Discours de réception de Maurice Schumann

Le 30 janvier 1975

Maurice SCHUMANN

Réception de M. Maurice Schumann

 

M. Maurice Schumann ayant été élu à l’Académie française à la place laissée vacante par la mort de M. Wladimir d’Ormesson, y est venu prendre séance le jeudi 30 janvier 1975, et a prononcé le discours suivant :

 

Messieurs,

Quand on reçoit l’honneur de franchir votre seuil, on s’applique à le mériter, d’abord en vous adressant son remerciement, puis en évoquant son prédécesseur comme pour lui demander de vous admettre dans la lignée. Mais, à la dissociation qu’implique cet ordre, pour naturel et logique qu’il soit, je ne parviens pas à me résoudre. Je sais en effet que — malgré les témoignages d’indulgence et d’encouragement qui me furent prodigués par tant de voix dont j’entends aujourd’hui l’inflexion, même si elles se sont tues — je n’aurais pas eu le front de prétendre à vos suffrages si Wladimir d’Ormesson n’avait cru que je pouvais en être digne.

Le temps n’est peut-être qu’un défi que l’homme lance vainement à l’éternité. Mais quand la durée vient briser, suspendre ou adoucir son indifférence, quand par exemple le roulement symbolique du tambour prolonge le timbre d’un instant privilégié, alors la barrière semble fléchir. Faut-il parler de la présence d’un mort ? Oui sans doute, puisque la main qui m’a conduit vers vous n’a pas quitté ma main.

Un moraliste qui mourut trop jeune pour être des vôtres disait vrai : « Les passions conseillent parfois plus hardiment que la réflexion parce qu’elles donnent plus de force pour exécuter ». Comment la réflexion pourrait-elle nourrir mon remerciement ? Elle ne me porte qu’à mesurer combien je me sens inégal à tant d’éclat. Mais la passion de la rigueur d’où procède le besoin de remettre en question de langage et d’exiger des mots un contenu ? Mais 1a passion de la tolérance qui vous qualifie pour montrer à la France — après les grands déchirements — pourquoi sa tunique est malgré tout sans couture ? Mais la passion de l’égalité des chances et des droits qui, dès l’origine, confondit ici, dans un vrai collège, des hommes entre lesquels ailleurs la naissance dressait ses frontières ? Il me reste de justifier — en reprenant chacun de ces élans qui, déjà, donnèrent son rythme à ma vie — le bonheur de partager votre dignité et peut-être votre combat.

Car le temps n’est plus où l’Académie Française régnait sur un héritage. Il nous faut maintenant forger pour la défense et l’illustration de la langue les armes d’une vraie reconquête. L’attrait du français est intact, son rayonnement et son cheminement sont contrariés. On accepte la pensée de nos hommes de science, mais à la condition qu’un moule étranger la déforme. Qu’il soit banni demain de l’univers des satellites, le véhicule des coordonnées et des méditations cartésiennes ne pourra-t-il plus prétendre qu’à la gloire des langages éteints ?

Une certaine charte est intitulée Déclaration des Droits de l’Homme et non Déclaration des Droits du Français. Mais cette universalité, d’où la tire-t-elle, sinon de la résonance des mots qui servirent à la sculpter ? Puisqu’il faut veiller sur le titre même du dictionnaire tout en révisant son contenu, on verra désormais votre Compagnie éclairer et stimuler les pouvoirs auxquels la croissance de la menace commande d’entreprendre une contre-offensive ambitieuse. En déployant mon effort dans votre ombre pour seconder cette mission, je tenterai, Messieurs, de prolonger ensemble « les jours sans mesure » que vous m’avez donné de vivre et la lueur du regard tutélaire sans lequel je ne les aurais jamais vécus.

Mais, pour refuser de croire que les yeux de Wladimir d’Ormesson se sont fermés, faut-il imposer silence à la raison ? Suffit-il, au contraire, de le voir tel que l’avaient modelé cette aptitude à l’émerveillement et cet art naturel de ne jamais insulter ni après-demain ni avant-hier, qui lui épargnèrent le vieillissement et la lassitude ? Chagrins, cataclysmes, métamorphoses, rien ne lui arracha le soupir de Portia : « Mon corps est fatigué de tout ce grand monde. » Le bienfaisant excès de sa sensibilité et de sa curiosité qui s’avivaient et se distrayaient mutuellement lui donna la vocation la plus enviable : celle d’être un Contemporain par essence et par sympathie.

« Contemporain de l’éternité », selon la définition de l’homme dont votre Compagnie est redevable à un vrai poète, mais aussi du même âge que ses petits-fils, du même temps que ses aïeux. « D’abord continuer, ensuite commencer » : voilà sa devise et son histoire.

Les trois syllabes du nom qu’il a porté et qu’un autre parmi vous continue d’illustrer, je ne peux plus les prononcer sans les charger des mêmes couleurs ou des mêmes attributs que « la syllabe lourde » dont se délectait Marcel Proust. « Compact, lisse, mauve et doux » telle était Parme dans les rêves de ce conquistador du temps perdu ; et tel est Ormesson dans ma vraie mémoire, celle du cœur, où se confondent la « vieille maison » et, comme il disait, « l’archéologue » qui l’a ressuscitée, tirée de sa torpeur, dégagée de ses broussailles, bref qui l’a, lui aussi, reconquise. Dans la vie et dans l’œuvre écrite de Wladimir d’Ormesson comme dans le dernier roman de Jean d’Ormesson, le personnage par excellence est une demeure familiale. Mais — entre ces deux créatures dont la pierre a les palpitations et parfois les souffrances de la chair — le contraste est poignant. L’une sera livrée par le plaisir de Dieu à la fatalité du déclin, de l’étouffement ; sans jamais abdiquer, la fidélité s’y sentira moins forte que la faiblesse des roseaux. L’autre, au contraire, gagne sur les invasions : celle des mauvaises herbes, des alluvions, des soldatesques. Le 6 juillet 1914, Wladimir d’Ormesson ne la retrouve que pour entendre retentir le tocsin. Le 27 mai 1940, après l’avoir au long d’un quart de siècle rétablie dans sa dignité, l’approche de l’envahisseur l’en éloigne sans qu’il sache s’il la reverra, sans pourtant que le doute l’atteigne en profondeur. Quatre ans et trois mois plus tard, derrière les murs intacts, tout est cassé, démoli, crevé, déchiré. « Il y avait de quoi, dit le mémorialiste, faire un signe de croix et partir en pleurant. Mais nous restâmes... » Et c’est ainsi que la douzième génération entend couler la petite rivière du Morbras à l’endroit où Raymond Radiguet venait le dimanche cueillir des fleurs qui — s’il faut croire « Le Diable au corps » — ne poussent pas ailleurs. Roman lui finit bien ? Non certes. Le livre est beau parce qu’il ne finit pas. Aucun de ceux qui peuplent ses chapitres ne fut réfractaire aux séductions du paysage ; aucun n’oublia qu’elles seraient périssables s’il n’y avait au-dessus d’elles la continuité d’un horizon. Quelque définition on puisse donner de cette limite — loi morale ou code de l’honneur — elle protège une certaine noblesse qui oblige pareillement siècle après siècle.

En 1794, Henri d’Ormesson, premier maire élu de Paris, Chef de division de la garde nationale, n’est sauvé que par le 9 Thermidor de l’échafaud dont il allait gravir les degrés parce que deux commissaires avaient découvert chez lui un pli bien innocent, mais cacheté par la main du Maréchal de Castries. Cent cinquante ans plus tard, la politesse sera rendue : traqué par la police de l’occupant et condamné à mort par la Milice qu’il a levée dans nos bas-fonds, c’est chez le duc de Castries que Wladimir d’Ormesson trouvera d’abord asile. Les noms, les dates, les dangers délibérément assumés sont, en quelque sorte, interchangeables.

Rien d’autre, même le vol du temps, n’importe plus quand le sang reçu est prêt à devenir le sang donné.

