Discours de réception de Roger Caillois

Le 20 janvier 1972

Roger CAILLOIS

Réception de Roger Caillois

 

M. Roger Caillois, ayant été élu par l’Académie française à la place laissée vacante par la mort de M. Jérôme Carcopino, y est venu prendre séance le jeudi 20 janvier 1972 et a prononcé le discours suivant :

 

Messieurs,

qui avez des manières bien à vous d’accueillir les plus rétifs et qui savez oublier leur turbulence, parfois leurs blasphèmes, vous n’ignorez pas que je vous arrive de plus loin qu’il n’est coutume et qu’il m’aura fallu accomplir un parcours anormalement long avant qu’il ne me vienne, à la surprise de plusieurs, l’idée de solliciter vos suffrages. Le fait que vous me les ayez accordés n’a probablement pas été pour d’autres, parfois pour les mêmes, un moindre sujet d’étonnement. À tort assurément, car, si surréalisme et académie sont mots qui jurent encore d’être assemblés, chacun connaît votre souci constant de ne jamais tenter de figer la littérature française en un point défini de son histoire, mais de la reconnaître qui change, cependant que vous vous efforcez, d’autre part, d’en maintenir la continuité essentielle.

Toutefois, pour que vous mesuriez votre mansuétude, je crois devoir vous faire une brève confidence. J’ai nourri durant mon adolescence une sorte de haine contre la littérature même, dont je prévoyais et souhaitais naïvement la disparition prochaine. Aussi me suis-je lancé en d’étranges, extrêmes et successives entreprises qui ne me destinaient guère à siéger un jour parmi vous, revêtu de ce costume de scarabée qui n’est pas, au demeurant, pour déplaire à un esprit longtemps fasciné par les mœurs, les parures et les déguisements des insectes. Pourtant, dès ces intransigeances de jeunesse, où la passion avait plus de part que la lucidité, se trouvaient déjà réunis, à mon insu, plusieurs éléments qui devaient plus tard se révéler décisifs : en premier lieu, une attention, que dis-je ? une ferveur pour le langage, que j’entourais de soins quasi philatéliques comme dirait Jorge-Luis Borges. Soins inexplicables que mes mépris, si j’avais été cohérent, eussent dû lui refuser, mais qu’un instinct imposait à ma candide frénésie.

Je n’oserai pas déclarer comme le poète qui s’est plus qu’un autre acquis le droit de s’exprimer en ces termes : « Même si je n’étais pas un animal essentiellement français, une argile essentiellement française (et mon dernier souffle, comme le premier, sera chimiquement français), la langue française serait encore pour moi le seul refuge imaginable, l’asile et l’antre par excellence, l’armure et l’arme par excellence, le seul lieu géométrique où je puisse me tenir en ce monde pour y rien comprendre, y rien vouloir ou renoncer. » Mais il me faut bien prendre à mon compte pareille profession de foi, où l’allégeance si exclusive à un langage et au langage seul, a quelque chose de monstrueux. Je le reconnais volontiers, mais ne puis, ni même ne désire me réformer sur ce point. Au reste, l’exemple, sinon les propos des maîtres violents et solennels que je m’étais donnés, ne contredisaient pas un attachement ultime et nécessaire, qui émergeait de tant de ruptures. Plus tard, je suis allé jusqu’à m’essayer, par un défi nouveau, à cette désuète prose dite d’apparat, qui paraît si déplacée dans un siècle où le style se doit d’être hâtif, brutal ou pédant et où la poésie elle-même rejette délibérément toute prosodie, c’est-à-dire, l’une de ses deux ressources distinctives. Pour que je m’estime comblé d’être reçu dans votre Compagnie, il m’eût suffi qu’elle comptât parmi ses obligations la tâche de préserver le lexique, la syntaxe, la rhétorique même, pour employer un terme récemment et étrangement réhabilité par l’avant-garde, d’une langue qui m’est consubstantielle.

J’ai un autre motif de me féliciter de prendre place dans vos rangs. Je ne cesse de m’inquiéter de la rareté, pis, de la raréfaction dans le monde, des Corps à la fois constitués et autonomes, officiels et indépendants, tels que continue, pour son honneur, d’être le vôtre. Je vois partout, en effet, augmenter et s’appesantir, ici de manière pudique et réticente, là de façon proclamée et impitoyable, les pressions anonymes et aveugles qui, depuis toujours, procurent aux sociétés leur seconde et redoutable nature. L’évolution des techniques, celle de l’économie, l’accroissement des charges, des responsabilités, des ambitions de l’État, de ses moyens de convaincre et d’asservir, ne favorisent pas, loin de là, les conditions même mentales du libre exercice de la pensée. Il semble même aléatoire que demeurent des îlots de constance et de sérénité : asiles, refuges, je n’ose dire « réserves », où sont respectées, honorées, entretenues, certaines habitudes de tolérance, de réflexion, de sang-froid et d’objectivité naguère considérées comme précieuses et aujourd’hui contestées, devenues presque suspectes. Les inerties, les mécanismes qui de plus en plus durcissent chaque rouage de l’administration du monde, tendent à éliminer de telles sauvegardes. L’atmosphère des Académies, qu’elles soient de sciences ou de lettres, semble parfois la plus propice à l’indispensable perpétuité de ces vertus qui n’en étaient pas hier encore, qui n’apparaissaient que les courtoisies de l’intelligence à l’égard d’elle-même. Peut-être le jour est-il proche où l’on s’apercevra que de pareilles Collégialités anciennes, prestigieuses, tout ensemble autorisées et peu autoritaires, sur qui n’ont d’influence appréciable ni les passions ni les pouvoirs, ne sont un luxe qu’en apparence. Ce n’est pas un hasard si, de nos jours, il en subsiste si peu qui répondent simultanément à des caractères malaisément compatibles.

Enfin, ce lieu est hanté de très grandes ombres parmi lesquelles figurent précisément celles de deux écrivains dont j’ai dû convenir par devers moi que je les avais faits, depuis longtemps, sans d’abord m’en rendre compte, des modèles privilégiés, quoique inaccessibles, à la fois des démarches de ma pensée et de mes exigences en matière d’écriture. Permettez que les mêmes paroles auxquelles j’ai recours pour vous exprimer ma reconnaissance servent aussi à justifier que je me hasarde à invoquer ici comme intercesseurs, parmi vos morts illustres et les unissant dans le même hommage, les noms de Montesquieu et de Valéry, qui sont ceux d’entre vos fantômes à qui, tout indigne que je suis de leurs leçons, j’ai conscience de devoir le plus.

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Vous m’avez fait l’honneur de m’appeler à succéder à un éminent historien dont l’œuvre considérable et la carrière exceptionnelle suscitent un égal étonnement. Jérôme Carcopino est né en 1881. Il s’est montré actif — comme on dit maintenant pour les peintres dont il est malaisé de dater les toiles — pendant près de trois quarts de siècle, très exactement entre 1898, où il rédige, encore étudiant, le travail qui inaugure son œuvre, et 1970, année de sa mort, qui est aussi celle de la publication de son dernier ouvrage.

Au cours de ces soixante-douze ans de recherches, d’enseignement et de responsabilité administrative et même politique, il réussit à publier une quarantaine de volumes qui, sans compter articles, comptes rendus, polémiques, notes, discours et correspondance, ne sont pas loin d’atteindre et qui probablement dépassent la myriade de pages. Aucune de celles-ci n’est le produit de la fantaisie ou de la désinvolture. Toutes sont garanties par des données, non seulement vérifiées, discutées, expertisées, interprétées, mais encore confrontées et rigoureusement articulées entre elles.

