Il y a cent ans, Taine entrait à l’Académie; Discours du Secrétaire perpétuel

Le 14 décembre 1978

Jean MISTLER

SÉANCE PUBLIQUE ANNUELLE
tenue le jeudi 14 décembre 1978

Il y a cent ans, Taine entrait à l’Académie

PAR

M. Jean MISTLER
Secrétaire perpétuel

 

Lorsque les travaux de rénovation heureusement entrepris à l’Institut arriveront à cette Coupole, je souhaite qu’on grave sur ses murs une inscription pour affirmer qu’ici, on se souvient.

En effet, dans un univers qui devient chaque jour davantage un monde de l’instant fugitif et des apparences trompeuses, nul ne saurait reprocher à l’Académie française de se rattacher à son passé et de maintenir le culte de ses traditions. Ici, chaque homme n’est que le maillon d’une chaîne : à son arrivée, son discours de réception le rattache au maillon de son prédécesseur, et, quand il disparaît, son successeur, en célébrant sa mémoire, forge un anneau de plus à la chaîne trois fois séculaire.

Et ensuite ? demandera-t-on. Ensuite, je le sais bien, pour beaucoup, ce sera le silence.

Nous n’avons pas attendu les critiques des envieux pour savoir que la gloire académique est souvent un placement viager et que nous sommes pareils à ces éphémères du fleuve Hypanis, dont Taine parlait, après Aristote, dans une lettre de jeunesse. Il aurait voulu, écrivait-il, leur consacrer un livre où le doyen de ces moucherons, « un vieillard âgé de dix heures au moins », résumerait son expérience ! Eh bien, chez les éphémères des bords de la Seine, nos prédécesseurs ont participé, et nous, âgés, hélas, de plus de dix heures, nous participons encore, à une entreprise collective qui dure depuis trois cent cinquante ans déjà et ne saurait périr tout entière.

Si l’Académie veut se rappeler ceux qui l’ont mérité, elle n’a que l’embarras du choix parmi les anniversaires : c’est ainsi que le millésime de 1978 ramène à la fois le cent cinquantième anniversaire de la naissance d’Hippolyte Taine et le centenaire de son entrée dans notre Compagnie. Deux motifs, dont chacun suffirait à justifier l’évocation d’un homme qui fut à la fois critique, philosophe et historien, et qui a placé sa vie et son œuvre sous le signe de l’intelligence, ce vocable dont il a fait le titre d’un de ses livres les plus riches de substance.

Pour l’orateur qui parle à cette tribune, le plus difficile, ce n’est point d’évoquer par le détail telle ou telle figure du passé : plusieurs fois, je me suis plu à rendre une vie fugace à certaines, parmi les plus oubliées, mais aujourd’hui, j’aborde une entreprise plus complexe. Réussirai-je à faire revivre, non pas seulement l’homme qui, élu en 1878, endossa ici pour la première fois l’habit vert, le 15 janvier 1880, mais aussi la Compagnie qui l’avait élu, et qui l’accueillit ce jour-là ?

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L’Académie, il y a un siècle, comptait dans son sein un peu plus d’hommes politiques qu’aujourd’hui. Ils étaient six : Dufaure, Jules Favre, Jules Simon, le comte de Falloux, Émile Ollivier et le duc de Broglie, parmi lesquels trois ou quatre anciens présidents du Conseil. On y comptait trois ducs : le duc d’Aumale, le duc de Broglie, déjà nommé comme homme politique, et le duc de Noailles. Le seul représentant du clergé, Mgr Dupanloup, était mort un mois avant l’élection de Taine. Les poètes n’étaient plus que trois : Hugo, Laprade et Barbier. Lamartine, Vigny et Musset étaient morts depuis longtemps. Parmi les prosateurs, les essayistes et les historiens dépassaient en nombre les romanciers. Ajoutons-y quelques spécialistes : le linguiste Littré, le chimiste J.-B. Dumas, mais le grand physiologiste Claude Bernard venait de mourir.

Nos prédécesseurs étaient plutôt moins assidus aux séances que nous. Le nombre des présents tombait parfois à huit et même à sept, il est vrai qu’en ce temps-là l’Académie ne prenait pas de vacances l’été et qu’elle siégeait deux fois par semaine, les mardis et les jeudis, pendant la période des prix littéraires. Les jours d’élection, les présents étaient plus nombreux, entre vingt-cinq et trente-cinq.

