Lacordaire et la liberté. Discours de la séance publique annuelle

Le 14 décembre 1978

Robert-Ambroise-Marie CARRÉ

Lacordaire et la liberté

SÉANCE PUBLIQUE ANNUELLE

tenue le jeudi 14 décembre 1978

DISCOURS

DU

RÉVÉREND PÈRE CARRÉ,
de l’Académie française

 

 

Toute sa vie Lacordaire se mit au service de la liberté. Mais il est un moment privilégié où nous pouvons le saisir, ayant déjà lutté et souffert pour elle, et prêt à engager de nouveaux combats : c’est, le 8 mars 1835, lorsqu’il monte pour la première fois dans la chaire de Notre-Dame de Paris.

L’auditoire ? Environnant de toutes parts les étudiants qui, conduits par Frédéric Ozanam, suppliaient depuis deux ans l’Archevêque de leur donner ce prédicateur, une multitude faite de catholiques hésitants, d’incroyants, voire d’anticléricaux. La scène a été maintes fois racontée. Cependant, beaucoup ignorent aujourd’hui avec quelle violence, au lendemain de la Révolution de Juillet, déferla sur tout le pays une vague d’opposition à l’Église. Considérée selon l’historien Foisset comme « le gendarme de la Royauté », la religion apparaissait, écrit-il, « odieuse et impuissante à un point à peine croyable ». Certes, on pouvait discerner un extraordinaire bouillonnement d’élans spirituels, et Chateaubriand avait raison d’affirmer que la société était « tourmentée d’un besoin de croyances ». Toutefois ces aspirations, que la littérature romantique orchestrait, répugnaient fort à se plier aux exigences du dogme chrétien et de la morale. Elle attendait autre chose.

Or l’orateur, qui prenait la parole au milieu de ce qu’il est convenu d’appeler « des mouvements divers », gagna la partie décisive et souleva un enthousiasme qui ne se démentit pas. L’extraordinaire est qu’il s’inspirait de la doctrine la plus traditionnelle, refusant d’emblée toutes les concessions, prenant audacieusement comme sujet de son Carême l’Eglise et lançant à des hommes que les motifs les plus différents et, surtout, la curiosité avaient fait envahir la cathédrale : « Vous êtes venus ici pour être enseignés. »

On dira qu’étaient nouveaux la démarche du discours, l’argumentation, les fréquents recours aux événements de l’histoire, la langue aussi. Il reste que, d’emblée, cet auditoire disparate se reconnut dans ce « frère aventuré dans les régions de la foi », à cause d’un certain accent qui rappelait celui de saint Paul : « Vous êtes Français, je le suis comme vous ; philosophes, je le suis comme vous ; libres et fiers, je le suis plus que vous. »

Ce cri, qui jaillissait du cœur d’une Église humiliée, déconsidérée, les auditeurs savaient que l’abbé Lacordaire avait le droit de le pousser. Il était possédé par une idée : son Église, il la voulait libre, libre à la fois en face du despotisme et de la démagogie dont il dira un jour, dans son discours de réception à l’Académie française, que voilà « les deux grands périls de notre époque ».

Il n’a que trente-trois ans, mais — cela on le sait aussi—, pour : la défense de cette idée, il possède déjà un passé éclatant. Né en Bourgogne, lycéen puis étudiant en Droit à Dijon, avocat stagiaire à Paris, il est entré au séminaire d’Issy-les-Moulineaux après avoir retrouvé la foi en lisant l’Évangile selon saint Matthieu. À ses débuts tâtonnants ont succédé, en compagnie de Lamennais et de Montalembert, la grande aventure de L’Avenir — un journal qui porte comme devise : « Dieu et la liberté » — et deux procès retentissants : celui de la liberté de la presse d’abord, celui de l’École libre ensuite.