Laboulaye, historien de l’administration du Royaume, n’a pas eu tort de chercher, à côté des noms militaires et dans la race des grands commis, ce qu’il ose appeler des « vertus héroïques ». Sans doute la lignée des Ormesson mérita-t-elle cet éloge en préférant les grandes charges à l’oisiveté ; mais elle le justifia beaucoup mieux par ses refus. En dépouillant une liasse dans le chartrier de sa vieille maison, votre confrère découvrit une lettre adressée le 28 novembre 1750 à Henri-François d’Ormesson. Elle commence par ces mots : « Le Roy me charge, Monsieur, d’avoir l’honneur de vous mander que Sa Majesté a jeté les yeux sur vous pour remplir la place de M. le Chancelier. » Le lecteur tressaillit de fierté, comme si c’était à lui-même que venait d’être proposée la première dignité de la Monarchie. Mais l’orgueil du nom fut plus délicieusement chatouillé quand il s’avisa que l’offre avait été déclinée. Henri-François se piquait d’avoir su cultiver, après l’avoir recueilli près de son berceau, l’art difficile de ne pas se laisser éblouir ; son père n’avait pas voulu du contrôle général des Finances ; son grand-père n’avait pas été tenté par l’éclat de la Chancellerie ; son arrière-grand-père n’avait pas accepté les Sceaux sous Richelieu. Peut-être parce que, sur les chemins de ma vie publique, j’ai rarement rencontré cette sagesse ou cette abnégation, je ne résistai pas, un soir, à l’envie d’interroger le visage, peint par Rigaud, d’Henri-François d’Ormesson sur les motifs ou les mobiles de la lettre par laquelle il sollicita la grâce d’échapper à son élévation. Vous devinez par quelle voie me parvinrent aussitôt deux réponses. D’abord la pourpre et la puissance gênent, aux approches de la mort, la méditation sur les fins dernières : plusieurs Ormesson furent poussés vers les Ordres par une vocation tardive ; ceux auxquels la mitre fut offerte invoquèrent leur âge pour la refuser. Ensuite, les ancêtres d’Henri-François lui avaient enseigné, non par l’abus des préceptes, mais par l’exemple, à n’accueillir les honneurs que comme la parure du devoir.

La Chancellerie devait avoir un mauvais renom dans la famille : Olivier d’Ormesson avait été, en 1662, l’un des vingt-six membres de la Chambre de Justice devant laquelle Fouquet fut traduit ; pour l’inciter à rallier le parti de la mise à mort, on commença par lui promettre la succession du Chancelier Séguier comme salaire de la peur. Jamais la manière de Wladimir d’Ormesson ne paraît plus sobre et plus rayonnante que quand elle emprunte le style de Tacite pour résumer la fin de cette histoire : « Fouquet fut sauf. Colbert quinaud. Le Roi furieux. Olivier d’Ormesson célèbre et disgracié. » On n’ignore pas que Louis XIV — qui redouta d’adresser ensuite la parole à ce serviteur de l’État capable de regarder la défaveur et le Roi-Soleil en face — se fit, après quelques années, présenter son fils André et lui dit simplement : « Monsieur, tâchez d’être aussi honnête homme que votre père. » Mais sait-on que l’Olivier du Grand Siècle avait déjà de qui tenir ? Cent ans avant le procès de Fouquet, un autre Olivier, en refusant d’être mis à la tête des Finances, avait arraché ce cri à Charles IX : « J’ai mauvaise opinion de mes affaires puisque les honnêtes gens ne veulent pas s’en mêler. »

Arrêtons-nous sur le bord de cette longue route pour plaindre le juge qui ne sait pas être un réprouvé et n’oublions pas de trembler pour le sens de l’État si, d’aventure, les serviteurs qu’il a forgés deviennent, à force d’encourir les faveurs, incapables de mériter les disgrâces.

En vérité, malgré les silences de Louis XIV, le roi de France reste, aux yeux d’Henri-François et d’Olivier, le maître auquel on obéit parce qu’il vous a préalablement écouté, l’interlocuteur qui aura le dernier mot, mais n’a pas exigé d’avoir aussi tous les autres. Cette définition serait moins fortement ancrée dans leur esprit si elle n’avait été d’abord l’image déposée dans leur mémoire et dans leurs archives.

Comme on lui demandait de couvrir la page blanche d’un registre des grandes amitiés, Wladimir d’Ormesson commença la préface de sa vie par ces lignes inédites : « Le nom de ma famille est Le Fèvre d’Ormesson. Le Fèvre vient évidemment de « Faber », c’est-à-dire ouvrier. Quel outil maniaient les Le Fèvre à l’origine ? Je ne sais. Le premier « Le Fèvre » dont notre famille a enregistré le souvenir se situe à la fin du XIVe siècle.

Il avait du bien près de Montmorency. Son petit-fils Jean qui fut greffier au Parlement acquit la charge de secrétaire du Roi. Or le fils de Jean, Olivier, fut à la fois le premier Le Fèvre d’Ormesson qui sortit de l’obscurité et l’hôte privilégié qui accueillit maintes fois dans sa maison quatre rois de France. Le quatrième fut Henri IV. Peut-être n’aurait-il pas réconcilié les Français si Olivier d’Ormesson, à la grande fureur des fanatiques, n’avait, le premier, publiquement proposé que « l’on suppliât le roi de Navarre à se faire catholique en lui promettant, en retour, l’obéissance de ses sujets ». Trois fois, le fils d’Henri IV devait venir souper chez le fils d’Olivier. Mais, après Louis XIII, ces chandelles intimes furent soufflées. Le mythe royal — pour sa grandeur comme pour son malheur — perdit son visage familier. Les féodaux domptés avait troqué leur docilité contre le privilège dangereux de la distance. La femme d’un « robin », fût-il ministre, n’aurait plus même rêvé de voir le Roi sous son toit et à sa table, puisqu’elle ne pouvait ni paraître à la Cour de la Reine ni moins encore « monter » comme on disait, « dans les carrosses ». À la fin du XVIIIe siècle, le marquis Henry d’Ormesson condamnait le mariage de sa sÏur avec « un militaire, homme de cour » qui n’était autre que le fils du duc d’Uzès et refusait de prendre femme dans une maison princière, parce qu’il était, dit-il, « résolu de ne consentir en aucun cas à la disparate des familles ». Plus tard, sous la Monarchie de Juillet, après les révolutions qui avaient unifié l’aristocratie en croyant éloigner ses deux branches, un autre marquis d’Ormesson épousera la dernière descendante d’une ancienne maison souveraine. Mais il faut, pour comprendre Wladimir d’Ormesson, se rappeler le lointain passé qu’il a recousu et revécu. Il se voulut, bien qu’il eût le choix, d’une seule lignée : celle des légistes qui créèrent l’État, qui reçurent beaucoup de lui, qui lui donnèrent tout, qui ne lui demandèrent rien.

Nous qui l’avons regardé, entendu, suivi sur le perron de la vieille maison, serions presque tentés de croire qu’il l’a reprise et rendue à elle-même pour mieux ressembler aux premiers de ceux qui l’y précédèrent. J’allais dire : pour y recevoir librement à son tour le père ou le grand-père de Louis XIV. Cette histoire incorporée ajoutait de la grandeur au spectacle : tout restait naturel et tout était voulu.