En 1848, la Compagnie, dans son ensemble, s’était montrée plutôt favorable à la Révolution : en effet, sa droite avait applaudi à la chute de Louis-Philippe, tandis que sa gauche espérait beaucoup d’un gouvernement où figurait, en la personne de Lamartine, un de ses membres les plus illustres. Dès janvier 1849, cependant, la démagogie ambiante lui inspirait des inquiétudes et elle élisait coup sur coup le duc de Noailles et le comte de Saint-Priest. Le coup d’État du 2 décembre provoqua le départ de Hugo, et, pendant les dix-neuf ans du règne de Napoléon III, l’Académie fit à l’Empire une opposition moins tranchée que celle de l’auteur des Châtiments, mais à peu près constante. Les écrivains particulièrement bien vus de l’Empereur, comme Mérimée ou Sainte-Beuve, ne furent pas élus sans difficultés : en fait, le petit groupe qu’on appelait « le parti des ducs » contrôlait à peu près les élections.

Après 1871 et l’avènement de la IIIe République, les choix de la Compagnie devinrent plus éclectiques. Victor Hugo, rentré d’exil, ne prit de nouveau séance que le 29 janvier 1874 : « Je viens, dit-il, pour donner à Alexandre Dumas fils la voix que je n’ai pas pu donner à son père. » On raconte que, le jour où il reparut pour la première fois quai Conti, un huissier, un nouveau venu dans la maison, ne le reconnut pas et fit quelques difficultés pour le laisser entrer. Un collègue plus ancien dut intervenir...

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Sans reprendre en détail la liste des académiciens d’il y a cent ans, nous noterons que Hugo, élu en 1841, était vice-doyen d’élection. Le doyen était Mignet, l’historien, dont Taine, en 1852, lorsqu’il cherchait un gagne-pain, avait failli devenir le secrétaire. Un autre le devança, mais Taine en eut peu de regrets : Mignet, en effet, ne lui offrait que soixante-cinq francs par mois, pour deux heures de travail quotidien ! Élu en 1836, Mignet, dont le buste, peu souriant, surveille, à l’Institut, le couloir qui conduit à la Comptabilité, était le seul membre de la Compagnie qui fût né au XVIIIe siècle, alors que nous sommes douze aujourd’hui à avoir vu la fin du XIXe ! Cette question du décanat intéressait Victor Hugo, qui confiait en 1881 à un de ses Carnets : « Je suis allé à l’Académie pour Deschanel à nommer au Collège de France. Il y aura demain quarante ans que je suis de l’Académie. Si Mignet mourait avant moi, je serais le doyen. » L’hypothèse devait se réaliser en 1884, mais Hugo ne resta doyen qu’un peu plus d’une année.

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Taine se présenta quatre fois à l’Académie. Le 29 janvier 1874, il obtint cinq voix pour le fauteuil de Saint-Marc Girardin et neuf pour celui de Vitet (on pouvait alors être candidat à plusieurs fauteuils à la fois).

Après ce double échec, il eut la sagesse d’attendre plusieurs années avant de se représenter et ne fit de nouveau acte de candidat qu’en juin 1878, pour le fauteuil de Thiers.

À cette époque, avant chaque élection, la Compagnie discutait les titres des candidats. Nous savons, par les journaux du temps, qu’à la séance du 6 juin, le comte d’Haussonville et Alexandre Dumas prirent la parole en faveur de Taine, tandis que Mignet et Legouvé soutenaient Henri Martin. Le procès-verbal indique simplement qu’à cinq heures on n’avait parlé encore que de ces deux candidats : le débat avait donc été assez vif. La suite de la discussion fut remise au mardi 11 juin. Le compte rendu relate simplement que plusieurs orateurs avaient pris la parole « avec une rare élévation et une véritable éloquence ». Aujourd’hui, nos procès-verbaux sont plus modestes.

Le 13 juin, Henri Martin fut élu au premier tour au fauteuil de Thiers, par dix-huit voix contre quinze à Taine, et, le même jour, Renan succédait à Claude Bernard.