 

La première affaire eut lieu fin janvier 1831. Louis-Philippe ayant nommé trois évêques (prérogative reconnue par le Concordat), Lacordaire lui prêta des intentions perverses et écrivit dans L’Avenir deux articles incendiaires. Lamennais et lui furent traduits en Cour d’Assises. Lacordaire se fit son propre avocat :

« Je me lève avec un souvenir qui ne saurait passer de mon esprit. Quand le prêtre autrefois se levait au milieu des peuples, quelque chose qui excitait un profond amour se levait en même temps que sa personne ; aujourd’hui, tout accusé que je sois, je sens que mon nom de prêtre est muet pour ma défense, et je m’y résigne. Les peuples ont dépouillé le prêtre de cet amour antique qu’ils lui portaient, lorsque le prêtre s’est dépouillé lui-même d’une part auguste de son caractère, lorsque l’homme de Dieu a cessé d’être l’homme de la liberté.

« Je ne suis qu’un jeune homme, qu’un catholique obscur ; mes souvenirs publics ne remontent pas au-delà de trois mois... Et pourtant, Messieurs, j’éprouve le besoin de vous raconter ces secrets sentiments de mon âme, qui ne seront une preuve de ma bonne foi qu’autant que vous y reconnaîtrez l’accent de la sincérité...

« J’étais bien jeune encore ; je vis cette capitale où la curiosité, l’imagination, la soif d’apprendre, me faisaient croire que les secrets du monde me seraient révélés. Son poids m’accabla, et je fus chrétien ; chrétien, je fus prêtre. Laissez-moi m’en réjouir, Messieurs, car je ne connus jamais mieux la liberté que le jour où je reçus, avec l’onction sainte, le droit de parler de Dieu. L’univers s’ouvrit alors devant moi, et je compris qu’il y avait dans l’homme quelque chose d’inaliénable, de divin, d’éternellement libre, la parole ! La parole du prêtre m’était confiée, et il m’était dit de la porter aux extrémités du monde, sans que personne eût le droit de sceller mes lèvres un seul jour de ma vie. Je sortis du temple avec ces grandes destinées, et je rencontrai sur le seuil les lois et la servitude.

« J’ai protesté contre certaines nominations émanées du pouvoir civil, je me trompe, émanées de nos oppresseurs, c’est le terme dont je me suis servi ; et, comme M. l’Avocat général s’y est arrêté longtemps, je m’y arrête aussi. Nos oppresseurs ! ce mot vous a fait peine. Vous m’en avez demandé compte ; vous avez regardé mes mains pour voir si elles étaient meurtries par l’empreinte des fers. Mes mains sont libres, monsieur l’avocat général, mais aussi, mes mains, ce n’est pas moi. Moi, ce qui est moi, c’est ma pensée, c’est ma parole et, pour que vous le sachiez, je le trouve opprimé dans ma patrie, ce moi divin, ce moi de l’homme, cette pensée, cette parole, moi, enfin ! Oui, vous ne garrottez pas mes mains, et peu m’importerait, car ce serait justice ou ce serait violence : justice ne serait pas oppression, et quant à la violence, il resterait contre elle la violence. Mais, si vous ne garrottez pas mes mains, vous garrottez ma pensée, vous ne me permettez pas d’enseigner, moi à qui il a été dit : « Enseigner ». Le sceau de vos lois est sur mes lèvres, quand sera-t-il brisé ?

« J’ai reproché au gouvernement des torts réels ; je les lui ai reprochés avec énergie, mais sans avoir l’intention d’exciter les catholiques à le mépriser et à le haïr. Croyez-le, Messieurs, du sein de la Providence, où la foi reporte incessamment nos pensées, nous regardons les empires qui tombent et ceux qui s’élèvent avec des pensées plus pures que celles qui agitent l’homme, quand il ne voit dans ces catastrophes souveraines que le combat des intérêts humains. La liberté de l’Église et du monde nous paraît être le terme des desseins secrets de Dieu, et c’est aussi par là que nous jugeons des événements qui ont changé la face de la France. S’ils contribuent à l’affranchissement de la conscience humaine, nous leur accorderons une part dans notre amour ; s’ils trahissent leurs propres destinées, ils ne peuvent exiger de nous des serments éternels qui ne sont dus qu’à la patrie, à la liberté, à Dieu.

