Réponse au discours de réception de Marguerite Yourcenar

Le 22 janvier 1981

Jean d’ORMESSON

Réception de Marguerite Yourcenar

Réponse de M. Jean d'Ormesson

au discours de Madame Marguerite Yourcenar

 

 

Messieurs,

Dans un monde qui change plus vite et plus radicalement qu’il ne l’a jamais fait depuis ses lointaines origines, les quelque trois cent cinquante ans qui nous séparent de la création de cette maison par le cardinal de Richelieu, constituent une longue chaîne de souvenirs et de coutumes. Des erreurs et des omissions s’y mêlent à des talents durables et au génie le plus éclatant ; le savoir, l’imagination, la vanité ou la gloire, le style, le pouvoir, l’amour de la science et des lettres s’y habillent de fidélité ; l’avenir s’y nourrit de passé : c’est ce qu’on appelle la tradition.

S’il y a un endroit de notre univers bouleversé par le progrès des techniques et par le mouvement des esprits où la tradition survit avec une splendeur surprenante, c’est bien celui, Messieurs, qui nous réunit aujourd’hui. Et, parce que le changement, la nouveauté, le progrès lui-même, oui, le progrès, porteur de tant de menaces à côté de tant de promesses, risquent de faire du futur quelque chose de sombre, d’inquiétant, d’aussi cruel que le passé — ou peut-être encore bien plus —, il y a de l’espoir pour la tradition. À deux conditions : qu’au-delà des tentations, des lassitudes et des compromissions, elle sache rester fidèle à elle-même et qu’au-delà des routines et des mesquineries, elle sache s’ouvrir à tout ce qu’il y a, dans le temps qui passe, d’aspiration à plus de vérité et à plus de justice. L’avenir sans le passé est aveugle ; le passé sans l’avenir est stérile. Il n’y a pas de grand projet qui ne soit d’abord fidélité et il n’y a pas de grand souvenir qui ne soit en même temps une promesse. Un mot de Miche-Ange m’a toujours paru admirable : « Dieu a donné une sœur au souvenir, et il l’a appelée l’espérance. »

Le souvenir... Le souvenir de ceux que nous avons aimés et qui ne sont plus parmi nous, le souvenir de la beauté que nous a léguée le passé, le souvenir de tous ceux qui nous ont permis d’être ce que nous sommes... Un monde sans souvenirs serait la platitude et l’ennui mêmes − ne serait-ce que parce qu’il n’y aurait plus rien à combattre et à incliner. Voyez quelle nostalgie éveille au cœur des foules tout ce qui évoque les coutumes ancestrales, les langages du terroir, les rites de la communauté, les habitudes de l’enfance, les traditions de la patrie, grande ou petite, de la région, de la province, de la vallée, du fleuve, de la forêt, de l’île − tout ce qui tranche enfin sur la morne grisaille de ce que l’un des nôtres − Jean Cocteau − appelait si joliment « l’espéranto visuel ». Renoncer à ses traditions, c’est accepter de devenir dans le temps ce que sont dans l’espace les personnes déplacées, c’est tomber dans la condition désastreuse de réfugié de l’histoire. « Car, nous dit un écrivain qu’admirait Roger Caillois − Antoine de Saint-Exupéry −, les rites sont dans le temps ce que la demeure est dans l’espace (...). Et je ne connais rien au monde qui ne soit d’abord cérémonial. Car tu n’as rien à attendre d’une cathédrale sans architecte, d’une année sans fêtes (...) ni d’une patrie sans coutumes. »

Il y a pourtant quelque chose de plus fort que la tradition : c’est la vie et son mouvement. Pourquoi les héros de roman passent-ils leur temps à se révolter ? Pour la même raison qui oblige les grands hommes à faire bouger l’histoire. À la splendeur du souvenir et de la fidélité répond l’ardeur de l’annonce, de l’attente, de la promesse. L’histoire est une continuité ; elle est aussi une impatience. Elle regarde vers demain comme elle regarde vers hier. Tournées vers l’avenir autant que vers le passé, les traditions − comme les femmes − sont faites pour être à la fois respectées et bousculées. Elles sont faites pour que le souvenir ne soit que la préface de l’espérance. Chacun connaît la formule célèbre : la tradition est un progrès qui a réussi. La plus haute tâche de la tradition est de rendre au progrès la politesse qu’elle lui doit et de permettre au progrès de surgir de la tradition comme la tradition a surgi du progrès.

Ce sont, j’imagine, des réflexions de cet ordre qui vous ont incités, Messieurs, à me permettre de prononcer devant vous sans que le ciel me tombe sur la tête, sans que s’écroule cette Coupole, sans que viennent m’arracher de mon fauteuil les ombres indignées de ceux qui nous ont précédés dans cette lignée conservatrice d’un patrimoine culturel où, fidèles à l’étymologie, nos pères semblent s’être livrés depuis toujours et tout seuls à une espèce d’équivalent masculin et paradoxal de la parthénogenèse − un mot inouï et prodigieusement singulier : Madame.

 

Madame,

C’est une grande joie pour moi de vous souhaiter la bienvenue dans cette vieille et illustre maison où vous êtes, non pas certes le premier venu, mais enfin la première venue, une espèce d’apax du vocabulaire académique, une révolution pacifique et vivante, et où vous constituez peut-être, à vous toute seule, un des événements les plus considérables d’une longue et glorieuse histoire.