Car cette présence au passé ne fut pas seulement pure de toute acrimonie. Jamais la nostalgie ne l’ombragea. Wladimir d’Ormesson s’était délivré du regret par la réanimation. Il n’évoquait pas ceux qui avaient hanté son parc, il les rencontrait soudain au détour d’une allée. Un autre aurait dit, comme dans une visite intelligemment guidée : « Ici vinrent Turenne, Racine, Boileau, La Fontaine et Bossuet. » Lui, près des tilleuls qui si longtemps n’abritèrent plus aucun des siens, mais dont il avait récupéré l’ombre pour la restituer à ses enfants, on le voyait s’échauffer en pointant sa canne vers un champ : « C’est par ici, disait-il, que s’est échappé le jeune Blavette. » Il expliquait ensuite que le fils du Conseiller Clément de Blavette, âgé de vingt ans et recueilli par Henri d’Ormesson, avait été saisi d’une fièvre violente avec transport au cerveau à la triste nouvelle de l’imminente exécution du Roi et — jeté par l’affolement dans la démence — s’était enfui pour ne jamais reparaître. La scène s’était déroulée dans la nuit du dimanche 20 janvier 1793. Mais, comme Wladimir d’Ormesson la revivait au lieu de la raconter, on avait envie de courir après Blavette, de le sermonner et d’envoyer chercher sur-le-champ pour lui prodiguer les soins que, cent soixante-dix ans plus tôt, réclamait son état. Diderot fut un jour assez heureusement inspiré pour comparer — dans une lettre à Sophie Volland — le château à « un flacon dans un seau de glace ». Mais les délices de cette image étant noyées dans la malveillance, Wladimir ne s’y reportait qu’en donnant à Diderot le sobriquet inventé par Voltaire ; il se plaisait à contrefaire « le ricanement de Pantophile ». Et voilà pourquoi, si je n’y prenais garde, j’en viendrais vite à me persuader que j’ai même contemplé le flacon dans son seau de glace, en arpentant les jardins qui le cernent, avec l’auteur du « Neveu de Rameau ». Surtout n’allons pas croire que, dans cette manière de vivre en amont, il entrait une part de jeu. La vérité, toute différente, est qu’il y restait une part d’enfance. Car, si Wladimir d’Ormesson remerciait trop volontiers et trop chaleureusement la vie pour ressembler à un enfant gâté, il préserva jusque dans la vieillesse le charme des enfants choyés. De sa naissance à Saint-Pétersbourg où — disait-il — « on était alors plus près de Louis XIV et sans doute aussi de Sardanapale que nous ne le sommes aujourd’hui d’Alexandre III », de sa croissance à l’ombre d’Elseneur, dans un jardin sur le Tage ou sur les pentes de l’Acropole, de ses rondes avec des filles de prince ou des fils de roi, bref de ces enfances diplomatiques qu’il a décrites avec le recul qu’imposait le temps et l’absence de recul que le cœur exigeait, il avait tiré par contraste le goût de l’enracinement, mais aussi gardé par accoutumance le goût du bonheur. Il détint, avec tous ses dangers et tous ses attributs, le privilège dangereux de fermer la famille, d’être — pour le foyer dans lequel il grandit — le dernier moment de la jeunesse. S’il écrit à l’âge de dix ans une sorte de conte renouvelé des Métamorphoses qu’il intitule « Les mémoires d’un Bambou », il se trouve une bonne tante pour le faire éditer et un chroniqueur — du journal « Le Gaulois » bien entendu — pour sacrer l’auteur, en première page, « Benjamin de la littérature ». Que la Comédie française passe par Athènes, Philinte tombera malade juste à point pour que le fils du ministre de France qui sait le Misanthrope par cœur, le remplace au pied levé et paraisse, à l’âge de quatorze ans, sur une scène avec les comédiens les plus illustres. Bien sûr, il récite aussi « La Nuit d’octobre », cultive le sentiment du désespoir, a besoin d’entendre la respiration de sa mère ou de se sentir incompris. Il risque même cet alexandrin : « La fatigue a posé sur moi ses doigts d’airain. » Mais l’aptitude à l’émotion est encore une manière d’être intelligemment et douillettement heureux.

Jugez-en par cette anecdote, incroyable et vraie. Wladimir redoutait, par-dessus tout, que sa mère ne le confiât à quelque établissement scolaire en partant pour un des quatre coins de l’Europe. La femme du ministre de France à Lisbonne, Copenhague ou Athènes, n’avait aucune envie de se séparer de son benjamin. Mûe par un sûr instinct, elle recourut à un procédé qui n’est pas à la portée de tous les chrétiens : elle demanda très simplement au Saint Père de trancher le débat. Léon XIII n’hésita pas : « Ce qui prime tout, dit-il, c’est l’éducation de la famille. « Grâce à lui, le futur ambassadeur près le Vatican ne fut jamais pensionnaire. « Oui, vraiment, concluait-il après avoir raconté cette histoire, Léon XIII était un grand Pape. » Et son rire partait d’un cÏur qui n’avait jamais vieilli.

Un parfum très légèrement proustien flotte sur cette enfance, comme sur la reconquête du château quitté, sinon perdu. C’est à la fin du «Temps retrouvé » que Proust disserte sur les noms des diplomates : il aime à se dire qu’il n’y aurait pas eu d’Aunay sans les arbres, de Laboulaye sans les bouleaux, ni d’Ormesson sans les ormes. à l’instar de beaucoup d’enfants, le jeune Wladimir jouait à créer des personnages. Comme Proust, il tirait leur caractère de leur nom, d’autant plus révélateur qu’il était imaginaire. Son passe-temps favori était d’échafauder, en rédigeant des billets de faire-part, de subtiles combinaisons matrimoniales ou funèbres qui tournaient invariablement autour de quatre points : la duchesse de Nevers-Châtillon née Gromailles ; le baron Gaudin-Lambercier, Président du Comité des Industries mécaniques ; le docteur Chamborel et le Colonel de Mérillac.

Bien entendu, aucun des quatre ne disparut jamais ni de son vocabulaire ni de son souvenir. « Eux aussi — disait-il —, eux surtout sont immortels, à telle enseigne que je n’envisage pas qu’une réception académique puisse se dérouler en leur absence. » C’est bien pourquoi je me permets, sans lever les yeux, une brève parenthèse pour prier la duchesse de Nevers-Châtillon, née Gromailles, de solliciter en ma faveur l’indulgence du baron Gaudin-Lambercier et pour suggérer au docteur Chamborel de secouer, s’il en est déjà besoin, la torpeur du colonel de Mérillac.

Plus tard, l’imagination de Wladimir d’Ormesson mettait volontiers en présence sur le quai d’une gare, puis dans le hall d’un aéroport, quatre diplomates de second rang : Krimpitz, Bouchaloff, Badington et La Vertigrade (dont l’annuaire diplomatique indique le nom, mais avec cette mention : voir Dubois de La Vertigrade). Ce qu’il n’ajoutait pas, mais ce qu’il sentait au fond de lui-même, c’était que Badington, La Vertigrade, Krimpitz et même Bouchaloff, ne disaient de lui que du bien. Ils le remerciaient et le remercient encore d’avoir justifié leur état en persistant à croire que le vrai négociateur est celui qui cherche obstinément à équilibrer deux dignités, la sienne et celle de l’autre. Justement parce qu’il portait et promenait des siècles avec lui, il ne disait jamais : « tout est fini » et, comme votre confrère Jules Cambon une minute après la signature du Traité de Versailles, se demandait chaque jour ce qui commence.

En souvenir des deux années que — bien longtemps avant de représenter ou, plutôt d’être, la France à Buenos Aires et à Rome — il passa tout enfant à Copenhague, j’inscrirais volontiers en tête du journal personnel que rien n’interrompit pendant un demi-siècle et que le mémorialiste comparait à un fleuve d’Amérique, cette pensée de Kierkegaard : « la vie ne se comprend que par un retour en arrière, mais on ne la vit qu’en avant ».

Ce contemporain de l’avenir, anxieux de se porter sur demain Wladimir d’Ormesson l’était-il dans son adolescence ? Ou bien l’est-il devenu, près du tournant de la trentaine, sous l’effet du sentiment le plus propre à grandir celui qui l’éprouve et le mieux susceptible de le révéler à lui-même: l’admiration ? « Je lui dois tout » : la créance de Lyautey sur Wladimir d’Ormesson est égale à celle d’Alain sur André Maurois, autre biographe de Lyautey. Le débiteur la résumait ainsi : son bienfaiteur lui avait appris à ne jamais dire « ou » s’il y a une chance de pouvoir dire « et ». Quand le dialecticien décrète : « ceci ou cela », l’homme d’action donne rendez-vous au futur et réplique : « ceci et cela » ; officier de cavalerie et dreyfusard ; bâtisseur d’empire et précurseur de l’affranchissement des peuples; incapable de se résigner à la mutilation de la France et capable de comprendre que — vue des mers de Chine ou de l’Océan indien — toute guerre européenne devient intestine ; également prompt à redouter l’injustice du désordre et à redire avec Lamennais que les révolutions vivent de la négligence des sociétés; ministre de la Guerre après Verdon et hanté par l’horreur des hécatombes.

