Discours de réception de Georges Izard

Le 18 novembre 1971

Georges IZARD

ACADÉMIE FRANÇAISE

 

M. Georges Izard, ayant été élu par l’Académie française à la place laissée vacante par la mort de M. Henri Massis, y est venu prendre séance le 18 novembre 1971, et a prononcé le discours suivant :

 

Quel exorde, Messieurs, pourrait être plus nécessaire et, en apparence, plus facile ? Vous attendez le remerciement que je vous dois et la pente naturelle de ma gratitude me conduit à vous l’exprimer de grand cœur. Ma sincérité n’en affleurerait que mieux sous cette transparente simplicité des formes.

Mais vos usages ont transformé le rite du remerciement en un exercice plus subtil, un art tout particulier, une sorte de genre littéraire. Vous espérez de chaque élu qu’il illumine d’un éclair d’invention un sujet si rebattu. Tant de mes prédécesseurs sont parvenus à vous satisfaire et même à vous surprendre que s’est instaurée la règle classique qui exige l’irruption de la nouveauté pour assurer une jeunesse renaissante aux thèmes les plus communs. C’est l’enseignement du XVIIe siècle, après que le Cardinal de Richelieu eut institué votre Compagnie. Au moment où vous nous accueillez, vous nous invitez ainsi à remonter à vos sources. Et puis-je supposer sans impertinence que vous regardez cette première épreuve de votre obligé, si elle est réussie, comme une confirmation de l’opportunité de votre suffrage et que vous décelez dans cet effort une supplémentaire et plus courageuse manifestation de reconnaissance ?

Me voici donc, pour ne pas vous décevoir, en quête d’originalité. Comment n’être pas tenté de la découvrir chez vous, qui en êtes si riches, et d’en faire mon miel ? Vos choix ne sont pas motivés. Ils consacrent une œuvre ou l’illustration d’une vie. Au moment où il apprend son succès, celui que vous avez adopté voit toute son existence ramassée en une seule image et il la met en balance avec l’honneur que vous lui avez consenti. Cette confrontation m’a empli de modestie. Elle m’a convaincu, quelque part que j’ai prise par mes écrits à plusieurs débats culminants de ma génération, que vous m’aviez distingué en considération moins de mes mérites que de ma profession. C’est elle qui entre, ou plutôt qui revient sous mon nom à l’Académie Française. J’emprunte donc à vos intentions le caractère insolite de mon remerciement : il sera plus collectif que personnel.

Les plus hauts représentants de mon Ordre m’ont assuré que le barreau recueillait l’éclat de mon élection. Vous avez accroché une médaille à un drapeau ou conféré la fourragère à un régiment. Vous n’avez pas voulu laisser se perdre une tradition que venait de justifier la carrière de mon ami Maurice Garçon. Je dois à son livre « Le Palais à l’Académie » d’avoir compris les motifs de votre bienveillance. Mais pourquoi, Messieurs, farder la vérité et feindre une humilité qui ne me concernerait pas ? Vous avez les plus évidentes obligations envers des avocats qui, au moins deux fois, ont déterminé votre histoire. Boisrobert avait commencé par plaider avant d’abandonner la robe pour la soutane. Il révéla à Richelieu les réunions clandestines des beaux esprits qui s’enfermaient chez Conrart. Vous tenez ainsi votre existence d’un indiscret qui avait débuté dans les prétoires. Et c’est encore un avocat, Olivier Patru, qui, en 1640, prononça une si admirable harangue qu’il fit sortir le remerciement du huis-clos où il était jusque-là relégué et fut le créateur de vos séances solennelles de réception.

Je ne vous assourdirai pas des grandes orgues de Patru. Le bâtonnier Henri-Robert les avait déjà rangées au magasin des vieilles gloires, il avait tordu le cou à la rhétorique et à l’éloquence, et l’Académie l’en avait approuvé, puisqu’elle l’avait élu en 1923, sans qu’il eut à se prévaloir d’autre titre que de la légitimité de cette révolution. L’art oratoire n’a cessé depuis de se dépouiller devant les tribunaux. Les digressions les plus flatteuses pour la vanité et, en fin de compte, pour l’égoïsme de l’auteur ont été condamnées par respect et presque par amour pour la rigueur du raisonnement.

L’intelligence et la culture, refusant de se donner en spectacle, non pas affadies mais aiguisées par leur nouvelle mission, recevant de leur discipline un accroissement de force et de prestige, se consacrent à dégager, à analyser, à porter à l’incandescence de la certitude les faits d’un procès et à en faire jaillir tout armés les arguments de droit. Entre les faits et le droit, le lien doit s’imposer comme d’autant plus indestructible qu’il a été établi comme naturel. Il faut que l’auditeur adhère à une conclusion qu’il sait inévitable avant qu’elle n’ait été entamée.

Le but de la plaidoirie est de convaincre. Sa règle suprême est la clarté. Son idéal : de constituer un enchaînement si limpide, un système si logique, un examen et une réfutation si complets des objections que ce flot de continuité roule dans l’esprit du juge et n’y laisse aucune place pour une opinion contraire. Le style ne caracole plus à sa guise et les formules heureuses sont celles qui, en quelques mots, résument, condensent, embrasent l’ensemble de la démonstration. L’émotion elle-même, qui fut si longtemps l’alibi des défaillances de la raison, ne parvient à jouer son rôle de catalyseur de la persuasion que si l’avocat a d’abord instauré le climat intellectuel qui prépare et exige cette éclosion de la sensibilité.