Je ne vous cacherai pas, Madame, que ce n’est pas parce que vous êtes une femme que vous êtes ici aujourd’hui : c’est parce que vous êtes un grand écrivain. Être une femme ne suffit toujours pas pour s’asseoir sous la Coupole. Mais être une femme ne suffit plus pour être empêchée de s’y asseoir. Nous vous aurions élue aussi − et peut-être, je l’avoue, plus aisément et plus vite − si vous étiez un homme. Plût au ciel que les hommes que nous avons choisis depuis trois cent cinquante, ans eussent tous l’immense talent de la femme que vous êtes Ne voyez dans votre élection, qui n’est pas une mode de la tribu, aucun tribut à la mode ce serait faire hommage en vous au hasard de la naissance, ce serait faire injure en vous au mérite de l’écrivain. Nous n’avons pas voulu nous plier à je ne sais quelle vogue ou vague du féminisme régnant. Nous avons simplement cherché à être fidèles à notre vocation traditionnelle qui est de trouver − si faire se peut − dans les lettres françaises ce qu’il y a de meilleur, de plus digne, de plus durable. Avec vous, Madame, nous y avons réussi. Votre discours, dans notre jargon, porte le nom de remerciement. C’est plutôt à nous de vous remercier, non pas de l’accident de votre sexe, mais de la fermeté de votre écriture et de la hauteur de votre pensée. Vous êtes un écrivain et, comme quelques autres substantifs ou adjectifs de la langue française − ministre, mannequin, sage-femme qui hier encore n’avait pas de masculin, cocu qui, en dépit de trop d’abus, n’a pas de féminin, ou grognon −, le mot écrivain ne connaît pas de distinction de genre : il ne connaît, hélas ! ou peut-être heureusement, que des différences de force, de talent et de style.

Je devrais peut-être, ici, pour me plier aux règles d’un genre qui, en trois siècles et demi, a fourni, il faut le reconnaître, assez peu de chefs-d’œuvre, rappeler les grandes lignes de votre existence et passer en revue vos ouvrages. Je m’en abstiendrai, si vous le permettez. Et pour deux raisons : d’abord, parce que vous avez entrepris vous-même, et que vous êtes en train d’achever, dans les trois volumes de votre Labyrinthe du monde —Souvenirs pieux, Archives du Nord et Quoi, l’éternité ?, encore à paraître — le récit de votre vie et de ses antécédents ; ensuite, parce qu’il n’y a qu’un moyen de connaître un écrivain c’est de lire ce qu’il a écrit. Nous ne manquons pas d’exemples où il n’y a que des avantages à s’abstenir de se plonger dans l’œuvre d’un académicien. Dans votre cas, au contraire, le mieux est encore de vous lire : c’est un plaisir dont il ne faut pas priver ceux qui ont le malheur — ou le bonheur — de ne pas être encore familiers de votre œuvre. Dans la grande querelle entre les partisans de Sainte-Beuve et ceux de Marcel Proust, avec son Contre Sainte-Beuve, je me range résolument du côté de l’auteur de À la recherche du temps perdu. L’anecdote, surtout celle qui se transmet en famille et que vous traitez de niaise, est peut-être, pour l’écrivain, un matériau utile et le point de départ d’un lent travail d’où surgira l’œuvre d’art ; elle n’est pas nécessaire à la connaissance que prend le lecteur du monument enfin achevé. La vie d’un écrivain n’est que le support d’une œuvre. Votre vie, à beaucoup d’égards, apparaît comme fortuite. Elle n’importe pas beaucoup, comme aurait dit votre père. Un romancier, à la limite, n’a pas besoin de biographie. Ses livres témoignent pour lui.

Je ne vous connais d’ailleurs pas, Madame. Et, contrairement à ce que s’imaginent beaucoup de ceux qui s’intéressent à la petite histoire de l’Académie, jusqu’à ces tout derniers jours je ne vous avais jamais rencontrée. Je ne pourrais pas ajouter grand-chose à ce que vous racontez vous-même. Et pourtant, je sais tout de vous, puisque je vous ai lue. Et chacun n’a qu’à vous lire pour savoir tout de vous et pour découvrir avec émerveillement que vous prenez place avec éclat dans l’édifice fragile, précieux, immense de cette littérature française que nous avons pour mission, dans la mesure de nos forces, de défendre et d’illustrer.

Ce que nous pouvons faire, ensemble, pendant quelques minutes, c’est d’essayer de déterminer quelle est votre situation dans cet ensemble majestueux et menacé, comme toutes les œuvres des hommes, par l’indifférence, par l’ignorance, par l’oubli — en un mot, par la barbarie. Chacun sait que Proust est hanté par le temps, par le souvenir, par l’amour comme désespoir et comme torture réciproque ; que le surréalisme et le communisme se succèdent chez Aragon ; que la fidélité à la tradition et l’intelligence du monde moderne se disputent Chateaubriand ; que Jules Romains se confond avec l’unanimisme ; que Paul Morand est fils du jazz, de la vitesse, des voyages autour du monde, du culte de l’image et du cabriolet décapotable ; que Claudel est l’explosion superbe et presque monstrueuse d’une force brute et sainte ; que Montherlant, c’est l’alternance, les taureaux, la chevalerie du néant, la Rome antique, le charme fier de l’enfance ; que l’intelligence nerveuse d’un Malraux, s’établit à un carrefour où passent des statues khmères, le sourire de l’Ange de Reims, les révolutions d’Espagne ou de Chine, et la haute stature du général de Gaulle que la ferveur des extrêmes et de toutes les libérations touchent un André Gide. Mais vous, Madame, où vous situez-vous ? Je ne suis pas tout à fait sûr que beaucoup de vos admirateurs eux-mêmes pourraient répondre à cette question. Malgré les prestiges de tant d’ouvrages, des romans, des nouvelles, des essais, des traductions, des pièces de théâtre, des poèmes ; malgré la radio et la télévision, malgré les meutes de journalistes et des interviews souvent remarquables, mais qui renseignent plutôt sur les opinions de l’auteur et sur sa vie que sur son œuvre ; malgré la diffusion de ses livres − et surtout des Mémoires d’Hadrien − dans presque toutes les langues du monde avec son nom aux consonances vaguement turques — et qui n’est pourtant que l’anagramme approximative d’un vieux nom des Flandres françaises, Crayencour —, Marguerite Yourcenar reste une espèce de mystère extrêmement célèbre, une sorte d’obscurité lumineuse. On sait que c’est très bien, que c’est beau, que l’auteur est quelqu’un d’exceptionnel. C’est tout. Vous êtes, Madame, un mythe et un enjeu autour desquels, depuis des mois, beaucoup se sont battus qui vous avaient à peine lue. Tâchons d’aller un peu plus loin et d’éclairer ce que vous êtes et ce que vous apportez.