Pareil labeur tient du prodige. Il suppose une mémoire d’ordinateur, une exceptionnelle capacité de travail, une érudition précise, organisée, orientée, tenue à jour. Il implique également, puisque chaque argumentation est convaincante ou ingénieuse ou les deux à la fois, une intelligence singulièrement agile et perspicace, qui devine aussitôt la moindre faille, le piège le mieux tendu et qui fait mieux que le déjouer, qui le met à profit. Enfin, qui ajoute à ces rares ressources une supplémentaire efficacité, une prose précise, volontiers pressante, élégante, au besoin éloquente, mais dont la forme n’arrête jamais le lecteur. Si d’aventure elle le retient un instant, c’est contaminée par quelque mimétisme de la complexe phrase latine, féconde en subordonnées et qui aime différer sa chute. L’expression de l’historien, qui presque immanquablement évoque Rome, ne paraît alors que davantage convenir à son objet.

À un tel style, se reconnaît un souci d’écrivain. Jérôme Carcopino en fut un, au sens le plus exigeant du terme. Le goût des formules lapidaires ne manque pas à cet épigraphiste. Elles abondent dans son Sylla, qu’il dépeint comme n’appartenant pas à la race « de ces maîtres qui tolèrent d’être tolérés ». Reprenant la triple interrogation de Sieyès dans sa brochure sur le Tiers Etat, il explique ainsi la décision du dictateur : « Étant tout à la fois, il ne condescendait pas à redevenir quelque chose... il préférait n’être rien. » Jusqu’aux sûres cadences et aux subtiles antithèses de Montesquieu se retrouvent comme spontanément sous sa plume. En 80, Sylla se porte à la rencontre de Pompée qui débarque dans la péninsule, à la tète des six légions victorieuses que le sénatus-consulte vient de lui ordonner de licencier. Sylla l’embrasse avec effusion et lui confirme, écrit Jérôme Carcopino, « par un salut retentissant, le surnom de Grand, qui l’avait exaspéré ». Comment ne pas percevoir dans ce saisissant retournement l’écho de la phrase attribuée au même Sylla dans le dialogue fictif du jeune Charles-Louis de Secondat, qui n’était pas encore des vôtres et qui ne s’appelait Montesquieu que depuis six ans ? Le héros explique à l’imaginaire Eucrate qu’il a détruit Marius à force de vaincre les ennemis de Marius. « Je le forçais tous les jours, dit-il, d’aller au Capitole rendre grâce aux dieux des succès dont je le désespérais. » Jusqu’à la rime est fidèle.

Aucun doute n’est permis : qui se montre sensible à tels rythmes et raccourcis se révèle écrivain-né. Aussi bien les exemples abondent-ils. Je n’en citerai qu’un. Il s’agit du changement d’attitude des Berbères de Volubilis, quand les légions eurent évacué la ville sur l’ordre de Dioclétien. Ils devinrent Romains dans l’âme, constate l’historien, « comme si Rome, en renonçant à les dominer, avait achevé de les conquérir ». On ne saurait dire mieux et davantage en si peu de mots. Je m’en voudrais aussi de passer tout à fait sous silence la clarté et la densité avec laquelle il résume l’évolution de la doctrine pythagoricienne. Je n’oublie pas non plus la vivacité des portraits, pénétrants et brefs, dont il a parsemé son œuvre. Mais je retiens davantage le chapitre ému qu’il a consacré à Mgr Duchesne, qui le précéda dans votre Compagnie et auquel il conserva sa vie durant, une déférente et affectueuse reconnaissance. Vous vous souvenez d’ailleurs, que son livre principal lui est dédié. Ici, c’est le cœur qui parle. Les pages des Souvenirs Romains qui évoquent le savant prélat font autant d’honneur au maître dont la mémoire les inspira qu’à la piété d’un disciple qui, après tant d’années, n’avait oublié ni ses vertus ni son exemple.

À l’occasion enfin, mais rarement, l’écrivain n’exclut pas les charmes d’une imagination à la fois éclairée et poétique. Il se hasarde ainsi à décrire le trafic furtif des Phéniciens dans une baie africaine :

« Rien qu’à considérer la carte, il semble qu’on voie mouiller la flotte des Puniques au pied de la falaise ; qu’on distingue, au-dessus du lit de sable Er Reguia, la fumée des feux qu’ils ont allumés pour signaler leur présence ; et que bientôt s’ébranle, entre l’île qu’ils occupent en permanence et le littoral d’en face, le va-et-vient de leurs embarcations lestées, à l’aller, de leurs pacotilles, chargées au retour, de leur provision d’or ; et l’on comprend qu’au moins le nom du Rio de Oro répercute toujours sur ces rivages où les Danites ont remplacé les Éthiopiens Daratites, un écho de la rumeur dont les avaient remplis, chaque année, pendant des siècles d’hégémonie phénicienne, les arrivages de l’or soudanais. »

Qu’on ne s’y trompe pas ; il n’y a là ni lyrisme d’ornement, ni récréation capricieuse, mais bel et bien un argument destiné à accréditer l’idée que le nom de Rio de Oro perpétue quinze siècles plus tard le souvenir du fructueux commerce d’équipages carthaginois. L’historien n’est nullement distrait ou séduit. Il fait flèche de tout bois. Il sait qu’il doit emporter la conviction de plus d’un lecteur rétif, de plus d’un adversaire vigilant.

Mais je viendrai dans un moment à la conception de l’histoire de Jérôme Carcopino, à la richesse, à l’originalité d’une œuvre qui fonde son juste prestige. J’ai tenu auparavant à souligner que l’ampleur en elle n’excluait pas les mérites purement littéraires. Je confesse maintenant une autre surprise. Des ouvrages si abondants et si soignés n’ont pas été écrits dans le recueillement et le silence. L’œuvre gigantesque s’accompagne d’une carrière éclatante qui témoigne aussi de la part de son auteur, d’une étonnante fidélité à soi-même. Jérôme Carcopino n’a pas éludé, il a même recherché les charges et les responsabilités. Il n’a pas davantage évité les honneurs qui en sont la conséquence. Dans les deux Écoles illustres, où il fut élève, l’École normale supérieure et l’École de Rome, il revint comme Directeur. Il accéda également au rectorat de l’Université de Paris, où il avait été étudiant. Je ne parle que pour mémoire de l’école communale de Verneuil-sur-Avre, du collège Sainte-Barbe de Fontenay-aux-Roses, du lycée Henri-IV, où il ne retourna peut-être pas, mais qu’il eut de très haut, comme secrétaire d’État à l’Éducation Nationale, dans ses attributions.

Vous n’attendez pas de moi, Messieurs, que je retrace ici en même temps que les étapes d’une ascension qui reste dans vos mémoires, les vicissitudes d’une vie anormalement chargée d’épreuves, tant domestiques que publiques. Elle témoigne d’une continuité infatigable au service de la science et de l’enseignement, c’est-à-dire, de la double vocation d’accroître le savoir et de le transmettre. Elle fut interrompue par deux guerres mondiales où le destin, à des âges, à des niveaux et dans des circonstances les plus différentes, lui fit jouer des rôles qui contrastent sur plus d’un point et qui ont finalement conduit l’historien à devenir à son tour objet de l’histoire.