De jour en jour s’affine ce langage moderne sur lequel le souci de l’efficacité fait peser des contraintes bienfaisantes, semblables à celles de la prosodie. Le moule étroit dans lequel l’enserre la pensée le modèle dans cette forme littéraire que Brunetière contestait à l’éloquence judiciaire. Brunetière lui déniait encore la sincérité. Un écrivain choisit son sujet, alors que l’avocat n’est pas maître de décider de ses causes. Il est désigné par son client, il aurait pu l’être par son adversaire. Il passe avec armes et bagages dans le camp du premier qui se présente. Déclenchée et orientée par le hasard, sa conviction vénale dévaluerait l’art oratoire du barreau comme, selon Boileau, le vers se sent toujours des bassesses du cœur.

Comment, pour répondre, ne pas m’abriter sous l’autorité de Paul Valéry qui ne se disait jamais mieux inspiré que lorsqu’il travaillait sur commande ? Et quelle déformation de la réalité dans les critiques que j’ai résumées ! Elles se fondent sur une conception manichéenne de la vie. Or, dans aucun procès, tout le mal ne se concentre d’un côté et tout le bien de l’autre. Cette illusion est souvent inoculée au plaideur par sa passion, mais l’avocat se garde de la partager. Il doit rester lucide pour être utile, ne retenir que ce qui est vrai ou au moins vraisemblable. Quitte à renvoyer son dossier au client qui le désavoue, il demeure souverain pour effectuer le tri de ses arguments. Alors la controverse entre les défenseurs des parties, où s’affrontent deux visions également loyales de la relativité et de l’ambiguïté de toutes les choses humaines, étale toutes les complexités sous les yeux des juges. Leur tâche est préparée. Leur sentence éclairée. Plus la contradiction a été ardente, et plus les magistrats sont protégés contre le risque suprême, celui de l’erreur, dans des matières où il est partout embusqué.

En n’obéissant qu’à sa conscience, même dans l’appréciation des intérêts dont il a la charge, l’avocat se conforme à sa vocation permanente et essentielle : l’indépendance. Entre l’homme qu’il défend et le glaive encore levé, encore hésitant, de la justice, il dresse sa propre liberté. Le Pouvoir n’a aucune prise sur lui. Le Parquet n’est qu’un adversaire. Les communications de l’avocat avec son client sont inviolables. Sa plaidoirie est couverte par l’immunité. Cette indépendance absolue donne une nouvelle dimension aux débats où se joue le sort d’un citoyen. Elle est la condition de cette application correcte et sincère de la loi que surveillent jalousement les peuples souverains et qui entretient l’amère et souterraine espérance des peuples bâillonnés. Le barreau a lutté pour la préserver depuis qu’on a commencé de délibérer sur la réforme de notre profession. C’est au milieu de ces discussions que vous m’avez admis dans votre Compagnie d’hommes libres. Vous nous avez ainsi fourni un droit d’asile, une protection et un soutien. Nous en avons mesuré le prix.

Messieurs, vous êtes des écrivains ou des savants, et vos œuvres ont assuré votre célébrité. Mais quand l’avocat a terminé sa tâche, rien ne subsiste de son effort. À peine un compte-rendu fugitif quand une affaire a retenti dans l’opinion. Il est exceptionnel qu’une plaidoirie soit imprimée. Des trésors de talent s’évanouissent chaque jour dans des salles vides où le tribunal est souvent l’unique auditoire. La présence d’un avocat à l’Académie a réparé d’un coup et pour tous l’injustice de cette obscurité. Par votre choix, vous avez publié en une seule fois des milliers de plaidoiries courageuses, brillantes et ignorées. Vous avez ajouté un grand prix collectif à la liste de ceux que vous décernez. Voilà, Messieurs, toute la gerbe de mes remerciements.

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J’ai tout à l’heure défini la liberté comme le privilège et le devoir de l’avocat. Elle est aussi la revendication majeure de toute mon existence. Henri Massis n’eût pas souhaité que j’y devinsse infidèle dès l’instant où je me tournerais vers lui. Il ne contestait pas que ses adversaires pussent légitimement rétorquer, dans leurs répliques, la vivacité, la vigueur et parfois la violence dont il avait enflammé ses critiques. Il eût repoussé de ma part un postulat de complaisance et un éloge inconditionnel qui n’eût tenu qu’à la circonstance. En dissimulant ma pensée, je n’aboutirais qu’à affaiblir ou à trahir la sienne. Ne vous a-t-il pas confié qu’il aimait chez Péguy son « respect de la personnalité d’autrui » ? En ne celant rien de ce qui nous sépare, j’abolis au moins sur ce point notre distance, je comble nos vœux communs et je lui rends un premier hommage.

L’avouerai-je, Messieurs ? Quand j’ai déposé ma candidature sur son fauteuil, je ne voyais pas aussi clairement qu’aujourd’hui l’étendue de l’écart entre nos opinions. Depuis 1924, depuis les deux volumes de « Jugements », qui avaient glissé la séduction de leur rigueur dans les incertitudes de ma jeunesse, j’avais perdu de vue la production pourtant si abondante de Massis. J’avançais sur un autre versant, par les chemins d’une autre génération, dans un tout autre paysage des problèmes. Aussi que de surprises dans la préparation de ce discours ! Alors que je cherchais dans mes lectures les meilleurs éléments d’un éloge, j’y découvrais, contre certains de mes amis et moi, sous cette plume qui fut si souvent celle d’un procureur, un impitoyable réquisitoire.