Le 14 novembre de la même année, à midi, s’ouvrit le scrutin pour le fauteuil de M. de Loménie. Cette fois, Taine passa au premier tour, avec vingt suffrages, contre quatre à Edouard Fournier, une voix se porta sur Leconte de Lisle, qui n’était pas candidat, et il y eut un bulletin blanc. Le vote pour Leconte de Lisle venait de Victor Hugo, qui, plusieurs fois par la suite, renouvela cette manifestation. À midi quarante-cinq, la séance fut levée.

Il est très malaisé d’en savoir davantage sur la majorité qui assura le succès de Taine. Il semble bien qu’en 1874, la droite avait voté contre le philosophe de L’Intelligence. Par contre, quatre ans plus tard, l’historien des Origines de la France contemporaine obtint sans doute plusieurs suffrages venus de ce côté de l’Académie.

Aujourd’hui, il serait encore plus difficile d’analyser nominativement la composition de la majorité et de la minorité dans nos scrutins, puisque la discussion des titres des candidats a été supprimée.

Au soir de son élection, chaque nouvel académicien s’aperçoit qu’il est hors d’état de dresser la liste de ceux qui ont voté pour lui — et dont certains le regrettent peut-être déjà — et de retrouver les noms de ceux qui ont voté contre — et dont plusieurs, dans quelques mois, seront devenus ses amis. Cette recherche de la paternité des bulletins n’est interdite par aucune loi, mais la sagesse la déconseille !

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Dans son discours de réception, Hippolyte Taine se conforma à une tradition qui correspondait d’ailleurs à sa méthode historique et critique. Il évoqua d’abord les ancêtres de son prédécesseur, Louis de Loménie était issu d’une branche cadette, et peu fortunée, d’une grande famille qui avait racheté au XVIe siècle le comté champenois de Brienne, fief d’une maison féodale éteinte. Les Loménie fournirent plusieurs hommes d’État à la France, au XVIIe et au XVIIIe siècle, notamment le cardinal Etienne, premier ministre sous Louis XVI, et son frère, ministre de la Guerre à la même époque. Taine passa ensuite au portrait et à la biographie de son prédécesseur.

M. de Loménie était né à Saint-Yrieix, pauvre bourg d’une pauvre province où les vieilles familles, groupées sur une éminence autour de quelques ormeaux, étaient désignées sous le nom des Gens du haut. Son père avait été militaire : un de ces officiers sans relations et sans avenir, à qui leur manque de fortune interdisait tout espoir d’acheter jamais un régiment et de devenir colonel ou maître de camp. Louis de Loménie fit son droit à Paris, mais, au lieu de devenir magistrat ou avocat, il resta, ses études terminées, dans sa chambre de la rue Saint-Jacques, et entreprit une série de biographies, la Galerie des contemporains illustres, qui commença de paraître en 1840, sous la signature d’Un homme de rien, et pour laquelle il fut son propre éditeur.

Taine n’a pas analysé en détail cette énorme série de cent huit biographies, à laquelle son prédécesseur s’attela, comme, vers la même époque, Littré à son Dictionnaire. C’est une caractéristique de ce second âge du romantisme que le fait, chez tant d’écrivains, d’avoir entrepris, seuls et sans capitaux, des ouvrages pour lesquels on ferait appel aujourd’hui à des dizaines de collaborateurs. Mais pourquoi reprendre ce que Taine a dit dans son discours, alors que l’obligeance de ses héritiers a mis à ma disposition des documents inédits bien plus curieux, les pages de ses Carnets où, entre autres confidences, il a tracé, non pas pour l’Académie, ni pour le public, mais pour soi-même, le portrait de son prédécesseur, tel qu’il le voyait.

Je ne citerai que les traits les plus caractéristiques de ce texte, aussi honorable pour celui qu’il dépeint que pour son rédacteur :

« J’ai vu deux fois M. de Loménie, écrivait Taine : tournure d’officier d’infanterie, moustache en brosse, assez raide.