C’est à la définition et aux mérites de l’œuvre que vous attendez que, selon l’usage, je m’attache principalement. Je n’esquiverai pas cette tâche. Toutefois, le nombre, l’étendue, la portée, la variété des ouvrages qu’il me faudrait analyser, les connaissances qui me font défaut et dont j’aurais besoin pour me risquer à pareil examen avec un semblant de compétence, me dissuadent de l’entreprendre d’une manière qui, si elle prétendait être complète, serait nécessairement sommaire. La vaine tentative, condamnée d’avance par les dimensions de l’œuvre, ne pourrait aboutir, j’en suis assuré, qu’à une morne énumération, semée de commentaires plus ou moins pertinents et d’éloges de circonstance qui, venant d’un profane, ne seraient même pas flatteurs. Dans ces conditions, vous voudrez bien me pardonner de ne pas tout évoquer, de ne pas même chercher à le faire. Mon dessein sera plutôt de procurer une première esquisse des caractères essentiels d’une démarche singulière, d’une méthode très personnelle d’aborder et de résoudre les problèmes, dont les travaux des historiens offrent, après tout, peu d’exemples.

En premier lieu, je suis frappé du rôle joué par le hasard dans une longue succession de travaux qui, en apparence du moins, ont pour point commun, de porter sur des sujets particuliers, parfaitement circonscrits dans l’espace et le temps, et qui sont, pour ainsi dire, ponctuels. Jérôme Carcopino a laissé entendre que la vocation de l’histoire lui serait venue de son enfance à Verneuil, ville riche de monuments et de souvenirs. Il flânait le long de la promenade aménagée sur les remparts qu’éleva, au XIIe siècle, le duc de Normandie, Henri Ier d’Angleterre, contre son suzerain, le roi de France. Je n’en doute pas. Mais si Jérôme Carcopino était né dans une autre cité, il est probable qu’il eût été mêmement sensible à d’autres témoignages, tout aussi évocateurs. De sorte qu’en place de La terre de Verneuil à la veille de la Révolution, son premier travail publié en volume aurait été quelque monographie parallèle sur cette autre ville où j’imagine qu’il eût grandi. Tant le lieu de la naissance est un premier hasard.

Plus tard, il hésite entre l’histoire grecque et l’histoire romaine. Il n’est pas de ces étudiants qui recherchent avec obstination le professeur qui consentira enfin d’accepter le sujet du mémoire qu’ils se sont mis en tête de traiter. Au contraire, il demande un thème à son maître Gustave Bloch, qui lui indique l’évolution de l’ostracisme athénien. C’est en 1898. Il a dix-sept ans. L’étude qu’il soumet est déjà si remarquable qu’elle enthousiasme assez Bouché-Leclercq pour qu’il lui cherche un éditeur. De fait, elle sera publiée dix ans plus tard ; puis, refondue, réimprimée en 1935, quand l’ancien étudiant est professeur en Sorbonne. Son diplôme d’Études Supérieures, La loi de Hiéron et les Romains ne semble pas avoir été non plus la conséquence d’une initiative personnelle : le choix trahit néanmoins une attirance, elle, profonde, pour l’histoire romaine. Jérôme Carcopino est d’ailleurs déjà décidé à postuler l’École de Rome. Cette fois, il s’est montré moins docile. Sous prétexte qu’il réussit mieux en latin qu’en grec, il fait connaître sa préférence au directeur de l’École Normale Supérieure, l’helléniste Georges Perrot qui eût souhaité le voir s’orienter comme lui vers les études grecques. Ce second travail, que son auteur transformera en thèse complémentaire, connaît alors les honneurs de la publication, de sorte qu’aucun de ces travaux, d’ordinaire simples et éphémères exercices préparatoires, ne demeurera dans l’ombre.

L’année suivante, Jérôme Carcopino est reçu premier à l’agrégation d’histoire. Il est aussitôt admis à l’École de Rome, où il s’installe en 1904. Il a décidé que sa thèse principale porterait sur l’histoire entière d’Ostie, dont il visite assidûment les fouilles. Il publie sur les excavations en cours plusieurs articles érudits. Intervient alors le hasard, s’il m’est permis appeler ainsi toute série de causes qui viennent à la traverse sans qu’il soit possible de les prévoir ni de les éviter. À la fin de 1906, un archéologue jeune, impétueux, tenace, Dante Vaglieri est nommé directeur des fouilles d’Ostie. Dès 1907, il publie ses premiers rapports. Ses trouvailles suscitent curiosité et intérêt. Il obtient des subventions, qui sont de plus en plus importantes. Jérôme Carcopino comprend que son projet n’a plus de sens. Pour employer ses propres termes, Dante Vaglieri « était en train de reléguer au pays des chimères mon ambition d’écrire une histoire complète de la cité et du port d’Ostie, puisque celle-ci se trouvait entraînée dans un perpétuel devenir de découvertes ». Chaque nouvelle saison, il devra mettre à jour le monument de science qu’il souhaitait définitif et qu’il voit d’avance transformé en tapisserie de Pénélope.

Le choc est d’autant plus rude qu’il avait opté pour l’histoire antique de préférence à la moderne, parce que l’enquêteur, comme il le confie à Frédéric Lefèvre en 1936, n’y est pas à la merci d’une liasse d’archives inaccessibles ou d’une correspondance privée que ses propriétaires se refusent à communiquer. Il imaginait, en ce domaine mille fois épuisé et reconstruit, disposer d’entrée de jeu de la somme des données concernant son travail. Le voici cruellement détrompé. Les votes de crédits, le sol ouvert par une bombe ou une excavatrice ne suspendent pas une menace moins redoutable que les armoires soudain ouvertes des ministères et les revirements des familles. Victime de ce qu’il appellera à la fin de sa vie les « sautes de vent », puis les « soubresauts » de l’archéologie, il est tenté de faire son deuil de trois ans de travail. Il se ressaisit vite, borne sa thèse à l’explication des origines d’Ostie, audacieusement conjuguée avec l’exégèse des six derniers livres de l’Enéide et avec l’identification des lieux où Virgile en a situé l’action. Surtout, il découvre la démarche qui lui sera particulière. Elle donne la mesure de son talent et définit l’originalité de sa méthode. J’y reviendrai.

Pour l’instant, il est mis selon l’usage à la disposition du directeur des Antiquités de Tunisie : nouvelle intervention, et combien fortuite, du hasard : la crue d’un oued a déchaussé une sorte de borne quadrangulaire. On la lui signale, on l’y amène. La stèle porte des inscriptions sur ses différentes faces : c’est une pétition des colons de l’endroit, le texte d’un édit d’Hadrien définissant le statut des domaines impériaux et les instructions des procurateurs pour l’application du nouveau règlement. L’aubaine aboutit à la publication du volume intitulé L’inscription d’Aïn-el-Djemala, contribution à l’étude des « saltus » africains et du colonat partiaire. Il paraît à Rome, cette même année 1905.

Jérôme Carcopino enseigne alors au Havre, puis à Alger. La guerre, où il sert dans l’armée d’Orient, interrompt la rédaction de sa thèse, Virgile et les origines d’Ostie, qu’il soutient seulement en 1919, soit treize ans après qu’il aura commencé d’y travailler, mais dont il a exposé les grandes lignes en 1911, lors d’une communication à l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres. C’est un triomphe. L’autorité de Jérôme Carcopino est partout reconnue, son prestige assuré. Il s’est placé d’emblée au premier rang des historiens de Rome. Dès l’année suivante, il remplace en Sorbonne son maître Gustave Bloch. Il occupe cette chaire pendant dix-sept ans, exception faite d’une brève interruption en 1922-1923, où il assure les fonctions de directeur intérimaire de l’École de Rome.