En 1931, j’avais publié avec Emmanuel Mounier et Marcel Péguy, un ouvrage sur « La Pensée de Charles Péguy ». Il avait paru dans la collection du « Roseau d’Or » que Massis avait auparavant dirigée avec Jacques Maritain. L’Académie avait bien voulu couronner cet essai de trois débutants. Massis, cependant, se déchaîna et nous reprocha d’avoir réduit Péguy, son Péguy, à l’état de cadavre. En 1932, encore Emmanuel Mounier et moi, nous fondions la revue « Esprit ». Je n’avais pas su, mais je viens de constater que Massis n’a cessé de la dénoncer comme le repaire d’une « petite bande » de « faux spiritualistes ». Pendant la dernière guerre, Massis opta pour le maréchal Pétain et moi pour la résistance. En 1952, Charles Maurras accusa Paul Claudel de faux témoignage et l’assigna, Deux des maîtres d’Henri Massis se déchiraient. Ils avaient le même âge et chacun tremblait que l’autre ne disparût avant le jugement. Maurras succomba le premier et ses héritiers perdirent. J’avais plaidé pour Paul Claudel et, sur ses instances qui rejoignaient mes convictions, je n’avais pas ménagé celui dont Massis était un disciple.

Telles furent la permanence et la gravité de nos oppositions. S’il n’aurait pas été convenable de les masquer, il le serait moins encore de n’en pas surmonter le souvenir. Il me suffit de me laisser guider par François Mauriac et j’ai trop ressenti l’honneur de sa longue amitié pour ne pas m’empresser, quand il me tend, par-delà son tombeau, un exemple qui me rejoint devant la tombe d’Henri Massis. Ah ! Massis, écrivait Mauriac en 1957, Massis « que je connais bien, comme nous connaissons un adversaire de toute la vie — un adversaire, non un ennemi — avec lequel durant trente années nous nous sommes trouvé face à face ». Mais Mauriac poursuivait : « Les écrivains, quand leur journée touche au déclin, ont le devoir de rendre manifeste cette fraternité qui les unit « dans la douce pitié de Dieu », quoi qu’ils aient pu dire et écrire les uns des autres ».

La mort, impuissante à anéantir le talent, a transfiguré les travaux et la personne d’Henri Massis. Elle les a fait passer des mains fébriles d’un public contemporain dans les mains plus apaisées, sinon plus distraites, de la postérité. Elle a définitivement introduit l’ensemble clôturé de son œuvre dans l’histoire de la littérature et de la pensée. Les quelque cinquante-cinq livres de Massis sont désormais intégrés dans une époque dont il se proclamait le témoin. Ses doctrines sont aussi nécessaires à l’intelligence de son temps que celles qu’il a condamnées. Une solidarité posthume rassemble pour toujours ceux qui se sont durement affrontés car leurs combats composent un moment d’une civilisation et de l’âme d’un pays.

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La vie d’Henri Massis, dont il n’a pas arrêté de reprendre, de nuancer et de compléter le récit, se confond avec celle de ses idées et de ses amitiés, que seules les idées nouaient et dénouaient. Même quand il intitule un de ses ouvrages « Au long d’une vie », il n’y exprime guère que ses jugements. S’il évoque subrepticement les rues de son enfance, dans ce Montmartre des peintres où il était né en 1886, il abandonne aussitôt le pittoresque pour se consacrer à l’essentiel, pour marquer la signification spirituelle qu’il prête au lieu de sa naissance, pour y deviner une « prédestination ». « D’être né sur les hauteurs, affirme-t-il, permet de saisir les choses d’un peu haut : elles élargissent le regard, elles obligent à s’élever... » À peine le petit Massis a-t-il paru au sommet de Montmartre et c’est déjà la colline inspirée. Massis s’est marié très tôt, dans un amour que rien n’altérera, mais qu’aucune confidence ne nous laissera percevoir. Parmi des milliers de pages, il se borne à dire que « les sollicitudes et les charges d’un jeune foyer » lui ont porté « le coup de poing du réel » et l’ont délivré des « sortilèges » où il se complaisait. Tous les événements sont ainsi remis en place dans son itinéraire intellectuel. Comment ne pas m’incliner à mon tour devant une discrétion aussi absolue ?

Sauf une interruption d’une année pour tâter de l’École des Arts décoratifs, Henri Massis suit les classes du lycée Condorcet et termine par le cours de philosophie d’Alain. Il est ébloui par celui qu’il nomme justement « un incomparable éveilleur d’esprit ». Bien qu’Alain fut cartésien, tandis que Massis militait pour Pascal, bien qu’il ait ensuite pris figure de théoricien et, si l’on peut faire jurer les mots, de pape de ce radicalisme que haïssait l’Action Française, Massis continuera de lui rendre visite et il assistera à son enterrement civil. Un demi-siècle avait passé. Vous conviendrez, Messieurs, que c’est une belle preuve d’éclectisme et de générosité pour qui a été taxé si tenacement de dogmatisme.