« Au moral, c’est, pour le fond, un petit noble de province, très fier de sa race, mais d’un orgueil silencieux, concentré... Un jour qu’on l’engageait à se munir d’une carte pour aller voir le groupe de Mars et Vénus, restauré par M. Ravaisson, il disait, la main dans la poche de son gilet : “ Quand on est M. de Loménie, de l’Académie française, on n’a pas besoin de carte ! ” »

Taine continue : « M. de Loménie n’accepte pour lui-même que la position d’écrivain indépendant et de professeur d’espèce supérieure, à l’École Polytechnique et au Collège de France. C’était déjà son attitude, dès vingt-quatre ans, avec la Galerie des contemporains, qu’il fait à ses frais, avec la jouissance de l’anonymat et le titre, d’un orgueil ironique : “ Par un homme de rien. ” »

« Autre satisfaction d’amour-propre : le commerce intime des gens les plus choisis : le Salon de Mme Récamier, Ampère, Tocqueville, Chateaubriand, Guizot, les Conservateurs libéraux-chrétiens, en qui toutes les bienséances d’opinion, de croyance, de manières, sont réunies. »

« Pareillement (d’après les récits de sa femme), il est fier de son dédain pour l’argent, de son désintéressement dans son mariage, dans ses recherches historiques, si longues et peu lucratives. Bref, son bonheur intime a été de se dire : “ Je suis un noble de cœur et de conduite, comme de race.” »

« L’effet excellent de ce sentiment habituel, c’est qu’il s’est tenu droit et debout, honorablement, toute sa vie, en galant homme, en bon travailleur, avec une lourde charge sur les épaules : un mariage, quatre enfants, presque pas de fortune, sans dettes, sans complaisances, sans sollicitations, sans dévier de sa ligne politique et religieuse, sans concessions aux goûts ni aux puissances du jour, simple professeur et écrivain, gagnant sa vie par son travail, sans facilité, ayant la fièvre la veille de toutes ses leçons, consciencieux à l’excès, minutieux, méticuleux même... »

« Homme de devoir et même d’action : artilleur volontaire dans le Bataillon de l’École Polytechnique au siège de Paris, et protestant en chaire, le 22 mars, contre la Commune... »

« Heureusement, poursuit Taine, je ne suis pas obligé de parler de sa vie domestique. C’était une châtaigne du Limousin, toute en épines... Très exigeant, absolu, grognon dans son ménage. Défense de faire le ménage avant deux heures de l’après-midi, parce qu’il dormait le matin et travaillait la nuit. Quand les visites arrivaient à trois heures, on trouvait tout le désordre de la veille. »

Arrêtons ici cette citation, trop longue peut-être déjà.

Dans le portrait officiel qu’a tracé le récipiendaire, nous retrouvons bien les traits formant cette image un peu ingrate, mais parfaitement honorable. « Il ne tiendrait qu’à moi, avait écrit Loménie, de faire de ma plume métier et marchandise, mais le métier de saltimbanque n’est pas le mien. »

La plus belle page, à mes yeux, du discours de Taine, c’est celle où il évoque Mme Récamier, dans ce salon de l’Abbaye-aux-Bois, dont Louis de Loménie fut un des familiers :

« Elle avait soixante ans passés : depuis quinze ans, ses cheveux avaient blanchi, elle devenait aveugle. Mais, jusqu’à cinquante ans, elle avait été la plus belle personne du siècle... Sous tous les régimes, elle avait servi les vaincus. Sous aucun régime, elle n’avait flatté les vainqueurs... De la plus haute opulence, elle était tombée dans la médiocrité étroite, sans cesser de sourire, et, pour retenir auprès d’elle l’élite de la société polie, ce sourire suffisait : quand on l’avait vu une fois, on voulait le revoir toujours. » Admirable portrait, dont vous permettrez à un homme qui a étudié pendant vingt ans le groupe de Juliette Récamier, de Germaine de Staël, de Benjamin Constant, de louer hautement la sensibilité pénétrante et la subtile vérité.

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Cependant, vers le milieu de son discours, Taine a défini sa conception de l’histoire. Il pose le problème en homme de science. « Que voyons-nous, écrit-il, en France, au XVIIIe siècle ? — Vingt millions d’hommes, de femmes et d’enfants, vingt millions de fils qui s’entrecroisent et forment une trame immense. Dans l’esprit de l’historien, comme dans la nature, la première place appartient à ces multitudes inconnues. Comment ramener un rayon de lumière sur cette immense foule que l’ombre a recouverte ? »

Par bonheur, dans la société, il existait, autrefois comme aujourd’hui, des groupes présentant une certaine cohérence. Si l’on retrouve des échantillons des individus formant ces groupes, depuis le seigneur de Cour jusqu’au laboureur et à l’artisan, on pourra, en les étudiant, connaître, non seulement leurs conditions de vie matérielle, mais aussi leurs idées. « Ces monographies, conclut l’orateur, sont pareilles à des sondes que l’historien plonge dans le passé. On connaît une époque, après vingt ou trente de ces sondages, à condition de les bien faire et de les bien interpréter. »

Dans ces lignes, où j’ai fidèlement résumé deux pages de ce discours de réception, nous sommes en droit de voir la charte de fondation de l’histoire moderne.