C’est en retrouvant Lyautey que Wladimir d’Ormesson le trouva.

Au printemps de 1911, ils s’étaient rencontrés dans un des salons qui jetèrent leurs derniers feux sur la France de M. Fallières. à l’hiver de 1916, ils se rapprochent au fond du drame. Entre les deux dates, il y a bien autre chose que cinq années. « Vous dirai-je ce que c’est qu’un jeune homme de vingt-deux ans ? » Cette question serait banale si Bossuet n’avait choisi, pour la poser, le début de son panégyrique de Saint-Bernard. Wladimir d’Ormesson y répond, pour son propre compte, avec une ironie tempérée par l’attendrissement. Il se revoit le dos à la cheminée chez une comtesse amie des arts et des lettres, avec un pantalon rouge de secrétaire d’État-Major, qui doit avoir rejoint Compiègne avant minuit, en train de déclamer les strophes de son dernier poème devant un général à quatre étoiles déjà paré des couleurs de l’exotisme et de l’audace :

Jets d’eau, jets d’eau, O longs jets d’eau
Immenses fleurs éclaboussantes
J’aime vos tailles nonchalantes...

Et, soixante ans plus tard, l’ancien jeune poète commentait : « Vous voyez, j’avais trop lu Albert Samain sous l’abat-jour de Paul Géraldy. » À la vérité, il cherchait sa forme propre d’exaltation et n’était pas loin de la trouver. J’ai eu le privilège d’exhumer la nouvelle qui lui valut son premier droit d’auteur : dans le hall d’un luxueux hôtel, un groom s’efforce de jouer à la « machine-roulette », pour soustraire à ses chefs une petite part de sa pauvre vie et se libérer de la servitude par une expression pitoyable du rêve ; or, tout garçon de vingt ans qui se sent prêt à capter ce qu’aucun autre n’a perçu porte en lui-même un créateur. Mais, le 17 décembre 1916, est-ce le romancier de « Tom » et de la « Préface d’une vie », le poète des « Jets d’eau » et de « la Victoire Aptère » qui, à peine sorti d’une barcasse devant Casablanca, apprend de la bouche même de Lyautey que le Résident Général, devenu ministre de la Guerre l’a choisi comme officier d’ordonnance ? Sa sensibilité est pas seulement intacte. Elle vient d’être avivée, approfondie par la mort de sa mère et la perte de tant d’amis, fauchés comme Péguy ou son cher Bertrand de Fénelon, avec les épis mûrs. Mais elle s’est aussi renouvelée. Car l’enfant choyé a ressenti l’autre souffrance: celle qui ressemble à la souffrance des autres. Blessé le 19 mars de l’année de Verdun entre Altkirch et Dannemarie, le lieutenant d’Ormesson a découvert — dans la solitude cernée par les gémissements du bois de Carspach et des lits d’hôpital — cette douleur dont on ne se délecte pas qu’Apollinaire, au même moment, oppose à la complainte de tous ceux qui sont, se croient ou se veulent mal aimés.

En 1921, il n’osera publier, sept ans après l’avoir achevé, le roman d’un jeune homme riche dans une garnison tranquille qu’avec cet avant-propos : « tel qu’il est, on ne l’écrirait plus, ce livre. Né d’hier, il semble d’une autre époque, d’une autre génération. Je demande que l’on ne s’étonne pas d’y trouver ou de n’y pas trouver tant de ces sentiments que les grandeurs et les servitudes militaires ont modifiés ou fait naître en chacun de nous ». Mais par quels efforts le Secrétaire d’État-Major naguère jugé trop faible pour le poids des armes a-t-il réussi à se pousser en première ligne ? Nul ne l’a su, pas même ses enfants. Une seule fois Wladimir d’Ormesson fera violence à sa pudeur de combattant volontaire. Certains adorateurs de la force qui devaient dix ans plus tard le montrer du doigt aux polices de l’occupant, ne lui pardonnaient pas de s’appliquer, peut-être avec plus d’acharnement que d’espoir, à maintenir ou à renouer les dialogues franco-allemands : « En ayant reçu dans le rein — répliqua-t-il à leurs outrages — une balle de mitrailleuse qui m’a abîmé la santé pour le reste de mes jours, j’estime avoir acquis le droit de travailler pour la paix et de rechercher, dans la sécurité et la dignité nationale, les modalités pratiques d’une meilleure entente entre mon pays vainqueur et son ancien adversaire. » Ce texte est daté de février 1931. Exactement quarante ans après, en février 1971, la même main tracera, sur une feuille volante que j’ai cent fois retournée, cette recommandation qui s’adresse, à moi à travers les héritiers de mon prédécesseur et à vous, Messieurs, à travers moi : « Je tiens à signaler à mes enfants que le professeur L’Huillier, directeur du Centre des études européennes à l’Université de Strasbourg, vient de publier un livre dans lequel est reconstituée toute l’histoire du Comité franco-allemand d’information fondé par Pierre Viénot en 1925. Je forme le vœu que celui qui sera appelé à me succéder à l’Académie Française, par conséquent à retracer mon action ici-bas, étudie ce petit ouvrage. Il trouvera là un résumé très exact et très fidèle de ce qui a constitué l’essentiel de mon activité entre 1925 et 1932 ; des efforts que j’ai tentés entre la période post-locarnienne, et avant la période hitlérienne pour essayer d’assainir les relations franco-allemandes et d’empêcher un nouveau conflit qui me paraissait une folie. Nos espoirs ont été vains. De part et d’autre, la sottise a prévalu. Mais, après une seconde et épouvantable catastrophe (qui n’était que trop prévisible) les faits, depuis quelque douze ans, nous ont donné raison. »

Satisfaction d’avoir assez vécu pour voir l’Allemagne et la France réconciliées ; sentiment qu’il avait été lui-même un des vrais artisans de cette cause tragiquement contrariée ; sourde crainte du réveil des démons assoupis : tels furent les trois rayons qui éclairèrent la sagesse de Wladimir d’Ormesson au soir de sa pensée. Il nous a laissé deviner à quelle heure, lugubre et lointaine, le foyer s’était allumé. Le 25 avril 1917, Lyautey vient de quitter, amer et insomniaque, le ministère de la Guerre. Pour triompher de sa fiévreuse clairvoyance, moins de trois mois ont suffi à la coalition des routines, bien qu’il ait préparé la voie par laquelle passeront Clemenceau et la victoire. Une forte crise d’ictère l’oblige à faire un détour par Vichy avant de regagner Rabat. Son officier d’ordonnance devine trop aisément les pensées cruelles qu’il rumine. Quelques semaines plus tôt, Wladimir d’Ormesson avait copié mécaniquement, rue Bonaparte, dans le secret de l’appartement personnel du général, le fameux plan d’offensive établi par le successeur de fait du général Joffre au commandement suprême. Il est le seul à savoir que le pressentiment de l’échec habite, obsède « le patron ». « C’est du Kriegspiel, lui a confié Lyautey, c’est insensé. On me dit : cela ne vous regarde pas, vous n’êtes pas chargé des opérations militaires. Mais je n’en peux plus d’être le spectateur impuissant d’une guerre qui, à son trentième mois, n’est pas menée sérieusement, alors que déjà la France est saignée à blanc. » Or, huit jours après l’offensive, sous la pluie qui assombrit le vaste hôpital militaire qu’est devenue la ville thermale, un sous-officier remet au lieutenant d’Ormesson une lettre du Chef de l’État-major de la 1ère Armée pour le général Lyautey : « On continue, on s’acharne à taper sur un mur, sans but ni raison... Si vous avez encore, mon Général, une influence à Paris, je vous en supplie, mettez-la en œuvre. Nous avons eu dans ces derniers six jours autant de pertes qu’en trois mois sur la Somme. Tous ceux qui se battent sont consternés. »

N’en doutons pas : la hantise de cette consternation des morts de demain, c’est elle qui fera d’un esthète blessé le plus courtois mais non le moins passionné des polémistes de l’entre-deux-guerres; c’est elle qui inspirera en 1928 l’auteur de « La Confiance en l’Allemagne ? » (avec un point d’interrogation) auquel un jury où voisinent André Tardieu et Léon Blum, décernera un premier prix ; enfin et surtout c’est elle qui suscitera en 1931, quand chacun sait et quand presque personne ne s’avoue qu’il sera bientôt trop tard, le « Plan d’Ormesson ».

