Discours sur les prix littéraires et l’état de la langue 1990

Le 6 décembre 1990

Maurice DRUON

SÉANCE PUBLIQUE ANNUELLE

le jeudi 6 décembre 1990

 

DISCOURS

PRONONCÉ PAR

M. MAURICE DRUON
Secrétaire perpétuel de l’Académie française

 

Messieurs,

Neuf commissions de douze membres chacune, qui ont tenu au total dix-neuf séances pour entendre cinquante-huit rapports rédigés, et autant de rapports oraux, afin de procéder à l’examen de trois cent soixante ouvrages déposés et de plus de cinquante autres proposés : telle est la réalité chiffrée des travaux que vous avez accomplis pour décerner les quatre-vingt-douze récompenses qui figurent au présent palmarès.

D’autres jurys, dont le domaine est plus spécialisé, peuvent attirer davantage l’attention des médias ou la convoitise des éditeurs ; mais il n’en est pas qui soient en mesure de signaler un plus grand nombre de talents, ni de reconnaître plus largement le mérite des œuvres et des carrières littéraires.

Laissez-moi vous en rendre hommage, moi qui suis le permanent témoin du soin que la plupart d’entre vous apportent à remplir cette mission.

 

Le Grand Prix de la Francophonie, la mieux dotée de nos distinctions, et celle dont le retentissement se propage à travers les cinq continents, a été attribué, en cette année 1990, à M. Albert Cossery, écrivain égyptien, pour l’ensemble d’une œuvre entièrement écrite en français. Et quel français ! Imagé, subtil, vivace, soyeux.

Amoureux de notre langue, depuis qu’il fréquentait le lycée du Caire, c’est à elle qu’il a confié d’illustrer cette combinaison plusieurs fois millénaire de la misère et du rêve qui caractérise le petit peuple d’Égypte.

Aveugles frappant les murs de leur bâton, stropiats se traînant dans la poussière des ruelles, boutiquiers sans pratiques ni presque marchandises, mégères glapissant leurs imprécations, fillettes pareilles à des poulets étiques, professeurs de mendicité laissant éclater leurs rivalités pédagogiques, fadeurs en uniforme guenilleux lisant aux analphabètes le jugement qui les expulse de leur masure, colporteurs de babioles, ramasseurs de mégots : chacun d’eux, à travers Albert Cossery, nous demande avec une dérisoire fierté : « Sais-tu bien qui je suis ? » L’illusion qu’ils ont d’eux-mêmes leur fait accepter de n’avoir rien. Illusion ? Pas tout à fait. Leurs chromosomes transportent, depuis le temps des Ramsès et des Aménophis, et par une sorte de génétique de l’âme, la certitude que chaque être ici-bas incarne un principe, un néter. Et leur question : « Sais-tu qui je suis ? » signifie en vérité : « Sais-tu quel Dieu je suis ? »

Le premier ouvrage d’Albert Cossery avait été salué par Lawrence Durrell, Henry Miller et Albert Camus. Maints autres titres dont La Maison de la mort certaine, Mendiants et Orgueilleux, Une ambition dans le désert ont, depuis 1946, fait cortège à la révélation que furent Les Hommes oubliés de Dieu. Aujourd’hui, ce sont Julien Green, Henri Troyat, Léopold Senghor, pour ne citer que quelques noms symboliques de nos unanimes suffrages, qui marquent reconnaissance au grand conteur qu’est Albert Cossery d’avoir, après Taha Hussein et Tewfik El Hakim, fait entrer l’Égypte dans le patrimoine littéraire français.

Je vais faire violence à la réserve et presque à la timidité d’Albert Cossery en lui demandant de satisfaire à nos rites et de s’approcher du bureau afin de recevoir son diplôme, reproduisant ainsi le tableau que nous conservons où l’on voit, en présence du duc de Berry, de Chateaubriand et de Mme de Staël, le prix d’éloquence de 1816 remis à son lauréat.

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Si nombreux que soient les dossiers de propositions soumis à notre examen, nous avons résolu de limiter à deux les attributions de grandes médailles de la Francophonie, de manière à conserver à cette distinction son caractère d’exception.

Nous nous sommes accordés pour décerner l’une de ces médailles à M. José Guilherme Merquior, écrivain et diplomate brésilien, membre de l’Académie brésilienne des Lettres, auteur d’une vingtaine d’essais remarquables, écrits pour partie en portugais et pour partie en français, et sur de tels sujets que Jean-Jacques Rousseau, Claude Lévi-Strauss, Michel Foucault, le marxisme, le structuralisme, le libéralisme. En son pays comme en ses postes diplomatiques, a fait valoir M. Jean d’Ormesson dans son rapport, « il n’a cessé de défendre la culture et la langue françaises qu’il connaît mieux que personne ». M. José Guilherme Merquior donc incarne et illustre cette longue tradition d’affinités avec la France qui reste, nous nous en réjouissons, la marque des élites brésiliennes.

Grande médaille de la Francophonie également :

Le docteur Axel Kahn, directeur de recherche à l’INSERM et à l’hôpital Cochin, auteur d’importants travaux sur la génétique moléculaire. Mais c’est avant tout le directeur de la revue Médecine-Sciences que nous avons voulu distinguer. « Revue franco-canadienne, Médecine-Sciences a su en effet, comme en a témoigné devant nous M. Jean Bernard, atteindre un très haut niveau scientifique et une réputation internationale, tout en maintenant constamment l’usage du français », ce qui, par les temps que nous vivons, n’est pas sans mérite.

 

Le Grand Prix de Littérature Paul Morand, qui est bien parmi les plus hauts de notre palmarès, a été attribué à M. Jean-François Deniau.

À son propos, M. Bertrand Poirot-Delpech nous a fait les remarques suivantes :

« Les étiquettes, en France, ont la vie dure.