La méthode de Taine, dans sa critique littéraire et sa critique d’art, se présente sous le même aspect scientifique, aussi bien par sa documentation que par la rigueur avec laquelle il discute les témoignages, mais sa sensibilité d’artiste corrige ce que cette critique pourrait avoir de trop théorique ou artificiel. Écoutons-le, au tome II de sa grande Histoire de la littérature anglaise, parler des tragi-comédies de Shakespeare, et, notamment, de Comme il vous plaira : « C’est une forêt d’automne, écrit-il, où les rayons attiédis percent les feuilles rougissantes des chênes, où les frênes demi-dépouillés tremblent au faible souffle du vent du soir. Les amants errent au bord des ruisseaux qui courent en babillant sous les racines antiques. On aperçoit de légers bouleaux dont la robe de dentelle s’illumine sous le soleil incliné qui les dore, et la pensée s’égare en des allées de mousse où s’amortit le bruit des pas. Quel lieu mieux choisi pour la comédie du sentiment ou la fantaisie du cœur ? » Comment savoir, dans cette page, ce qui vient du texte de Shakespeare et ce qu’ont fourni les souvenirs de l’enfant, né à Vouziers, dont les yeux se sont ouverts sur l’Argonne et sur la sylve des Ardennes ? Ce moutonnement confus des cimes boisées dont les croupes se chevauchent jusqu’à l’horizon, ces échos qui roulent le long des vallées, ces nuages que le vent d’Ouest charrie vers la Meuse : tout ce décor, que Shakespeare imagina, et où s’est achevée, pour moi, la guerre, le 11 novembre 1918, Taine l’a vu chaque jour. Ne soyons pas surpris que la féerie devienne pour lui une évasion, ne nous étonnons pas non plus si, prisonnier à Paris dans un de ces collèges que Montaigne appelait « des geôles de jeunesse captive », il a cherché, aussi bien dans l’histoire de la vieille France que dans le théâtre élisabéthain, toutes les occasions de faire l’école buissonnière.

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Mais Taine, pour échapper à la vulgarité, aux servitudes quotidiennes, dispose d’un autre moyen d’évasion : l’échelle d’or de la musique. À Nevers, quand il était suppléant au collège, il rentrait le soir dans sa chambre, il allumait le feu — « Je suis, disait-il, passé maître en cet art » — et, sur un piano de location, qui ne tenait sans doute pas très bien l’accord, il jouait : du Mozart, du Beethoven, du Schumann. À Paris, il va au Théâtre des Italiens. Un soir, on donne La Cenerentola, la Cendrillon de Rossini. Il remarque, dans la troisième loge de face, une jeune fille de seize ans, ravissante, avec son corsage de soie bleue, et il la compare à « une vraie rose endormie ». Il n’écoute pas très attentivement la musique de Rossini. La jeune fille non plus, et elle cause pendant le sextuor...

À minuit, Taine rentre chez lui ; devant sa cheminée, où les tisons sont près de s’éteindre, il rêve : « Il n’y a de parfaitement beau et de parfaitement doux que les demi-songes. » Il se remémore une autre représentation, la saison précédente, où l’on donnait Cosi fan tutte, et il évoque un paysage d’Italie : « Je revois la scène et la tiède contrée lumineuse. La terrasse s’élève au bord de la mer, avec un berceau enguirlandé de roses. La félicité, la tendresse, l’amour comblé sont là dans leur patrie. L’air est si doux qu’il suffit de le respirer pour être content. »

Cette atmosphère de Mozart, ce bonheur qui fait un tel contraste avec la médiocre existence du musicien, personne ne l’a mieux senti que Taine. Bien sûr, le sujet de Cosi est une absurde farce, « le libretto est satirique et bouffon », mais Taine veut, avec Mozart, le voir sentimental et tendre. « Sur le théâtre, il y a deux coquettes qui rient et qui mentent, mais, dans la musique, personne ne ment et personne ne rit, — même les larmes sont voisines du sourire. »

Je doute que l’on ait jamais écrit, sur la musique et sur Mozart, une page plus sensible et plus vraie.

