Homélie prononcée pour les obsèques de M. Thierry Maulnier, en l’église Saint-Germain-des-Prés

Le 15 janvier 1988

Robert-Ambroise-Marie CARRÉ

Homélie prononcée par le Révérend Père A.-M. Carré

en l’église Saint-Germain-des-Prés

 

 

Vous savez tous quelles étaient les idées, les certitudes, les recherches de Thierry Maulnier. Marcelle Tassencourt, à qui nous disons notre fraternelle affection et qui fut pour lui une épouse l’accompagnant tout au long de sa route jusqu’au dernier jour avec une telle tendresse, a estimé, ainsi que l’entourage familial, que des obsèques civiles ne rendraient pas justice à toutes les valeurs qu’a défendues et illustrées Thierry Maulnier. D’autre part, une célébration religieuse selon la forme ordinaire n’eût point été conforme à ses convictions; ses amis chrétiens le respectent trop pour vouloir l’accaparer.

Aussi avons-nous envisagé une « Liturgie de la Parole », c’est-à-dire la lecture de quelques textes entrecoupée de musique, ici deux fragments de cette Messe en si que Thierry Maulnier affectionnait particulièrement. Ayant entendu à Saint-Eustache cette messe dirigée par le Père Martin, qui est aujourd’hui au milieu de nous, il écrivit dans Le Figaro : « La musique de Bach pas plus qu’elle ne manifeste un homme ne manifeste un siècle... Elle n’est pas de son temps, mais de tous, c’est-à-dire du nôtre. Elle fond en elle le baroque et le classique, les catholiques et les protestants, l’humain et le sacré, la plus vivante “ dramatisation ” et la spiritualité mystique... Elle est la musique de la délivrance, la réponse sans mots à ce qui pourrait bien être la seule attente humaine, celle d’une réconciliation entre la chair mortelle et l’esprit qui refuse la mort, entre le temps et l’éternité. »

Ensuite sera annoncé l’Évangile, suivi de l’homélie. La récitation du Pater achèvera notre prière, et c’est alors que l’organiste jouera le choral célèbre de Bach, Jésus, que ma joie demeure, dans le souvenir de la mère de Thierry Maulnier qui me l’avait demandé pour elle-même.

Monsieur l’abbé Lereboullet, curé de Marnes-la-Coquette, va commencer par nous lire quelques versets du Livre de Job. Après un fragment de la Messe en si, Monsieur l’abbé Marchand, du clergé de Saint-Germain-des-Prés, présentera un texte du prophète Isaïe, et un autre de saint Paul.

(Après la lecture de l’évangile.)

Plusieurs parmi vous ont déjà eu l’occasion d’exprimer la grande peine que leur cause la mort de Thierry Maulnier. Avec lucidité et admiration ils ont tracé de lui un portrait saisissant. Et je me disais qu’ils anticipaient ainsi sur l’accueil que l’Église lui réserve aujourd’hui. En effet, vous m’avez entendu dire, au seuil de cette cérémonie : « Nous sommes réunis pour nous rappeler que Dieu se souvient de tout ce qu’il y a eu de vrai, de beau, de grand dans la vie de Thierry Maulnier. »

Je le connaissais depuis longtemps par sa mère, la première femme à devenir agrégée de philosophie, et qui, adulte, se convertit. J’ai assisté à plusieurs de ses pièces de théâtre. De son côté, il allait entendre telle ou telle de mes conférences à Notre-Dame; notre dialogue se poursuivit à l’Académie.

On a parlé de stoïcisme, et nous trouvons là sans aucun doute un trait de son caractère, et en particulier l’explication de la fermeté d’âme avec laquelle il a supporté ses épreuves. Mais son courage lui venait aussi du sens aigu de la responsabilité qui était la sienne.

Dans Jeanne et ses Juges il fait parler deux Jeanne. Celle qui surmonte ses angoisses et sa peur du bûcher dit à l’autre, découragée : « Personne ne viendra à ton secours : tu n’as rien à attendre. C’est toi que l’on attend. Considère non ce qui te soutient mais ce qui repose sur toi. Considère tout ce qui tombe si tu tombes. C’est par la charge qu’il porte que l’homme se tient debout. »

Même abattu physiquement, Thierry Maulnier a continué de se tenir debout à cause de la charge intellectuelle et morale qu’il avait reçue. Parce qu’il croyait au rôle de l’homme de pensée, quand il est intègre, lui aussi pouvait se dire qu’il était attendu.