Il me faut ici, comme il disait lui-même, donner dans la « vraie confidence » : pour moi, le « Plan » est une image vivace avant d’être une idée forte. En 1931, ceux qui vont avoir vingt ans ne ressemblent plus au jeune Barrès. S’ils « frémissent jusqu’à serrer les poings », ce n’est pas du « désir de dominer la vie » mais du besoin de ne plus écouter avec un sentiment d’impuissance les voix qui leur répètent les trois mots que votre futur confrère émile Henriot choisira bientôt comme titre de son meilleur roman : « Tout va finir. »

C’est alors que, pour la première fois, je vois et entends Wladimir d’Ormesson, mais tel que je ne le verrai ni ne l’entendrai plus. Les invectives dont on l’a couvert, la certitude que le gaspillage de la dernière chance conduira l’Europe aux abîmes, la crise universelle qu’il décrit comme le grand aveu du déclin de l’Occident, durcissent son sourire et alourdissent sa voix quand, dans une salle surplombant les jets d’eau du Palais-Royal qui ne sont plus ceux du poème de sa jeunesse, il en appelle à la notre avec une tristesse véhémente dont il n’est pas coutumier; « Allons-nous rester figés dans une conception imprudente de la prudence ? Il est fallacieux de se borner à redire qu’il y a près de cinq millions de chômeurs en Allemagne. Ce qu’il faut savoir, c’est que le même raz de marée économique fait peser sur l’Europe entière la menace d’une guerre civile. Mais la clef du problème n’est pas entre les mains des seuls Européens. Donner à ceux qui jouent la dernière chance de la démocratie allemande le moyen d’assainir l’économie en allégeant de moitié la charge des réparations; demander aux États-Unis d’abandonner parallèlement la moitié de leur créance sur les Alliés; proposer à l’Allemagne une convention militaire par laquelle nos deux pays s’engageraient à réduire dans la même proportion leurs dépenses d’armement : telles sont les trois idées directrices du plan qui — en nous tirant d’une immobilité peureuse — montrerait que nous sommes redevenus capables de penser politiquement. »

Je garde souvenance non seulement du ton sur lequel furent prononcés le verbe et l’adverbe, mais aussi de la question sur laquelle l’inutile Cassandre termina son exhortation : « Est-il déjà dit que l’Europe pourra faire son deuil de la paix en 1933 ? » Ainsi nous fut annoncée la première des douze années terribles qui brisèrent des dizaines de millions et broyèrent des centaines de millions de vies humaines sans faire prévaloir le mythe sur la loi du XXe siècle. « Il n’y aura jamais plus pour la France de politique extérieure qui ne passe par l’irréversibilité de sa réconciliation avec l’Allemagne » : cette maxime est la dernière que m’ait léguée le général de Gaulle. Aucun de ceux auxquels je la confiai ne fut plus heureux de l’entendre que le gaulliste Wladimir d’Ormesson.

Si je lui donne ce titre, c’est parce qu’il l’a revendiqué. Quand ? Comment ? Pourquoi ? N’attendons pas pour donner les réponses les récits et les commentaires que livreront ses papiers encore secrets, surtout ceux qu’il rédigea dans les nombreux asiles où le dissimulèrent pendant plus de vingt mois ses faux noms de Français traqué.

Pour moi, le privilège de les avoir lus n’est grevé que d’une servitude. Contraint de choisir entre tant d’expressions d’une seule et même vérité, je porterai ma préférence vers les témoignages encore inconnus; ils n’ont pas été fournis pour être produits; ils en gardent un surcroît de force et de vie. Le 14 juin 1944, sur la tête de pont normande, Viénot accompagnait de Gaulle. Torturé depuis trente ans par une blessure sans merci, presque achevé par l’emprisonnement qu’il avait accueilli comme un hommage, puis par les fatigues de l’évasion et de la vie secrète, il n’avait plus que le souffle et, comme ambassadeur du Gouvernement provisoire auprès de Winston Churchill, le donnait à la France pour l’aider à rétablir son rang. Son sourire confiait : « Je vais et maintenant je peux mourir. » Dès que nous fûmes seuls, il fut plus explicite : « Je ne reverrai pas Wladimir d’Ormesson. Dites-lui que ma pensée est allée vers lui dés que j’ai touché la France. En septembre 1940, avant d’apprendre par Radio-Berlin qu’il allait quitter Rome, il adressa spontanément deux lettres à mon frère André, qui était aussi mon avocat, en le priant de les lire à l’audience. La seconde s’achevait ainsi : « S’il était vivant, Lyautey vous prendrait dans ses bras. » En écoutant ce témoignage d’un homme vrai qui, quand il l’avait rédigé, était encore ambassadeur en exercice, mes malheureux juges avaient l’air d’implorer ma pitié. » Les larmes qui portaient cette dernière volonté auraient suffi à lui épargner l’oubli ou la prescription. Mais comment aurais-je pressenti que je pourrais, un jour, déposer ici d’un tel passé ?

Le 11 mai 1941, dans le fameux nid d’aigle où Leclerc devait un jour prendre ses quartiers, une voix rauque avait proféré des menaces contre « Le Figaro » et nommément contre la signature que, le 1er février précèdent, on n’avait vu reparaître. La Gestapo et ses indicateurs ignoraient encore les mouvements plus ou moins mal cachés de l’auteur des articles éditoriaux, où, dès 1933, le nom du Führer était ordinairement remplacé par sa définition : le parjure. On s’était étonné, dans quelques salons où la pensée gardait la finesse discrète de la soie, qu’un homme aussi bien élevé que le comte Wladimir d’Ormesson eût, sous la baguette de Paul Paray, hurlé la Marseillaise en un temps où il ne suffisait plus de la chanter. On ne soupçonnait pas qu’il pût se commettre jusqu’à déposer de ses propres mains dans les boîtes aux lettres lyonnaises un pamphlet clandestin qui prêchait la croisade de l’Ordre chrétien contre le désordre nazi. Mais ses articles en disaient et en taisaient assez pour qu’aucun œil ne s’y méprit : ni celui, chargé de haine, d’un délateur qui appela littéralement sur Wladimir d’Ormesson « la malédiction », c’est-à-dire la répression ; ni celui, lourd d’angoisse, d’un persécuté. Je possède aussi le nom du premier. Je ne citerai que celui du second. Le 2 avril 1944, à Condat-sur-Vézère, huit Français de tous âges et de toutes origines tombaient sous les mêmes balles. Une sorte de carnet des années noires échappa à l’incendie allumé par les tueurs. Industriel, de naissance israélite, Paul Weill y avait défié l’événement et l’arbitraire en exacerbant son patriotisme jusqu’à la double passion, jusqu’aux tourments mêlés de la souffrance et de l’attachement. 11 septembre 1942 : « Je me rapproche toujours, de plus en plus, des écrits de Wladimir d’Ormesson. Ce matin, je voudrais lui parler. » 23 mai 1945 : le dialogue se noue, grâce à la piété d’un fils, en dépit et au-delà de la mort. 9 juin 1945 : Wladimir d’Ormesson compose l’inscription qui sera gravée dans la pierre funéraire de Condat-sur-Vézère. La même âme est offerte, la même main tendue.