Parenthèse de nouveau providentielle. Elle parachève le travail des fées, qui, depuis longtemps, ourdissaient leur prochain piège ou plutôt préparaient leur prochain don. Leur instrument, cette fois, n’est pas un cours d’eau qui déborde, mais une voie de chemin de fer qui s’effondre en 1917 à la sortie de Rome. Les fouilles mettent à jour un vaste sanctuaire dont les parois sont ornées de scènes et de personnages mythologiques. D’autre part, avant qu’il ne la quitte, l’Afrique du Nord avait fait un ultime cadeau à Jérôme Carcopino : une mosaïque des environs d’El Kantara, dont les représentations mystérieuses le déconcertent. Des textes hermétiques lui en fournissent l’explication. « C’est ainsi, confesse-t-il, que ma dernière recherche algérienne, portant sur les spéculations des sectaires d’un pythagorisme dégénéré, m’a armé pour celle que je devais entreprendre pendant mon intérim romain dans la basilique souterraine de la Porte Majeure. »

Ce n’est pas seulement l’identification d’un temple hypogée et l’énigme déchiffrée de ses stucs, qui sont issues de la convergence d’un retour inopiné à Rome, d’une mosaïque de l’Atlas et de l’affaissement d’une voie ferrée, mais l’admirable série d’études qui comprend aussi bien Virgile et le mystère de la IVe Églogue, les révélations surprises au temple gnostique et crypto-chrétien des Catacombes, les digressions stimulantes sur l’ascia et sur le carré magique, en un mot, la suite des travaux qui ont balisé lumineusement le cheminement obscur des appétences de l’âme depuis Pythagore jusqu’aux Apôtres. Qui avait auparavant décrit avec une telle précision l’effervescence spirituelle et les aspirations encore confuses du mysticisme païen, qu’une religion nouvelle, décriée, puis concurrente, puis triomphante, allait relayer et combler ?

L’autre volet de l’œuvre historique de Jérôme Carcopino couvre la période de la république romaine qui s’étend des réformes des Gracques au meurtre de César. Rien ne destinait spécialement à cette étude l’auteur de Virgile et les origines d’Ostie. Le fait est qu’en 1923, Gustave Bloch meurt, ayant à peine commencé la rédaction de cette partie de l’histoire de Rome, dont Glotz lui avait demandé de se charger pour la collection monumentale qui porte son nom. Personne ne pouvait remplacer Bloch, sinon précisément son disciple et successeur. Jérôme Carcopino, aussitôt pressenti, ne peut se dérober. Le voici attelé, non par choix, mais quasi par obligation, à une œuvre de longue haleine, bientôt flanquée de plusieurs monographies magistrales, fort différentes des précédentes, parce que leur auteur les détache successivement de l’ouvrage de commande auquel il travaille. Pour ce dernier, il se trouvait tout naturellement soumis aux normes de la collection et par conséquent moins à l’aise que dans les recherches qu’il était maître de mener à son gré et qu’il pouvait marquer sans entraves ni restrictions du sceau de sa forte personnalité. Ainsi, le texte du Jules César indépendant, qui reproduit, revu et augmenté, celui du second et épais fascicule de l’Histoire de la République Romaine, se différencie-t-il relativement peu d’une biographie traditionnelle, respectueuse de l’ordre chronologique, tant pour le récit de la vie du protagoniste que pour l’exposé de la succession des événements concomitants.

Au contraire, Autour des Gracques et Sylla ou la monarchie manquée qui doublent la livraison antérieure n’ont rien de commun avec elle. Ce sont des travaux originaux où l’historien, retrouvant à la fois son indépendance et sa manière, se dédommage en quelque sorte des obligations que son contrat lui commandait de respecter. Que dire des deux volumes des Secrets de la correspondance de Cicéron, passée au crible, assurément pour la rédaction de l’ouvrage impartial et serein que Jérôme Carcopino s’est engagé à écrire ? Cette excroissance démesurée et tardive qui compte près de mille pages est certes destinée à montrer que l’édition des lettres révélatrices fut faite à l’instigation ou sous le contrôle d’Octave et pour servir sa politique. Il reste que les deux volumes, pour le lecteur non prévenu, ne paraissent rien contenir que de passionné et de partisan : un réquisitoire si soutenu et si malveillant que l’on comprend que celui d’entre vous qui accueillit son auteur dans cette enceinte n’ait pu s’empêcher d’en relever l’excès et les contradictions. En fait, de la part d’un historien si intègre, d’ordinaire plus soucieux de comprendre que pressé de détester, pareil acharnement peut stupéfier à juste titre et conduire à supposer que c’est une sorte de fantôme intime que poursuit d’une rancune tenace, inexplicable, un érudit qui ne s’applique pourtant qu’à mieux établir une thèse controversée.

L’étrange retombée mise à part, on constate avec étonnement que les circonstances extérieures ont presque constamment choisi pour Jérôme Carcopino les sujets de ses recherches successives. D’où la discontinuité apparente de ses travaux et même des thèmes qu’il a traités avec le plus de soins et de persévérance. Je ne parle ici ni des trois volumes de ses mémoires ni du livre par lequel il séduisit le grand public La vie quotidienne des Romains à l’apogée de l’Empire, ni de tel essai amusé et plaisant sur la gastronomie romaine ou de tels discours circonstanciels. Je ne retiens que les œuvres capitales qui ont fait sa gloire et dont je viens d’essayer de montrer que, loin de répondre à une préoccupation personnelle de l’historien, elles devaient chaque fois leur naissance à la rencontre d’une disponibilité et d’une occasion, c’est-à-dire, d’une sollicitation où le hasard, à tout le moins quelque événement étranger à la volonté de l’intéressé, avait joué un rôle prépondérant. Il est temps d’essayer d’éclaircir un mystère aux heureuses conséquences.

Messieurs, vous en avez déjà conçu le soupçon. Des hasards si nombreux qu’ils en paraissent systématiques et tous acheminés au même résultat, ne peuvent être des hasards véritables, je veux dire de simples rencontres que je ne sais quelle miraculeuse harmonie préétablie aurait rendues fécondes. Comme l’ont dit chacun à sa manière Pascal et Picasso, on ne cherche qu’après avoir trouvé. Sans quoi, qu’aurait-on eu l’idée de chercher ? Ainsi Jérôme Carcopino a d’abord découvert la méthode qu’il ne lui restera plus qu’à employer chaque fois qu’il aura décelé (ou créé) un cas propice à son application. L’important pour lui est d’avoir affaire à un problème soluble en toute rigueur. Il convient également qu’il y ait problème (ou contradiction ou secret) et que l’enquêteur se trouve dès le début en possession de la totalité des indices qui lui permettront de sortir de la difficulté ou de résoudre l’aporie, sans qu’un élément nouveau ne risque de venir renverser la construction.

Telle est la durable et forte leçon, me semble-t-il, que le jeune pensionnaire de l’École de Rome a tirée de la situation où l’a placé le développement soudain des chantiers d’Ostie. Poussé par la nécessité, il trouve la parade. Il organise les données dont il dispose en deux séries dont il commence par établir que l’une exclut l’autre. Il présente ensuite la conjecture ingénieuse qui met fin à l’inacceptable antinomie. Il montre enfin avec rigueur qu’elle est la seule à satisfaire simultanément aux conditions apparues, dans un premier temps, incompatibles.

Dans sa thèse sur les origines d’Ostie, le mécanisme est répété plusieurs fois : au début, l’auteur constate que la tradition qui attribue la fondation de la colonie à Ancus Marcius, au VIIe siècle avant Jésus-Christ, ne s’accorde nullement avec les faits historiques. Les Romains, en effet, n’ont pu occuper l’embouchure du Tibre avant la victoire du dictateur C. Marcius Rutilius en 356, qui chasse les Étrusques du littoral nord et celle du consul C. Maenius en 338 qui met fin à la domination volsque sur le territoire situé au sud du fleuve. En même temps, il est impossible de rejeter la tradition, car les inscriptions prouvent non seulement la survivance sur l’emplacement d’Ostie d’un ancien culte fédéral dédié à Vulcain, mais encore le souvenir d’une liturgie originale, servie par l’antique sodalité des Arvales. Celle-ci, incontestablement, faisait du site d’Ostie un des centres religieux les plus anciens du Latium. D’où la nécessité d’ajourner au IVe siècle avant l’ère chrétienne la fondation de l’Ostie historique, bastion naval et militaire, et d’admettre sur son emplacement l’existence antérieure d’un sanctuaire prestigieux et important.