Sous prétexte que Jean-François Deniau a été ambassadeur à trente-cinq ans, plusieurs fois ministre, qu’il a hanté toutes les mers et tous les maquis du globe, on a considéré que, député, marin et pèlerin audacieux de la liberté, il ne pouvait être, en plus, un écrivain à part entière, cela malgré La Mer est ronde, livre de bord de tous les passionnés du large, malgré l’essai-reportage Deux heures après minuit, le savoureux récit d’aventures à l’anglo-saxonne qu’était La Désirade, et la mystification cocasse d’Un héros très discret.

Le Prix Paul Morand vient ruiner ce cloisonnement en couronnant particulièrement L’Empire nocturne, un beau roman où l’auteur a su joindre la parabole moraliste à l’art du conteur.

Le voyageur, diplomate et écrivain qu’était Paul Morand aurait été heureux de distinguer avec nous un de ses pairs, comme lui-même jamais là où on l’attend, et, comme lui, amoureux d’une langue limpide et vive. »

Qu’il vous plaise à présent d’entendre nommer les grands adeptes de notre culture et grands serviteurs de notre langage auxquels nous remettons une médaille de vermeil au titre du Rayonnement de la langue française :

 

Le R. P. Sélim Abou, doyen de la faculté des Lettres et des Sciences humaines de l’Université Saint-Joseph au Liban — sur laquelle j’appelle tout spécialement l’attention de nos pouvoirs publics — pour ses travaux sur les relations interethniques et en particulier pour ses deux ouvrages : L’identité culturelle et Le Liban déraciné.

 

Le professeur Theodor Berchem, président de l’Université de Würzburg en Bavière, président de la Conférence des recteurs allemands ainsi que de l’Office fédéral chargé des relations scientifiques et techniques, spécialiste de philologie romane et de stylistique qui, quand il n’utilise pas son langage maternel, choisit, parmi les quinze langues qu’il pratique à la perfection, de s’exprimer en français dans l’exercice de ses fonctions internationales.

M. Mohammed Boughali, doyen de la faculté des Lettres et des Sciences humaines de Marrakech, auteur d’importantes études de critique contemporaine, tant sur des auteurs marocains — Khatibi, Driss Chraïbi, Ben Jelloun — que sur des auteurs français — Senghor, Yves Bonnefoy, Roland Barthes — et qui s’attache à rechercher l’élan créateur qui inspire chaque œuvre, tandis que la sienne propre participe à modeler le visage intellectuel de son très attachant pays.

 

M. Édouard Maunick, directeur du service des collections de l’UNESCO, qui appartient à la pléiade toujours renouvelée des poètes mauriciens. Par son œuvre, où il se définit « crieur lyrique », et où brille son Anthologie personnelle récemment publiée, cet insulaire cosmopolite fait le plus grand honneur à la Francophonie, de même que, par ses dons d’animateur et d’organisateur, il lui rend les plus grands services.

 

M. Ricardo Paseyro, uruguayen, ancien diplomate, a adopté notre langue avec un brio et une intelligence rares. Poète, essayiste et critique, il est un polémiste plein d’une joyeuse dérision, comme en témoigne sa Lettre aux analphabètes. À travers d’amusants paradoxes, il défend la vraie culture.

 

Mmes Jacqueline Picoche et Christiane Marchello-Nizia ont écrit une Histoire de la langue brève et alerte, dont le moindre intérêt n’est pas dans la part qu’elles y réservent aux auteurs francophones et à la Francophonie. Leur exposé de la pratique et de l’enseignement du français en Afrique, durant les trente dernières années, n’est pas seulement très bien fait ; il est encourageant.

 

M. Börje Schlyter, professeur et écrivain suédois, est un exemple de la passion que peut inspirer la langue française à des universitaires étrangers. Grand spécialiste de Stendhal, attentif à tous nos problèmes de philologie, il a, tout au long de sa vie, témoigné à notre culture un enthousiasme éclairé dont nous lui marquons gratitude.

 

Enfin, M. Raymond Trousson, professeur à l’Université de Bruxelles et membre de l’Académie royale de Langue et de Littérature françaises, est l’auteur d’une nouvelle biographie de Jean-Jacques Rousseau, en deux volumes, qui a suscité, et notamment chez le plus expert d’entre nous, M. Henri Gouhier, une admiration dont la médaille dé vermeil que nous lui remettons constitue le confraternel témoignage.

 

Grand Prix de Poésie : M. André du Bouchet, pour l’ensemble de son œuvre, dont M. Michel Déon nous a résumé ainsi les caractères originaux : « André du Bouchet, poète rare, profondément préoccupé du sens caché des mots et de leur résonance sémantique, a ouvert de nouvelles voies à la poétique symboliste. Appliquant sa méthode de recherche à de précieuses traductions de Hölderlin et de James Joyce, il a largement contribué à faire connaître en France les secrets des œuvres de ces deux grands écrivains. » Nous avons d’autre part remarqué que c’étaient toujours les mots d’exigence et de rigueur qui revenaient quand il s’agissait de qualifier la poésie d’André du Bouchet.

 

Nos votes ont attribué le Grand Prix du Roman à Mme Paule Constant pour son livre White Spirit.

Du rapport de M. Maurice Rheims nous pouvons extraire ces lignes :

« La route de Paule Constant aboutit toujours vers l’Afrique, celle qu’elle a connue depuis son enfance et son adolescence. Au bord du chemin, ses livres : Ouregano, Propriétés privées, Balsa. Avec White Spirit, roman particulièrement accompli, Paule Constant nous entraîne de Bordeaux à Port Valin, une bananeraie, lieu détestable. White Spirit ne se raconte pas, mieux vaut emprunter encore une fois les pistes tracées par Paule Constant pour découvrir alors qu’elle est un des meilleurs écrivains de notre temps. »

 

C’est à M. Emmanuel Lévinas, que l’Académie a voulu faire cette année l’hommage du Grand Prix de Philosophie.