« Obsession de l’homme par l’homme », disait Paul Valéry qui, aujourd’hui, partage avec Paul Weill deux arrière-petits-enfants. En regard de ces signes d’intelligence, que les justifications semblent vaines et la polémique insignifiante autour d’un passé qui doit, pour faire l’orgueil de tous, n’appartenir à personne! Le 30 juin 1940 — après avoir, grâce à Pierre de Chevigné qui devait un jour s’asseoir au foyer de Wladimir d’Ormesson, pu suivre les chemins de la mer. J’accrochais, comme des millions d’autres, une part de mon espérance à l’illusion d’une secrète connivence entre le glaive et le bouclier. « Hélas, me dit le Général de Gaulle si les choses étaient telles que vous les souhaitez, ce qui est surhumain serait trop facile. »

En vérité, jusqu’au 16 avril 1942, une plume sûre de n’être jamais serve pouvait hésiter entre deux formes de service et de danger :ou se consacrer à l’imprimerie secrète ou tromper la vigilance des censeurs pour suggérer l’espérance aux Français et protéger leur dignité. Wladimir d’Ormesson choisit l’indocilité à ciel ouvert, tout en sachant que la clandestinité l’envelopperait un jour fatal et prochain. Trente-trois ans après Paul Weill, j’ai tenté de le lire avec les mêmes yeux. Tantôt, le 19 novembre 1940, sous couleur de dénoncer « l’excès de zèle », il s’en prend à « la délation qui est peut-être ce qu’il y a de plus abject dans l’ordre humain ». Tantôt encore, l’éloge de l’ordre lui fournit, le 21 octobre, l’occasion de glisser cette phrase : « Les Français tiennent à leurs libertés, autant qu’à leur être ; le mot liberté ne peut se dissocier du mot de Français, ils ne font qu’un. » Tantôt enfin — après avoir, comme le général de Gaulle à Londres, réprouvé les attentats individuels contre l’occupant — il parvient, le 23 octobre, à faire passer ce paragraphe essentiel : « Cinquante otages politiques sont encore tombés hier matin. Nous portons le deuil de ces victimes. Nous pensons en frémissant à leurs familles. Nous ne pouvons étouffer notre cri. » La référence aux « otages politiques » avait un sens bien clair au lendemain dès massacres de Nantes et de Châteaubriant. à travers elle, on voit poindre Olivier Warin derrière Wladimir d’Ormesson. Ce nom de guerre n’est pas le seul qu’aient porté ses faux papiers; s’il le citait avec une sorte de prédilection, c’était sans doute parce que les autres ne l’avaient pas conduit à revoir la mort d’aussi près qu’en 1916. En janvier 1944, Warin avait commis l’imprudence de s’attarder à Lézignan. Il venait de recueillir par héritage cette « vieille maisonÊ" dont les quatre tours sont cernées par la vigne et devant laquelle trois pins très longs semblent porter jusqu’au pied des Cévennes la douce immutabilité de la plaine languedocienne. Dans le chartrier du vaste château, peut-on dire que sommeille une tradition contraire à celle des Ormesson qui n’interrompirent le service de l’État que sous les Bonaparte ? Il est vrai que Marguerite de La Guéronnière, qui épousa Olivier d’Ormesson il y a presque exactement une siècle, était fille d’un préfet et nièce d’un ambassadeur de Napoléon III. Mais, si elle ne reniait ni ses pères ni leurs convictions, sans doute tirait-elle une fierté particulière d’avoir eu, elle aussi, un grand-père indocile : en 1813, le colonel de Carrion-Nizas qui, deux ans plus tard — devait livrer son dernier combat devant Paris, refusa d’exécuter l’ordre par lequel il lui était enjoint de capturer un colonel prussien venu dans les lignes françaises en parlementaire ; Gouvion Saint-Cyr qui présidait le Conseil de guerre auquel il fut déféré reconnut en lui son propre sens de l’honneur. L’Empereur, pourtant, le destitua de son grade. Faut-il dire que l’Olivier d’Ormesson du procès de Fouquet fut le Carrion-Nizas de Louis XIV, ou que Carrion-Nizas, mort à Lézignan, fut l’Olivier d’Ormesson de Napoléon Bonaparte ? Le dernier Olivier, fils de Wladimir, n’avait pas le loisir de s’enorgueillir d’une aussi flatteuse alternative quand il se précipitait vers Lézignan pour y devancer les tueurs de la Milice. Il y rencontra le visage poétique de Maurice Noël, futur rédacteur en chef du Littéraire, émissaire de Pierre Brisson et porteur du même avertissement. Depuis quinze mois, l’habitude était prise de partir sur l’instant. Les tueurs survinrent deux heures plus tard, deux heures trop tard. Mais, cette fois, Olivier Warin ne chercha plus une retraite dans l’Isère ou un maquis de la Drôme. Il mit le cap tout droit sur les environs de la capitale, loin du Midi où le croyait la Gestapo. Cependant, s’il rejoignit sa fille aînée près de l’Isle-Adam chez Gérard de Montebello, auquel tant de fugitifs doivent le salut, il ne s’y laissa pas terrer par la prudence.

    Puissé-je ne pas demeurer le seul lecteur du manuscrit retrouvé dans ses papiers personnels qui relate ses itinéraires d’un point à un autre du Paris clandestin ! On y sent la certitude surplomber la menace. Chaque rendez-vous y est peut-être le dernier, mais il n’y est de rendez-vous qu’avec l’avenir.

Un jour, Wladimir d’Ormesson retrouve au coin de la rue Rouget-de-l’Isle et de la rue Saint-Honoré, Leduc qui redeviendra Jacques Bingen pour prévenir la torture en se donnant la mort. Peu de temps après, il rencontre Quartus et fait semblant de ne pas reconnaître Alexandre Parodi, maître des requêtes au Conseil d’état. En quittant ces représentants du général de Gaulle à Paris, il se demande ce qui ne serait pas, ce qui ne pourrait pas être si la continuité de la présence française dans le camp qui va vaincre n’avait pas été assumée par un seul mandataire. Alors sa pensée se tourne vers Rome où, du 21 mai au 2 juin 1940, jeté par Paul Reynaud — en pleine tourmente — du journalisme dans la diplomatie, il avait représenté l’idée de la France auprès de Pie XII pendant les quatre mois du plus grand deuil. Aussitôt il se rend étrangement justice : même avant le 20 juillet, date précise à laquelle le Pape pressentit que « l’Attila motorisé » n’aurait pas le dernier mot, il n’avait jamais cru à la prédominance finale du nazisme ; il n’avait jamais cru non plus que les Français pussent devenir les alliés de leurs ennemis. Mais ce qu’il avait craint, c’était l’éclipse, sa patrie absentée de la victoire.

Or, aujourd’hui, Parodi ou Bingen au coin d’une rue de Paris, Juin aux portes de Rome, Olivier son fils aîné dans un groupe de combat, bref chaque effort, chaque sacrifice, rendait un peu plus certaine la créance unique de la France. Wladimir d’Ormesson fut et resta gaulliste au nom de ce droit et de cette nécessité...