Comment, d’ailleurs, Massis, dont on nous assure qu’il ne perdit jamais son amour pour la jeunesse, aurait-il pu oublier complètement les bouillonnements de la sienne ? Il était bien loin, à vingt ans, d’être muré dans un système. Il ne voyait partout que des richesses entre lesquelles il oscillait avec passion. Et après s’en être depuis longtemps échappé, il ne désavouera pas la fécondité de ses premiers élans. Leur lointaine mais vivace influence corrigera, atténuera, humanisera souvent les sévérités de l’âge mûr. « Ce n’était encore, rappelle-t-il, que désir débordant de changer, de se renouveler, de profiter des expériences et des hommes, de se sentir, une année, différent de l’année précédente. J’allais ainsi de l’un à l’autre, poussé par je ne sais quelle confiance audacieuse, quelle curiosité insatiable. L’insatisfaction venait ensuite, qui me lançait en de nouvelles tentatives, non sans briser ce que, la veille encore, j’idolâtrais. Maîtres quittés, idées saccagées, j’enrageais de ferveur déçue ».

« J’enrageais de ferveur ». Cette étonnante confession date de 1959. Massis, l’impitoyable contempteur de Gide, n’a pas hésité devant un écho des Nourritures terrestres : « Nathanaël, je t’enseignerai la ferveur. » Dans son large regard en arrière, il avait découvert que « cette mobilité, cette célérité à s’entrouvrir » avaient constitué pour lui « la préface nécessaire au libre mouvement de l’esprit... Sous tout cela il y avait, dit-il, un ample désir, un vaste espoir, l’ambition de tout comprendre, de tout atteindre, de gagner les âmes. »

Et j’ajouterai : une soif dévorante d’admiration. Tout de suite brûle la passion, qui ne s’interrompra plus, pour les idées incarnées par les « écrivains d’influence », comme les appelle Massis. Leurs livres lui servent à flairer et à débusquer ses proies, à lui permettre de fondre sur l’auteur, à provoquer la rencontre, à mettre un visage et un corps sur la pensée, à approfondir et à vivifier l’intelligence par une amitié emportée à l’abordage. Il est encore plongé dans l’allégresse que lui a dispensée le robuste et trapu Alain qu’il hante déjà les mercredis de la villa Saïd, où l’enchantent les soliloques du délicat, érudit, sceptique et socialisant Anatole France.

Ce charme ne l’a-t-il pas plutôt détourné de sa voie véritable que se succèdent les apparitions décisives, qui vont ordonner toute sa vie. En 1905, c’est, en une soirée, le coup de foudre de l’être entier pour Ernest Psichari, dont les yeux clairs et luisants, dans une tête ronde et tondue, brillent d’orgueil et de bonheur, parce que ce petit-fils de Renan fête son départ, le jour suivant, pour l’armée, le sacrifice et l’exil. En 1907 s’amorcent les promenades avec un élu entre les élus, Maurice Barrès, « haute silhouette, le chapeau légèrement penché sur l’oreille, la canne et les mains derrière le dos », s’emparant avec grâce des idées qui flottent autour de lui. Une année passe dans cet émerveillement, et voici soudain Massis bouleversé devant un professeur de philosophie « petit, sec et comme immatériel, le col fermé, en redingote et cravate noire, ... le front chauve, modelé par la méditation ». Tous les vendredis, au Collège de France, Bergson fait ruisseler ses intuitions libératrices, et Massis ne peut s’empêcher de le poursuivre, de le traquer dans les allées de la villa Montmorency.

Peu après, voici venir Péguy, redressant la taille, écartant ses maigres épaules sous sa longue pèlerine grise, foulant le sol du pas pesant des certitudes, perdu en deux amours, « l’amour de son pays parmi l’amour de Dieu ». Voici, presque sans transition, Jacques Maritain, le visage penché, d’une impressionnante pâleur, éclairé du dedans par sa récente conversion, et dont le thomisme va douloureusement arracher Bergson du cœur de Massis. Voici encore, en 1914, comme heurté par hasard chez les dominicains du Saulchoir, Paul Claudel, « l’homme rude, à la forte encolure, riche de sang, de muscles et de nerfs »... et de foi. Presque chacune des années qui entraînent vers la guerre attendue cette génération sacrifiée apporte à Massis une nouvelle et exaltante présence physique et morale, la rencontre d’un homme qui le révèle davantage à lui-même. À la pléiade complète des maîtres, il ne manque que Maurras, qui s’y adjoindra bientôt. Les provisions spirituelles sont engrangées pour le reste de l’existence depuis qu’en mai 1913 Henri Massis s’est définitivement agenouillé devant Dieu, aux côtés de Psichari.

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Si Massis avait pu accumuler si rapidement tant d’adhésions et d’attachements dans un orage d’enthousiasme, s’il était parvenu à distinguer ses vrais maîtres, c’est parce qu’il venait avec le plus grand fracas de s’affranchir des faux. Il les avait subis, il en avait été accablé à la Sorbonne, en préparant une licence de philosophie. Pour lui, les Aulard, les Seignobos, les Lanson, les Durkheim faisaient régner sur la France un « parti intellectuel », comme le nommait Péguy, imposant par une véritable terreur la dictature de la sociologie, de la laïcité, du scientisme, du rationalisme. Leur enseignement s’embourbait dans l’érudition, la recherche des sources, la comparaison des textes. La culture étouffait sous les fiches, les catalogues, les index, les bibliographies. Les œuvres du génie humain s’étiolaient et succombaient sous ces paperasses. Massis en était d’autant plus assuré qu’il avait provisoirement accepté de se plier à ces méthodes. Dès 1905, il avait entrepris la publication d’une importante recherche dont le titre montre assez quelle se conformait au goût du jour : « Comment Zola composait ses romans ».

