Discours de réception de Marcel Arland

Le 24 avril 1969

Marcel ARLAND

ACADÉMIE FRANÇAISE

 

M. Marcel ARLAND, ayant été élu par l’Académie française à la place rendue vacante par la mort de M. André MAUROIS, y est venu prendre séance le 24 avril 1969 et a prononcé le discours suivant :

 

Messieurs,

J’ai grand besoin de votre indulgence, et pour maintes raisons.

C’est que d’abord, si j’ai quelque usage de l’écriture, je n’en ai point du discours. Je peux aimer une conversation familière, ce qu’elle comporte d’élans et de pudeurs, de regards amicaux, de rêverie commune, et de silence. Encore est-ce loin de mes amis que je leur parle le mieux. Je leur ai beaucoup parlé de cette façon. M’ont-ils entendu ? Certains sont morts ; je leur parle toujours.

Mais il me faut parler aujourd’hui dans un lieu plein d’histoire, répondre à l’honneur que j’ai reçu par un discours dont la forme, le ton et jusqu’aux feintes libertés me semblent, je vous l’avoue, presque inimitables. Que ne m’y suis-je préparé plus tôt ! Que de jours perdus à écrire, à rêver selon mes songes, à rôder sur mes chemins, à saluer dans une solitude — plateau d’Auvergne ou lande bretonne — le plus beau palais du monde, en tout cas le plus proche de mon cœur... Que voulez-vous ? Cela vient de loin ; cela vient de l’enfance, de la campagne où j’ai vécu enfant, et libre ; je n’en ai pas oublié les leçons — mais vont-elles me servir parmi vous, à moins que vous ne consentiez à y voir une excuse ?

Si je pouvais vous apporter en offrande, en lieu et place de cet homme et de ces paroles, un peu de la terre que j’ai aimée, un peu du vent d’où m’est venu un conte, ou bien l’un de ces précieux compagnons avec qui je me suis toujours accordé : un chat, une chevêche, un hérisson... Ou bien encore si je pouvais m’adresser à vous de l’un de mes hauts-lieux : les ruines d’Urfé par exemple, l’admirable basilique de Brioude et son Christ-Lépreux, le très humble cimetière où sont les miens... Mais revenons ; c’est la majesté de cette coupole qui me fait battre les champs, et c’est votre Compagnie, Messieurs, dont André Maurois me disait un jour qu’elle était un salon.

Je connais peu les salons, faute de goût, faute de temps, et de courage peut-être. Je sais que l’on y rencontre la société la plus aimable ; si d’aventure je la rejoins, j’écoute, j’admire, j’essaie de comprendre le jeu, et même de jouer mon petit rôle. Mais le théâtre exige de telles dispositions, que je me retrouve seul et confus.

Comment ne le serais-je point dans une pièce qui n’est qu’un monologue, et devant une Assemblée qui peut être sourcilleuse dans le choix de ses distractions ?

« Me voici donc seul devant vous » (sinon tremblant), à la façon d’Esther, quand elle fut sur le point d’affronter son royal époux. Mais Esther venait implorer pour son peuple, et il ne me semble pas posséder exactement ces charmes qui vous eussent attendris. J’en ai d’autres, il est vrai ; je vous les dois : cet habit (et ses parements), qui témoigne de votre fidélité aux traditions, et ne permet point de confondre le noble Corps académique avec ces enfants perdus dont parlait Villon :

Beaulx enfants, vous perdez la plus
Belle rose de vo chappeau...

Et l’épée, grand Dieu ! une épée, pour moi qui ai lu, sans doute, Les Trois Mousquetaires, mais qui n’ai servi que dans l’Intendance. Laissons le bicorne : Messieurs, vos dons m’accablent.

J’avais plus d’une raison, vous le voyez, quand je réclamais votre indulgence. Il en est une autre, la meilleure, et qui suffirait à vous convaincre. C’est que vous m’avez élu pour succéder à André Maurois, c’est-à-dire, non seulement à un auteur des plus célèbres, mais à un homme que vous avez intimement connu, que vous aimiez et dont le souvenir est présent en chacun de vous.

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Je lui succède : je ne prétends point le remplacer. Il n’avait aucun de mes défauts ; quant à ses qualités si nombreuses, je les admire d’autant plus qu’elles me sont presque toutes étrangères.

Quelle que soit la valeur d’un homme, il est peu commun qu’elle se trouve également appréciée. Interrogeons sur Maurois ceux qui, comme vous, l’ont bien connu : c’est la même réponse, la même louange d’un homme sensible et fin, dévoué, courtois, scrupuleux, sans jactance ni secret orgueil, fidèle à ses amis, — un honnête homme, davantage : un homme bon.

Je l’ai su dès la première fois où nous nous sommes rencontrés. C’était en 1928, il me semble ; nous déjeunions chez son éditeur, Bernard Grasset. Il y avait là Henri Bordeaux, dont j’ai connu plus tard l’affectueuse attention. Il y avait aussi le Président Millerand qui, sénateur, devait prononcer, l’après-midi, un discours au Sénat, qui tout au long du déjeuner, et nous le voyions bien, ne cessait de songer à ce discours, qui toutefois, s’avisant soudain qu’il n’était pas seul, s’efforçait de glisser un mot, de sorte que Bernard Grasset, par charité pure : « Mangez, Monsieur le Président, ordonnait-il, mangez !.... » Mais André Maurois ? J’étais, figurez-vous, son voisin. Il était déjà illustre, j’étais jeune. Ce n’est pas tout ; il venait de publier un roman, et moi de publier sur ce roman une note dans La Nouvelle Revue Française — une note qui manquait d’enthousiasme, c’est le moins que j’en puisse dire. Et me voilà près de l’auteur. Un silence ; puis l’auteur : « Vous n’avez pas aimé mon roman ? » Qu’auriez-vous répondu ? J’ai pris un air sombre, et mon voisin, d’un ton très doux : « C’est dommage, moi, j’aime beaucoup ce que vous écrivez ». (Oh ! il avait un jugement des plus fins !)