« Beaucoup pensent, et pas seulement en France, que Emmanuel Lévinas est le plus grand philosophe français vivant. Son livre principal, Totalité et infini, est d’une lecture difficile, comme le sont ceux de Descartes et de Kant, auxquels il peut être comparé. Comme eux, il a créé une philosophie profondément originale. La sienne est une philosophie de l’infini du visage humain. S’élevant contre les funestes idées de totalité ou de fusion, il montre que l’union véritable lie des êtres parfaitement distincts et que la relation fondamentale est celle du face à face. »

Ainsi s’exprime, en notre nom, M. de Bourbon Busset.

 

Fondé en 1834, le Prix Gobert reste le plus prestigieux de nos prix d’Histoire.

« Grâce à notre cher Pierre Gaxotte, nous dit M. Jean Dutourd, nous pensions tout connaître de Louis XV. Et voilà que Michel Antoine a parachevé la réhabilitation de ce roi si calomnié. Nous donnant une étude exhaustive, claire, éloquente, Michel Antoine a fait des cinquante-neuf ans du règne de Louis XV un tableau sans lequel aucune histoire du XVIIIe siècle français et européen ne pourra plus être entreprise. »

Telle est la raison pour laquelle M. Michel Antoine reçoit le premier Grand Prix Gobert.

 

Sous le titre général De Colbert à l’Encyclopédie, M. Jean-Luc Chartier, avocat à la Cour, a consacré deux importants ouvrages, l’un au conseiller d’État et procureur général Henri d’Aguesseau, l’autre à Henri-François d’Aguesseau, son fils, chancelier de France. Mais ces deux livres dépassent le cadre de la simple biographie et font revivre un siècle et demi de notre histoire.

Le premier d’Aguesseau joua un rôle important comme intendant du roi à Limoges, Toulouse et Montpellier ; ses rapports avec Colbert sont passionnants.

Henri-François mit au service de l’État, sous Louis XIV et Louis XV, son exceptionnel talent de juriste. Père et fils présentent ainsi des modèles de grands fonctionnaires humanistes.

« Écrits dans une langue alerte, appuyés sur un très important matériau de recherches, et pleins de vues qui ressuscitent l’état de la France et particulièrement de la province au long de deux règnes, ces travaux méritent à tous points de vue d’être distingués par l’Académie. »

Telle est la conclusion du rapport de M. Pierre Moinot. Elle a été entendue, et M. Jean-Luc Chartier reçoit le deuxième Grand Prix Gobert.

 

La biographie est un genre qui sied actuellement à tant de bons auteurs et où paraissent tant de livres excellents qu’il nous a semblé nécessaire, cette année, de décerner deux Prix de la Biographie.

Il suffisait que M. Lévi-Strauss nous ait dit, avec son laconisme sans réplique, du Joseph Haydn de M. Marc Vignal, « ouvrage monumental, chef-d’œuvre d’érudition tant dans le domaine de l’histoire que dans celui de la musicologie », pour que nous nous ralliions à ce jugement et que nous couronnions ce livre d’indiscutable et exceptionnelle importance.

Quant à M. Marcel Thomas, ancien inspecteur général des Bibliothèques, son Esterbazy est d’une lecture passionnante. Grand spécialiste de l’Affaire Dreyfus, sur laquelle il a publié déjà deux ouvrages, M. Thomas nous présente là, au terme d’un méritoire travail d’enquêteur, le portrait et la vie d’un personnage dont on voudrait qu’il n’ait été qu’une invention romanesque : maquereau de belle allure, joueur, carambouilleur, faussaire et même faux espion, une sorte de Bel-Ami raté, mais dont les agissements, hélas, mirent la France en peine.

 

Prix de la Critique : M. Jacques Brenner pour Voyage dans les littératures étrangères. Écoutons le rapport de M. Jean Dutourd :

« Jacques Brenner a la tranquillité et la sûreté de jugement de Remy de Gourmont. Ses divers ouvrages sur la littérature française actuelle sont pleins de pénétration et d’imprévu, ce qui ne l’empêche pas non plus, comme Remy de Gourmont, d’être un des romanciers les plus intelligents de maintenant. Ce remarquable lecteur a porté son regard sur les littératures étrangères, et nous l’avons couronné une fois de plus pour la façon pertinente dont il parle de Jünger, Grimmelshausen, Kleist, Sacher-Masoch, précurseur d’Aragon, Boswell, Beckford et divers autres auteurs plus connus chez nous par leurs noms que par leurs œuvres. »

 

À notre confrère de l’Académie des Sciences morales et politiques, Jean Cazeneuve, nous avons voulu réserver le Prix de l’Essai pour son livre Les Hasards d’une vie. Des Primitifs aux téléspectateurs.

Voici en quels termes M. Jean Guitton nous en a parlé :

« Cette autobiographie est remarquable. Car la vie de Jean Cazeneuve appartient à l’histoire de la Sorbonne, à l’histoire de la sociologie française, à l’histoire de la télévision française qu’il a non seulement étudiée, mais dirigée. Elle appartient aussi à l’histoire de la captivité 1940-1945, que j’ai partagée avec lui.

Mais cette autobiographie, comme la monade de Leibniz, est un miroir qui reflète l’univers : je cite au hasard des Hasards le Maroc, l’Égypte, l’Iran, les Peaux-Rouges — les religions de la planète, le christianisme, la vie mystique. Se faisant tout à tous, Jean Cazeneuve a tout approfondi. »

 

C’est à M. Michel Déon que nous avons confié de rapporter sur le Prix de la Nouvelle décerné à Mme Inès Cagnati pour son recueil, Les Pipistrelles.