La duplication d’Ostie apporte la solution souhaitée. Elle est simple, évidente : les textes se sont contentés de faire profiter la cité récente des témoignages anciens concernant le temple et le culte tombés en désuétude. Qui plus est, Virgile, pour favoriser les desseins d’Auguste, qui songe alors à faire d’Ostie le port de Rome, souhaite conférer à l’embouchure du Tibre un caractère sacré : il y situe le débarquement et les exploits d’Énée, la fondation de la nouvelle Troie, qui constitue le but fixé par le destin aux épreuves du héros. Cependant, chaque exégète moderne de l’Énéide est alors convaincu que la ville fondée par Énée est Lavinium. Jérôme Carcopino se trouve conduit à démontrer que Lavinium, pour Virgile, existait avant l’arrivée d’Énée et qu’elle était la capitale du peuple des Laurentes. La différence des dénominations importe peu. Lutèce était bien la métropole des Parisii et Durocortorum, le Reims d’aujourd’hui, celle des Rèmes. Cela posé, si la capitale des Laurentes est Lavinium, elle ne saurait être Laurentum et l’historien doit alors fournir la preuve que Laurentum est illusoire, qu’elle est le résultat d’une sorte de trompe-l’œil épigraphique. Il rappelle que les archéologues ont cherché en vain son emplacement sur le terrain. Il réfute les arguments de ceux d’entre eux qui prétendent l’avoir identifiée. Il souligne qu’aucune inscription ne la mentionne sans équivoque. Il proclame enfin, victorieusement, que la cité fantasmagorique, introuvable, se confond nécessairement avec Lavinium, métropole du roi Latinus, monarque des Laurentes, bientôt beau-père d’Énée.

Il n’y a jamais eu de Laurente qu’à Lavinium conclut-il péremptoirement. Mais un nouveau dilemme surgit de l’obstacle écarté. Si Lavinium existait dans l’Énéide avant l’arrivée d’Énée, il est inconcevable que Virgile ait pu faire procéder à sa fondation par celui-ci. La réponse ne tarde pas : pour les Anciens, la fondation d’une cité pouvait être purement rituelle. « Tandis que pour instaurer une ville neuve, nous demandons des pierres et du mortier, Énée pour bâtir en esprit une Lavinium nouvelle n’eut besoin que d’attirer sur elle la bénédiction des Dieux par les gestes, les prières et les sacrifices dont ils lui avaient dicté le déroulement. » Le héros a d’abord fondé la Troie italienne sur laquelle il est destiné à régner selon la prédiction d’Homère. Il l’a fait sur le site latin qui, à proximité du confluent du Tibre et du Némésius, paraît le double, le reflet du paysage de la Troie d’Asie, où le Simois se jette dans le Xanthe. La cérémonie essentielle menée à bien, il réconcilie, par la fondation mystique de Lavinium, alors rebaptisée Laurentum, les envahisseurs et les autochtones. Il assure leur alliance décisive, leur fusion en un seul peuple. Il scelle du même coup la fortune de Rome.

Je passe sur les multiples argumentations latérales, pourtant loin d’être négligeables. L’une d’entre elles débouche sur la reconstitution de la religion primitive du Latium. Une autre permet l’identification patiente et scrupuleuse des lieux où Virgile situe les événements de la dernière partie de son épopée. Si j’ai cru devoir insister sur l’épine dorsale d’un ouvrage foisonnant, ce fut dans l’intention de montrer, par l’exposé d’une cascade d’impossibilités résolues et renaissantes, comment est née la démarche technicienne de Jérôme Carcopino et quel s’en révèle le caractère fondamental. Il invente, du moins il porte à son extrême ce que j’appellerai l’histoire déductive. Lui-même le reconnaît mieux qu’implicitement quand, présentant l’impressionnant bilan de ses recherches, il déclare y être parvenu « de déductions en déductions ».

L’outil une fois forgé, la méthode mise au point, il l’emploie avec une maîtrise croissante, à l’occasion avec une hardiesse qui éblouit sans toujours persuader. La suite des travaux inaugurés en 1927 par l’étude de la basilique de la Porte Majeure, en constitue l’exemple le plus caractéristique. Je pense notamment à l’interprétation des stucs et des fresques dont l’historien a magistralement identifié les sujets et reconstitué le sens symbolique, grâce à mille citations parcellaires, issues des écrits concernant les innombrables sectes mystiques qui pullulèrent au déclin du paganisme. Dans les motifs de la basilique, il départage aisément les scènes qui font allusion aux mystères d’Attis, dieu pastoral, souffrant et consolateur, celles qui évoquent Déméter, Triptolème et les mystères d’Eleusis, celles qui renvoient au culte de Dionysos : bacchantes à la panthère ou au chevreau et surtout la danse d’Agavé, en transes et délirante, brandissant la tête arrachée de son fils, qu’elle croit celle d’un fauve.

La répartition ne sert pourtant qu’à mettre en relief la prépondérance des thèmes apolliniens et par conséquent de permettre l’attribution du sanctuaire aux fidèles de Pythagore, que leurs docteurs regardent comme le fils ou même l’incarnation du dieu de Délos. Les panneaux principaux de la nef introduisent à la composition unique de l’abside : ils illustrent la destinée de l’âme, telle que la conçoit la philosophie de la secte. Dans quatre d’entre eux, qui encadrent le stuc central, l’exégète reconnaît, représentés chacun deux fois et se répondant, les deux degrés de l’initiation. Des épisodes empruntés au cycle des Argonautes ou à celui d’Hélène les figurent allégoriquement. Après l’initiation, vient le salut, qu’elle est destinée à assurer et qu’évoquent ici le rapt de Ganymède par Zeus et l’enlèvement des filles de Leucippe par les Dioscures : dans les deux cas, images jumelles du transport dans l’empyrée de l’âme libérée. Toutefois, la découverte capitale de Jérôme Carcopino porte sur le grand stuc de l’abside, point terminal de la série des symboles : le saut de Sappho à Leucade. Ici réapparaît la démarche que j’appellerai volontiers celle de la contradiction résolue.

La représentation d’un suicide est inadmissible dans un lieu de culte d’une religion qui le défend. Le plongeon de Sappho n’en est donc pas un, mais le départ, l’envol qui assure au fidèle sauvé l’éternité sidérale. De fait, en face de Sappho, l’encourageant et lui tendant la main pour l’accueillir, se tient Apollon, le dieu solaire, le véritable Phaon. Ce nom, en effet, signifie « celui qui brille ». Le vulgaire seul le croit un simple mortel pour qui la poétesse amoureuse se serait précipitée dans les flots. Son identité divine est maintenant révélée.