Me demanderez-vous si tant de gentillesse et de bienveillance ne m’ont pas aussitôt désarmé ? Oui, non, un peu, trop peu. C’est qu’alors je comprenais mal sa figure, sa vie, sa position, ce qu’il cherchait en écrivant. Il y a de ces jeunes écrivains, vous le savez, qui ne peuvent admettre qu’on ne leur ressemble pas. Non qu’ils se tiennent pour supérieurs, ni qu’ils soient tellement sûrs de leur vérité — mais d’autant plus farouches qu’incertains. Ah ! Messieurs, quelle race ! Race de révoltés et d’ingénus, de fâcheux, d’importuns, de romantiques, disons le mot : de protestataires !

Donc, quand Maurois faisait d’une enfance heureuse la condition de tout optimisme — Heureuse ou non, répondais-je : ce qui importe c’est qu’elle ait eu ses débats, son tourment, ses exaltations, ses folies, sa liberté. Il disait : « Nous ne connaissions guère les champs, les travaux de la terre, la vie des fermes »... et encore : « J’ai peu connu le peuple... » Je répondais : C’est grand dommage. Il vantait la mesure : mais la mesure profonde, je la voyais plutôt dans la balance de deux excès, ou de mille, je la voyais moins dans le courant des jours que dans l’œuvre. Il parlait de la sagesse en homme sage : nous ne parlions, quelques amis et moi, que de l’« essentiel », en connaisseurs (et j’en parlerais encore aussi ingénument, je vous l’avoue, fût-ce à l’Académie, et par-delà). Il a reconnu que le discours public était l’une de ses vocations ; mais, vous le voyez, ce n’était pas la mienne ; qu’il n’avait jamais eu de foi religieuse : mais n’avait-il pas foi en l’évangile de saint Alain ? Qu’il était le premier de sa classe : bon, après tout moi aussi ; mais attention ! Ce mot de « classe », l’un de ses mots favoris, il en a souvent usé en d’autres sens : les classes de la société, un homme de classe, une œuvre de classe. Ce qui me mettait en boule. Que ne parlait-il de « qualité » ! Voilà un mot bien français, et qui honore les meilleurs d’entre nous : paysans, ouvriers, petits, moyens ou grands bourgeois, descendants des Croisades, maîtres d’école ou savants professeurs, ministres à l’occasion, ou, pourquoi pas ? écrivains — écrivains comme vous, André Maurois.

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Mais voici la réponse de Maurois, telle que son œuvre et sa vie nous la donnent :

« Si j’ai parlé d’une classe, je songeais moins à ses privilèges qu’à ses obligations. J’en ai reçu l’exemple de mes parents, ces Alsaciens qui, en 1871, ont opté pour la France, transporté leur usine et leurs quatre cents ouvriers à Elbeuf, éveillé leur fils à la conscience de sa responsabilité future. »

J’ai appris un soir de Noël, à cinq ou six ans, que j’étais juif. Mon père me l’a confirmé, ajoutant que le christianisme était une belle religion, parente et fille de la nôtre. Plus tard, au lycée de Rouen, dès le premier jour, quand les catholiques eurent gagné la chapelle, nous, les autres, ceux que le surveillant général appelait les dissidents, nous sommes restés seuls.

J’aurais pu être, sans doute, un chef d’industrie, souverain de son petit royaume, et peut-être heureux. Il s’est trouvé que j’avais une autre pente, d’autres dons. J’aimais écrire. Alain d’ailleurs m’y y poussait, tout en me mettant en garde contre une dangereuse facilité. Mon premier livre, né de l’occasion : un succès inattendu. J’ai continué, j’ai visé plus haut, sans présomption, mais selon mes forces et le sentiment de ma tâche, à l’exemple des miens. Quant au reste...

Si j’ai parlé des avantages d’un milieu, d’une famille, d’une éducation, d’une heureuse enfance, croyez-vous que le revers m’en soit inconnu ? Et si j’ai parlé de bonheur, si j’ai parié pour la confiance, ce ne fut pas sans efforts, croyez-le.

À vous de répondre, Monsieur le récipiendaire. Vous avez relu mes romans. Je pense que vous ne les aimez pas beaucoup plus que jadis — et c’est dommage... »

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J’aime beaucoup André Maurois à travers ses romans. Si je les ai relus avant ses autres livres, c’est que je sais, par expérience, ce qu’un homme peut livrer de soi dans ses fictions, même et souvent à son insu, et qui parfois le révèle plus qu’un aveu. Non que j’aie cherché dans ces romans tel détail d’une vie. À d’autres ce soin. J’y ai cherché un homme dans son esprit, ses façons, ses heures, sa sensibilité, dans sa nature.

« Ma vraie nature était romanesque, écrit Maurois ; ma sensualité précoce... » Et, plus loin : « Ma nature profonde était celle de mon père, timide, affectueuse, pudique. » Faut-il laisser le dernier mot à son ancien professeur ? Quand André Maurois, qui avait alors cinquante-trois ans, vint lui apprendre son élection à l’Académie, et s’excuser de son bonheur : « Vous êtes, conclut Alain, un tendre garçon. » Sans doute, mais c’était oublier son courage.

Telles sont les nuances de sa nature, assez diverses pour qu’il s’en trouve quelquefois partagé, assez proches cependant pour qu’il en compose un équilibre. Et tels sont aussi bien les traits de ses romans.

Il admirait passionnément Balzac : « Je n’ai jamais vécu, dit-il, sans avoir LA COMÉDIE HUMAINE à ma portée. » Mais il savait mieux que personne qu’il n’avait point cette puissance créatrice, soit dans la peinture des milieux, des professions et des mœurs, soit dans l’étonnant relief des personnages. Il ne chérissait pas moins Marcel Proust ; mais ce vaste chant singulier et parfois singulièrement douloureux, cette quête et cette résurrection d’une vie, ce don total d’un homme à son œuvre comme à sa dernière chance de salut, André Maurois n’avait pas l’orgueil d’y prétendre.