« Conteuse d’une puissante et noire originalité, Mme Inès Cagnati a brossé, dans ses romans et ses nouvelles, un rude portrait de ce Lot-et-Garonne dont elle est originaire. Sans pitié, avec un humour corrosif, elle évoque, depuis ses premiers livres, un monde paysan confronté avec les dures réalités d’une terre appauvrie qui, sinon dans le présent du moins dans un passé encore récent, n’a guère laissé de place à la tendresse et à la douceur de vivre. »

 

C’est par des Prix dits d’Académie, sans autre mention, que nous témoignons à certains auteurs une estime particulière.

Ainsi pour Mme Solange Fasquelle à qui nous offrons notre médaille de vermeil pour l’ensemble de son œuvre, ratifiant une proposition exprimée par M. Jean-Louis Curtis en ces termes :

« Solange Fasquelle met au service de son imagination fertile une technique narrative impeccable. Ses premiers romans, Malconduit, Le Congrès d’Aix, affirmaient déjà une maîtrise tranquille dans la conduite du récit. Elle appartient à la famille des romanciers et des nouvellistes qui ne laissent rien au hasard. Observatrice des mœurs contemporaines, des sociétés instables de notre Occident, elle est hantée par les grands thèmes de la guerre et de ses séquelles, de la Résistance (par exemple, dans Cécile ou la part obscure) ; mais elle se plaît aussi à décrire les privilégiés ou oisifs qui trompent leur ennui dans l’indolence luxueuse des palaces méditerranéens, comme dans son roman, Le Prince à Palmyre, ou dans les nouvelles de Le Jour se lève à Rhodes. Elle a parfois puisé ses sujets dans la chronique des tribunaux (Le Trio infernal). Enfin, elle s’est lancée avec bonheur dans le roman historique (Les Chemins de Bourges), où l’érudition la plus scrupuleuse n’empêche pas son invention romanesque de se déployer à loisir. »

 

Une autre médaille de vermeil entend signaler le magnifique, l’exemplaire ouvrage de MM. Pierre Rosenberg et Jacques Thuillier sur Laurent de la Hyre.

« Il a fallu près de vingt ans pour que deux conservateurs en chef des musées nationaux parviennent à restituer l’entreprise de la Hyre. La tâche était d’autant plus ardue, subtile que, depuis bientôt quatre siècles, ce grand artiste était entré dans l’ombre.

Une œuvre négligée parce que hors des sentiers de la mode, un peintre qui le premier osa affronter les tenants du vieux maniérisme italien. La monographie ici est parfaite et complète aussi bien en ce qui concerne l’œuvre picturale que graphique. »

Ce rapport est de M. Maurice Rheims.

 

Nul n’était plus désigné parmi nous que M. le Professeur Hamburger pour nous rendre compte des mérites de Mme Madeleine Foisil, qui a dirigé la publication du Journal de Jean Héroard, médecin de Louis XIII et à laquelle nous avons décerné un Prix d’Académie.

« Il arriva que pendant les vingt-six premières années de la vie de Louis XIII, son médecin, qui se nommait Jean Héroard, prit, jour après jour, 100 000 notes sur les moindres fondions physiologiques, humeurs et gestes de son illustre patient. Aujourd’hui, Madeleine Foisil et le Centre de recherches historiques de Pierre Chaunu publient, annotent et commentent ce document unique en un livre de 3 123 pages, qui en dit plus long, plus intime et plus vrai que tout ce qu’on savait par ailleurs sur la jeunesse et de l’adolescence du roi. »

 

Un Prix d’Académie va également à M. Henri Hude pour son Bergson, et nous sommes reconnaissants à M. Maurice Schumann de nous avoir donné son sentiment sur cet ouvrage.

« M. Henri Hude, écrit-il, a déjà su et saura maintes fois encore éclairer ou approfondir notre connaissance de la pensée bergsonienne, dont la modernité ne cesse d’être mise en valeur par l’extension du principe d’incertitude aux domaines les plus divers de la recherche scientifique. Mais un de ses mérites essentiels est d’avoir fait grandir sous nos yeux la stature morale d’un des membres les plus illustres de notre Compagnie : les cours du jeune professeur Henri Bergson, publiés par Henri Hude, poussent à l’extrême la droiture et le respect de l’élève qui doivent être les vertus pédagogiques par excellence ; pour ne citer qu’un exemple, ce n’est pas le penseur génial de l’Essai sur les données immédiates de la conscience qui parle de Kant à ses auditeurs adolescents, mais un maître volontairement neutre dont l’unique dessein est d’aider les esprits en éveil à former leur propre jugement. Tout ce qui rappelle et ranime cette éthique est salutaire. »

 

« Venons-en, s’écrie avec son humour amical M. Félicien Marceau, venons-en au Bonheur à Romorantin, titre heureux et belle pièce, qui m’amène tout naturellement à annoncer que le Grand Prix du Théâtre a été attribué à son auteur, Jean-Claude Brisville, pour l’ensemble de son œuvre. Du Fauteuil à bascule, où le monde de l’édition est traité avec malice, jusqu’à L’Entretien de M. Descartes avec M. Pascal le jeune, dont le titre indique déjà l’ampleur, en passant par La Villa bleue et, notamment, une adaptation des Liaisons dangereuses, Jean-Claude Brisville a poursuivi une œuvre dont on admire les vertus théâtrales et la qualité de l’écriture. Pour aboutir à ce Souper où, avec humour, l’auteur nous a donné une vision juste d’un tournant de notre histoire et un portrait plus complet de ces deux hommes, Talleyrand et Fouché, que Chateaubriand, lui, en une seule phrase, a voués au pilori. »