Le chimiste J.-B. Dumas avait la charge de recevoir Taine. Il aurait pu, dans sa réponse, apporter l’adhésion d’un savant formé aux sciences exactes à la méthode rigoureuse que le nouvel élu avait introduite dans l’histoire. Il s’est borné à une analyse élogieuse, mais discursive et assez banale, des livres de Taine, insistant surtout sur son Histoire de la littérature anglaise. Du moins a-t-il épargné au récipiendaire ces flèches qui, souvent, malgré la position tactique dominante de la tribune occupée par le président de séance, ne vont pas loin et retombent au milieu de l’hémicycle, pareilles à ce telum imbelle sine ictu — ce javelot impuissant, que Virgile a mis dans la main du vieux Priam, à une page où s’ouvre toute seule, depuis trois quarts de siècle, mon édition de l’Enéide...

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Essaierai-je, ayant pris Hippolyte Taine en 1878, donc assez tard dans sa vie, de retracer en flash-back, comme on ne devrait point dire, quelques phases de son activité littéraire ? Non, car ces thèmes ont été brillamment traités par Albert Sorel, le jour où il remplaça Taine à l’Académie. Je préfère, en feuilletant devant vous les Carnets inédits, que Sorel n’a pas connus, essayer de capter, au naissant de la source, quelques-unes de ses idées.

Ces Carnets, tenus assez irrégulièrement pendant une vingtaine d’années, avaient été partiellement utilisés par Taine pour rédiger son Thomas Graindorge. On connaît l’origine de ce livre : un camarade de collège de Taine, Émile Planat, plus connu comme dessinateur et journaliste sous son pseudonyme de Marcelin, lui demanda de donner des articles humoristiques à la revue illustrée qu’il fonda en 1862, La Vie Parisienne, dont les images galantes, en 1917, ornaient nos abris du front. Idée aussi paradoxale en apparence que si l’on avait demandé à Montesquieu de dessiner des caricatures ! Et pourtant, pendant des années, le philosophe prit des notes, aussi bien dans les salons du Faubourg Saint-Germain que dans les bals populaires, Mabille ou le Casino Cadet, aussi bien dans les ambassades que dans les entresols des lorettes et les ateliers des artistes. Il serait passionnant de donner une édition de Graindorge en relevant tous les passages empruntés à ces Carnets, avec leurs variantes souvent très importantes, et de publier en note ou en appendice les textes laissés de côté. On s’apercevrait alors que Taine, témoin de son temps, est souvent plus intéressant que les Goncourt, dont le Journal a provoqué tant de légitimes protestations de la part des écrivains dont les propos y ont été déformés, moins, je crois, par malveillance des deux frères, que parce que ces conversations dépassaient quelque peu le cercle habituel de leurs idées.

Nous trouvons de tout dans ces notes de Taine : voici, par exemple, une étude fort détaillée sur le budget des principales paroisses de Paris. À Saint-Germain-des-Prés, les dépenses sont d’environ 60 000 francs par an. En regard, s’alignent les recettes : 24 000 francs pour la location des chaises, 30 000 pour les Pompes funèbres, 6 000 pour les cierges, à quoi viennent s’ajouter les offrandes. Taine s’intéresse vivement aux revenus des catégories sociales dont il rencontre les représentants. En 1862, il parle de ses camarades de Normale, Crouslé ou Merlet, « qui gagnent 6 000 francs alors qu’il en faudrait 10 000 ». Quand il fait ses visites de candidat à un poste de professeur à Polytechnique, il décrit les appartements « des hauts fonctionnaires à 25 000 francs par an » avec la précision d’un huissier, et, de même, lorsqu’il brigue une chaire à l’École des Beaux-Arts, il note avec le même intérêt tous les détails de l’installation plus ou moins bohème des peintres et des sculpteurs.