« Voilà donc, Messieurs, je vous propose d’acquitter Jean-Baptiste-Henri Lacordaire, attendu qu’il n’a point failli, qu’il s’est conduit en bon citoyen, qu’il a défendu son Dieu et sa liberté, et je le ferai toute ma vie, Messieurs. »

 

Les deux accusés furent acquittés. Mais un autre débat allait s’ouvrir : celui de l’École libre. Pour le comprendre correctement, il faut inverser la situation que ces mots évoquent pour nous à l’heure actuelle : l’enseignement était un monopole d’État, d’un État officiellement catholique. En dépit de la Charte, le gouvernement de Louis-Philippe tenait à ce monopole. Certains diront que, pour un catholique, tout était donc pour le mieux dans le meilleur des mondes. C’est ignorer le paradoxe qui révolta Lacordaire : l’enseignement était donné, certes, mais de telle manière que l’on présentait « un christianisme vide, de pure forme et tout officiel ».

Aumônier du lycée Henri IV, Henri Lacordaire est pris d’un dégoût indicible. L’immoralité règne partout. Écoles et Facultés sont autant d’officines antireligieuses. Dans un long rapport à son Archevêque le jeune prêtre estime que ne garde et ne pratique la foi, au sortir des études, qu’un seul élève par institution.

La position de Lacordaire est donc originale : il réclame la liberté. Pourquoi ? Pour enseigner. Mais, enseigné, le christianisme l’est déjà. Ce qu’il veut, lui, c’est l’enseigner autrement. Il ne peut admettre que « les puissances de l’esprit » — comme il disait — n’aient accès qu’à des caricatures de l’Évangile. En outre, de façon véritablement prophétique, il s’insurge contre le totalitarisme de l’État, quel que soit cet État, et il plaide pour la distinction des deux « domaines », doctrine qui sera reprise et officialisée par Léon XIII.

L’occasion de dénoncer le monopole eut son côté comique. Les curés de Lyon avaient la permission de donner des leçons de latin à leurs enfants de chœur. On la leur retira, et je ne pense pas que ce fut au titre de l’incompétence... Du coup, Lacordaire annonça dans L’Avenir que — sans autorisation mais en vertu de la Charte — il ouvrirait une école libre, école légale mais illicite. Devant les quelques parents qui vinrent — fort craintifs, on s’en doute — il déclara solennellement : « Nous sommes ici rassemblés pour prendre possession de la première liberté du monde, de celle qui est la mère de toutes les autres, et sans laquelle il n’existe pas de libertés, mais tôt ou tard l’esclavage, l’asservissement de tous les hommes à la pensée d’un seul homme. C’est assez vous dire, Messieurs, que nous prenons possessions de la liberté d’enseignement... (D’abord) parce que c’est notre droit naturel, nulle loi ne pouvant ravir aux pères de famille l’âme de leurs enfants, et nul père ne pouvant garder l’âme de son fils que par la liberté d’enseignement. (Puis) parce que c’est notre droit de chrétien... La parole du Christ ne fut libératrice qu’à cause qu’elle fut universelle, que tous purent l’entendre, tous la répéter, or nous ne pouvons l’entendre et la répéter que par la liberté d’enseignement. Nous en prenons possession enfin au nom de la glorieuse Charte de 1830 qui nous l’a donnée... et rien n’étant plus grand que ce qui est à la fois commandé par la nature, la religion et la loi fondamentale de notre pays, nous devons être tous contents de ce que nous faisons en ce moment. »

 

Deux jours plus tard, les enfants arrivèrent plus nombreux, mais évidemment la police intervint. Charles de Montalembert étant coaccusé, la tentative eut sa conclusion devant la Chambre des Pairs. Quelques passages du plaidoyer de l’abbé Lacordaire, le 19 septembre 1831, sont connus. Retenons l’exorde et la finale :

« Nobles pairs,

« Je regarde et je m’étonne. Je m’étonne de me voir au banc des prévenus, tandis que M. le procureur général est au banc du ministère public ; je m’étonne que M. le procureur général ait osé se porter mon accusateur, lui qui est coupable du même délit que moi, et qui l’a commis dans l’enceinte où il m’accuse, devant vous, il y a si peu de temps. Car de quoi m’accuse-t-il ? D’avoir usé d’un droit écrit dans la Charte mais non encore réglé par une loi. S’il a pu le faire, j’ai pu le faire aussi, avec la différence qu’il demandait du sang, et que je voulais donner une instruction gratuite aux enfants du peuple. Tous deux nous avons agi au nom de l’article 69 de la Charte. Si M. le procureur général est coupable, comment m’accuse-t-il ? et s’il est innocent, comment m’accuse-t-il encore ?