Pourquoi donc ne rallia-t-il pas Alger d’où lui parvenaient des appels directs, fréquents et pressants ? Il possédait trop bien l’art difficile d’aimer ceux qui l’aimaient pour ne pas les ôter du doute. Tout ce qu’il n’avait pas eu le droit de confier au papier tant que la menace constante d’une arrestation et d’une perquisition pesait sur sa tête, il l’a relaté en neuf pages où je n’ai relevé que trois petites ratures. Signée le 17 mai 1940 à Lézignan, cette déposition transcrit un long monologue intérieur. Elle confronte sobrement la conscience et le tourment. Elle nous plonge dans l’étrange simplicité du grand drame. Leduc-Bingen, Pierre Brisson, Wladimir d’Ormesson se rejoignent quelque part dans le vaste immeuble d’une compagnie d’assurances. « Il faut, exige Brisson, que Wladi reste à Paris. Il sera nécessaire à la résurrection du Figaro. » Ne vous faites pas d’illusion, répond Bingen dit Leduc. On aura besoin de lui ailleurs. « Je ne le demande que quinze jours », reprend Pierre Brisson. « Pouvons-nous donc, insiste Bingen, faire savoir dès maintenant au Saint-Siège que vous acceptez de rejoindre le Vatican comme Ambassadeur du général de Gaulle ? » « Oui, répond sans hésiter l’auteur du récit. Je vous autorise pleinement à le faire. Mais je ne pourrai aller là-bas que lorsque la voie sera libre. » Ainsi Wladimir d’Ormesson se considère clairement comme aux ordres du seul Gouvernement français qu’il reconnaisse. Mais est-ce seulement l’opposition de Pierre Brisson ou les longueurs de la Campagne d’Italie qui le retiennent en France ?

En vérité, il fut surtout paralysé par ce qu’il appelle ses « chaînes familiales ». Comment mettre à l’abri ses filles, son fils aîné, sa femme surtout qui relevait d’une grave maladie ? Cette responsabilité est la seule devant laquelle ait jamais reculé Wladimir d’Ormesson. J’ai toujours pressenti, je sais maintenant qu’il croyait lui-même, sans en rien dire, que ce scrupule lui avait barré l’entrée d’une carrière politique qui, sans doute, l’aurait conduit au quai d’Orsay. Faute d’être un grand ministre, il fut cependant, nous le verrons bien, plus qu’un grand commis. Quand le général lui dit : « Le XXIe siècle sera le siècle de l’Amérique latine, allez à Buenos-Ayres avant de retourner à Rome », il accepta sans hésiter de partir au-devant de toutes les Victoria Ocampo, de tous les José Maria Cantilo qui répétaient après Supervielle :

Je cherche au loin la France
Avec des mains avides.

Et la France cessa d’être au loin.

Près de deux décennies avaient passé quand la deuxième et dernière demande qu’adressa Charles de Gaulle à Wladimir d’Ormesson fut l’occasion d’un savoureux dialogue :

« La loi du 27 juin 1964, lui dit le Président de la République, vient de conférer son autonomie à l’Office national de la Radiodiffusion-Télévision française. êtes-vous prêt à devenir le premier Président du Conseil d’administration de l’Office ? »

« J’ai 76 ans, mon général, et vous m’envoyez dans la cage aux lions. »

« Sans doute, mon cher maître, il y a des lions dans tous les cirques. »

Mais bientôt, qui décida que toute communication télévisée ou diffusée des « pouvoirs publics » devait être faite à visage découvert, de placer la télévision des séances du Parlement sous le contrôle du bureau des Assemblées, d’assurer la régularité des tribunes libres ? Certes, le Président d’Ormesson n’apaisa pas tous ceux qui se pressent bruyamment autour de la « magicienne inassouvie ». Mais l’Office (qu’il avait doté de ce surnom chatoyant) garda jusqu’à son crépuscule la nostalgie de son aurore. Là non plus, Wladimir d’Ormesson n’avait pas été trahi par le réflexe inconditionnel que le précieux confident de beaucoup d’entre nous saisit un jour sur le vif.

Il avait 83 ans quand Pierre Lhoste lui demanda d’écrire sur-le-champ les dix mots de la langue française auxquels il attachait le plus grand prix. Intelligence et goût, équilibre et sagesse, amour et vérité surgirent sans se faire prier. Puis vint le mot Liberté qui ferma le cortège. Il était le seul qui portât une majuscule.

Est-ce à dire qu’il divinisait la liberté ? J’ose dire que, comme le plus illustre de ses prédécesseurs à Rome, il la faisait sortir du droit divin. Le monarchiste Chateaubriand, en 1814, fonde le droit de Louis XVIII sur l’intérêt de la France et traite par prétérition la divinité de sa race. Pour Bossuet, le christianisme est, au sens matériel, inflexible, c’est-à-dire qu’il est comme un « cercle rigoureux », comme un « cerceau redoutable » où le genre humain tourne dans une éternité sans progrès ; pour Chateaubriand, non seulement le cercle s’élargit, mais encore c’est son essence chrétienne qui le rend extensible. En effet, si le progrès est la loi, la liberté est l’instrument du progrès. Or la seule source intelligible de la liberté est Dieu qui, en créant l’homme distinct de lui-même, l’a livré à son franc arbitre. De ce « christianisme progressif » — dont le génie fut lentement découvert par l’Enchanteur désenchanté — Wladimir d’Ormesson a nourri les vingt-cinq dernières années de sa vie terrestre et d’abord celles de sa seconde ambassade près le Saint-Siège. Je crois l’heure venue de lever le voile sur l’œ inconnue qu’il y accomplit en huit ans. Nous n’ignorons plus que les pensées romaines de Chateaubriand lui assurent une avance d’un siècle sur son temps. Il entendait affranchir l’Église de la forme immuable des &Eeacute;tats et répudiait le principe d’une « religion soldée ». Il poussait l’audace jusqu’à demander les « quelques concessions de part et d’autre » qui suffiraient à rétablir l’unité des Chrétiens, jusqu’à juger inéluctable le bouleversement de l’ordre social fondé sur les cruautés de la révolution industrielle. Louis XVIII avait raison de dire : « M. de Chateaubriand voit loin quand il ne se met pas devant lui. » Or le propre de Wladimir d’Ormesson était de ne jamais se mettre devant lui. Ses mémoires font silence sur les affaires qu’il eut à conduire. À peine ses derniers écrits laissent-ils échapper cette moitié d’aveu : « De toutes mes forces et de tout mon cœur, j’ai travaillé pour que les relations de l’État et de l’Église s’établissent désormais sur des bases raisonnables, solides, conformes aux intérêts des deux parties, ainsi que je l’avais toujours souhaité. Il n’est pas jusqu’à l’épineux problème scolaire, qui m’avait toujours tant préoccupé, qui peu à peu... Mais il ne m’appartient pas de révéler ce qu’on saura peut-être un jour. »

Eh bien, ce qu’on doit désormais savoir, c’est qu’il était un homme d’action. Au lendemain de la Grande-Guerre, élu maire du village d’Ormesson qui se transforme brusquement en ville, il avait imposé — au prix de huit ans d’efforts — la première loi qui fit pénétrer, dans l’anarchie et le trafic des lotissements, l’ordre et la moralité. En 1931, nous l’avons vu dresser, en face de la montée des périls, non pas un barrage de vœux pieux, mais un plan qu’approuva le génie pratique de Lyautey. De même, en 1948, quand il revient à Rome, il se sent également incapable de bomber le torse et d’attendre silencieusement de prudentes et vagues directives. Deux idées l’obsèdent depuis sa jeunesse : la fin du pouvoir temporel des Papes, la séparation de l’Église et de l’État français — également mal comprises des contemporains — sont de salutaires points de départ. Sou rôle sera maintenant de contribuer a en faire les instruments de la réconciliation des Français et du rapprochement des nations.