On ne travaille bien que dans la solitude. Ce grand travailleur qu’il était a pu souffrir, du moins dans ses romans, de ses inclinations les plus aimables, de sa pudeur, et même de sa bonne volonté :

« LE COLONEL BRAMBLE, écrit Maurois, c’était un effort pour faire comprendre aux Français l’âme anglaise, aux Anglais l’âme française ; BERNARD QUESNAY, un effort pour montrer que du côté ouvrier comme du côté patronal, on peut trouver de la bonne foi ; CLIMATS, un effort pour représenter avec équité le point de vue de la femme et celui de l’homme dans le couple : LE CERCLE DE FAMILLE, un effort pour réconcilier les générations. » Donc, partout, un effort, et généreux, mais qui se traduit par une contrainte et qui pèse sur la vie autonome d’un roman. C’est par-delà cet effort, ou par-dessous, que l’on peut surprendre le plus intime d’un auteur ; c’est en premier lieu, s’il s’agit vraiment d’un écrivain, dans les mots dont il use et la fraîcheur qu’il leur donne, dans la structure et l’harmonie de sa phrase, d’où son accent découle, qui le révèle. Les romans d’André Maurois nous toucheraient peu s’ils n’exprimaient qu’une leçon. Quelque pudeur que l’on y sente, et parfois quelque artifice, on y découvre un homme.

Un homme fin, mesuré, sensible : chacun l’a reconnu. Poursuivons. Relisant Maurois, je suis frappé par la permanence de ses thèmes. Ils sont simples : c’est l’amour et la solitude dans l’amour. Mais leurs formes, leurs jeux étranges, la voix qu’ils empruntent ou qu’ils délivrent, me font rêver.

Voici Climats. Un homme a souffert d’une femme, qu’il aimait, qui l’a quitté, qui est morte, et dont le souvenir le hante. Mais qu’il soit aimé d’une autre femme : il se dérobe à cet amour, dès l’instant qu’il n’en souffre pas... « Nos destinées et nos volontés, conclut l’auteur, jouent presque toujours à contre-temps. »

On peut trouver quelque arbitraire dans ce diptyque. Mais, quatre ans plus tard, c’est un nouveau roman, le meilleur de Maurois, le plus souplement composé : Le Cercle de Famille. Deux femmes : une mère qui trompe son mari, une fille qui, par dégoût, se révolte — enfin une révoltée ! Et que fait la noble enfant ? Elle épouse un homme qu’elle n’aime pas, le trompe, souffre, et, revenue à son foyer, n’a d’espérance que dans l’oubli, la résignation et la fin. Quant à la mère coupable, dont le mari est mort, elle épouse l’amant, vit heureuse et se rapproche de sa fille. Que disait Maurois de ce roman ? Que c’était un effort pour réconcilier les générations. Mais dans quelle communauté ? dans quel sens de l’amour et du bonheur ? dans quelle recherche ou quel abandon d’une terre promise ?

Ah ! nous y sommes. Voici précisément L’Instinct du Bonheur. Deux époux ; une vie calme et tendre, un parfait accord : c’est merveilleux. Leur fille aime un garçon ? Mais le garçon ne l’aime pas moins. Et ce garçon est un Savignac, pensez ! D’où vient donc le trouble des parents ? C’est que leur fille, la pauvre, ils l’ont eue dix ans avant de se marier, qu’elle va l’apprendre, et le jeune Savignac, et les vieux Savignac... Quel problème ! Eh bien, non. La fille savait tout (et le fiancé aussi). Alors ? Alors, puisqu’elle s’est tue pour le bonheur de chacun, ne brisons pas ce silence.

Nouvelle épreuve. Cette fille née au cours de leur liaison, c’est la fille d’un autre amant. La mère en a gardé le secret. Mais, contrainte par une circonstance imprévue, il faut qu’elle l’avoue à son mari. Quel aveu ! Eh bien non, elle ne le fera pas, apprenant qu’il savait tout ; il s’est tu, ils continueront à se taire, dans un instinct de conservation à l’égard du bonheur.

Quel bonheur ? Quel amour ? Et comment ne point réagir devant la conception que l’on nous en propose ? Qu’est-ce qu’un bonheur qui se nourrit de calculs et de feintes ? Qu’est-ce qu’un amour qui refuse la flamme, qui entretient son petit feu sous la cendre, qui n’est pas nu, qui ne cherche point, à travers ses défaillances et ses erreurs, à se dépasser pour vivre et se connaître comme le plus haut lieu du monde et de la Grâce ?

On peut sourire de mes paroles, j’en conviens. Mais il me semble qu’André Maurois les eût comprises. Quand il nous propose sa leçon de bonheur, je doute qu’il en soit tout à fait convaincu. Tout au long de ses romans, et jusque dans la fantaisie de ses contes, j’écoute, sous les nuances et la retenue de sa voix, un timbre plus secret, un peu meurtri, frileux, comme d’un Eden perdu : souvenir ou songe que l’on ne peut oublier.

Reste à vivre, à mériter de vivre, à réprimer la plainte, à préserver ce que l’on a reçu et que l’on reçoit, à édifier chaque jour, et de tout : plaisirs et peines, une sorte de bonheur à notre mesure. Si nous y veillons avec prudence, c’est que nous le savons fragile, que les années passent, que viendront les maux, les deuils, les séparations, jusqu’aux jours où l’on peut craindre que l’Immortalité académique ne soit peu de chose devant la mort,

(Maigre Immortalité noire et dorée[1]),

jusqu’à ce dernier jour où ce que fut un homme et ce qu’il fit, le prudent bonheur ou l’angoisse, la terre promise ou perdue, prennent enfin leur vrai sens.