(Finale) « ...Nobles pairs, il est de saintes fautes, et la violation d’une loi peut être quelquefois l’accomplissement d’une loi plus élevée. Dans la première cause de la liberté d’enseignement, dans cette cause célèbre où Socrate succomba, il était évidemment coupable contre les dieux, et par conséquent contre les lois de son pays. Cependant la postérité des peuples païens et la postérité des siècles venus depuis le Christ ont flétri ses juges et ses accusateurs ; ils n’ont absous que le coupable et le bourreau, le coupable parce qu’il avait manqué aux lois d’Athènes pour obéir à des lois plus grandes ; le bourreau, parce qu’il n’avait présenté la coupe au condamné qu’en pleurant. Et moi, nobles pairs, je vous aurais prouvé qu’en foulant aux pieds ce décret de l’empire, j’avais bien mérité des lois de ma patrie, bien servi sa liberté, bien servi la cause et l’avenir de tous les peuples chrétiens. Mais le temps me ravit ma pensée, je lui pardonne puisqu’il me laisse votre justice. »

La justice ! C’était trop demander : le procès fut perdu. Mais, pour la deuxième fois, Lacordaire avait accompli une démarche insolite, une démarche dont nous mesurons mal la nouveauté : par delà le Pouvoir, alerter l’opinion publique. Or, sur ce terrain, la bataille fut pour une part gagnée. Bien des années passeront avant que la liberté d’enseignement figure dans la loi. Elle le devra à Montalembert, à Mgr Dupanloup, au comte de Falloux. Mais la semence avait été jetée.

 

Tel est le prêtre qu’une foule immense vient écouter dans la cathédrale de Paris. Lacordaire pourrait savourer son triomphe. Un an plus tôt seulement, voyant la brume de février envelopper l’édifice, Jules Michelet déclarait : « C’est l’enterrement de Notre-Dame et du catholicisme. » Quelle résurrection ! Cependant le prédicateur ne donne que deux Carêmes. Brusquement, à la stupeur de l’Archevêque et de l’auditoire, il déclare vouloir se retrouver « devant (sa) faiblesse et devant Dieu ». Besoin d’approfondir, avec l’aide de saint Thomas d’Aquin, la théologie qu’il enseigne ? Lassitude devant un certain nombre d’hommes qui l’attaquent avec virulence à cause des positions de L’Avenir et de la condamnation du journal par Rome ? Certitude que devant ce fait capital : l’Église a retrouvé droit de cité, il peut se retirer au moins quelque temps ? Je répondrais volontiers oui à ces trois questions, mais en ajoutant : appel mystérieux dont Lacordaire ne prendra conscience que peu à peu.

À la suite d’une retraite à Rome il se décide pour la vie religieuse. L’expérience qu’il vient de faire de façon foudroyante lui prouve que la France — selon les termes qu’il emploiera plus tard — « est affamée de la parole de Dieu ». Il envisage donc de restaurer en France l’Ordre des Frères Prêcheurs. Tout s’y opposait : en lui l’esprit d’indépendance, la défiance de soi devant les charges qui allaient s’accumuler ; autour de lui les oppositions systématiques dont il avait souffert. Il passa outre. Mais il veut agir au grand jour. Aussi, le 3 mars 1839, un mois avant de prendre l’habit dominicain, s’adresse-t-il une fois de plus à l’opinion publique. Son célèbre Mémoire commence ainsi :

« Mon pays,

Pendant que vous poursuivez avec joie et douleur la formation de la société moderne, un de vos enfants nouveaux, chrétien par la foi, prêtre par l’onction traditionnelle de l’Église catholique, vient réclamer de vous sa part dans les libertés que vous avez conquises, et que lui-même a payées. »