La révolte fut l’aboutissement de cette éphémère soumission. Révolte, dit-il, du besoin d’aimer et d’admirer. Comment aurait-il encore accepté la tutelle de professeurs dont l’un s’ingéniait à établir que Pascal était un faussaire, ce qui plongeait un de ses collègues dans l’exultation : « Cette fois-ci, nous le tenons, nous aurons sa peau » ? Massis devait cependant être un jour plus indulgent pour Maurras qui ne traitait pas mieux Pascal : « Plus je le lis, plus il me fait horreur, lui, sa sœur, sa nièce, toute la bande ! Ils sont durs, perdus d’orgueil. Leur charité est toute hérissée de haine. »

Massis s’ouvre à Barrès de son projet de croisade et n’en obtient qu’une réflexion désabusée : « Si je vous entends bien, vous n’êtes pas content de vos professeurs. Nous étions tous ainsi à votre âge ». Il a plus de chance avec un de ses aînés, Alfred de Tarde. Sous un pseudonyme emprunté à Agathon, un des convives du Banquet de Platon, ils collaborent pour exorciser « l’Esprit de la nouvelle Sorbonne ». Une très ancienne expérience, que nous avons vue, Messieurs, récemment confirmée, démontre que la contestation offre à la jeunesse un moyen efficace de forcer la notoriété. Pour nos deux néophytes, le talent ajouta au tapage du scandale. Après deux articles parus dans l’Opinion, Agathon se trouva transporté au faîte de la célébrité. Lavisse, Faguet, le doyen Croiset dans son discours solennel de rentrée, Lanson, toute la vieille garde se jette dans la mêlée. Un millier d’articles vont inonder les quotidiens et les revues. L’affaire montera jusqu’à la tribune du Parlement. Quand Massis, à maintes reprises, reviendra sur ce succès, il y repérera le premier jalon de son orientation future, en se flattant d’avoir suscité non seulement une crise pédagogique, mais avant tout une crise morale.

À cette crise, il est tout de suite impatient d’apporter une solution. Sa gloire subite lui insuffle la double audace non seulement de clore la période de ses hésitations, mais aussi de s’affirmer comme un doctrinaire à vingt-sept ans. Pourtant son assaut s’enveloppe de prudence puisqu’il se borne, avec Alfred de Tarde, à publier les résultats d’une enquête sur « les jeunes gens d’aujourd’hui ». Quoi de plus objectif en apparence ? Le miracle n’en est que plus persuasif et la joie que plus légitime quand Massis est amené à découvrir, à constater, à enregistrer que cette génération est animée exactement par ces aspirations qui vont désormais représenter pour lui la condition du salut. La jeunesse a dépouillé le dilettantisme et le culte du moi au profit du réel, de l’optimisme et de l’action. Elle s’est insurgée contre la subordination de la patrie à un idéal humanitaire et elle a réveillé la pureté de l’instinct national. Haïssant le dérèglement et l’anarchie, elle a fixé son engagement dans la stabilité et la permanence. Enfin, qu’elle confesse ou non la foi chrétienne, son réalisme l’a soumise à la nécessité aussi bien politique que religieuse de la discipline catholique.

Les propres convictions de Massis défilent ainsi irrésistiblement derrière les étendards de la jeunesse. Mais, ces étendards, on s’aperçoit vite qu’il avait pris soin de les distribuer. En recrutant une troupe qui passera pour être composée de volontaires, il expérimente une des méthodes qui lui vaudront d’être si souvent qualifié de dogmatique. Il en convient : « ...de cette documentation vivante, nous nous sommes efforcés de faire un ordre. Un système, dira-t-on. Peut-être, aussi bien fallait-il simplifier pour être net ». Car la netteté facilite la persuasion et il veut que sa plume soit une arme. Il proclame que les conclusions de son enquête constituent « un acte », parce qu’elles accroissent la foi des hésitants et doublent leur énergie. Il a encore la loyauté de ne pas cacher qu’il a choisi de n’interroger qu’une élite et il l’a circonscrite d’après ses affinités. En étaient exclus, comme on le lui reprochera immédiatement, tous ceux qui plaçaient au premier rang les questions sociales, alors que Massis ne leur accordera jamais qu’un regard rare et fugitif.

Tout au long de son œuvre, il conservera ce parti pris d’ignorer des obstacles pourtant majeurs. Avec une émouvante ténacité, il se consacrera à défendre les valeurs qui définiront pour lui l’Occident, sans réfuter celles qui devraient lui apparaître comme les plus corrosives. Contre Hegel, d’où coulent par une pente les multiples fleuves de l’existentialisme et par une autre les torrents du matérialisme dialectique, il ne livrera que des escarmouches. Et il estimera pouvoir sauvegarder l’esprit et la chrétienté sans régler tous ses comptes, en plein XXe siècle, avec les idéologies de Karl Marx et de Lénine, dont il ne parlera qu’épisodiquement.