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Cette voix un peu sourde, cette prudence qui n’est pas moins un effort qu’une disposition, cette fêlure intime sous l’aménité du propos : percevons-les, et mieux, plus directement, dans les Mémoires où un écrivain en exil (c’est en 1941), nous expose son passé. Il le fait, comme toujours, avec pudeur. Ce ne sont point les grandes orgues d’Outre-Tombe. À peine un chant ; une histoire parmi d’autres, mais la sienne, et qui souvent nous émeut par la simplicité du ton et de l’attitude. S’il ne dit pas tout, il en dit assez pour que nous respections son silence. Tel souvenir qui lui revient, ce geste ou ce mot d’une femme, ce fredonnement douloureux de « la fille aux cheveux d’or », cette amitié, ces échanges, cette figure dans l’ombre, ce sourire offert, ce parfum laissé, cette grâce de l’heure : c’est beaucoup, ce fut presque tout... Ah ! non, il ne faut pas oublier le jour où l’on s’est vu refuser un roman par La Revue des deux Mondes, un roman trop plein d’adultères, et dont l’héroïne ne se repent pas de ses fautes ! Ni le jour bienheureux où l’on fut reçu sous la Coupole, ni même, auparavant, celui où l’on a dû soumettre le discours à une commission, et supprimer le mot inlassablement, qui n’est point dans le dictionnaire de l’Académie (je me demande pourquoi). Émotion retenue, humour, accueil, gentillesse inlassable (rectifions : obstinée) : c’est un art de vivre... Je voudrais l’apprendre.

Je l’apprendrai parmi vous, Messieurs, peut-être. Mais je mesure le courage qu’il y faut, et les dons de la Providence. André Maurois savait sourire jusqu’en des choses qui lui tenaient au cœur. Vous rappelez-vous l’un de ses contes, Le Peseur d’Ames, où deux âmes élues vont enfin trouver après la mort l’union que leur refusait la vie ? C’est un conte, et qui finit mal ; mais c’est un songe qui rôde à travers les jours, et l’œuvre, et la sagesse de Maurois. — Bénis les contes, même s’ils nous semblent absurdes.

Quant à la vie, jeu inégal de l’homme et de son destin, il n’est qu’une façon d’y répondre : c’est de l’aimer.

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Maurois a aimé la vie. Il en a fait une double expérience : ce qu’il ne pouvait vivre par lui-même, il l’a vécu par d’autres. Voyez-le dans les fictions où, devenu le romancier Bertrand Schmidt, il apparaît en témoin et en confident d’aventures. Mais un romancier n’éprouve de délivrance que s’il s’abandonne à ses personnages, s’il épouse leur diversité, s’il exprime de cette façon la part la plus mystérieuse de lui-même, si l’œuvre devient pour lui la seule et véritable aventure.

Après Le Cercle de Famille, Alain écrivait à Maurois : « Et maintenant il faut animer un monde... » C’est-à-dire être Balzac, Dickens ou Tolstoï. Cette puissance de la création et cette ampleur de registre, André Maurois sait bien qu’elle lui sont mesurées. Mais il a ses qualités propres, qui sans doute peuvent sembler plus humbles, mais dont il usera d’autant mieux. Goût de la vie, curiosité amoureuse des âmes, souci de comprendre les hommes et ce qui fait un destin : toutes ces qualités assurent sa force et son bonheur dans un autre genre littéraire.

Il ne s’agit plus de fiction ni de confidences, mais de la réalité d’un homme dans ses jours, dans son milieu, dans son action, et, d’un homme d’autant moins facile à saisir que la gloire, le temps et les commentaires troublent à nos yeux sa figure.

Sous sa légende, c’est donc un homme qu’il nous faut retrouver. Par quels moyens ? En nous délivrant d’abord d’une image préconçue. Nous devons revenir aux sources, contrôler les documents, nous méfier de l’attitude que peut prendre un auteur, et de bonne foi, jusque dans ses lettres intimes et ses journaux, chercher enfin, comme l’écrit André Maurois dans ses Aspects de la Biographie : « cette note particulière qu’émet toute âme humaine et qu’il est délicieux d’entendre résonner toute pure ».

Mais il ne suffit point qu’une biographie soit exacte, fruit de la recherche, du contrôle et de la divination tout ensemble. Faisons d’elle une œuvre d’art ; essayons de lui donner une valeur poétique, par exemple en rythmant son cours selon les thèmes qui ont rythmé la vie d’un homme : le thème de l’eau dans la vie de Shelley, les thèmes des fleurs, de l’Orient fabuleux, et de la pluie ou de la brume occidentale chez Disraëli.

Œuvre de science et d’art : mais encore œuvre d’édification. « Le culte des héros est aussi vieux que les hommes, conclut Maurois. Il leur propose des exemples élevés, mais non pas inaccessibles ; étonnants, mais non pas incroyables ; double caractère qui fait de lui la plus persuasive des formes d’art et la plus humaine des religions. »

Sans doute. Mais point de héros qui soit parfait, ni de vertu sans mélange. Le conquérant macédonien est le meurtrier de son ami Clitus. César, le conquérant des Gaules : fut-il, moins corrompu que corrupteur ? Et, si nous prenons des figures célébrées par Maurois : on peut mourir à Missolonghi, après des amours incestueuses ; on peut avoir un beau sens maternel, et l’épancher sur une procession d’amants. — L’ennui (rappelons-nous La Rochefoucauld), c’est que les vertus et les erreurs d’un homme ne sont guère dissociables, qu’elles semblent relever d’un même génie et composer une seule et profonde nature.

Le héros est-il un écrivain ? La vérité d’un écrivain est dans son œuvre, dont sa vie n’est que le support. D’un poison il sait tirer une fleur, ou d’une fleur un breuvage maléfique. Que peut faire le biographe devant ces métamorphoses, ces mystérieux échanges, qui sont le secret de la création ?

Aussi bien, la meilleure biographie de Maurois, son chef-d’œuvre, c’est à un transfuge des Lettres qu’il l’a consacrée : ce Disraëli dont il retrace le complexe destin, avec une intelligence d’autant plus souple que de nombreuses affinités les rapprochent.