Et voici la conclusion :

« ...Je crois donc faire acte de bon citoyen, autant qu’acte de bon catholique, en rétablissant en France les Frères Prêcheurs. Si mon pays le souffre, il ne sera pas dix années peut-être avant d’avoir à s’en louer. S’il ne le veut pas, nous irons nous établir à ses frontières, sur quelque terre plus avancée vers le pôle de l’avenir, et nous y attendrons patiemment le jour de Dieu et de la France. L’important est qu’il y ait des Frères Prêcheurs français, qu’un peu de ce sang généreux coule sous le vieil habit de Saint Dominique. Quant au sol, il aura son tour ; car la France arrivera tôt ou tard au rendez-vous prédestiné où la Providence l’attend. »

En disant que les libertés ont été conquises, Lacordaire exagère, ou plutôt il anticipe. Dans la société qui est en train de se bâtir, il exige maintenant, après la liberté d’enseignement, une autre liberté, elle aussi refusée : la liberté d’association. Il a déjà, avec lui en Italie, quelques compagnons dominicains. Il préfère se présenter d’abord seul, à Paris. Le 14 février 1841, il prononce à Notre-Dame un grand discours sur la vocation de la nation française. Le gouvernement est en effervescence. Une partie du clergé aussi ; on interdit par exemple aux séminaristes de Saint-Sulpice de se rendre à la cathédrale ; nous le savons par le jeune Ernest Renan, qui avouera son « effroyable dépit ». Sur sa robe dominicaine on oblige Lacordaire à mettre un manteau de chanoine. Peine perdue. Son génie oratoire, sa manière de traiter les problèmes de tous les temps en des termes allant au cœur de ses contemporains, emportent la victoire.

Il prêche ensuite à Bordeaux, à Nancy, à Lyon. À propos de cette dernière station dans la Primatiale Saint-Jean il écrit à Mme Swetchine, en février 1845 : « Le Cardinal de Bonald m’a accueilli de la meilleure grâce du monde... Non seulement il me permet de prêcher en grand costume, mais il m’a déclaré que si le ministre réclamait, il ne lui répondrait même pas, tant cette prétention lui paraît ridicule.

« ... La station de huit dimanches, suivie avec une sorte de frénésie, l’église pleine dès cinq heures du matin, s’est terminée par une scène dont je n’avais pas encore été l’objet. Une multitude d’hommes s’est amassée dans la cour de l’archevêché, et à mon sortir de l’église s’est précipitée en m’entraînant dans l’immense salle, des pas perdus au milieu des acclamations. Le soir une sérénade m’a été donnée sous les fenêtres du palais... »

 

Mais la liberté d’association est autre chose que la liberté et le succès d’une parole. Dans la foulée, si je puis dire, le Père Lacordaire entreprit d’ouvrir plusieurs couvents à travers la France, en commençant par Nancy. Chaque fois les mêmes événements se reproduisaient : protestation du gouvernement auprès de l’évêque du lieu, campagne de presse soigneusement orchestrée, résistance passive de l’évêque et du Père Lacordaire. Finalement, comme il y avait la Charte, le tumulte s’apaisait. D’autres Ordres et Congrégations, qui végétaient dans l’ombre, se reprirent à vivre au grand jour.

Sur ce intervint la Révolution de 1848. Proposé par sept ou huit collèges électoraux, pour l’Assemblée Constituante, Lacordaire expliqua à Paris ses positions. Il obtint un grand succès à l’amphithéâtre de l’École de Médecine, mais souleva des tempêtes aux abords de la grande salle de la Sorbonne. Il est vrai que ses adversaires avaient joué sur tous les tableaux. Écoutez plutôt cette lettre de la fondatrice des Religieuses de l’Assomption :

« Il n’est pas de calomnies qu’on n’ait employées pour nuire à sa candidature, surtout dans les derniers jours. On a eu l’incroyable talent de persuader à la fois aux bonnes âmes de Saint-Sulpice et de Saint-Thomas qu’il était communiste, si bien qu’il n’a pas eu de voix dans la section Saint-Thomas d’Aquin, et très peu dans le quartier ; à la masse, qu’il était monarchiste ; aux conservateurs, qu’il était exalté radical ; au peuple, qu’il était Général des Jésuites ; tandis que le faubourg Saint-Germain vous disait gravement qu’il était prêt de sortir de l’Unité. »

C’est Marseille, où il n’avait prêché qu’une seule fois, qui eut l’honneur de l’élire. Mais, quelques jours plus tard, l’assemblée ayant été envahie par une foule d’émeutiers, le Père Lacordaire démissionna.

