai, déjà sous-lieutenant en 1800, doit être très âgé. C’est au cours de ce procès que le duc d’Aumale prononce une réplique restée célèbre et dont à vrai dire je n’ai pas pu m’assurer de sa formulation exacte. Comme Bazaine, pour sa défense, disait qu’à Sedan, il n’y avait plus d’hommes, plus de munitions, qu’il ne restait rien, le duc d’Aumale lui lance : « Il restait la France, Monsieur. » Ou peut-être : « Mais il y avait toujours la France. »

C’est à peu près vers le même temps ou un peu plus tard que, invité par lui à déjeuner, Edmond de Goncourt, dont les traits sont souvent acerbes, le décrit ainsi : « Il n’y a qu’un mot pour le peindre : c’est un vieux colonel de cavalerie légère. Il en a l’élégance svelte, l’apparence ravagée, la barbiche grise, le cheveu rare et la calvitie. Il en a même la voix — la voix cassée par le commandement. »

C’est que, enfin, on le lui a donné, ce commandement militaire qu’il demandait. Le temps passe. C’est son habitude. Ce qui passe moins bien et qui reprend même de la vigueur après l’épisode du comte de Chambord, c’est, dans les milieux politiques, une hostilité à l’égard des membres des familles qui ont régné sur la France. Leur présence sur le territoire et, plus encore, dans l’armée, apparaît comme une menace pour la République. À diverses occasions, parfois pour des maladresses, la loi d’exil revient sur le tapis. Le gouvernement finit par radier des cadres de l’armée le duc d’Aumale et les autres Orléans. Profondément blessé, Aumale écrit au président de la République une lettre qui se termine ainsi : « Quant à moi, doyen de l’État-major général de l’armée... il m’appartient de vous rappeler que les grades militaires sont au-dessus de votre atteinte et je reste le général Henri d’Orléans, duc d’Aumale. » L’effet produit par cette lettre est énorme. Les députés exigent une sanction. Le Conseil des ministres décide d’expulser le duc d’Aumale. Il repart en exil. C’est seulement en 1889, semble-t-il, après une visite au président de la République par une délégation de l’Académie française, que la mesure sera rapportée.

Arrivé à ce point de mon discours, et à sa conclusion, on voudra bien me pardonner de redevenir pour un moment ce que j’étais en le commençant : un auteur de théâtre. Revenant sur cette réplique du duc d’Aumale lors du procès Bazaine, je me suis demandé pour quelles raisons, tant dans l’histoire qu’au théâtre, certaines phrases, certaines répliques nous frappent, s’imposent à nous et traversent le temps. Et puisqu’on en est à me pardonner, on me pardonnera aussi d’avoir mis sur le même plan et englobé dans la même réflexion les répliques qui nous émeuvent et celles qui nous font rire. Parce que, si différents que soient les caractères de ceux qui les profèrent, elles ont ceci de commun, et sans quoi elles n’auraient pas cette portée : ce sont chaque fois des cris du cœur, c’est chaque fois une sincérité qui éclate, ce sont des répliques où dans un éclair, se trahit ou se révèle la vérité d’un être et sa passion la plus profonde. Le « Qu’il mourût » du père des Horaces, c’est l’honneur, le sens de l’honneur au regard duquel, pour lui, rien d’autre ne compte et même pas la vie de son fils. Le « Sans dot. Sans dot vous dis-je » d’Harpagon, c’est son avarice au regard de laquelle ne compte pas le bonheur de sa fille. « Il restait la France, Monsieur. » Dans la réplique du duc d’Aumale il y a aussi cet éclair de vérité, cette vérité de son âme, la révélation de sa plus profonde passion. Et cette passion, mesdames, messieurs, c’était la France.