Fût-ce d’ailleurs quand il s’agit d’un véritable écrivain, Maurois n’est pleinement à son aise que s’il découvre entre eux un accord. N’attendons point qu’il choisisse un Verlaine ou un Rimbaud, un Baudelaire ou un Mallarmé. Et l’on sait que le génie allemand lui dit peu de chose (sinon venu de Weimar). Mais voici ses chers Anglais, de Byron et de Shelley jusqu’à Dickens. En France, voici Proust, qu’il a compris d’instinct avant de partir à sa recherche. Balzac, dont Alain lui enseigna la dévotion. George Sand, dont Alain encore et Proust l’ont rapproché : « J’ai le bonheur ou la faiblesse de l’aimer », dit-il, la saluant des propres mots qu’un jour (sans consulter Vigny) elle appliquait à Marie Dorval : « C’est une âme admirablement belle, généreuse et tendre, une intelligence d’élite...) (Rien ne vaut, pour un écrivain, l’amour des âmes...). Les trois Dumas ? Passons sur le Général ; mais qui parlerait mieux du grand Alexandre que le bon Alexandre lui-même ? Quant au fils, malgré les généreux efforts de Maurois, je doute que sa pénombre soit injuste... En revanche, jamais le biographe ne s’est montré plus lucidement équitable que dans Olympio : qu’il nous peigne le chaste fiancé, l’ardent époux, le robuste amant, le merveilleux grand-père et le faune non moins merveilleux, ou qu’il nous présente tour à tour le légitimiste, le bonapartiste, l’exilé, le précurseur des États d’Europe, le chantre universel — tant d’hommes, Hugo enfin, cette puissante figure... Et voici René l’enchanteur, l’incomparable musicien d’Outre-Tombe ; Voltaire, dans son esprit, sa curiosité, son rôle social ; et beaucoup d’autres, finement dessinés à l’occasion d’une lecture (ô Lecture, mon doux plaisir), de Retz à Flaubert, de Rousseau à Stendhal... Alain surtout, Alain dans une étude excellente, Alain dans les Mémoires, Alain partout, son maître : « le seul, dit Maurois, que j’aie jamais reconnu ».

Au demeurant, ce n’est pas un Panthéon qu’il nous propose, C’est, en quelque sorte, une illustre Compagnie. Elle a ses grandeurs et ses utilités. Elle a ses refus et ses manques. Que voulez-vous ? Elle est humaine.

Non, il ne s’agit point d’un culte de demi-dieux ou de héros (demandez à Julien Sorel où le culte de Napoléon l’a conduit !). Ce que peut un homme malgré ses entraves et ses défaillances, le rôle qu’il peut jouer, l’aide qu’il peut apporter à tous : c’est le souci constant de Maurois, et la leçon qu’il voudrait dégager de ses études. Leçon d’humanisme : tolérance, bonne volonté, pondération, respect des valeurs spirituelles et morales, réserve à l’égard des « fumées » du cœur et des élans mystiques, goût du beau, liberté dans l’ordre, confiance à travers tout — c’est un art de vivre, le plus fin, sans doute le plus sage, et c’est une famille bien française qu’il représente, de Montaigne et de Montesquieu à Renan ou à l’auteur des Propos. Après cela, il est d’autres familles, moins « heureuses » sans doute, sinon moins françaises, et d’autres voix, celle-ci par exemple[2] :

« Qu’est-ce donc que nous crie cette avidité et cette impuissance, sinon qu’il y a eu autrefois dans l’homme un véritable bonheur, dont il ne lui reste maintenant que la marque et la trace toute vive, et qu’il essaie désespérément de remplir de tout ce qui l’environne, recherchant des choses absentes le secours qu’il n’obtient pas des présentes, mais qui en sont toutes incapables, parce que le gouffre infini ne peut être rempli que par un objet infini et immuable, c’est-à-dire que par Dieu même... »

Ce n’est pas un théologien qui fait entendre une doctrine ; c’est un homme qui parle en homme, et qui parle de l’homme, d’une condition commune, de quelque manière qu’on la ressente, et que l’on y réponde. André Maurois y répond par une sagesse obstinément édifiée. « J’étais né pour l’angoisse, écrit-il, Alain m’a enseigné une gymnastique de l’esprit et du corps, qui m’a donné la sérénité. » Mais que d’abandons sur la route ! « Dans les moments de trop grande tristesse, dit-il encore, la sagesse est de supprimer la pensée... » Je doute qu’il y soit parvenu, et que cet optimisme courageux qu’il s’impose, mais quasi désespéré, l’ait enfin satisfait.

Je sais bien qu’André Maurois a pu dire : « Lorsque j’écris une biographie, je me représente le héros, et la cohorte qui l’entoure, sur un immense trottoir roulant qui s’en va, lentement, implacablement, vers la vieillesse et la mort. Cette vision vous paraît triste ? Non, elle est apaisante et douce. Ne craignez rien, semble vous dire le biographe, la vie est faite de l’étoffe des songes et nos maux eux-mêmes auront une fin. »

Cependant, voilà quelques années (et ce fut notre dernière rencontre), comme j’interrogeais l’écrivain sur son travail : « Je voudrais, m’a-t-il répondu, reprendre quelques-uns de mes héros, et, de chacun d’eux, prolonger la vie dans une histoire »... Oui, reprendre, prolonger, renouveler, vivre encore avec eux et par eux, goûter la saveur unique de l’homme et de ses jours, épuiser la vie ou les songes qui nous furent donnés, avant que ne vienne la fin ou l’indifférence de l’âme. — Vie ou songe, encore un instant, monsieur le Bourreau...

Qu’il se retourne, déjà vieux, vers cette longue vie, avec ses grâces et ses blessures cachées, ses honneurs et son intime discrétion. L’œuvre n’est pas moins longue ni diverse ; romans, biographies, histoire des peuples, études, portraits, mémoires, contes et propos : que de patience et d’efforts, fût-on aidé par la plus précieuse des collaboratrices ! Mais c’est sans fin. Telle est la gloire, qu’elle nous impose une servitude ; tel, le jeu du monde, qu’il nous emporte ; on cède à une demande : peut-on refuser l’autre ? Et l’on se hâte, on donne à chacun, on continue, ce sont des conférences, des articles, des causeries, des réunions, discours, entretiens, conseils, correspondances, menus travaux, besognes. L’on fait de son mieux, sans doute, mais si l’on songe à ce que fut ce « mieux » jadis, à tout ce que l’on attendait de soi, à ce professeur Alain qui nous mettait en garde contre une « dangereuse facilité » — comment ne serait-on pris d’un soupçon d’amertume ?