Il poursuivit ses Conférences de Notre-Dame jusqu’en 1851. Après le Coup d’État du Prince Louis-Napoléon, il y renonça. Ses prédications pour le Carême de 1852 étaient prêtes pourtant. Mais il jugea que sa parole étant une liberté devait disparaître avec les autres. Il prêcha une dernière fois à Paris, en 1853, dans l’église Saint-Roch. La police était aux pieds de la chaire ; elle ne semble pas avoir compris une allusion terrible que nous ne connaissions d’ailleurs que par un texte sténographié : « Celui qui emploie, pour arriver à son but, des moyens misérables, celui-là est un misérable », et elle n’intervint pas quanti Lacordaire, dit-on, s’écria : « Il suffit, d’un seul soldat pour m’arrêter, mais Dieu a mis en moi de quoi résister à tous les empires : il a mis dans mon âme ma foi et mon indépendance de chrétien (...). Ne baissons pas la tête. Quand l’Église s’est courbée, l’Église s’est perdue. »

Evidemment, ceux qui « voulaient du bien » à Lacordaire demandèrent une sanction à Napoléon III, mais l’Empereur était trop habile pour leur donner gain de cause. Lui et Lacordaire devaient d’ailleurs, quelques années plus tard, se trouver face à face lors de la visite protocolaire après l’élection de l’illustre Frère prêcheur à l’Académie française. L’entretien fut, parait-il, empreint de courtoisie. Dans les œuvres du Père Lacordaire il y avait par bonheur l’oraison funèbre du général Drouot. On ne parla que d’elle : l’un des meilleurs serviteurs de l’oncle venait au secours du neveu !

 

Certes, si le Père Lacordaire vivait de nos jours, d’autres grands combats que ceux que je viens de signaler solliciteraient son sens de la justice et son goût de la liberté. Le problème social, avec sa valeur morale et ses aspects techniques, commençait à peine à se poser. Lacordaire l’aborda néanmoins, à Notre-Dame, en parlant de la pauvreté et aussi en exposant longuement ce qu’il appela « les effets sociaux du catholicisme ». Quelques-uns estiment qu’il aurait pu aller plus loin. Peut-être. Mais, d’une part, il ouvrait la porte aux réformes à venir, en raison de la trouée qu’il avait réussie. D’autre part, il indiquait la voie à suivre par la manière dont il avait lié l’esprit du christianisme au monde en train de naître. S’il y eut des limites dans l’horizon de Lacordaire, le plus important n’est-il pas que son courage et ses méthodes aient fait de lui un précurseur dont beaucoup, par la suite, tiendront à se réclamer ?

De toutes manières, il ne se serait engagé qu’au service des vraies libertés. Les fausses, il les avait en horreur, lui qui affirmait qu’entre le riche et le pauvre, le puissant et le faible, c’est la loi qui affranchit et la liberté qui opprime.

Aussi ne limitons pas notre sujet de ce soir à la liberté de la presse, à la liberté d’enseignement, à la liberté d’association. Un autre combat fut mené par Lacordaire, il dura, celui-là, toute sa vie. En 1835, l’auditoire qui l’accueillit à Notre-Dame ne connaissait que les aspects extérieurs de sa personnalité. Il pressentait peut-être que, fils de son siècle, ce jeune prêtre avait comme lui de grandes passions. Il ignorait que, pour Lacordaire, la première liberté, celle qui se conquiert chèrement, plus chèrement que toutes les autres, s’appelle la liberté intérieure. En quoi consiste-t-elle ? En ceci qui, chez un croyant, est plus rare qu’on ne pense : Dieu est à l’aise en lui, Dieu est libre en lui, dans sa conscience. En 1852, il écrira : « Je n’ai appartenu à personne. » Ailleurs, et à maintes reprises il pourra affirmer, la tête haute : « J’ai appartenu à Jésus-Christ. »