Le premier élément où se déploie votre œuvre, c’est l’histoire. On dirait que votre pensée, vos sentiments, vos passions, vos espérances, votre style sont inséparables de l’histoire des hommes. Et d’abord de ce creuset où, autour d’Hérodote, de Xénophon, de Thucydide, des premiers grands tragiques, se révèlent enfin à eux-mêmes l’œuvre des hommes en train de se faire et l’esprit des hommes en train de se penser : la Grèce. Vous pourriez dire comme le plus illustre de vos personnages : « J’ai collaboré avec les âges, avec là vie grecque elle-même » ou encore, toujours comme lui, vous retournant sur votre passé et sur ce que vous avez fait : « Oui, Athènes reste belle, et je ne regrette pas d’avoir- imposé à ma vie des disciplines grecques. Tout ce qui en nous est humain, ordonné et lucide nous vient d’elles. » En ce sens, nourrie de la Grèce, de sa pensée, de sa poésie, de ses secrètes passions aussi − car Apollon, Athéna, la chaste et impitoyable Artémis ne sont pas seuls à régner dans le ciel grec où rôde aussi Dionysos −, votre œuvre est d’emblée classique.

La Grèce ne vous fournit pas seulement un modèle et un décor. Elle vous confie aussi un héros. C’est un soldat − mais un sage ; c’est un empereur − mais un homme ; c’est un Romain − mais un Grec : c’est l’empereur Hadrien. Une autre figure où l’amour et la gloire se mêlent très étroitement aurait pu vous séduire : Omar Khayyam, poète et astronome. Vous avez préféré Hadrien. Est-ce parce que vous savez le grec et que vous ne savez pas le persan ? Est-ce parce qu’un troisième élément − le pouvoir − s’ajoute chez l’empereur à la sagesse et à la renommée ? Je n’en suis pas sûr. Dans les notes si précieuses qui accompagnent vos Mémoires d’Hadrien figure une indication extraordinairement éclairante. C’est une phrase tirée de la correspondance de Flaubert : « Les dieux n’étant plus, et le Christ n’étant pas encore, il y a eu, de Cicéron à Marc Aurèle, un moment unique où l’homme seul a été. » Une grande partie de votre vie allait se passer à essayer de définir, puis à peindre, cet homme seul et d’ailleurs relié à tout, dont la vocation et la tâche principale allaient être de transmuer dans la réalité sérieuse, concrète et un peu lourde de Rome ce qui était en Grèce une admirable vue de l’esprit et un bel élan de l’âme.

À vingt ans, vous portez déjà en vous le livre qui sera plus tard les Mémoires d’Hadrien. Tous les manuscrits de cette époque seront abandonnés et détruits. Vous reprenez vos travaux une dizaine d’années plus tard. Entre 1934 et 1937, après de longues recherches qui vont du Recueil des inscriptions grecques et latines de l’Égypte à l’Histoire romaine de Dion Cassius, des travaux d’Henri-Charles Puech ou de Marcel Durry à ceux de Jérôme Carcopino dont vous occupez aujourd’hui le fauteuil et des Papyrus d’Oxyrhynchus à cette fameuse Historia Augusta aussi pleine de canulars que d’informations précieuses et dont Sir Ronald Syme vient de nous révéler que, contrairement aux opinions admises dont vous vous faites vous-même l’écho, elle est bien l’œuvre d’un seul auteur, votre immense projet est à plusieurs reprises caressé et abandonné. Vers 1941, à New York, vous découvrez par hasard, chez un marchand de couleurs, avec la mélancolie qui s’attache aux rêves impossibles et aux tâches auxquelles on renonce, quatre gravures de Piranèse ; l’une d’entre elles, en un de ces intersignes chers à André Breton, représente une vue de la Villa Hadriana. À la veille de Noël 1948, vous recevez enfin, de Suisse, une malle pleine de papiers de famille et de lettres vieilles de dix ans. Vous vous asseyez auprès du feu. Vous vous livrez à ce que vous appelez « une espèce d’horrible inventaire après décès ». Vous défaites des liasses de lettres. Vous les parcourez avant de les détruire. Vous brûlez, vous brûlez. Les noms mêmes ne vous disent plus rien. Il y avait des Paul, des Marie, des François. Ils avaient tous disparu, et même de votre souvenir. Soudain, vous dépliez quatre ou cinq feuilles dactylographiées sur un papier jauni. Vous lisez : « Mon cher Marc... » Marc... De quel parent, de quel ami, de quel amant peut-être, pouvait-il bien s’agir ? Vous ne vous rappelez pas ce nom- là. Il vous faut quelques instants pour vous souvenir enfin. Marc n’était pas votre amant. Vous ne l’aviez jamais vu. Il était mort depuis dix-huit siècles. Marc était un empereur romain, successeur d’Antonin, adopté par Hadrien. Marc était Marc Aurèle. C’était le début de la longue lettre qui allait devenir, en dix ans, les Mémoires d’Hadrien.