Et M. Félicien Marceau d’enchaîner, dans la foulée si j’ose dire : « Pour son Grand Prix du Cinéma, l’Académie a élu Bertrand Tavernier, prix qui couronne l’ensemble de son œuvre. Œuvre considérable, déjà jalonnée par tant de films qu’il me faut renoncer à les citer tous. Des films où, auteur et réalisateur, Bertrand Tavernier a su nous rendre sensibles tantôt sa vision historique gaillarde, et pourtant juste, de Que la Fête commence ; tantôt la poésie de Un Dimanche à la campagne ; tantôt, comme pour voler à une autre extrémité, la verve ravageuse du Coup de torchon, la force dramatique de Le Juge et l’Assassin, ou l’évocation d’une époque comme dans La Vie et rien d’autre. »

 

À plusieurs reprises déjà, l’Académie a couronné les ouvrages et la carrière poétique de M. Louis Amade. Mais si attentive qu’elle ait été à son talent plein de générosité, elle ne lui avait pas encore accordé la médaille de vermeil de la Chanson française. Et c’était une injustice. Quel parolier plus abondant et plus inventif avons-nous, qui fasse mieux passer dans ses mots, qui sont musique avant même que la musique ne soit composée, l’âme vraie de la France, et dont les titres soient plus nombreusement restés des éveilleurs de notre mémoire ? La Ballade des baladins, Marianne de ma jeunesse, Le Marchand de ballons, Le Pays d’où je viens, Le Petit Prince est revenu, L’important, c’est la rose, On prend toujours un train pour quelque part... Louis Amade a enrichi notre patrimoine sentimental. Qu’il en soit remercié.

 

Enfin, c’est sur la proposition de l’Académie que l’Institut a décerné le Prix d’Aumale à Mme Marcelle Tassencourt. Je joins ma voix à celle de M. Michel Déon, pour reconnaître en Mme Tassencourt celle qui, depuis des décennies, met son talent de comédienne et de metteur en scène au service du répertoire classique et du répertoire moderne français. C’est grâce à elle que le théâtre Montansier de Versailles, et non sans de constantes difficultés surmontées, a retrouvé une pleine activité, de même que c’est grâce à elle que le Grand Trianon est devenu le centre de superbes spectacles pendant la saison d’été.

Nous savons, d’autre part, la contribution qu’elle était seule à pouvoir apporter à la publication des œuvres posthumes de Thierry Maulnier, que nous n’oublions pas.

Préludant à la lecture des Prix de Fondations qui vous sera faite dans un moment par notre directeur en exercice, tel est le rapport que je devais vous présenter sur les Grands Prix de l’Académie en l’an 1990 ; et je remercie tous ceux d’entre vous qui m’ont, pour l’établir, prêté le concours de leur jugement et de leur plume.

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Qui dit langue française dit aussi mémoire française.

En 1790 naissait Abel Villemain qui fut un des grands secrétaires perpétuels de notre Compagnie. Il occupa trente-cinq ans le siège d’où je vous parle, ce qui n’empêcha point ce libéral, dans les gouvernements Soult et Guizot, d’être ministre de l’Instruction publique. Ses Études de littérature, ancienne, contemporaine, française et étrangère, ont participé à modeler la pensée de son siècle. Sa gloire est passée, mais rappelons-nous son nom.

En 1890 naissait Maurice Genevoix, qui fut pendant quinze ans, lui aussi, un grand secrétaire perpétuel. Son centenaire aura été tout au long de l’année nombreusement célébré, et nous pouvons marquer admiration à Mme Maurice Genevoix qui, de Paris à Verdun et à de toutes modestes communes provinciales, a répondu à tant d’initiatives et leur aura apporté son indispensable soutien, tant il y avait de places en France qui avaient une raison d’honorer ce Français exemplaire, exemplaire par son courage de combattant, exemplaire par son immense culture, exemplaire par son magistral emploi de notre langue à travers une œuvre généreuse, exemplaire par son amour de la nature et de la vie, exemplaire par ses dispositions à la fraternité humaine.

Pour ceux d’entre nous qui ont siégé quand il était à notre tête, ni son visage, ni sa gaieté, ni son talent, ni son amitié ne peuvent être oubliés.

Peut-être, en 1990, un enfant est-il né qui sera, un jour, un grand secrétaire perpétuel de l’Académie française.

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La langue, notre langue, la langue française, sait-on bien à quel point elle est notre souci ?

Le cardinal de Richelieu — auquel il est de rite que nous rendions hommage dans nos harangues de remerciement —, le Cardinal était homme qui avait de l’ordre dans les idées et dans le tempérament. La vue qu’il se faisait du royaume et de l’État lui commandait d’édicter des règles pour toutes choses. Et cela se reflète jusque dans les statuts qui nous instituèrent et qui nous prescrivaient de « donner à la langue des règles certaines ».

Or, il n’est rien de plus malaisé à régler que le langage, ni matière qui se laisse moins réglementer. C’est à quoi pourtant nous nous évertuons depuis trois siècles et demi, et à quoi nous nous sommes encore efforcés cette année.

La réforme de l’orthographe, ou plutôt son aménagement mesuré parlons-en.

Nous nous réjouissons que l’affaire ait asséché des tonneaux d’encre, qu’elle ait empli les colonnes des gazettes, et qu’elle nous ait valu un courrier monstrueux, non seulement de France mais de l’étranger, les uns criant à la défiguration de notre image nationale, parce que nous avions supprimé quelques circonflexes, les autres nous accusant de la pétrifier parce que nous n’avions pas résolu de passer à l’orthographe phonétique.

Cela nous prouve, au bout de tous comptes, l’attachement passionné qu’en France et ailleurs on porte à la langue française, et c’est bien ainsi.

Mais peut-être ceux qui s’enflamment, s’indignent ou ironisent, devraient-ils, avant de saisir leur stylo, prendre quelque connaissance de l’histoire de l’orthographe.