Considérant que nous sommes tous prisonniers, nos servitudes variant selon nos tempéraments, nos ambitions, nos faiblesses, les occasions, les influences, le Père Lacordaire savait que, pour s’arracher à de telles captivités, il faut du temps, de la rigueur, de la ténacité. Un de ses disciples immédiats dans cette École de Sorèze qu’il restaura, où il fit merveille, et où il mourut, le Père Captiez, définissait ainsi la pédagogie de l’École : « L’éducation se confond avec l’apprentissage de la liberté. Mais attention ! cet esprit de liberté n’est autre que l’esprit de règle, non pas imposé par la force, mais sage, délibéré, voulu. »

Lorsque, dans ses Conférences de Notre-Dame, le Père Lacordaire démontrait (par son apologétique) que la règle n’est pas une exigence extrinsèque, mais la réponse à un appel, un secours et non un fardeau et, par-dessus tout, un amour, il ne se payait pas de mots. Il savait que la liberté qu’apporte l’amour est une liberté onéreuse. Son histoire, glorieuse, brillante, est faite de successifs dépouillements. Lorsque le journal L’Avenir fut condamné, sa soumission — partagée par Montalembert mais non par Lamennais — était une sorte de suicide, et il le vit clairement. Un an avant qu’il ne montât dans la chaire de Notre-Dame, ses conférences du Collège Stanislas furent interrompues : il en appela à son Archevêque dans une lettre pathétique car il y avait là des hommes à qui, selon ses propres termes, « nul ne donne leur pain ». Mais il acceptait néanmoins de renoncer à son bien le plus précieux : la parole. Par la suite, s’il lui arriva de faire allusion avec un peu d’humour à ses ennemis, il reste que lui furent pénibles les défiances qui accompagnèrent partout, et jusqu’au bout, son action. Sorèze, qui devait lui apporter tant de joies, se présenta d’abord comme un grand sacrifice.

 

« J’ai appartenu à Jésus-Christ. » Cet amour envahissant, exclusif, puisque — écrivait-il, « Jésus-Christ seul a la mesure de notre être » — lui permit de garder l’humilité du cœur. Epreuves de toutes sortes, incompréhensions, abandons devinrent à ses yeux — selon une formule inoubliable que devrait méditer tout orateur, quel que soit son credo — « du sang sur les paroles ».

Je n’hésite pas à dire que c’est cette liberté, fruit savoureux d’un amour, qui lui permit de comprendre ceux qui ne partageaient pas sa foi. La magnanimité d’une intelligence ferme et intrépide fit que ce prêtre aventuré, disait-on, dans les régions de la foi, s’aventura fraternellement dans les régions de l’incroyance. Seul un homme libre peut offrir à ceux qui ne partagent pas ses idées un espace d’accueil où l’on puisse pénétrer, et chercher à comprendre, sans se renier.

Le 24 janvier 1861, déjà miné par la maladie, le Père Lacordaire prononçait son Discours de réception à l’Académie. M. Guizot le recevait. La question de savoir qui fut le plus remarquable des deux ne présente qu’un intérêt mineur. L’essentiel est ailleurs. Pour la dernière fois Lacordaire prenait la parole en public. Il prononça l’éloge de Tocqueville, et cet éloge fut beau. Il dialogua avec Guizot, et ce dialogue fut élevé. Mais celui qui souhaitait être à l’Académie française « le symbole de la liberté acceptée et fortifiée par la religion » s’adressait, me semble-t-il, par-delà ses confrères, et par-delà la foule qui se trouvait sous cette Coupole, au jeune prêtre qui s’était engagé trente ans plus tôt dans un rude combat. Je crois que ce jeune prêtre avait le droit de lui répondre : « Tu as souffert, mais tu as aimé. Tu as été fidèle. »