C’est ici, Messieurs, qu’André Maurois lui-même nous donne l’une de ses meilleures leçons. Je la trouve dans ses Mémoires :

« La notoriété, dans un pays sociable comme la France, crée des devoirs auxquels on a peine à se soustraire. Les plus sages se refusent au public ; les autres sauvent à grand prix, chaque année, quelques mois, et le meilleur de leur vie se passe en besognes assez vaines, qu’ils ne sollicitent pas, mais ont la faiblesse d’accepter.

Je voudrais que mon exemple apprît à des écrivains plus jeunes qu’ils ne trouveront le salut que dans la retraite. Ne devons-nous pas le meilleur Hugo à l’exil ! “O solitude ! disait Barrès, toi seule ne m’as pas avili.” »

Belle leçon, qui, dans sa franchise, est tout à l’honneur d’un homme, et de la conscience blessée d’un écrivain.

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Une guerre est proche de sa fin, quand Maurois publie sa première œuvre ; une autre va commencer, quand paraît son Art de vivre. La France a connu, entre ces deux tournants de son destin, l’une des époques les plus fécondes de ses Lettres, et les plus contrastées. Rappelez-vous ces épanouissements et ces forces neuves, ces ruptures de générations ou ces alliances, qui ont marqué les « années vingt » ; quand Gide, Claudel, Valéry, Proust accédaient à la gloire, et que s’affirmaient de plus jeunes, rejoints par de plus jeunes encore. Poésie, roman, théâtre, essai, critique : il n’était aucun genre qui ne voulût se renouveler et, de quelque façon, n’y parvînt.

Si je rappelle cette époque, ce n’est nullement par goût du passé, ni par regret, mais par souci de ce qui dure quand un monde se métamorphose.

Le monde où nous fûmes jeunes avait aussi sa nouveauté et son tourment. Il ne nous semblait point aisé d’y vivre ; je dis nous, parlant de quelques compagnons et de moi, garçons venus de nos provinces, mêlés à d’autres à la faveur de rencontres, chacun cherchant sa vérité, tous à la recherche du Saint-Graal, la seule qui fût digne de nous, vous le pensez bien, je le pense encore. C’étaient les temps fameux où Dada, le mouvement Dada, proclamait l’impossibilité d’écrire, en écrivant beaucoup ; on y revient en Sorbonne : passons. Et ce fut le surréalisme, dont nous n’avons pas méconnu l’importance, mais dont les manifestations tapageuses et la tyrannie d’école ne pouvaient nous satisfaire. Me demanderez-vous ce que nous attendions de l’écriture ? C’était notre seul moyen de révolte, mais aussi de connaissance et de réalisation de nous-mêmes. Encore fallait-il que l’œuvre eût sa beauté. Il va de soi que nous lisions Rimbaud et Apollinaire, Lautréamont et Max Jacob ; nous avons même lu le Marquis de Sade, Messieurs (c’est André Malraux qui me l’a fait lire). Cependant nos lectures de collège ou de licence ne se laissaient pas oublier : de Racine à Constant et à Stendhal, de Pascal à Vigny et à Baudelaire, de Rousseau, Diderot, Marivaux à Chateaubriand, là-dessus Fénelon, Dostoïevski toujours, et Nietzsche, bien sûr, voire ce premier Barrès dont l’influence avait précédé celle de Gide. Ce qui se passait alors en peinture, qui était grand, nous montrait comment une œuvre, et la plus singulière, peut répondre à la nouveauté d’une époque sans trahir l’essence d’un art. C’est ainsi que répondaient d’ailleurs un Larbaud ou un Saint-John-Perse, un Suarès ou un Giraudoux, un Supervielle ou un Jouhandeau, et quelques-uns que j’aperçois ici. Il nous restait à répondre à notre tour, selon nos moyens et nos forces, dont nous n’étions pas très assurés.

C’était aussi le temps des petites revues d’avant-garde ; nous en avons fondé jusqu’à deux, dont la première eut trois numéros (quelle aventure !), la seconde, un seul, faute d’argent. Ah ! j’allais oublier : quelques-uns d’entre nous, d’ailleurs soldats, poursuivions en principe quelques études. Les étudiants avaient une Association (rue de la Bucherie) ; l’Association, un organe (« L’Université de Paris »), dont on eut l’imprudence de me confier le soin, de sorte qu’il n’y fut plus question de cours ni de professeurs, mais tout bonnement de littérature. Or l’un de vous, Messieurs, voulut bien nous donner quelques pages. Il s’en prenait à un écrivain que je vois aussi parmi vous. L’auteur de Défense de l’Occident venait alors de malmener André Gide, dont l’auteur du Baiser au Lépreux prit la défense, en concluant : « Ne jugez pas ! » C’était parler en bon chrétien. Mais... Trente ans plus tard, quand mourut André Gide, l’auteur de La Pharisienne tint à le saluer, en émettant toutefois quelques doutes sur le sort qui attendait son ami dans un autre monde. À quoi je répliquai aussitôt, dans un hebdomadaire, en rappelant à l’illustre écrivain son conseil de jadis : « Ne jugez pas ! »... Est-ce tout ? Non, malheureusement. Un après-midi, vers 1930 ou 32, André Gide, qui venait à la N.R.F., rencontre Paulhan dans l’escalier. Paulhan : « Vous montez au bureau de la Revue ? » Gide : « Est-ce qu’Arland est là ? » J’étais là, on ne pouvait le cacher. « Alors, dit Gide, je m’en vais. — Mais pourquoi donc ? —Parce que je ne tiens pas à être jugé. » Ce qui prouve, Messieurs... Au fait, qu’est-ce que cela prouve, sinon que l’Évangile a raison ?