Un pied dans l’érudition, l’autre dans la magie, poussant le plus loin possible l’assimilation à votre héros, utilisant pour mieux le comprendre un commencement de maladie de cœur, essayant de revivre jusqu’à la suffocation et jusqu’à l’agonie, jusqu’à la dernière gorgée d’eau, jusqu’au dernier malaise, l’existence de l’empereur, travaillant dans le wagon-lit entre New York et Chicago, puis dans le restaurant de la gare de Chicago où vous attendez un train bloqué par une tempête de neige, écrivant d’un seul jet les passages sur la nourriture, l’amour, le sommeil et la connaissance de l’homme, vous avez passé des jours ardents et des nuits lucides. Voilà comment, tout au long des années, surgi d’une vie entière, arraché à la fatigue, à l’oubli, aux chagrins, naît lentement un chef-d’œuvre.

Pour décisive qu’elle soit dans le développement de votre existence et de votre pensée, la Grèce, où vous avez vécu et dont vous avez traduit superbement les poètes dans La Couronne et la Lyre, est loin de constituer le seul décor où se meuvent vos personnages. Le Denier du rêve est lié à la domination du fascisme sur l’Italie. Les Nouvelles orientales nous font voyager dans des temps reculés en Chine, en Inde, en Perse, au Japon. Pour des raisons analogues à celles qu’expose Racine dans sa préface de Bajazet et pour permettre de satisfaire le mieux possible aux conditions du jeu tragique, Le Coup de Grâce se situe, au lendemain de la Première Guerre mondiale, dans les Pays baltes ravagés par la révolution et par la lutte entre les communistes et les corps-francs prussiens. L’Œuvre au noir, surtout, nous ramène à une de ces époques-charnières où les destins des hommes semblent hésiter entre un passé dont ils se dégagent lentement et un avenir qui les fascine, les attire, les angoisse et souvent les écrase. De même que les Mémoires d’Hadrien nous transportent à la jointure du paganisme et du christianisme, de même L’Œuvre au noir, à l’ombre des Léonard de Vinci, des Erasme, des Copernic, des Servet, des Vésale, des Ambroise Paré, des Galilée, des Campanella, des Giordano Bruno, des Paracelse, nous fait assister autour de Bruges, dans les Flandres, dans le monde germanique, au formidable affrontement de la Renaissance et du Moyen Âge. L’époque d’Hadrien voit la lutte entre les dieux et le Christ ; dans la froide ardeur de la Réforme et dans toutes les tempêtes de la raison annonciatrice des temps modernes, l’époque de Zénon est celle de la lutte autour de Dieu et avec Dieu.

Au centre de ce bouillonnement, votre personnage de Zénon, bâtard de cardinal, alchimiste et médecin, magicien aimé des femmes, voyageur, plus ou moins hérétique, artisan amateur, philanthrope, philosophe, aventurier de l’âme, est une figure inoubliable. Lui aussi, comme Hadrien, vous l’avez longtemps porté en vous. Vos grands héros ressemblent à ce Lao-tseu de légende, resté à méditer dans le sein de sa mère pendant quatre-vingts ans avant de dicter le Tao-tô King au gardien de la passe de l’Ouest. Dès 1934, un volume intitulé La Mort conduit l’attelage regroupe trois récits unifiés et contrastés par la référence à trois peintres : D’après Dürer, D’après Greco, D’après Rembrandt. Ces trois nouvelles ne constituent en fait que trois fragments isolés d’un énorme roman conçu et en partie composé dans la fièvre de vos vingt ans. Ce fantastique monument eût été un fresque gigantesque s’étalant sur plusieurs siècles et sur plusieurs groupes humains reliés entre eux par les liens du sang ou par ceux de l’esprit. Au cours des années 20, vous menez de front deux formidables aventures romanesques que vous abandonnez l’une et l’autre autour de vingt-cinq ans avant de les reprendre pour aboutir, d’un côté, aux Mémoires d’Adrien et, de l’autre, à L’Œuvre au Noir. Ainsi, née du récit intitulé d’abord Zénon, puis D’après Dürer, l’impressionnante architecture de L’Œuvre au Noir a un trait commun avec un autre monument qui, lui aussi, dans son immensité, n’est qu’un fragment admirable d’un projet primitif, encore plus ambitieux: la cathédrale de Sienne.

Telle qu’elle est, L’Œuvre au Noir fournit un cadre historique privilégié à quelques-unes des plus hautes aventures de l’esprit de l’homme. Avec ses délires anabaptistes, ses épidémies de peste, ses expérimentations révolutionnaires, ses guerres, ses chevauchées, oserais-je dire qu’il s’agit d’une sorte de film d’aventures aux implications métaphysiques ? Au cœur de l’histoire en train de se faire, dans toutes les douleurs de l’enfantement, la sagesse et la vérité, attributs de l’esprit du monde et impatiences de l’âme, se fraient lentement leur chemin.

Ce ne sont pas seulement vos héros qui sont plongés dans l’histoire. Vous n’êtes vous-même qu’un fragment de la société et de l’odyssée de l’esprit à travers l’océan des conditions politiques, économiques et sociales. L’histoire vous est si présente que votre autobiographie est d’abord collective et que les trois volumes qui la constituent portent le titre éloquent que nous avons déjà évoqué : Le Labyrinthe du monde. Après être apparue, avec une discrétion exquise et pourtant dramatique, au début du premier volume, vous ne naissez vraiment, et à la troisième personne, qu’aux dernières lignes du deuxième. Non sans préciser qu’il est encore « trop tôt pour parler d’elle ». C’est que, dès le premier soupir de l’enfant qui sera vous, vous êtes « prise de vertige devant l’inextricable enchevêtrement d’incidents et de circonstances qui plus ou moins nous déterminent tous ». Et le destin que vous serez est « déjà pris dans les coordonnées de l’ère chrétienne et de l’Europe du xxe siècle ». Ces références restreintes ne vous suffisent pas longtemps : vous les généralisez. Nous nous embarquons avec vous sur les mers de l’histoire et du temps. Après les descriptions de Michel votre père, joueur, militaire, homme de plaisir, vaguement sorcier, et de Fernande, votre mère, de la haïssable Noémi, de la cuisinière Aldegonde et de sa sœur Barbara, d’Octave Pirmez et de Remo qui forment la trame de Souvenirs pieux, où apparaîtront bien d’autres personnages remarquables, dont Michel-Charles, votre grand-père, Archives du Nord s’ouvre sur une étonnante description des Flandres sous Jules César, avant la conquête romaine et dans la préhistoire.