À partir de là et des fresques gnostiques du tombeau du Viale Manzoni, Jérôme Carcopino reconstruit l’itinéraire céleste que les Pythagoriciens assignent aux âmes des élus et dont trois vers, sans doute interpolés par eux au début du XXIVe chant de l’Odyssée, désignent nommément les différentes étapes : la Roche Blanche, les Portes du Soleil, le pays du Peuple des Songes, par où, conduites par Hermès à la baguette d’or, doivent passer les âmes des mystes, assimilées en l’occurrence à celles des Prétendants massacrés par Ulysse. « Sous ces appellations fantastiques de la topographie homérique, explique l’auteur des Études sur la conversion du Monde romain, les Pythagoriciens avaient levé pour l’édification de leurs disciples, non pas une carte du Tendre, mais celle de l’Absolu auquel menaient les chemins de l’immortalité stellaire. »

L’érudition de Jérôme Carcopino réussit à organiser savamment une information en miettes, qu’il glane aussi bien dans les scolies des néo-platoniciens que dans les attaques des apologistes chrétiens contre les hérésies gnostiques. Dans la Roche Blanche, il fait reconnaître le promontoire de Leucade, que son nom désigne suffisamment et où l’ordalie primitive est devenue rituel de sublimation ; Proclus lui apprend qu’aux Portes du Soleil brillent les constellations du Cancer et du Capricorne et Porphyre que le Peuple des Songes ne rassemble rien d’autre que les âmes qui, dans la Voie Lactée, reçoivent leur première nourriture avant de tomber dans la génération ; au terme du fabuleux parcours, celles qui viennent de s’en affranchir atteignent la prairie d’asphodèles où elles jouissent d’une éternelle sérénité.

Au tombeau du Viale Manzoni, une fresque représente à gauche, trois jeunes gens nus, au centre un métier à tisser, à droite une femme debout, vêtue d’une longue tunique. Elle conserve avec un homme hirsute et dépenaillé, assis sur une sorte de grabat. À l’arrière-plan s’étend une prairie où broutent des animaux disparates et qu’entourent d’imposantes demeures. Dans le loqueteux, Jérôme Carcopino reconnaît Ulysse, devenu symbole pythagoricien, puis chrétien, et dans les trois jeunes hommes les prétendants de Pénélope. Leur nudité avertit qu’ils sont déjà morts et prêts à gagner la prairie d’asphodèles, comme il est dit dans l’Odyssée. Quelle promotion paradoxale ! Il fallait la science et la hardiesse de cette intelligence puissante pour reconnaître et pour percer l’énigme. Et voici qu’une sorte de miracle apporte à la solution déconcertante la vérification nécessaire. L’historien découvre dans Saint Hippolyte la citation d’un texte gnostique qui en apporte l’explication : à la faveur de l’homonymie du verbe grec qui signifie se souvenir (μέμνημαι), et du nom qui désigne les prétendants (μνηστήρες), ceux-ci ne sont plus pour l’initié les prétendants de Pénélope, mais ceux qui, tirés du sommeil, « se rappellent (en y prétendant) la dignité et l’immense félicité dont ils sont déchus ».

La fécondité, la cohérence de la méthode donnent leurs fruits. La lecture proposée pour tant de symboles obscurs apparaît si plausible, si rigoureuse, elle est si entraînante que désormais chaque pièce nouvelle semble comme d’elle-même prendre sa place dans le puzzle général. Au vrai, la démarche déductive ne fait pas seulement merveille dans le domaine, il faut le dire, assez fluide, de la mythologie symbolique. Elle assiste également l’auteur dans des parages où l’allégorie est absente. Dans Autour des Gracques, elle le conduit à rectifier le sens d’un mot-clé, dont la traduction cependant unanimement acceptée rendait quasi absurde le texte transmis par Appien de la loi Sempronia qui détermine l’application de la réforme agraire. Dans Sylla ou la monarchie manquée, elle lui sert à identifier le personnage, Caecilia Metella, dont l’intervention discrète se devine à l’origine des conciliabules, puis des manœuvres, enfin des alliances qui contraignent bientôt le dictateur à abdiquer. Dans Virgile et le mystère de la IVe Églogue, elle l’aide à établir une triple coïncidence aux conséquences décisives pour l’élucidation du poème : celle des dates de la paix de Brindes, de la réapparition d’une constellation et de la naissance d’un enfant.

Le lecteur se retrouve constamment en face d’une même et très particulière manière de faire œuvre d’historien. Non pas d’ailleurs que celui-ci ignore ou dédaigne les autres voies et façons dont tout historien dispose : il y excelle à l’occasion. Mais elles n’ont pas sa préférence. Son génie propre le porte à procéder différemment. Il cerne, il isole un problème. Je l’ai dit : il décèle une énigme. Là où tout paraissait aller de soi, il met en lumière une contradiction, parfois une sorte de scandale. Dans un premier temps, il s’efforce de prouver que si les événements ont eu lieu comme on prétend qu’ils se sont passés, c’est à n’y rien comprendre : on se heurte à une pure impossibilité. Il définit, il formule cette impossibilité. Il importe en effet que le lecteur soit convaincu de l’impasse. Alors il rassemble le dossier de l’affaire et s’emploie à fermer le cercle. Car, comme les mathématiciens pour résoudre un problème, il doit avoir la somme des informations utiles, les utiliser toutes et n’utiliser qu’elles.

Comme le magistrat instructeur ou le détective fait les suspects, il élimine à tour de rôle les solutions boiteuses. Sa démonstration, à mesure qu’elle se développe, se fait plus pressante, les arguments se complètent, s’articulent, se corroborent, chaque détail prépare la conclusion. Des enchaînements rigoureux de syllogismes y conduisent. Des jeux sévères d’alternatives et d’exclusions, les implications immédiates, indirectes ou lointaines des résultats déjà acquis, en un mot une vertigineuse logique y précipite. Elle extrapole sans doute, mais à la manière dont l’épigraphiste, choisissant entre les conjectures possibles, supplée nécessairement les lettres et les mots manquants à partir de ceux qui subsistent. J’exagère à peine : on ne peut nier que les plus séduisants des ouvrages de Jérôme Carcopino tiennent tantôt de l’exposé final du détective dans les meilleurs romans policiers, tantôt de la plaidoirie savamment graduée d’un maître du barreau, qui sait tirer parti de toute circonstance favorable et qui, au besoin, dissimule le point faible : il n’y manque même pas les brusques changements à vue, les lenteurs calculées, les témoignages passés au crible, certains récusés, les concessions provisoires, tactiques, la feinte épouvante devant l’objection présentée d’abord comme décisive, puis écartée avec bénéfice, sans oublier la captatio benevolentiae et le ton plus ému de la péroraison.

D’autres fois, si le sujet exige la stricte sécheresse scientifique, c’est l’exposé magistral mené comme au tableau noir : élégant, sans bavure, où un esprit compétent, perspicace, fait appel aux experts des autres disciplines pour montrer que, de quelque côté qu’on l’aborde, il n’est rien qui ne renforce une hypothèse qui tourne bientôt à l’évidence et qui devient constat. J’en donne comme exemple privilégié l’extraordinaire décryptage de la Relation d’Hannon. Il fait honneur à l’ancien officier du chiffre de la guerre 14-18. Je ne suis pas loin d’y voir, malgré ses dimensions modestes et indépendamment d’une éventuelle et improbable réfutation, un modèle où se conjuguent parfaitement intelligence et savoir. Et qui vaut par soi.

Si d’aventure se trouvait confirmée la thèse de ceux qui contestèrent au siècle dernier ou qui continuent de révoquer en doute l’authenticité d’une Relation qu’ils tiennent avec de bons arguments pour un faux grossier, l’analyse de Jérôme Carcopino demeurerait au moins comme une illustration éloquente des limites et des séductions, des mirages et des dangers de l’histoire déductive. Car, si en logique mathématique comme en théologie, disciplines en effet quasi exclusivement formelles, les prémisses n’importent guère, il n’en va pas de même en histoire où les données du raisonnement doivent être bien assurées.