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Mais laissons là les batailles intellectuelles. Nous arrivons en 1914 et la guerre vient de les submerger. Depuis 1905, depuis le discours de Guillaume II à Tanger, Massis, avec Péguy, sait que le conflit est inévitable. Les hostilités balaient d’un coup une angoisse que chaque année rendait plus étouffante. Massis respire avidement le grand air des devoirs et des certitudes. Comment hésiterait-il à reconnaître, dans l’élan unanime de la nation, dans l’union sacrée, une forme temporelle de la communion des saints, où les martyrs glorifiés sont les combattants ? S’il avait le loisir de s’enorgueillir, il pourrait noter que la jeunesse lui a donné rétrospectivement raison : autant que ses aînés, elle revêt l’héroïsme en même temps que l’uniforme. Mais, sur le front dès le mois de décembre, il ne pense qu’à se jeter dans cette juste guerre, avec un cœur digne d’elle, un cœur purifié. Comme si la Providence avait voulu l’y aider, il retrouve dans son régiment son ami Paul Drouot, « l’être le plus pur, dira-t-il, que j’ai rencontré sur la terre ».

Ils sont précipités côte à côte dans le contraire de la lutte radieuse dont ils avaient rêvé, dans l’horreur du carnage anonyme, du dénuement et de la boue, dans le désarroi d’un courage qui se juge inutile parce qu’il est ravalé à se résigner et à subir, cherchant à joindre leurs mains dans des nuits d’épouvante, pour conjurer cette solitude où la terreur isole un soldat au milieu de l’entassement des solitudes de ses camarades. Mais leurs esprits constamment unis dans la commune vision de leur conquête de Dieu au fil des tranchées et des souffrances. « Une transfiguration humaine, une violence faite à la vie par amour de la vie, une victoire contre toutes les puissances de mort qui tendent à corrompre et à paralyser l’être, et cela payé de la douleur et de l’arrachement de la vie même, ce langage d’une création supérieure, voilà, s’exalte Massis, ce que l’on sent monter sur les champs de la guerre. » Il avait recueilli de Paul Drouot cette prophétie : « Nous vivrons toute notre vie avec ce que nous aurons fait pendant cette guerre ». Il la gardera comme son viatique pendant cinq ans et sa fidélité lui dictera les paroles qu’il dédiera aux morts et aux survivants : « La guerre n’allait plus cesser de marquer nos travaux et nos jours, et ceux qui n’avaient pas été choisis pour être des victimes savaient sans hésitation possible qu’ils étaient appelés à être des apôtres ».

Il est aussitôt requis par les événements d’accomplir son apostolat, un apostolat à sa façon, in partibus infidelium, à la manière de ces moines du Moyen-Age dont l’épée était un instrument d’évangélisation. Il avait cru qu’en se retirant la guerre laisserait derrière elle le limon des vertus qu’elle avait commandées, le souvenir des disciplines, notamment intellectuelles, le respect, non de l’individu perdu en lui-même, mais de la personne organisée par sa liaison avec un univers intelligible. Or ces enseignements étaient niés en bloc, mis en pièces par un Henri Barbusse et un Romain Rolland, par le dadaïsme, le surréalisme, le freudisme et par l’engouement pour Gide et Proust. La France avait déchaussé ses bottes et n’était avide que de jouir des fruits escomptés de sa victoire. Ne distinguant autour de lui qu’un dérèglement des sens et de la pensée, Massis s’installe aux avant-postes de son monde qui est investi de toutes parts et il ne les quittera plus.

Sans appartenir à l’Action française, il a si complètement surmonté ses réserves initiales envers Maurras qu’il accepte avec enthousiasme d’être le rédacteur en chef de la Revue universelle, dont Jacques Bainville assure la direction. Il y entraîne le thomisme de Jacques Maritain, pour préparer une restauration de la métaphysique et établir une philosophie politique chrétienne qui ferait contre-poids à l’agnosticisme maurrassien. Six ans après, la condamnation de l’Action Française par le Vatican ruinera ces espérances. Maritain n’acceptera pas le non possumus des monarchistes. Bernanos l’imitera. Plus tard, ce sera la rupture avec Claudel. Seules les amitiés de Robert Brasillach et de Gustave Thibon viendront compenser les déchirements dont Massis n’a pas hésité à payer son attachement désormais inébranlable pour Maurras.

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Chose étrange de prime abord, en parcourant les quelque cinquante dernières années de sa vie, que nous venons d’entamer, j’ai été invinciblement poussé à soupçonner qu’un mystère voilait sa véritable nature. On se récriera : un mystère chez Massis, quoi de plus arbitraire et paradoxal ? N’a-t-il pas déclaré qu’il fondait tout sur quelques principes ? Son adhésion au système maurrassien n’a-t-elle pas encore exacerbé son exigence d’une stricte unité de la pensée, si impérieuse qu’elle a souvent provoqué des protestations contre son sectarisme ? Lui-même a-t-il contesté qu’il était un dogmatique ? A-t-il craint de s’en flatter ? Aussi dois-je provisoirement admettre que ses œuvres et son action contribuent également à le confirmer.

En 1922 et 1924, il procède par voie de « Jugements » pour fixer leur place, dans sa hiérarchie des valeurs, à Renan, France, Barrès, Gide et quelques autres. Les poursuites en sorcellerie qu’il mène avec fureur contre Gide contribuent au succès de l’ouvrage. Les excommunications se bousculent : immoralisme, dépravation logique, inversion démoniaque des traditions de l’espèce humaine comme de la parole évangélique. Gide est le mal. Gide est le diable. Gide se sentit flatté par tant d’invectives et, pour ne pas manquer à une malignité si inexorablement démontrée, il observa, que, somme toute, l’article était plein d’une considération inavouée.