En deçà du réseau innombrable des Cleenewerck et des Adriansen historiques ou rêvés, des échevins et des militaires, des femmes de Rubens et des anabaptistes, les Celtes en braies et en blouses, les constructeurs de cabanes sur pilotis et de murs de pierres sèches, les évideurs de troncs d’arbres destinés à devenir des canots ou des cercueils, les producteurs de pots et de corbeilles, les gardeurs de troupeaux qui ont conclu avec les animaux un pacte toujours dénoncé par une mise à mort qui vous bouleverse, ceux pour qui le cheval ou la roue sont des inventions d’hier soir ou de demain matin, les brutes de génie de la pierre éclatée et de la pierre polie vous accompagnent en cortège. Ils sont ce que vous serez, vous êtes tout ce qu’ils furent. Vous vous confondez avec eux. Vous pouvez, en face d’eux comme en face de votre père ou de votre mère que vous n’avez pas connue, de votre grand-mère Mathilde ou d’Arthur, votre grand-père, prononcer une des formules qui est au centre de votre œuvre et de votre univers : « Tout être quia vécu l’aventure humaine est moi. » Intuition si capitale chez vous que Zénon à son tour peut la prendre à son compte : marchant d’un pas précipité sur le pavé gras de Bruges, il sent « passer à travers lui, comme à travers ses vêtements usés le vent venu du large, le flot des milliers d’êtres qui s’étaient déjà tenus sur ce point de la sphère, ou y viendraient jusqu’à cette catastrophe que nous appelons la fin du monde ; les fantômes traversaient sans le voir le corps de cet homme qui de leur vivant n’était pas en vie, ou lorsqu’ils seraient n’existerait plus ».

Il faut aller encore plus loin. L’histoire des hommes ne vous suffit plus. Sublime, interminable, mais en fin de compte dérisoire, il y a une anecdote humaine comme il y a des anecdotes de famille. Nous dégringolons malgré nous la pente qui nous ramène sans cesse à l’histoire des hommes. Ressaisissons-nous. L’humanisme n’est que la préface d’une histoire universelle autrement vaste et que votre voix chante avec splendeur : « Tournons avec la terre qui roule comme toujours inconsciente d’elle-même, belle planète au ciel. Le soleil chauffe la mince croûte vivante, fait éclater les bourgeons et fermenter les charognes, tire du sol une buée qu’ensuite il dissipe. Puis, de grands bancs de brume estompent les couleurs, étouffent les bruits, recouvrent les plaines terrestres et les houles de la mer d’un seule et épaisse nappe grise. La pluie leur succède, résonnant sur des milliards de feuilles, bue par la terre, sucée par les racines ; le vent ploie les jeunes arbres, abat les vieux fûts, balaie tout d’une immense rumeur. Enfin, s’établissant de nouveau, le silence, l’immobile neige sans autre trace sur son étendue que celle des sabots, des pattes ou des griffes, ou que les étoiles qu’y gravent, en s’y posant, les oiseaux ». Cette histoire universelle démesurément élargie, on comprend que vous mettiez sous l’invocation d’Homère :

Τνδείδή, μεγαλοθνμε, τίν, γενείην ερεείνείς ; δίν περ φύλλών γενεη, τοίη δε καί ανδρών.

— Fils du magnanime Tydée, pourquoi (informes-tu de ma lignée ? Il en est de la race des hommes comme de celle des feuilles.

Nous sortons ici de l’histoire pour accéder à quelque chose de plus noble et de plus haut, une réalité, un rêve, un désir infini qui se nourrit de l’histoire, mais qui la déborde de partout : l’universel. L’œuvre de Marguerite Yourcenar, si elle naît d’abord de l’histoire, se résoud et culmine en une aspiration à l’universel. Depuis Sophie de Reval, dans Le Coup de Grâce, pour qui, habituée à penser contre soi, « l’élégance suprême est évidemment de donner raison à l’ennemi » jusqu’à Zénon et à Hadrien qui accepte avec calme les vicissitudes de la Rome éternelle, le monde de Yourcenar baigne dans l’universel. L’esprit grec dans l’empire romain n’en est que l’illustration quotidienne et concrète. « Il faut faire ici un aveu que je n’ai fait à personne : je n’ai jamais eu le sentiment d’appartenir complètement à aucun lieu, pas même à mon Athènes bien-aimée, pas même à Rome. Étranger partout, je ne me sentais particulièrement isolé nulle part » : on se demande qui parle ici, de l’empereur romain ou de sa biographe française. Et L’Œuvre au Noir évoque « l’indifférence du sage pour qui tout pays est patrie et toute religion un culte valable à sa manière ». Jorge Luis Borges définissait déjà l’intellectuel comme un cosmopolite. Et André Malraux s’écriait que la France n’était jamais autant la France que quand elle parlait au nom de tous.