De tels apports, volontairement et soigneusement circonscrits, se situent à l’opposé des audacieuses interprétations de l’histoire universelle comme la pensée occidentale en a fait naître plusieurs entre Bossuet, Hegel et Toynbee. Ils contrastent aussi, pour s’en tenir à l’histoire romaine, avec les vastes panoramas dont Gibbon ou Mommsen sont les auteurs. Je ne suis nullement assuré d’autre part que Jérôme Carcopino se soit parfaitement rendu compte de la métamorphose de l’histoire à laquelle il assistait et qui faisait, pour reprendre un exemple éloquent, qu’un rhume de Louis XIV ne trouvait plus sa place dans la biographie du monarque, mais plutôt dans un état statistique de la situation sanitaire de la France vers 1700. Quoi qu’il en soit de ces querelles d’école ou de principe, il s’en faut de beaucoup que ses ouvrages flottent épars et isolés, quasi indiscernables dans la multitude croissante des ouvrages d’érudition. Il est facile de saisir les thèmes sous-jacents qui les inspirent et qui en assurent l’unité. Ce sont des livres qui étudient des passages : celui de la mystique païenne à la mystique chrétienne par l’intermédiaire des gnostiques et des sectes diverses où s’éparpille le besoin d’une religion de l’âme ; celui d’une république censitaire de propriétaires fonciers, jaloux de leurs prérogatives, aux cadres administratifs d’un Empire qui peu à peu se confond, sinon avec l’univers habité, du moins avec le monde exploré.

Pareilles lettres de créance sont titres de poids pour la postérité. Toutefois, Jérôme Carcopino, historien, soupçonne que l’histoire, que les historiens récrivent sans fin, dévore ses serviteurs. Il y a quelque chose de pathétique dans les lignes du dernier chapitre de ses Souvenirs Romains, où il confesse la plus noble des incertitudes. L’écrivain, je ne dis pas cette fois l’historien, se penche à nouveau sur son ouvrage favori, celui qui a consumé sa jeunesse et qui affirma son autorité. Il en conte la genèse, il énumère les déboires et les joies qu’il en reçut successivement. Maintenant, à l’heure où il évoque tant de souvenirs soudain ardents, il exprime — dans une note — sa tristesse que les travaux érudits qui continuent les siens, mentionnent si rarement l’œuvre de sa prédilection. Pis, l’encyclopédie géante qui réunit la science humaine sur l’antiquité classique, apparaît pour nous autres férus de cet épisode minuscule et fortuné de l’histoire de la planète, à la fois comme la Bible ou le Digeste, la suprême référence. Or, si elle n’inscrit le nom de Laurente que pour mémoire, se contentant de renvoyer le lecteur à Lavinium, elle ne cite le nom de Jérôme Carcopino ni dans le texte ni dans la bibliographie du long article consacré à la ville dont le nom résume pour lui la conjecture, la construction, l’apport décisif qui devait perpétuer sa mémoire. Il ne dissimule pas une légitime amertume.

Seul un initié peut concevoir à quel point le coup est terrible. Néanmoins, Jérôme Carcopino tient bon. Il se redresse, se console. Il choisit de « constater qu’au fond l’anonymat où tombe l’auteur d’une découverte constitue le plus éclatant hommage qu’elle puisse recevoir ». Il se souvient alors qu’un jour, de retour à Ostie et descendant du train, il aperçut une nouvelle trattoria à l’enseigne du débarquement d’Énée. « ALLO SBARCO DI ENEA. » « Ainsi donc (je ne sais s’il murmure ou s’il proclame), je n’avais pas entièrement perdu ma peine en composant mon livre puisque l’essentiel en était venu s’incorporer à la réclame d’un restaurateur. Non omnis moriar, aurais-je été tenté de m’écrier à mon tour, car même si mon livre doit perdre tous ses lecteurs, mes idées survivront à Ostie, comme au Xe et au XIIe siècle ne cessait d’y retentir l’écho de l’Énéide que j’ai réveillé. »

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Hélas, les restaurants et leurs enseignes durent moins encore que les livres. La renommée de Jérôme Carcopino repose sur de plus solides fondements. Mais j’aime que sa mélancolie l’ait amené à faire état d’un témoignage aussi humble, aussi trivial. Le choix n’est pas seulement émouvant. Une intuition plus grave en garantit la portée. Il est vrai qu’un extrême de la gloire est atteint pour un écrivain lorsqu’une de ses formules est devenue adage ou maxime et qu’on a oublié qu’il en est l’auteur ou lorsque le patronyme d’un de ses personnages perd sa majuscule, désigne un caractère, un type d’homme, un modèle dont la plupart ignorent qui en a introduit la désignation dans la mémoire collective. Nul ne sait après tout quel poète a comparé le premier la femme à la rose. Quant à l’histoire universelle, je ne dis même pas des littératures, mais de la matière verbale, elle montre assez qu’il n’est de finalement durable que les épopées et les proverbes, qui n’ont pas d’auteur ou, pour auteurs supposés, des aveugles légendaires à qui sept villes se vantent d’avoir donné naissance.

Est-il cependant un seul écrivain pour se contenter ou pour rêver d’une gloire aussi discrète, aussi diluée, qui atteste plus encore l’inévitable érosion du temps que la persistance clandestine de son œuvre ? Celui d’entre vous qui a rappelé aux avant-gardes qu’elles finissent en Sorbonne, s’est toutefois gardé d’ajouter que la Sorbonne (ou l’Académie) est le premier palier de la dessiccation qui conduit à l’implacable cendre. Saeclum solvet in favilla ! la poussière attend le livre aussi. Chaque écrivain le pressent au point qu’il s’en est toujours trouvé, et des mieux nés, pour tirer de pareille situation des accents durables. Leur désespoir ne répand nullement le pessimisme qu’il publie. Il ne paraît plus, malgré leur sincérité, qu’un thème rhétorique parmi d’autres. Qui n’est touché par les vers (des vers ! par conséquent écrits pour défier le temps !), par les vers dédaigneux que prononce Suréna lorsqu’il écarte toute postérité, qu’elle soit descendance ou renommée ?

Que tout meurt avec moi, Madame, que m’importe
Qui foule, après ma mort, la terre qui me porte ?
... Quand nous avons perdu le jour qui nous éclaire
Cette sorte de vie est bien imaginaire
Et le moindre moment d’un bonheur souhaité
Vaut mieux qu’une si froide et vaine éternité.

Le mépris aurait moins de force s’il n’exprimait en même temps la déréliction d’un poète qui a constamment employé son génie à proposer en exemple jusqu’au paradoxe, sinon jusqu’au vertige, les exigences abstraites de l’orgueil et de la volonté. Le voici, soudain, qui acquiesce aux maximes les plus désabusées, qui sont aussi les plus persuasives, de l’Ecclésiaste.

« Jouis de la vie avec la femme que tu aimes pendant les jours de vanité qui te sont comptés sous le soleil, car il n’est ni science ni sagesse, ni bonheur ni joie dans le séjour des morts, où tu vas. »

Il faut consentir que la singulière complicité demeure inopérante. Elle tire vertu du fait que, dans l’un et l’autre cas, un auteur a su donner une forme immortelle au dédain de l’immortalité. Celle-ci toute maigre et laurée que les poètes la dénoncent, ne laisse pas de fasciner des êtres obstinés et présomptueux. Vingt fois sur le métier ils remettent leur ouvrage. Paradoxalement, ils emploient des jours qu’ils ne vivront qu’une fois, à essayer de dire mieux ou autrement que leurs prédécesseurs que rien n’importe davantage que de cueillir l’instant. De même, dans les tableaux appelés « vanités », que des peintres peut-être dévots composaient pour faire souvenir autrui que tout est éphémère ici-bas, ils faisaient appel aux diverses ressources de leur art et, dans le moment où ils proclamaient la dérision de leur entreprise, ils s’efforçaient d’établir pour un avenir incertain leurs titres à une longévité.