Taine assiste assez régulièrement aux dîners Magny, qui réunissaient chaque semaine une douzaine de convives. « Un soir, Sainte-Beuve et Théophile Gautier montrent chacun 250 francs dans leur porte-monnaie. C’est tout ce qu’ils avaient et ils venaient de recevoir leur semaine. “ Là-dessus, a dit Gautier, il faut que je nourrisse sept personnes et sept chats ! ” »

Mais voici peut-être la page la plus curieuse de ces Carnets. C’est le récit d’une visite faite à Croisset, chez Gustave Flaubert, par Renan, Schérer, Saint-Victor et Feydeau :

« Pendant trois jours, ils n’ont pas dormi. Flaubert leur lisait la Justine, de Sade, avec sa voix de taureau, ses yeux proéminents, rouges, son air de belluaire. L’orage roulait dans le ciel, il a ouvert la fenêtre, apostrophant le Bon Dieu : “ Misérable ! si tu existes, donne donc signe de vie, foudroie-moi ! ” Feydeau, qui a des nerfs, était inquiet, le priait de cesser, avait peur d’être foudroyé par compagnie. “ Je n’en suis pas ! ” disait-il. “ Je n’en suis pas ! ” »

Je connais bien peu de mots aussi drôles, dans les comédies de Georges Feydeau, que ce mot de son père !

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Taine a réalisé la quasi-totalité de ses projets littéraires, et le seul inédit de quelque importance qui ait vu le jour après sa mort, c’est un roman commencé vers 1861, sous le titre d’Étienne Mayran. Il n’en a écrit que le premier tiers et ce texte a paru en 1910, avec une préface de Paul Bourget.

Le sujet est l’histoire d’une enfance qui se déroule à Paris vers les années 1835-1840, dans une de ces pensions qu’on appelait, dans ma jeunesse, boîte à bachot, la pension Carpentier. La ressemblance entre ce récit et celui de cette autre enfance que Jules Vallès raconte au premier volume de Jacques Vingtras, est telle que ces deux livres nous apparaissent très proches, malgré l’extrême différence des deux styles : Jules Vallès terminant une phrase sur deux par des points d’exclamation, tandis que Hippolyte Taine, au contraire, écrit avec la sobriété d’Adolphe.

Je ne sais s’il a abandonné ce récit parce qu’il s’est aperçu que son héros ressemblait trop au Julien Sorel de Stendhal, ou si, lorsqu’il a lu, en 1879, le premier volume de la trilogie de Vallès, il a craint que la similitude du sujet puisse faire croire à une imitation de sa part. Nous le regretterons, car Étienne Mayran contient plus d’une page qui ne doit rien à Stendhal, et dont le caractère personnel nous touche comme celui d’une confession. Le voyage en diligence, l’arrivée à Paris, sont des chapitres étonnants, et la description de la pension Carpentier, où Taine a repris ses impressions de la pension Mathé, est beaucoup plus vraie que celle de la pension Legnagna chez Jules Vallès. Mais on comprend que, parmi l’ensemble d’ouvrages que Taine avait en chantier vers sa trente-cinquième année, les grands arbres aient étouffé ce surgeon romanesque, pourtant bien venu.

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Taine a siégé à l’Académie pendant treize ans, et, à sa mort, notre Compagnie désigna pour lui succéder un historien, Albert Sorel, qui devait lui rendre, dans son Discours de réception, un magnifique hommage.

Après avoir montré que son prédécesseur avait puisé, dans la forêt d’Ardenne où il était né, le goût de la nature et le sens de cette vie qui s’étage des mousses et des lichens jusqu’aux grands chênes, et va des plus humbles insectes jusqu’aux sangliers et aux cerfs, seigneurs des profondeurs sylvestres, Albert Sorel a évoqué le passage de Taine à Normale, où il fut le premier de la fameuse promotion de 1848. Mais pourquoi n’a-t-il pas repris les mots dont Taine s’était servi lui-même ? Pourquoi Sorel a-t-il parlé de premier reçu, de leçons et de répétitions ? J’ai eu plaisir à retrouver, sous la plume de Taine, le mot cacique, abrégé en cac’, pour désigner le premier de la promotion, et davantage encore les mots de tapir et de tapirat, signifiant l’humble gagne-pain auquel il dut recourir pour vivre, sous la persécution officielle dont il était victime. Qu’à cela ne tienne, ces mots que Sorel a jugés sans doute trop familiers pour cette Coupole, je ne suis pas fâché de les y prononcer aujourd’hui pour la première fois !