L’universel, chez Marguerite Yourcenar, ne se limite pas à la société et à la communauté des hommes. Il n’est pas seulement horizontal ; il est aussi vertical : il établit un lien de cohérence et de continuité entre la matière inanimée et la transcendance, en passant par le tissu du monde, par tous les degrés de la vie, par vos chers animaux, par les sens, par le corps et par l’âme. À plusieurs reprises, l’âme apparaît comme un prolongement du corps. « L’âme, écrit dans sa longue lettre à Monique le héros d’Alexis ou le Traité du vain combat, l’âme ne me paraît souvent qu’une simple respiration du corps. » Zénon, dans sa cellule, tout à fait à la fin de sa vie, « effleure du doigt les faibles aspérités d’une brique couverte de lichen et il croit explorer des mondes ». Bien plus tôt, dans une conversation avec le généreux prieur des Cordeliers, il avait « rêvé aux sourdes cogitations des pierres ». Nous touchons ici à une sorte de mystique de la matière à laquelle nous reviendrons parce qu’elle jette déjà un pont vers le sociologue de la taxinomie, vers l’esthéticien du diagonal et de l’homologie auquel vous succédez, moins éloigné de l’alchimie que son rationalisme militant ne pourrait le faire croire : Roger Caillois.

L’histoire, accomplie et niée, nous a introduits à l’universel. L’universel, en un retour à soi-même, nous ramène à l’individu. Mais à des hauteurs imprévues. À l’inverse d’Alexis qui n’a pas eu de père, Marguerite Yourcenar, comme Tolstoï ou Rousseau, n’a pas connu sa mère. Et de Monique à Hilzonde, en passant par Marcella, par Sophie et par la jeune épouse de Ling, le disciple du peintre Wang-Fô, il n’est pas impossible que la femme soit souvent sacrifiée dans l’œuvre de la femme écrivain la plus illustre de notre temps. Entre votre naissance et sa disparition, votre mère, Madame, déjà en train de mourir, a pourtant encore le temps de prononcer une phrase qui concernait votre destin : « Si la petite a jamais envie de se faire religieuse, qu’on ne l’en empêche pas. » La formule ne traduit sans doute qu’une bonne éducation achevée et l’ultime effet de la pression sociale du milieu et de l’époque. Mais c’est votre propre commentaire qu’on retiendra surtout : « Il m’arrive de me dire que, tardivement, et à ma manière, je suis entrée en religion, et que le désir de Mme de C. s’est réalisé d’une façon que, sans doute, elle n’eût ni approuvée ni comprise. » Le débat qui s’ouvre ici, c’est celui de l’universel et de l’individu, c’est celui du service et du bonheur — de ce bonheur au moins superficiel et grossier, lié à la possession et à la consommation.

Nous n’avons pas beaucoup de temps. Disons les choses très vite et en gros : vous êtes entrée en religion puisque vous êtes entrée en littérature. Vous avez introduit dans la liberté de l’individu toutes les exigences de l’universel. Il y a une superbe lettre de Flaubert à Maupassant où le plus vieux fait la leçon au plus jeune : « Trop de putains ! trop de canotage ! trop d’exercice ! Oui, Monsieur ! Il faut, entendez-vous, jeune homme, il faut travailler plus que ça. Tout le reste est vain, à commencer par vos plaisirs et votre santé ; foutez-vous cela dans la boule. D’ailleurs votre santé se trouvera bien de suivre votre vocation. Cette remarque est d’une philosophie, ou plutôt d’une hygiène profonde... Ce qui vous manque, ce sont les principes. On a beau dire, il en faut ; reste à savoir lesquels. Pour un artiste, il n’y en a qu’un : tout sacrifier à l’Art. La vie doit être considérée par lui comme un moyen, rien de plus, et la première personne dont il doit se foutre, c’est de lui-même. » Vous-même, Madame, vous ne comptez pas pour vous-même. C’est là votre modestie et c’est là votre orgueil. Il y aura toujours des gens pour qui et l’une et l’autre seront incompréhensibles. J’aperçois ici un nouveau lien pour vous unir à Caillois : peut-être parce qu’il était passé par cette école non pas d’avachissement ou de flou comme l’imaginent des esprits superficiels, mais au contraire de rigueur qu’est le surréalisme, peut-être parce que derrière le grammairien, le sociologue, le mythologue, l’esthéticien se cachait encore un moraliste, peut-être tout simplement parce qu’il prenait la pensée au sérieux, Roger Caillois, comme vous, voyait dans la littérature une discipline redoutable et une suprême exigence à laquelle l’écrivain accepte, et réclame, de se sacrifier.

Dans le grand débat entre le service de la littérature, de la pensée, de l’universel et le bonheur individuel, vous ne faites pas le choix auquel aspire notre temps. S’il fallait à tout prix caractériser d’un seul mot l’ensemble de votre œuvre, je n’hésiterais pas longtemps. Yourcenar ou le savoir, bien sûr. Yourcenar ou la sérénité, sans doute. Mais surtout : Yourcenar ou l’élévation. Hadrien et Zénon, Sophie, la Marcella de Denier du rêve fourniraient beaucoup d’exemples de cette hauteur intellectuelle où se meuvent vos personnages. Mais c’est dans Alexis ou le Traité du vain combat et dans Feux qu’éclatent le désir et le besoin d’altitude. Ils prennent, chez Alexis – et le sous-titre de l’œuvre est éloquent –, un relief particulier parce qu’ils se combinent avec le destin d’un être. Ce serait une terrible erreur de croire qu’il se laisse aller, qu’il baisse les bras, qu’il s’abandonne. Hors de l’opinion commune, et peut-être même de la sienne propre, aux aguets de la beauté et de la vérité, il se conquiert plutôt lui-même, au terme d’un long combat et d’une lutte épuisante, il se découvre et il s’assume. Écoutez en quels termes il parle du bonheur et de la faiblesse humaine : « Je ne sais pas, mon amie, à quoi nous serviraient nos tares si elles ne nous enseignaient la pitié. » Ou : « Il est difficile de ne pas se croire supérieur lorsqu’on souffre davantage, et la vue des gens heureux donne la nausée du bonheur. » Quand Marie-Madeleine, dans Feux, trouve son salut dans l’amour de Dieu, elle se réjouit en ces termes étonnants de s’être laissé rouler par la grande vague divine : « Je ne regrette pas d’avoir été refaite par les mains du Seigneur. Il ne m’a sauvée ni de la mort, ni des maux, ni du crime, car c’est par eux qu’on se sauve. Il m’a sauvée du bonheur. » Et, dans le même ouvrage, en votre propre nom cette fois, vous insistez à nouveau : « Je ne supporte pas bien le bonheur. » Et encore, encore : « Qu’il eût été fade d’être heureux ! » La conclusion vient d’elle-même. Elle sort de votre bouche, mais elle aurait pu, tout aussi bien, être exprimée par Hadrien, par Zénon, par ‘Conrad de Reval, par Éric von Lhomond ou par Grigori Loew, son rival et son ennemi, ou même par Alexis, par n’importe lequel, en vérité, de vos héroïnes ou de vos héros : « La seule horreur, c’est de ne pas servir. »