Dans un « Lundi » de mars 1868, rendant compte des travaux de l’Académie qui préparait alors la septième édition de son dictionnaire, laquelle paraîtrait dix ans plus tard, Sainte-Beuve adoptait pour parler de notre langage le seul point de vue véritablement juste et convaincant : « Du latin vulgaire au français moderne, rappelait-il, notre langue aura connu des développements, des métamorphoses, des états successifs soumis à des lois naturelles, et tout porte à croire qu’elle en connaîtra d’autres. »

En vérité, Messieurs, la langue coule comme un fleuve, charriant ses alluvions, traçant ses méandres, allongeant ses îles ; et nous sommes là, nous de l’Académie, sur ses berges, comme de bons terrassiers ou comme des ingénieurs des travaux publics, veillant à ce qu’il ne se perde pas dans les sables, à ce que ses crues ne ruinent pas ses berges ; et tantôt nous draguons son lit, et tantôt nous dressons des barrages, et tantôt nous ouvrons modérément les écluses.

Il ne me paraît pas inutile de rappeler que notre Compagnie a souvent accompagné les évolutions orthographiques, ou même les a souvent suscitées. Il ne me paraît pas inutile de se souvenir, au milieu des controverses, que nous n’avons jamais exigé de s à mille-feuille, que nous écrivions des arcs-en-ciels, c-i-e-l-s, jusqu’en 1798, des abat-jours, avec un s à jour, jusqu’en 1835, que les imprimeurs de Racine faisaient rimer ame avec Madame, sans ce circonflexe survenu, sans justification étymologique, dans la dernière décennie du XVIIIe siècle, ou encore que voûte ne prenait pas d’accent circonflexe dans la première édition de notre dictionnaire, sans que la voûte céleste en ait été moins splendide ?

Quant au pluriel des noms composés, comment ne pas constater la plus grande hésitation chez les lexicographes ? On n’en voudra pas à Littré d’avoir remarqué, avec une note d’humour, une de nos inconséquences : « L’Académie, note-t-il, écrit gobe-mouches avec s, et chasse-mouche sans s. Il n’y a aucune raison pour établir une différence d’orthographe entre ces deux mots. » Et il ironisait sur les disputes à propos de coupe-jarret, des grammairiens tenant que le mot devait prendre un s même au singulier, parce qu’il ne s’agissait pas de couper un seul jarret, d’autres voulant qu’il n’en prît pas, même au pluriel, parce que la pluralité ne tombait pas sur jarret, mais sur hommes sous-entendu. Il n’y a pas là, vous me l’accorderez, motif de guerre civile.

Sainte-Beuve encore, en ce même « Lundi », rappelait que, dans la préparation du premier dictionnaire de l’Académie française, et dans les cahiers qui en ont été conservés, on a les idées de Bossuet, qui sont fort sages et fort saines. Hostile aux réformes, jugées par lui impertinentes, proposées jadis par un Meigret ou un Ronsard, Bossuet n’était pas pour autant partisan de s’asservir à une orthographe « qui s’attache supersticieusement à toutes les lettres tirées des langues dont la nôtre a pris ses mots ».

Le suivant sur ce point, l’Académie modifia dans sa troisième édition (1740) la graphie d’un mot sur quatre. La quatrième édition (1762) continuant ce qu’avait entrepris la troisième, c’est près de cinq mille mots sur dix-huit mille qui furent modifiés. En 1835, nous remplaçâmes oi par ai, conformément à la prononciation d’usage, dans françois, j’aimois. Chateaubriand, qui approuva cette mesure, continua d’écrire comme il en avait l’habitude. Nul immobilisme dans la septième édition (1878), non plus que dans la huitième parue en 1935, celle-ci proposant cinq cents rectifications. Quant à notre dernière édition, en cours de publication, c’est très résolument qu’elle est restée fidèle à notre tradition évolutionniste, enregistrant par exemple la soudure, de plus en plus coutante, des mots composés.

Je vous annonçai ici même, il y a tout juste un an, en présence de Monsieur le Premier ministre, la création du Conseil supérieur de la langue française. Je vous indiquai ses missions et ses tâches, dont l’une serait de se pencher sur, non pas une réforme, mais un aménagement de l’orthographe.

Le problème était devenu, ne nous le dissimulons pas, politique. Faisant l’impasse sur la disparition de la dictée, le mauvais apprentissage de la lecture, le mépris de la récitation, c’est-à-dire sur ce qui développe la mémoire, la compréhension, la faculté d’élocution, certains syndicats d’instituteurs, travaillés par des idéologies déjà démodées, rejetaient toute la responsabilité de la baisse du niveau des études, non sur les méthodes et les programmes, voire sur leurs propres formation et capacités, mais sur la seule difficulté de l’orthographe française.

Le gouvernement ayant eu la sagesse de ne pas vouloir légiférer, ni même agir par décret, dans une matière qui ne saurait relever de la loi, mais seulement de l’appréciation de l’usage, vous lui avez, je crois, Messieurs, rendu quelque service en acceptant que je répondisse à la proposition qui m’était faite de présider le groupe d’experts, professeurs, grammairiens, linguistes, journalistes, auteurs, correcteurs, éditeurs de dictionnaires, qui fut nommé pour se saisir du problème, et qui travailla durant six mois, sur les cinq points proposés à sa réflexion : l’usage du trait d’union, le pluriel des mots composés, l’usage des accents, les anomalies des séries désaccordées, l’accord du participe passé des verbes pronominaux. Ainsi se trouvait interposée l’autorité morale de l’Académie, mais aussi par là même confirmée sa magistrature en matière, précisément, de langage.

Le Conseil de la langue française du Québec et celui de la Communauté française de Belgique furent tenus informés des travaux auxquels certains de leurs membres participèrent. Ajustements et non chambardements, souci pédagogique, attachement à l’évolution naturelle du langage plutôt qu’à une illusoire rationalité, souci de ne pas bouleverser les tendances de notre orthographe, mais au contraire de les accompagner en suivant les évolutions amorcées, souci de la maîtrise orthographique des mots à créer, tels furent les principes que s’efforça de respecter le groupe de travail, auquel, je me plais à le reconnaître, le Délégué général à la langue française apporta une aide, une diligence et une compétence des plus précieuses.