Paul Valéry écrit un poème sur la futilité universelle des êtres et des choses en face de leur inévitable disparition. Mais il lui choisit comme épigraphe un conseil qu’il emprunte à Pindare et qui, par le fait même qu’il subsiste depuis vingt-cinq siècles, lui apporte démenti : « Ne désire pas, mon âme, une vie immortelle, accomplis une œuvre faisable. » Telle est peut-être la clé de l’apparente contradiction : le report sur l’œuvre extérieure de l’espérance interdite à la vie condamnée. Au moins est-ce le piège tendu à l’opiniâtre fatuité littéraire : l’illusion ou superstition d’une forme immuable que conservent la mémoire ou les bibliothèques. Toute forme aurait chance de demeurer, qui serait belle, parce qu’il semble qu’on n’y puisse rien changer quant à la justesse, à la force, à l’équilibre et à l’éclat, en un mot parce que la présence en parait irréfutable. Dans les ouvrages de l’art, la forme en effet parait toujours garantie de la signification. Je ne pense pas ici à une perfection rhétorique, encore moins à quelque séduction ornementale qu’une mode nouvelle tarde rarement à compromettre ou à annuler. J’évoque l’irréprochable économie et architecture qui seule donne à la phrase son aplomb et sa cadence. Cette beauté, qui est du squelette de la période plutôt que de la pulpe des mots, est celle des deux mélancolies que je rappelais tout à l’heure : la confidence que prête à un capitaine barbare un dramaturge de Rouen et l’exhortation d’un prédicateur anonyme de Jérusalem dont la plainte (ou la résignation ou la sagesse) exprime celle de presque tous les hommes.

En ces sommets où peut atteindre l’écriture, que personne n’aille croire que le sens est indifférent et que l’harmonie des syllabes suffit au miracle. Il n’est pas de poésie pure. Le vers célèbre

La fille de Minos et de Pasiphaë

n’est pas une suite bienvenue de sonorités mélodieuses, mais le rappel épouvanté d’une hérédité inexpiable, issue de la descendance et du commerce des monstres. Le sens n’est jamais absent, s’il n’est pas seul présent. André Malraux a remarqué avec pertinence que la beauté de la phrase du Christ : « Que celui d’entre vous qui est sans péché lui jette la première pierre », ne venait pas du style des Évangélistes. Tout de même, je ne vois pas non plus qu’on puisse impunément en modifier l’énoncé et l’indocile mémoire ne réussit pas facilement à la dissoudre, je veux dire à la transformer en une suite de mots qu’elle ne retiendrait plus.

Tels apparaissent les privilèges du discours, quand les mots qui le composent et la syntaxe qui l’articule parviennent à lui assurer une rare et irremplaçable cohérence. Un vers, un proverbe, une maxime, par un concours d’échos ou de symétries, se haussent naturellement à une enviable stabilité. Un texte plus étendu ou plus lâche, si l’écriture ne le fixait, si l’imprimerie ne le multipliait, n’aurait même pas le temps d’être crédité de la plus brève permanence. C’est pourquoi l’écriture constitue le gage, la chance de la survie, combien précaire du reste et infiniment aléatoire, pour-laquelle il n’est pas d’écrivain qui ne risque son pari insensé.

Mais voici l’écriture mise en question à son tour. Des prophètes qui montrent, je l’espère, plus de malignité que de clairvoyance, annoncent la fin, après cinq misérables siècles, de l’ère de Gutenberg. Ce n’est pas l’imprimerie seule qu’ils destinent ainsi à une prompte déshérence, c’est l’expression écrite dans son ensemble, en ses œuvres vives, en sa précellence encore neuve à l’échelle de l’histoire de l’espèce. Puissent les Dieux écarter le présage ! Je suis persuadé pour ma part que les procédés d’enregistrement, de conservation, de multiplication et de relais de son ou de l’image constituent des acquisitions inappréciables, mais qui n’écartent nullement l’expression discursive, telle qu’un texte la fixe et la perpétue, invitant au déchiffrement et à la méditation, c’est-à-dire, à l’indispensable déploiement d’un message où même l’informulé devient lentement explicite. Jusqu’à l’image que la sensibilité ne s’approprie bien qu’au moment où les détails en sont nommés, énumérés, décrits et, pour ainsi dire, lus. Tout langage reçoit ainsi de l’écriture sa consécration et sa fécondité. L’écriture est, de vocation, support de savoir précis et vérifiable, d’argumentation rigoureuse, instrument quasi exclusif et archive des références durables. On n’a pas assez remarqué combien le son et l’image en mouvement sont plus près que la lecture de la sensation fruste et hébétée à laquelle souvent nous livre l’hypnose que savent susciter le vacarme ou l’éclat.

Sainte écriture ! il n’est endroit de la planète où des signes gravés dans le marbre, coulés dans le bronze, creusés dans chaque matière résistante ou précieuse ne lui aient conféré une pérennité solennelle. Runes des pierres du Nord et stèles des déserts de l’Asie, cartouches des sanctuaires d’Égypte et calligraphies géantes des portiques et des coupoles bleues de Samarcande et d’Ispahan ; onciale des vélins et immuables dédicaces romaines des aqueducs, des palais et des tombeaux ; caractères éclaboussés sur la soie par le poignet exercé d’un maître en Chine ou à Nara : partout je constate le même hommage rendu à l’écriture et, à travers elle, au texte qu’elle a donné à voir et qu’elle perpétue. Nulle part un tel honneur, aussi splendide qu’il se présente, ne me paraît excessif. Il est, après tout, à la mesure des services rendus.

Pareille magnificence rappelle que le langage, s’il est dans son emploi ordinaire le véhicule obligé de la conversation, est aussi la matière d’un art, quand l’écrivain qui manie les mots, pressé par une nécessité mystérieuse, peut-être sotte, s’avise de les traiter comme un peintre fait les couleurs ou un musicien les sons, non toutefois pour eux-mêmes, mais afin d’ajouter à ce qu’il entend communiquer un supplément d’efficace et je ne sais quoi d’intemporel. Alors sortent de sa plume des cris compensés, élaborés, fortifiés d’échos, de rappels, qui par conséquent ne sont plus des cris, mais qui n’en conservent pas moins leurs pièges, leur abrupt, parfois leur atrocité, pourvus en outre du jeu des métaphores et des évocations secrètes, avec au besoin le secours de la rude anacoluthe et du subtil hypallage, avec s’il le faut l’apodose qui balance la protase et la clausule qui conclut l’accord. J’emploie à dessein ce vocabulaire anachronique. Il implique que l’écriture est un art comme les autres et qui, comme eux, compose inspiration et métier. Je souscris à l’ambition de fixer des vertiges. Je me garde seulement d’oublier combien il est plus facile d’éprouver un vertige que de le fixer, qui est privilège de l’art, en l’occurrence d’une alchimie du verbe. Vous vous souvenez de qui sont ces formules.

Messieurs, vous ne m’en voudrez pas, je l’espère du moins, de ces réflexions aventurées sur les fins dernières du langage, vous qui en êtes par institution les gardiens. Il est chose précaire, poreuse, qui sans cesse est corrompue et reviviscente. Vous savez que l’écriture accorde à l’émotion, à l’idée, à toute parole une fois proférée une permanence qu’elle ne mérite pas toujours, mais dont il est juste de toujours lui laisser sinon le bénéfice, au moins la chance. Je suis, comme nous sommes tous, un usager de la langue française. J’en ai peut-être assez dit pour que vous soyez persuadés que j’ai depuis longtemps le ferme propos de maintenir pour moi et, depuis aujourd’hui, celui d’aider avec vous à maintenir pour autrui en bon état de service l’outil sensible et menacé qu’il nous a été donné d’employer. Il nous appartient de le laisser après nous, pour autant qu’il soit en notre pouvoir, plus complexe et plus strict que nous ne l’avons reçu.