À quoi pensait-il en écrivant cette phrase ambiguë : « J’ai toujours considéré que l’Ambassade de France au Vatican était à elle seule une espèce de Concordat ? » La réponse est contenue dans la lettre demeurée jusqu’à présent confidentielle qu’il adressa le 12 décembre 1952 à un secrétaire d’État aux Affaires étrangères que vous lui avez donné, Messieurs, comme successeur. Toutes les conditions de la paix scolaire et religieuse s’y trouvent définies. Elles furent secrètement débattues, à Paris entre les mandataires de plusieurs familles politiques que rapprochait une égale bonne volonté, et à Rome. Mais Wladimir d’Ormesson ne cédait pas plus à l’illusion qu’au découragement : d’une part, il m’écrivait sans risque d’erreur que la « désastreuse » instabilité de nos institutions vouait l’entreprise à l’enlisement ; d’autre part, il sentait que les efforts déployés ne seraient pas vains, à la longue. Sept ans après, le travail de pionnier auquel il avait prodigué tant de soins lui permettait d’apporter un concours décisif à la Commission, présidée par votre confrère de l’Institut de France, Pierre-Olivier Lapie, dont le rapport donna naissance à la loi qui, pour son honneur, porte le nom de Michel Debré. « Je considère, dira l’ancien ambassadeur, comme l’un des privilèges de ma vie d’avoir préparé ce traité de paix. Il met fin à une querelle qui a empoisonné la France. Il a permis à l’enseignement de l’État et à l’enseignement libre de s’estimer, de se rapprocher et de s’associer. Puisse-t-il rester à l’abri des caprices de la politique et des retournements inattendus de certains chrétiens. »

Mais en un temps où Jean XXIII n’avait pas encore mis le langage pontifical à la portée du monde moderne, Wladimir d’Ormesson fut aussi l’annonciateur de l’ère conciliaire. Une idée prophétique guidait les dépêches dont j’étais — disait-il avec un sourire indulgent — le lecteur attentif. L’Église est universelle depuis les origines ; mais cette universalité commence seulement à exister; les révolutions techniques (les seules qui soient irréversibles) abolissent les distances ; la fin de l’hégémonie européenne, l’inévitable croissance des jeunes nations, le déplacement de l’axe du monde vers l’Asie que Pie XII nommait « le continent où tout se jouera désormais », il n’est rien qui ne tende à charger de son vrai poids le mot Ïcuménique, applicable à « toute la terre habitée ». Que cette évolution fragmente en chapelles nationales l’Église universelle, et voilà l’humanité plus cruellement divisée contre elle-même. Qu’elle fasse renaître, au contraire, l’autorité internationale du Saint-Siège dégagé de ses formes temporelles, et voici poindre une nouvelle aube. En l’aidant à se lever, c’est sa propre vocation que écrira la France, elle qui désormais ne tirera plus sa grandeur de sa seule puissance.

Certes Wladimir d’Ormesson fut l’ambassadeur qui fit représenter « l’Annonce faite à Marie » devant le Souverain Pontife, sous le plafond en bois doré de la salle du Consistoire. Certes, sans lui, on ne verrait pas gravée sur une plaque, au sommet du Janicule, entre le lit de mort et le sépulcre du Tasse, la phrase la plus magnifique des Mémoires d’outre-tombe ; mais il fut aussi le diplomate au style traditionnel et aux idées neuves qui tenta de faire comprendre au Gouvernement de la République pourquoi le Vatican n’avait pas tort de souhaiter qu’il reconnût Mao Tse Toung dès 1950. Mais il fut surtout l’avocat efficace de la foi et de la charité qui brûlaient les premiers prêtres ouvriers.

Toute cette œuvre fut, au sens propre du terme, surplombée par un objet. J’ai vu sur sa table de chevet un crucifix dépliable en cuir usé. Il l’avait reçu en 1916 sur le front d’Alsace, des mains d’un incroyant. Sans ce mince bouclier, la balle qui le frappa dans le bois de Carspach aurait été mortelle. Wladimir d’Ormesson, jusqu’au dernier jour, y attacha sa méditation. Les pages les plus profondes qu’il ait publiées, non sans hésitation, figurent dans « Les vraies confidences ». Elles furent écrites dans l’ombre en février 1943. Il y redit d’abord après Pascal : « Qu’on ne nous reproche pas notre manque de clarté, puisque nous en faisons profession. « Puis, avec une rigueur presque mathématique, il fait profession du mystère de Dieu. » Quand je n’aurais d’autre preuve de l’immortalité de l’âme que le triomphe du méchant et l’oppression du juste en ce monde. cela seul m’empêcherait d’en douter. Une si choquante dissonance dans l’harmonie universelle me ferait chercher à le résoudre. Je me dirais : « tout ne finit pas avec nous avec la vie ; tout rentre dans l’ordre à la mort ». Qui a écrit cela ? Jean-Jacques Rousseau dans l’Émile. Wladimir d’Ormesson l’a redécouvert quand il était lui-même un juste opprimé, et quand il se levait, seul, pour chanter le Magnificat : « Suscepit Israel puerum suum ». C’était en 1943. Une angoisse qui ne lui était pas familière lui disait que plus le ciel est noir, moins il est vide.

Et l’ascension continua. Lorsque la Revue des Deux-Mondes — qui lui avait épargné ce que sa sensibilité redoutait par-dessus tout : l’absence de tâche — publia ses derniers propos, nous l’avions déjà conduit au cimetière d’Ormesson.

Cette survie n’est pas un symbole ; c’est un signe ; le propre de celui qui nous le légua aura bien été de ne pouvoir dissocier la destination de l’homme dans le siècle et dans l’éternité. En le relisant, j’ai — comme le voulait Alain — la sensation de penser à lui jusqu’à l’empêcher de mourir. Je l’entends s’indigner, à l’occasion de l’affaire Lip, contre le « chômage technologique » et définir la sécurité de l’emploi comme un commandement, je le vois jeter encore un coup d’œil sur le poème de Péguy qui — dans la Rome de l’été 40 — l’arrachait à l’abattement, je l’écoute se murmurer à lui-même que nos âmes sont les ondes de Dieu.

Et j’en viens, en un temps où la science, comme dit le Faust de Valéry, touche à tâtons au principe de la vie, à me demander avec Jean Rostand quelle non-science inventera l’homme pour prendre en mains les commandes chimiques de son destin. Se laissera-t-il imposer une non-science d’État, un « Q.G. » de l’idéologie policière ? Ou reprendra-t-il la « garde des valeurs nécessaires », retrouvera-t-il l’aptitude à choisir son chemin propre d’accès à l’humanisme personnel ? « Il n’est pas, disait Baudelaire, de pointe plus acérée que celle de l’infini. » Cette pointe, Wladimir d’Ormesson l’adoucit jusqu’à lui donner une parenté secrète avec ce quatuor de Debussy qu’il aimait tant. Mais il ne l’émoussa jamais.

Messieurs, que nous eût-il manqué si, en septembre 1888, le panier qu’une nourrice russe avait laissé glisser entre deux rails n’avait été, au tout dernier moment, préservé des roues meurtrières d’un train express ? Peut-être la perfection d’un certain art de vivre qui ­ dans un monde transfiguré — se confond avec l’art l’espérer. Mais je crois surtout que, si Wladimir d’Ormesson n’avait pas vécu, les antithèses mensongères auraient eu le champ plus libre dans une France qui les a trop choyées. Quel fut donc le secret de l’aisance avec laquelle nous l’avons vu s’évader des fausses antinomies ? Un certain matin de mars, j’ai senti qu’il me le livrait. La veille, vous m’aviez élu pour tenter d’être son successeur. Je voulus mettre sur sa tombe quelques-unes des fleurs qu’il avait souvent choisies pour Nicolas son petit-fils et pour celle qui lui inspira, au terme d’un livre bouleversant et serein, ces quelques mots : « d’une façon toute naturelle, nous nous tenions par la main ; c’est ainsi que nous avons traversé la vie ».

Pourquoi n’éprouvais-je que de la quiétude ? Quel népenthès m’avait apaisé ? Le remède magique n’était qu’un souvenir resurgi. Dans une page de « La ville et les champs » Wladimir d’Ormesson raconte ainsi les derniers instants de sa mère : « Elle prit nos mains dans les siennes et nous dit simplement : « vous voir heureux ensemble, c’est la joie de ma mort, la joie... »

J’ai su, dès lors que — pour comprendre Wladimir d’Ormesson, tout ce qu’il fit et tout ce qu’il fut — il suffisait de la palpitation d’un mot : le seul peut-être, parmi tous ceux sur lesquels vous veillez, qui soit assez sur de sa plénitude et de sa clarté pour prolonger sans crainte, jusque dans le parfum de la mort, la saveur de la vie.