Voilà le prix qu’il faut payer pour s’élever à l’universel et pour que l’art et la vie finissent par se confondre, au sein même de l’individu à l’unisson du tout, en une plus haute réalité, seule capable d’exprimer ce qu’il y a de divin ici bas. C’est le sens, j’imagine, qu’il faut donner à la première de vos Nouvelles orientales. Le vieux peintre Wang-fô y est condamné par l’empereur de Chine à avoir les mains coupées et les yeux brûlés au fer rouge. L’empereur hait Wang-fô. Il est jaloux de lui. Il voit un menteur dans le peintre qui a su se faire aimer en représentant un univers plus beau que le monde réel. Le disciple Ling, qui avait tout quitté pour suivre le vieux peintre, est décapité sous les yeux de son maître. Dans la salle du trône, Wang-fô, lui, avant d’être aveuglé, est contraint par l’empereur, qui se veut amateur d’art, à peindre un dernier tableau. Il y a la mer sur ce tableau, et tous les vents de la mer, et une barque qui se balance sur les flots. Et tout cela est si beau et si vrai, et tout cela sonne si juste qu’on dirait que la mer envahit le palais. Alors, Wang-fô tend la main au jeune Ling décapité, ils montent ensemble à bord de la barque et ils disparaissent à jamais, tous les deux, le vieux maître et le disciple, sur cette mer de jade bleue que Wang-fô venait d’inventer.

Il me semble, Madame, avoir à peine effleuré une œuvre dont je me proposais seulement d’indiquer, de très loin, la richesse et le sens. Sans doute aurais-je mieux fait de laisser la parole à vos héros et à vous pour que résonne ici une des proses les plus pures de la littérature contemporaine. Voulez-vous que nous écoutions un instant Hadrien en train de rêver sur la misère des hommes ? « Quand on aura allégé le plus possible les servitudes inutiles, évité les malheurs non nécessaires, il restera toujours, pour tenir en haleine les vertus héroïques de l’homme, la longue série des maux véritables, la mort, la vieillesse, les maladies non guérissables, l’amour non partagé, l’amitié rejetée ou trahie, la médiocrité d’une vie moins vaste que nos projets et plus terne que nos songes : tous les malheurs causés par la divine nature des choses. » Ou encore cette page où, à bord d’un vaisseau sur la mer de l’Archipel, Hadrien regarde dans la nuit qui tombe l’ancien esclave grec Diotime, ombre mélancolique d’Antinoüs, en train de lui faire la lecture : « Au crépuscule, couché à l’arrière, sous un tendelet de pourpre, je l’écoutais me lire des poètes de son pays, jusqu’à ce que la nuit effaçât également les lignes qui décrivent l’incertitude tragique de la vie humaine, et celles qui parlent de colombes, de couronnes de roses, et de bouches baisées. Une haleine humide s’exhalait de la mer ; les étoiles montaient une à une à leur place assignée ; le navire penché par le vent filait vers l’Occident où s’éraillait encore une dernière bande rouge; un sillage phosphorescent s’étirait derrière nous, bientôt recouvert par les masses noires des vagues. Je me disais que seules deux affaires importantes m’attendaient à Rome : l’une était le choix de mon successeur, qui intéressait tout l’empire ; l’autre était ma mort, et ne concernait que moi. »

Vous avez parlé d’un mort, Madame, et vous êtes ici son successeur. Si je ne vous connaissais pas avant les rencontres de ces jours-ci, j’ai vu Roger Caillois tous les jours, pendant un quart de siècle. Je vous admirais de loin, Madame. Je l’admirais de près. Et je l’aimais. Ma vie est jalonnée de quelques visages d’hommes et de femmes à qui je dois beaucoup et que je n’oublierai pas, jusqu’à mon dernier souffle. Ils m’ont appris le peu que je sais en matière d’intelligence, de rigueur, de savoir – et aussi de bonté et de générosité. Le nom de Caillois brille parmi eux.

Vous avez évoqué mieux que personne son œuvre et sa grandeur. L’homme lui-même dans la vie de chaque jour, selon la formule d’une autre femme quia parlé de lui, comme vous, avec une intelligence exceptionnelle, était à la fois déroutant et éblouissant. La drôlerie, l’ironie, le refus des facilités, le goût de l’expérimentation sur les êtres et sur les choses, la fascination du fantastique et la passion de la raison le rendaient, non pas sauvage, car il était d’une gentillesse, d’une attention, d’une amitié à toute épreuve, et dont je n’ai cessé de bénéficier, mais si profondément original qu’il en devenait imprévisible. Parce qu’il n’était pas indifférent, parce qu’il se faisait l’idée la plus haute des activités de l’esprit, il ne donnait jamais dans la mollesse de l’indulgence. Il était à l’extrême opposé de la banalité quotidienne. Sociologue et grammairien, latiniste attiré par la Chine, minéralogiste penché sur les fêtes, les masques, les rêves, les jeux, les papillons, les pieuvres, complice d’André Breton et de Mendeleiev, admirateur de Borges et de Saint-John Perse, il alliait la curiosité la plus étendue a toutes les exigences de la rigueur.