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J’en suis venu à la N.R.F. Quelques liens qui m’attachent à cette revue, et depuis longtemps, je parlerai du rôle qu’elle a joué quand nous étions jeunes, ou moins jeunes. J’ai connu ses principaux directeurs ; j’ai rencontré Rivière et Paulhan d’abord, en 1922 ; Schlumberger l’année suivante.

Fondateur de la Revue avec Gide, Copeau, Ghéon, Ruyter et Arnauld, Jean Schlumberger, jusqu’en 1914, lui avait apporté les soins les plus généreux et constants ; il en est resté jusqu’à ses derniers jours l’ami le plus sûr. Prudent avec courage, fidèle en affection, d’une loyauté sans défaut, d’une modestie sans feinte, d’une scrupuleuse attention : c’est l’une des nobles figures qu’il m’ait été donné de connaître. Au bout d’une longue vie : une action de grâces ; devant la mort, aucune peur. Quelques jours avant de mourir, m’écrivant pour me faire ses adieux : « C’est la fin, disait-il. Nos cœurs malgré tout sont remplis de rayons. » Je connais, Messieurs, l’estime dont il jouissait parmi vous. C’est pourquoi, devant vous, j’ai tenu à lui rendre cet hommage.

Le plus jeune, Jacques Rivière, est mort le premier, en 1925. Mais déjà, secrétaire de la Revue dès 1912, il en était devenu l’animateur. Jeune, oui, et frémissant, inquiet, partagé, passionné, interrogeant dans une fièvre lucide les œuvres et les hommes, il était né pour un amour dont il a parfois pressenti l’objet, mais qu’il n’a pu assouvir en ce monde.

Quant à Jean Paulhan, Messieurs, vous l’avez tous connu, bien que ce ne fût pas toujours sans méprise. Je n’ai pas à prononcer son éloge ; c’est à un autre qu’appartiendra cet honneur. Et puis, quarante-cinq années d’amitié, tant d’efforts, de joies, de peines en commun, cette image présente en moi, mais qui me fait plus durement sentir ma solitude : non, je ne pourrais parler de lui. Je ne peux qu’évoquer son rôle, son merveilleux dévouement à la Revue, cet instinct de la qualité, qui le poussait vers les œuvres les plus dissemblables d’apparence, et — sous l’enjouement, les feintes et les caprices qui étaient sa pudeur —, cette recherche obstinée et profonde qu’il a maintenue jusqu’à ses derniers jours.

Tels furent ces trois hommes, et de là ce lieu d’accueil qu’ils nous ont ménagé. Leur revue n’était point une chapelle. Une école ? C’est trop dire, sinon d’indépendance, de respect de l’œuvre, de goût de la beauté sous ses formes diverses, de confiance dans les valeurs de l’esprit et de l’art. C’est ainsi que les meilleurs écrivains d’une époque — presque tous — se trouvèrent rassemblés dans une revue. Il en reste parmi vous quelques-uns, et l’écrivain dont j’ai parlé d’abord, André Maurois, si, dans sa discrétion, il se réclamait peu de cette revue, n’y a pas moins collaboré assidûment, de 1923 à 1929. D’ailleurs, dans les Entretiens de Pontigny, il avait pu rencontrer — autour de Paul Desjardins — Gide, Schlumberger et Martin du Gard, Charles du Bos et Ramon Fernandez, André Malraux, Jean Prévost (grand admirateur d’Alain, lui aussi), et ceux d’entre vous qui se réunissaient une fois l’an dans le culte des grandes idées et la distraction des petits jeux.

Récemment, comme je feuilletais la Nouvelle Revue Française de cette époque, ce qui m’a frappé dans sa partie critique, c’est la libre expression de ses collaborateurs, fût-ce à l’égard de ceux qu’ils admiraient le plus. Notre indépendance n’allait point sans un contrôle mutuel et souvent rigoureux. C’est aussi que nous ne voulions rien devoir aux compliments, ni compliments de retour ni bénéfice de carrière. Nous ne voulions être reçus que pour nous-mêmes, qualités et défauts, qui ne se balançaient pas toujours. N’importe, j’ai continué. Mais je me demande, Messieurs, comment un homme si peu sociable a pu être reçu parmi vous. Quelle confusion ! Encore n’ai-je pas avoué toutes mes fautes ou erreurs. Encore ne suis-je pas sûr de me repentir. Aidez-moi, s’il vous plaît : j’en ai besoin, j’y compte, mais c’est urgent. J’écrivais un jour à Jacques Chardonne que je rêvais d’un livre où il ne fût question que de bonheur et d’innocence. Et Chardonne, par retour du courrier : « Dépêchez-vous ! »

Il est vrai que les années passent, que beaucoup de nos compagnons ont disparu. Et nous, qui restons encore, avons-nous changé ?

Deux amis se sont connus vers 1920. Quarante-cinq ans plus tard, les voici qui déjeunent ensemble. Le courant des choses, ils l’ont expédié en quelques minutes. Et c’est pour reprendre la même conversation qu’autrefois, sur la vie, sur ce qui compte devant la mort, sur les valeurs essentielles — comme si, depuis leurs vingt ans, un seul jour se fût écoulé ; comme si ce long jour ne leur eût donné qu’un droit celui d’user de mots dont ils ont fait l’expérience.

Les thèmes, les buts intimes, les obsessions d’un homme, s’ils peuvent prendre avec les années un accent nouveau, plus grave, et jusqu’à un sens imprévu : c’est le même homme qu’ils conduisent et dépouillent dans la vérité de son destin.