En 1927, Massis vole à la « Défense de l’Occident ». Il isole et décompose le poison de l’Orient qu’inoculent en nous, de façon invisible et subtile, l’idéalisme germanique et le mysticisme slave. L’Asie est prête à la révolte. Mais l’indépendance ne lui suffit pas. Elle veut, en outre, atteindre l’âme de l’Europe, la pervertir et la dissoudre.

Massis relève partout des traces de cette contamination. Quand, en 1932, il fera l’inventaire de la littérature française depuis la fin de la guerre, il n’y contemplera qu’une fuite générale devant le réel et une évasion dans le nihilisme. Et il tranchera sans quartier : « Nous n’avons eu ni tragédie, ni épopée, ni lyrisme, et c’est à peine si l’on peut dire que nous avons eu des romans, en dépit de ce qu’on nous a proposé sous ce couvert ». Si l’on excepte « Sous le soleil de Satan », de Bernanos, que Massis avait apporté au « Roseau d’Or », on est amené à conclure que n’entrent point dans les canons institués par Massis pour régir le talent : « Le blé en herbe » de Colette, « Juliette au pays des hommes » de Jean Giraudoux, « Les Thibault » de Roger Martin du Gard, « Le paysan de Paris » de Louis Aragon, « Thérèse Desqueyroux » de François Mauriac, « Climats » d’André Maurois, « Les conquérants » d’André Malraux, « Un de Baumugnes » de Jean Giono, « Les enfants terribles » de Jean Cocteau, « Vol de nuit » de Saint-Exupéry. Et combien cette liste eût-elle été glorieusement allongée, Messieurs, si je n’avais jugé plus convenable d’omettre, dans cette enceinte, des œuvres impérissables de plusieurs d’entre vous.

C’est que Massis est le militant d’une cause sainte. La littérature qui ne sert pas cet idéal est négligeable. Celle qui le menace est pernicieuse. Il le fera bien voir à Marcel Proust auquel il va administrer une magistrale volée. Dans une étude, où d’ailleurs la pénétration arrive à surmonter par endroits la sévérité, il incriminera « l’abdication de la volonté », « la privation de la pureté » qui lâche la bride aux « sombres désirs », « la désastreuse enquête » à laquelle Proust s’est livré dans sa recherche du temps perdu, et, en fin de compte, ce « vaste alibi », cette « feinte obstinée » que Proust dissimule sous « les mensonges de son art ».

Cependant, les événements politiques s’accélèrent. Un moment victorieux en France, le Front populaire est attaqué en Espagne. Massis prend feu. Il célèbre les cadets de l’Alcazar. Il publie dans « Chefs » ses entretiens avec trois dictateurs auxquels il dispense sa faveur : Mussolini, Franco et Salazar. Après l’armistice, il se rallie activement au régime de Vichy et entre au Conseil national consultatif. À la libération, les coups s’abattent sur ceux qu’il admirait et aimait le plus : Philippe Pétain et Charles Maurras sont condamnés, Robert Brasillach fusillé. Massis est impavide et inaccessible dans la forteresse de ses idées. Il l’avait déjà annoncé : « les idées restent ». Il dédaigne la critique et l’invitation que lui a lancées Raïssa Maritain, la lumineuse épouse de Jacques : « Pourquoi faut-il, regrettait-elle, que Massis ait évolué dans le sens le moins généreux de sa nature, qu’il soit devenu la victime des cœurs durs et des esprits faux qui ont dominé trop longtemps une partie notable de la jeunesse de notre pays ? » Au contraire, voici l’heure où tous les devoirs se concentrent pour lui dans la fidélité. Dans le massif « Maurras et notre temps », il explique et glorifie, avec un courage qui ne lui a jamais fait défaut, son maître emprisonné. Dans « De l’homme à Dieu », il parcourt inlassablement le périple de sa vie et de ses convictions. Il se désigne comme un héritier et il offre tout ce qu’il a gardé dans les mains : des souvenirs si fermes qu’ils en acquièrent à ses yeux la force d’une preuve.

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Continuité, ordre, intransigeance, comment ai-je pu, Messieurs, dans ce bloc de rectitude, imaginer qu’un mystère s’était insinué ? En vérité, c’est ma propre attitude envers Henri Massis qui a soulevé et peu à peu précisé la question. Si vivement heurté par tant de ses opinions, il me fallait comprendre d’où naissaient l’estime et la sourde mais insistante attirance que j’éprouvais pour sa personne. J’y étais incité par Gustave Thibon : « Un Massis insensible, a-t-il protesté, et caparaçonné de certitudes rigides qui l’isolent des hommes — cette légende n’a pas le moindre fondement dans le réel ... homme d’intimité ... ouvert à tout ce qui est jeune par l’âge ou par le cœur et jeune lui-même en dépit des années et des épreuves ». Je tenais la chaîne. Il existait donc bien, sous la façade rigoureuse et presque rectiligne, un Massis attentif et attaché aux richesses de la vie, secret, plein de pudeur et qui ne s’ouvrait que dans la rencontre d’êtres élus.