Nous avons essayé, chaque fois que cela était possible, et en vue de faciliter l’enseignement, de formuler, pour ces ajustements, des règles simples, ces règles chères à Richelieu.

Les séances du groupe n’ont pas été sans réserver quelques surprises. Tels linguistes éminents, mais que l’on pensait, de par leurs déclarations antérieures, porte-drapeaux d’exigences réformatrices maximales, se sont montrés fort souples devant la réalité des choses et des mots. D’autres, qui attendaient de l’Académie qu’elle fût un bastion d’immobilisme, furent tout étonnés de la trouver parfois plus audacieuse qu’eux-mêmes.

Il y eut d’homériques séances, chacun s’accrochant avec une telle obstination et de telles clameurs de désespoir à un accent ou à un tréma, qu’on eût dit qu’en les supprimant ou les déplaçant, on lui arrachait la moitié du cœur.

Les propositions du Conseil supérieur de la langue française furent, comme il était entendu, soumises à notre Commission du dictionnaire, et examinées dans le détail, avec le plus grand soin. Le rapport de la Commission fut présenté à l’Académie dans sa séance du 3 mai 1990. Vous avez, Messieurs, apprécié les intentions qui avaient inspiré le Conseil. Vous avez noté avec satisfaction que les deux graphies des mots modifiés resteraient admises jusqu’à ce que la nouvelle fût entrée dans l’usage. Vous avez enfin souhaité et obtenu que fût publié dans les meilleurs délais, et par les autorités publiques, un lexique orthographique mettant en application les rectifications adoptées. De la sorte, instituteurs et professeurs, écoliers et lycéens, imprimeurs et correcteurs, et généralement tous les usagers du langage, pourront disposer d’un outil de référence certain.

Et cela dispensera les secrétaires-dactylographes en conflit d’orthographe avec leur patron de téléphoner à tout bout de champ à nos services pour savoir si le deuxième e d’évènement prend un accent aigu ou un accent grave — il est grave désormais, je vous rassure — ou encore s’il est vraiment vrai que le participe passé ne prend pas d’s quand on écrit que ces évènements se sont succédé.

À quelques réserves près, l’Académie a approuvé à l’unanimité les propositions du Conseil, et elle est disposée à en tenir compte dès la publication du sixième fascicule de son dictionnaire, l’an prochain.

Ainsi aurons-nous fait droit à presque toutes les rectifications énumérées par Sainte-Beuve, il y a un peu plus de cent vingt ans ; c’est là ce qui s’appelle avoir pris son temps.

Mais tous les ajustements que nous avons et pourrons adopter seraient sans le moindre effet s’ils ne contribuaient pas à développer, chez les élèves comme chez les maîtres, l’attention au langage. Aux contempteurs des études littéraires, responsables de quelques dévastations dans la pédagogie, j’oserai rappeler le mot de Condillac, dans le Traité des systèmes : « Voulez-vous apprendre les sciences avec facilité ? Commencez par apprendre votre langue. »

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Jetons à présent, et comme nous avons accoutumé de le faire, un regard sur la situation de la langue française hors de France.

Nous continuons d’observer chez les statisticiens une étrange persévérance réductrice. Présentée par eux, la Francophonie apparaît comme la peau d’un désolant chagrin. Ainsi avons-nous reçu, et pour candidature à une de nos distinctions, un luxueux atlas de la Francophonie, produit par un groupe de recherche en géolinguistique du Québec, dont l’un des maîtres d’œuvre nous affirme que « cette présentation structurée sous forme matricielle permet de faciliter la découverte de relations de correspondance, de complémentarité ou d’opposition des phénomènes ». Or, selon cet atlas, la France, que nous pensions, sur la foi des recensements, avoir cinquante-six millions et demi d’habitants, ne compterait que quarante-neuf millions de francophones. Où sont passés les sept millions cinq cent mille, dans les calculs des distingués géolinguistes, et en quelle langue remplissent-ils leur déclaration d’impôt ? C’est un bien grand mystère, et surtout c’est un bien grand scandale.

Pendant ce temps, la communauté linguistique anglophone se plaît à totaliser, non seulement l’ensemble des populations du Commonwealth, mais à inclure même désormais les pays scandinaves. Nous aurons avantage à adopter le même système d’estimation, et à nous en tenir au peuplement global des quarante-quatre États composant la Conférence des pays ayant le français en partage, soit environ quatre cents millions d’individus. Il conviendra d’y ajouter, bientôt j’espère, la Roumanie et la Bulgarie puisque, selon une suggestion faite durant une des séances de notre Compagnie, ces deux pays ont été invités à se joindre à la Conférence francophone, et ont déjà participé, à titre d’observateurs, à la réunion de ses ministres responsables des domaines culturels qui s’est tenue récemment à Liège.

C’est par les ondes désormais, autant que par l’enseignement, que se maintiendra l’audience et s’étendra l’emploi du français dans le monde.

Aussi, notre confrère, M. Alain Decaux, dont chacun sait avec quelle ardeur et quel succès il se voue à sa mission ministérielle, a fait porter son effort, cette année, sur la télévision comme moyen de présence de la langue française.

Jonglant avec voies hertziennes, câbles, satellites et banques de programmes, concluant des accords, un jour en Égypte, et un autre à Moscou où, à partir du début de 1991, six cents heures de nos productions seront reprises par an, il a fait que, en plus des pays du Maghreb, cinq du Moyen-Orient, et six de l’Europe de l’Est diffusent nos principales émissions. Il s’attache à présent, et en a obtenu les moyens budgétaires, à « couvrir », comme on dit, l’Asie du Sud-Est, cependant que le journal télévisé français, à New York, connais une audience croissante.