Nous sommes responsables de ce qui nous a été donné, mais que nous ne connaissons pas toujours. Nous avons connu des parents, de bons amis, de bons maîtres, et l’alliance de nos morts. Nous connaissons cet amour, cette femme, cet enfant, bien sûr. Reste le plus mystérieux : c’est une disposition du cœur devant la vie, une façon innée d’être ému, d’être poreux à certains souffles, de nous offrir à la grâce d’une rencontre, de pressentir une aube dans les ténèbres, et, jusque dans la déception, de garder un espoir. C’est aussi bien, je l’ai dit, la part la plus mystérieuse de la création, cette « note pure » dont parlait Maurois, cette note que nous rêvons de délivrer un jour, qui ne sera jamais assez pure, mais dont le pressentiment nous permet d’attendre.

J’ai entendu jadis un petit conte, qui m’a frappé, que j’ai repris à mon usage, le transformant, le glissant même, en 1952, dans un livre, et que je me répète, à mes heures, ou que je rapporte à quelques jeunes écrivains, quand ils me semblent un peu désarmés. Le voici. C’est un peintre chinois, qui toute sa vie a peint des papillons, avec talent, avec amour, et qui est devenu fameux, honoré, membre de l’Académie chinoise, mais qui pas un instant n’est satisfait de son œuvre. Ainsi jusqu’au jour de sa mort, où il réclame, à la dernière minute, un pinceau et un carton, où, sur le carton, il parvient à jeter deux traits — et le papillon s’envole.

Il n’est aucun de vous qui ne sache, Messieurs, que tout écrivain, tout artiste, tout chercheur, et même tout homme de bonne volonté en ce monde, si un peu de cette folle espérance ne l’anime : en vain son travail et ses jours.

Il y faut quelque ingénuité. C’est encore une grâce que j’ai reçue. Je me souviens du premier article que m’a demandé la Nouvelle Revue Française : un article sur ma génération, ses débats, son trouble et ses vœux. J’avais prévenu Rivière : « Je dirai ce que je pense, n’est-ce pas ? — Mais oui... » Ce qui ne l’empêcha nullement de me répondre, dans le même numéro (grand honneur !), pour me signaler les excès et les périls de ma position. Elle était pourtant simple : J’exposais le désarroi d’une époque, le poids d’un Dieu absent, le mensonge des attitudes, gestes, parades, fantaisies douteuses, le besoin d’une éthique en littérature, la nécessité pour chacun de nous de partir de soi : homme et individu tout ensemble, de confier à l’œuvre notre misère et nos aspirations, de chercher, dans le désordre d’un temps et le tumulte de nos cœurs, une nouvelle harmonie.

Tout cela, je le dirais encore à présent, avec moins d’emphase, sans doute, mais non moins de conviction. Je le dirais en cette époque, plus troublée et menacée qu’aucune autre, plus déshumanisée par ses conquêtes.

Il est juste et bon, il est indispensable que les formes littéraires et artistiques évoluent, si elles veulent rester vivantes. Mais ce que, de nos jours, on remet en jeu, ce ne sont plus seulement des formes ; c’est l’esprit de la littérature et des arts, ce sont leurs fins, c’est même leur existence. On nous dit que l’œuvre doit balayer toute émotion, se satisfaire du seul langage, ou bien trouver dans les théories une excuse. L’un de mes collaborateurs m’écrivait l’an dernier (par affection, et parce qu’il ne désespérait pas encore de mon avenir) : « La littérature a fait son temps. Ce qui nous intéresse aujourd’hui, ce n’est plus tel ou tel écrivain (il citait quelques-uns des meilleurs, morts ou vivants) ; ce n’est plus l’œuvre d’art ; ce sont les documents, théories et problèmes sociaux : ce sont les hommes... » Curieuse conception de l’humanité ! Que voyons-nous ? Jamais les hommes ne furent en contact aussi direct et facile. La radio, la télévision, les moyens de transport ont presque aboli l’espace. Jamais les hommes n’ont mieux pu communiquer. Mais quelle est cette communication ? Les hommes en sont-ils moins seuls ? Et que devient l’homme ?

Je n’en louerai qu’avec plus de passion ce qu’une œuvre véritable sait nous offrir, ce qu’elle apporte à qui la crée, ce qu’elle peut apporter à qui l’accueille.

Si pour un écrivain l’œuvre est délivrance, c’est dans la mesure où il s’y est donné ; où il exprime, en l’ignorant parfois, le plus secret de son cœur ; où il sort de l’isolement pour épouser d’autres vies ; où, par l’architecture des thèmes et du monde évoqué, comme par le jeu musicien des sons et des silences, il fait accéder le courant des jours et des songes à une vérité plus haute, à une harmonie universelle et si merveilleuse qu’il n’est rien qui ne découvre sa place, son rang, son ordre, et qui ne se justifie.

Mais que l’œuvre, là-dessus, rencontre un écho, que des hommes s’y retrouvent, qu’ils nous apprennent que nous avons parlé pour eux et qu’ils en ont ressenti à leur tour quelque délivrance : ah ! c’est beaucoup plus qu’un plaisir, c’est un réconfort, et qu’il est beau ! L’œuvre a donc été communion. Nous n’aurons pas vécu en vain.

Essayons de vivre ensemble, Messieurs, et de travailler, chacun à sa manière. Ce n’est pas à un nouveau venu dans cette Académie de lui rappeler son rôle. Elle le connaît de toujours, fût-ce en paraissant le négliger quelquefois. Elle sait fort bien qu’elle ne siège pas hors du monde, qu’elle fut conçue non pour dominer mais pour servir une cause — celle de la France, du génie français, de cette langue française : l’un des plus beaux moyens d’expression qu’aient trouvés les hommes. Elle sait aussi qu’elle peut être un haut lieu de rencontre et de partage, entre des esprits de toute vocation, mais également dévoués à une œuvre commune. Elle sait enfin que, dans un monde qui se transforme chaque jour, elle se doit d’être jeune, et d’ajouter de nouveaux attraits à ses charmes reconnus.

L’un de ces charmes, Messieurs, j’en ai fait l’éloge : c’est l’indépendance. Qui oserait mettre en doute que votre Académie ne la possède ? Elle m’en assure d’une façon irrécusable et qui m’honore, en voulant bien me convier à ses travaux.

 

[1] Paul Valéry.

[2] Pascal.