J’ai employé le qualificatif intellectuel, mais vous savez la nuance qu’il convient d’introduire. Il n’était pas retiré en quelque sorte dans ses idées. Il avait une manière subtile et passionnée de suivre l’actualité. Plus encore il ne séparait jamais ce qui se pense de ce qui se vit. Évoquant un chrétien dont l’amour du Christ et l’amour de ses frères l’impressionnaient, il m’écrivit qu’un des arguments les plus forts en faveur de la foi, c’est qu’elle puisse susciter des serviteurs comme celui-là.

Thierry Maulnier avait un sens aigu de la conscience. Et comment ne pas être d’accord avec lui, si l’on voit dans la religion autre chose qu’un passeport pour l’éternité, mais une éducatrice de cette conscience et donc de notre liberté ? Comment ne pas être d’accord avec lui quand on sait que la place préparée dans le Royaume par le Seigneur est réservée à ceux qui, n’ayant pas cessé de chercher pour trouver et de chercher encore quand ils ont trouvé, auront été ainsi fidèles à leur part de lumière ?

Son dernier livre, Le Dieu masqué, lui apparut comme une sorte de testament. Il me prévint que je serais peut-être heurté par des réflexions, par des analyses, qui risqueraient de le faire classer sinon parmi les athées, du moins parmi les tenants d’un agnosticisme où les clartés sont rares. Peu importe, ajoutait-il, « j’ai voulu être vrai ». Quelques passages sont pénibles pour un lecteur croyant. Ce recueil ne m’a pourtant pas choqué, tant il donne leur poids à des objections d’une rare sagacité. Il m’a plutôt étonné, non par la présence d’idées chrétiennes, mais par l’extraordinaire vérité avec laquelle sont perçus certains dogmes. Naguère m’avait frappé un témoignage sur le sacrifice écrit par un prêtre qui tente clandestinement d’entrer à l’Est, et sur quoi se termine la dernière scène de La Maison de la Nuit. Dans Le Dieu masqué, Thierry Maulnier, lorsqu’il lui arrive de parler au chrétien en précisant qu’il lui parle du dehors de l’Église, trouve des accents d’une authenticité bouleversante.

Qu’on n’objecte pas que, dans les Beaux-Arts, des peintres, des sculpteurs ou des architectes incroyants ont pu réaliser des œuvres qui surclassent, et souvent de très haut, celles de croyants. Une forme de génie peut se mettre au service du sacré, si ce génie a le sens du sacré. Mais l’on ne peut pas saisir au plus intime une des réalités de la foi si, sans partager cette foi, on n’en a pas de quelque manière l’intelligence. Je me contenterai d’un seul grand texte. Le voici.

« “Ceci est mon corps, ceci est mon sang.” Chrétien, je te parle du dehors de ton Église, du dehors de ton baptême, les paroles, les musiques de ta messe sont, il est vrai, amorties par le long usage, usées en effet comme les galets de la plage, comme la pierre des vierges noires polies par des siècles de baisers. C’est pourquoi tes nouveaux prêtres ont tenté de les rajeunir, c’est pourquoi certains d’entre eux — ils font ce qu’ils peuvent, les pauvres — voudraient transformer ta communion en je ne sais quel pique-nique banlieusard au son un peu crasseux des guitares. Pour mettre ce théâtre du Sacrifice en accord avec la faiblesse de ta foi. Mais sans la faiblesse de ta foi, comment le supporterais-tu ? On te dit que ce n’est là qu’une évocation symbolique. Or le symbole — saignant et souffrant —, c’est ce qui est histoire, c’est ce qui se passa un jour, en un point de la terre et du temps, sur le Calvaire. Et ta réalité c’est ceci. C’est cet instant formidable, que tu ne devrais pas pouvoir vivre une seule fois sans que frissonne ton échine, sans que les larmes débordent de tes yeux, où ton Dieu est là pour toi, sans visage et sans limites, emplissant toutes les dimensions de l’invisible, et pourtant là pour toi, t’appelant par ton nom comme fait l’Empereur pour les grenadiers de sa garde, et comme ne fait pas l’Empereur, mourant pour toi et en toi, non pas là-bas sur le Calvaire, mais là maintenant, et il te faudrait saigner de ses clous comme les stigmatisés, dans l’illumination et le déchirement, l’adoration et la crucifixion. Comment pourrais-tu supporter cela — ton Dieu vivant de ta vie et mourant de ta mort, comment pourrais-tu supporter cela sans mourir toi aussi, et sans être toi aussi ressuscité ? »

À cause de cette page de Thierry Maulnier, en récitant le Pater dans un instant, les croyants n’en prieront pour lui qu’avec plus de ferveur et de reconnaissance.