La multiplicité de ses intérêts pouvait sembler l’éparpiller, l’exposer à tous les risques de la contradiction. Il avait été très maigre, surréaliste, très critique à l’égard de l’art et de la poésie, à la pointe de tous les combats de l’intellectualisme militant ; on le retrouvait plutôt corpulent, défenseur acharné de la langue et de la culture, rationaliste lassé par la « bulle de cogitations » où s’enferme l’homme moderne et impatient d’accéder à la « levée d’écrou » qui succède, dans Le Fleuve Alphée, à la « parenthèse intellectuelle » en train de se clore sur son œuvre, tenté enfin par ce qu’il est permis d’appeler une mystique de la matière. Est-ce le même esprit qui se manifeste dans la diversité vertigineuse de ces démarches hétéroclites et apparemment dispersées ? La réponse n’est pas douteuse ; elle n’est pas ambiguë. Et elle est positive. À travers le goût du mystère, du secret, du fantastique, à travers la rigueur la plus exigeante, la clé de Roger Caillois est dans son unité et dans sa cohérence.

Appliquant à la lettre un précepte commun aux alchimistes et aux savants, aux mystiques et aux surréalistes — le mystère en pleine lumière —, il passe d’une poétique, d’une esthétique, d’une sorte de topologie intellectuelle restreintes à une combinatoire généralisée — une syntaxe universelle et formelle. Débusquant les similitudes et les analogies, traquant les homologies, imposant les grilles de la nomenclature et les exigences du classement exhaustif à toutes les catégories du flou, du fantastique et du mystérieux, contrôleur et des mots et de l’indicible, ordonnateur des règnes, il jette pêle-mêle sur le monde qu’il explore et balise, sur l’absence de raison aussi bien que sur la raison, son filet implacable de récurrences dérobées, de sciences diagonales et de secrètes correspondances.

Dans ce suprême exercice, il avait la similitude suspicieuse et vétilleuse. Vous avez rappelé que Georges Dumézil, qui avait été son maître, reconnaissait n’avoir pu prendre en défaut sa classification des jeux, établie à la manière d’un tableau des éléments ou des formes grammaticales. « Jamais, écrit-il lui-même, je ne suis tenté de me désister de mes facultés de contrôle. » À une époque de délires, de faux-semblants, d’esbroufe, s’intéressant à ce qu’il y a de plus aléatoire et de plus incertain, il reste le maître à la fois de la fascination et de la discipline la plus sévère. Ce surréaliste est en même temps un moraliste et un savant. « J’ai caché ma maîtrise... Je n’ai pas simulé l’enthousiasme, la démence, la possession par les esprits supérieurs ou inférieurs... Mais, travaillant dans l’obscur, j’ai cherché la clarté. »

Cette clarté brille sur un monde cohérent et unique, fini, fermé, aux structures similaires sous les apparences les plus diverses, aux correspondances innombrables, aux combinaisons indéfinies, mais non pas infinies. Il n’est qu’une seule nature, le temps revient sur lui-même, l’imagination créatrice repasse par les mêmes chemins, la continuité règne sur un univers dont l’homme, qui en est le cœur et la raison, n’est pourtant ni le centre, ni la fin, ni la mesure.

Ainsi, pendant de longues années, Roger Caillois pousse ses recherches vers les lointains les plus divers. Et puis il ressaisit tout ce matériel épars en une sorte de synthèse prodigieusement ambitieuse. Selon une autre formule de Jacqueline de Romilly, « il avait lié partie avec l’exception pour lui arracher de nouvelles règles. » En un premier sens, sa trajectoire semble toute faite de revirements : à l’éparpillement des phénomènes succèdent les exigences du système, aux exigences du système succède la tentation du silence. En un second sens, et autrement profond, le développement de la pensée de Caillois est fondamentalement harmonieux. Et toutes les cases isolées finissent par s’inscrire sur l’échiquier d’un univers peu à peu dévoilé et d’un esprit si subtil et si puissant qu’il pousse ses explorations jusqu’à son propre effacement.

Vous regrettiez tout à l’heure, Madame, que le nom de Caillois n’ait pas été donné à une pierre, comme celui de Goethe. J’ai appris, il y a quelques jours, qu’il avait été attribué à une variété de papillon. L’éternité relative à laquelle nous pouvons atteindre est peut-être mieux assurée par la vie passagère d’êtres qui se reproduisent que par la présence inerte d’une matière inanimée. Roger Caillois n’est pas mort puisque les hommes qui passent se souviennent encore de lui et qu’un éclat vivant de la nature qui dure immortalise son nom.

À l’instant où je parle, quelque part dans le monde, volette au-dessus des pierres, et au-dessous des nuages un de ces insectes obscurs et pourtant lumineux qui faisaient rêver Caillois. Dans ce papillon éphémère et fragile qui porte, en hommage d’admiration et de-fidélité, le nom d’un grand esprit et d’un grand écrivain, je vois une image de la seule chose qui vaille, de la seule qui mérite en ce monde, à mes yeux, et aux vôtres, et à ceux de Caillois, l’épithète de divine : la dignité des hommes, fragments de la nature, mais maîtres de leur destin, dans le grand flot cosmique qui emporte l’univers.