Nous souhaiterions seulement que la qualité des émissions fût en rapport avec cet effort. Nous souhaiterions que les directeurs de programmes, auteurs, journalistes et invités de nos antennes se rappelassent qu’ils ne s’adressent plus maintenant à la seule audience hexagonale, mais à toute l’Europe, à l’Amérique du Nord, aux deux tiers de l’Afrique, et, à partir de 1992, à l’Amérique latine ; en somme à la moitié du vieux monde et du nouveau. Nous souhaiterions leur rappeler aussi que la liberté dont ils disposent si totalement n’est concevable qu’avec un certain souci de leurs responsabilités, et que lorsqu’ils paraissent sur les écrans, c’est la France qu’on entend et qu’on voit.

L’humour français est partout apprécié ; la pitrerie l’est moins. Les atteintes, souvent délibérées et volontaires, portées à notre langage choquent ceux qui se font un honneur de l’apprendre et de le parler. Si nos débats d’opinions peuvent intéresser nos amis de l’extérieur et les conduire à la réflexion, l’étalage de nos «affaires » et « bavures » électorales, sportives ou policières, n’est pas exactement de nature à leur faire regarder notre démocratie comme le modèle de société qu’on les invite à adopter.

Il est, d’autre part, inadmissible que nos lois permettent, sur les chaînes du service public, l’offense et l’insulte à des chefs d’État étrangers. Si nous devions continuer sur cette lancée-là, nous pourrions bien multiplier les satellites dans l’espace, mais nous verrions, sur terre, s’éteindre les écrans.

Comme je le disais avant-hier, à titre personnel, devant l’assemblée générale de l’Association des Universités francophones qui se tenait dans nos murs, je ne puis vous cacher que je m’inquiète de l’émergence de ce que j’appellerai un « néo-colonialisme » des droits de l’homme, pratiqué paradoxalement dans et par des milieux naguère ardemment dénonciateurs du colonialisme.

Les droits de l’homme sont une magnifique expression des idées françaises du XVIIIe siècle, et remarquables surtout parce qu’ils constituent une sorte de codification laïque des principes communs à toutes les grandes religions.

Mais ils ne doivent pas servir de prétexte à mettre en accusation des peuples récemment parvenus à l’indépendance, parce qu’ils ne se conforment pas absolument et immédiatement à nos modèles politiques, nos lois et nos us.

Combien de temps a-t-il fallu aux États-Unis, dont la constitution est si représentative du Siècle des lumières, pour abolir l’esclavage ?

Combien de temps a-t-il fallu à la France, après la Déclaration des droits de l’homme, pour mettre fin au travail des enfants de cinq ans, reconnaître les syndicats, et rendre l’instruction gratuite et obligatoire ?

Les jeunes États sont de vieux peuples qui ont leurs traditions, leurs modes de vie colle ive, leurs systèmes d’organisation par tribus qui comportent plus de concertation et de démocratie directe que nous ne le croyons, leurs lois religieuses qui sont souvent lois d’État.

Proposons-leur des méthodes pour s’installer dans la modernité ; mais ne nous instituons pas en procureurs à leur égard, et n’insultons pas à leurs valeurs sacrées.

Tel est en tout cas l’état d’esprit qui prévaudra et prévaut déjà à l’Université Senghor d’Alexandrie.

J’avais pris le pari, dans notre séance publique de l’an dernier, de vous annoncer que cet établissement de hautes études, né de l’initiative que nous prîmes, en 1988, de lui faire attribuer l’importante libéralité que le groupe Fiat mettait à notre disposition, ouvrirait ses portes à l’automne de 1990.

Quelques difficultés se mirent à la traverse. Elles furent bousculées. Et le 1er octobre, la première promotion de quatre-vingt-dix auditeurs, tous boursiers, sélectionnés par concours sur plus de cinq cents candidats de trente nationalités, fit son entrée dans la tour du Coton, que le gouvernement égyptien a en partie affectée à l’Université. De ses fenêtres, on aperçoit à quelques encablures l’emplacement où s’élevait le phare antique.

Le 4 novembre, les Présidents Hosni Moubarak, François Mitterrand, Abdou Diouf, Mobutu Sese Seko, ainsi que notre confrère le Président Senghor, dont le nom est symbole, accompagnés du Prince héritier de Belgique, des ministres du Canada et du Québec, et des représentants du Maroc, l’inauguraient officiellement. Dix États déjà ont honoré l’engagement, pris par la Conférence des pays ayant le français en partage, de contribuer à son financement ; et le gouvernement français a décidé de doubler sa participation l’an prochain.

Je n’énumérerai pas les vingt-deux organismes parapublics et établissements privés français, canadiens, belges, suisses, égyptiens, sénégalais, italiens, yougoslaves, qui ont apporté leur large contribution.

Déjà l’Université Senghor, vraiment internationale dans ses structures juridiques, son corps enseignant, ses étudiants, et formatrice en langue française de cadres supérieurs pour l’Afrique, de gestionnaires, d’auteurs de programmes pour l’économie, la nutrition, la santé, l’environnement, apparaît comme le plus abouti des projets du sommet de Dakar. Elle a été mise en place en moins de trente mois.

Nous rencontrions, il y a peu de temps encore, une certaine incrédulité quand nous présentions notre calendrier. Aujourd’hui, on commence à nous demander notre recette.

Elle est toute simple, Messieurs, et je la communique volontiers. Elle s’appelle l’amitié, la mobilisation, la concentration des amitiés. Il n’y a pas de lobby plus puissant que celui-ci et nous y appartenons, nous, depuis longtemps, depuis bien avant que le mot lobby n’ait débarqué sur notre sol.

Il est un élément de notre force. Puisse-t-il, demain comme hier, soutenir nos travaux et nos rêves.