On sait bien pourquoi Taine fut refusé à l’oral de l’agrégation de philosophie en 1851, alors que tout le monde s’attendait à le voir de nouveau cacique, mais le mécanisme de l’opération n’a pas été exactement démonté. Pourtant, Stendhal avait fort bien décrit d’avance une machination pareille, lorsque, au chapitre xxix du Rouge et Noir, M. de Frilair « place de sa main puissante le numéro 198 à côté du nom de Julien » dans le classement des séminaristes de Besançon ! Quelques années après cet injuste échec, lorsque Louis Hachette fit de Taine un des auteurs à succès de sa librairie et l’affranchit des suppléances à 1200 francs par an et des tapirs à 2 francs 50 l’heure, sans doute lui raconta-t-il comment, à l’agrégation des lettres en 1822, il avait été lui-même éliminé par des moyens identiques à ceux dont les mêmes ennemis s’étaient servi contre son jeune auteur. Et ils ont dû bien rire ensemble en voyant La Fontaine et ses Fables dépasser le tirage de 100 000 exemplaires, non point par les procédés modernes de la publicité ou dans la foire de certains prix dits littéraires, mais par un succès de bon aloi, auprès des lecteurs cultivés.

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Cependant, là où l’historien Sorel rend le plus bel hommage à l’historien Taine, c’est lorsqu’il aborde les Origines de la France contemporaine, cette « grande route royale et nationale de l’Histoire », comme il dit. Livre admirable, en effet, où Taine ne s’est pas borné à utiliser ces fiches dont il avait recueilli des milliers aux Archives nationales, et dont j’ai eu entre les mains des centaines, mais où il a mis en œuvre ce que ses études anglaises et allemandes lui avaient appris de la psychologie des peuples, et où ses longues séances aux amphithéâtres de la Faculté de Médecine et à l’hôpital de la Salpêtrière ne lui ont pas été inutiles non plus. Sa grande force a été, après les éloquentes déclamations de Lamartine et de Michelet, d’oser étudier — le mot est de Sorel, mais nous y souscrirons entièrement — « la pathologie mentale des Français » pendant la Révolution.

Taine appelait magnifiquement la nature « la somnambule éternelle ». Parfois, la dormeuse se réveille dans les convulsions des tremblements de terre et des éruptions volcaniques. Les sociétés, elles aussi, ont leurs séismes, et ce sont les guerres et les révolutions. Nous vivons dans un siècle où la nature et la société ne peuvent plus retrouver leur équilibre. Taine, qui avait été si vivement attiré par l’étude de la folie, distinguerait sans doute dans ces secousses la part qui revient aux cauchemars et celle qui n’est que la recherche aveugle et maladroite d’un équilibre nouveau. Cette recherche est parfois justifiée, j’en suis convaincu, mais l’expérience montre que les révolutions, avant que les sociétés ne retrouvent leur stabilité, engendrent souvent des calamités pires que les abus auxquels on pensait porter remède.

Un philosophe contemporain de Taine, Antoine-Augustin Cournot, parti, non pas, comme lui, des sciences naturelles, mais des mathématiques, a montré que les lois du déterminisme étaient trop simplistes pour rendre compte des phénomènes sociaux. Réfléchissant sur l’exemple de Napoléon, Cournot a analysé la fabuleuse suite de hasards qui, depuis l’entrée du petit gentilhomme corse à l’École Militaire, jusqu’à l’entrée des Russes à Paris, en 1815, a transformé en réalités des virtualités bien différentes du « meilleur des mondes possibles » de Leibnitz. Qu’est-ce à dire, sinon que la vie et l’histoire penchent du côté du désordre romantique plus souvent que du côté de la raison, et que, pour faire de la légende avec l’histoire, il faut oublier les hommes tués, les villes détruites, toutes ces souffrances que les progrès de la science ont multipliées de l’écart qui existe entre le poing ganté de fer et l’épée du chevalier qui abat son adversaire en combat singulier, et la bombe portant dans ses flancs, hier 300 000 morts, et demain peut-être, plusieurs millions ? En face de semblables périls, seuls des freins moraux peuvent être efficaces, mais ces freins, qui les mettra en place, dans un monde livré de plus en plus au désordre et à la violence ?