Et c’est à lui que nous sommes redevables des pages les plus subtiles, les plus délicates et les plus émouvantes. Comment, sans l’influence de ce Massis sensible sur le Massis rationnel, sans la fécondité de cette opposition intérieure, aurions-nous bénéficié d’analyses à grande profondeur qui tendent à éclairer l’âme d’un écrivain par la dualité que Massis y avait découverte, parce qu’il avait d’abord connu la sienne ? C’est en remontant à l’enfance de Bernanos que Massis met à jour les deux natures contradictoires qui ont déchiré son ami et ne lui ont jamais permis de sortir de l’angoisse. C’est en ressuscitant avec une infinie piété la tendresse filiale de Proust et en montrant quelle solide barrière elle avait dressée contre ses penchants que Massis est parvenu à reconstituer ce drame si révélateur. Il ne va pas moins loin dans l’exploration quand il écrit de Gide : « Un homme, un homme effrayé par ce que sa nature morbide lui découvre... puis, un artiste grâce auquel l’homme peut vivre, se décharger de l’obsession de sa psycholâtrie, n’en pas être empoisonné, connaître un autre objet que soi, créer, c’est-à-dire trouver tout ensemble un alibi, un remède, un exercice et une sorte de règle... » Dans cette recherche de l’essence de chaque personne, Massis ira jusqu’à nous livrer sur Maurras une singulière confidence : « Oui, c’est d’Amour, d’un absolu Amour que Maurras avait soif, et qu’il a donc souffert de s’en sentir sevré !... Peut-être même l’activité politique ne lui fut-elle ensuite qu’un moyen d’étouffer l’angoisse philosophique, l’insatisfaction de l’âme et de surmonter sa disgrâce ».

Par contre, des grâces intimes de Massis, l’âge en laisse maintenant filtrer quelques-unes. Une lumière de sérénité, de bienveillance, de charité se pose çà et là sur les jugements anciens. Il se repend d’avoir trop durement rompu avec Bergson qui l’avait conduit au seuil de la vie chrétienne. La lecture des Cahiers lui permet d’entrevoir que sa méditation avait conduit Barrès beaucoup plus loin que Massis ne l’avait supposé. Il discerne dans l’œuvre de Proust l’inquiétude de l’au-delà, un besoin d’éternité et de rédemption, le pressentiment que la réalité de l’œuvre d’art et la réalité de l’immortalité de l’âme ne font qu’une. Et si la haine contre Gide n’a pas cédé, comme elle se nuance quand Massis admet que Gide fut à l’origine d’un mouvement spirituel et contribua à acheminer des âmes vers la vérité religieuse !

Massis avait longuement avancé sur la route qui mène de l’homme à Dieu. La poussière des tumultes de son existence était retombée. La limpidité de la foi n’en était plus obscurcie et sa compagne, l’indulgence, n’était plus frappée d’interdiction, mais expressément invitée. Massis s’apercevait qu’il était difficile à un critique de dégager les mobiles des êtres sous les mots où on croit les saisir. Il reconnaissait que, parmi toutes les explications possibles, la plus généreuse « a chance d’être la plus vraie ». Voilà, disait-il, le grand bienfait de la vieillesse. En gravissant le temps, il avait regagné les hauteurs de son Montmartre natal et spirituel, où soufflait un vent d’espérance. Il avait tenu, Messieurs, à s’y montrer devant vous en terminant son discours de réception. Il proclamait : « À chaque instant, la vieille terre est naissance et renaît jeune des mains divines ! La Création n’est pas d’hier, elle est de chaque minute de la vie, et l’Évangile, qui est pourtant si secret sur les perspectives de l’histoire, nous assure que le monde ne finira pas avant que la Parole ait été portée à tous les hommes... »

Il vous avait réservé l’image d’un Massis triomphant dans la gloire de l’Église éternelle. Hélas ! de semaine en semaine, il n’allait pas tarder à ne plus vous offrir que le spectacle d’un Massis souffrant dans la solitude de la terre. Il avait toujours eu la hantise de la solitude. Il avait diagnostiqué la solitude de Pascal, de Bernanos, de Malraux, de Maritain. Il avait prétendu que les violences de la jeunesse ne poursuivaient qu’une garantie contre la solitude. Et maintenant presque tous ses amis avaient disparu. Il devait surmonter ses propres maux pour alléger ceux de sa femme, avant de rester seul, au bord de la misère et au cœur de la douleur. C’est alors qu’il fut soustrait à sa réclusion grâce à une vertu de votre Compagnie, trop ignorée de ceux qui n’en font point partie. Vous avez entouré Massis de sympathie, d’affection et d’égards. Vous avez restauré pour lui cette communication qui lui était indispensable avec des hommes qu’il admirait. Au milieu de vous, son chemin de croix s’interrompait. Jeudi après jeudi, vous lui avez fermé doucement les yeux sur une suprême vision d’amitié, d’amitié avec tous, comme il le souhaitait dans l’ultime étape de sa vie.

Car il venait de laisser son testament : « Au fur et à mesure qu’on rencontre plus d’êtres, qu’on remue plus d’idées, ce sont les rapprochements qui frappent et les divergences qui se réduisent. C’est par en haut que se fait l’union, par la pointe de l’âme, c’est là que tout se rejoint ». Ainsi l’expérience permanente et acharnée des combats débouchait sur un appel à la tolérance et à l’amour. Vous estimerez, sans doute, Messieurs, qu’il est digne de l’Académie Française que, dans les agitations et la dureté de notre temps, ce message soit à nouveau lancé de cette enceinte, par les voix enfin accordées de deux anciens adversaires, celui qui le reprend et celui qui a eu besoin de toute une vie pour le mûrir.