Napoléon et la pensée du XIXe siècle. Célébration du deuxième centenaire de la naissance de Napoléon

Le 24 juin 1969

Jean MISTLER

CÉLÉBRATION

DU DEUXIÈME CENTENAIRE

DE LA NAISSANCE DE NAPOLÉON

MARDI 24 JUIN 1969

NAPOLÉON ET LA PENSÉE DU XIXe SIÈCLE

PAR

M. JEAN MISTLER

délégué de l’Académie française

 

Souvent, la célébration des centenaires est une cérémonie de réparation par laquelle la postérité cherche à se faire excuser d’avoir oublié un grand homme. Pour Napoléon, il en va tout autrement, et l’immense intérêt avec lequel le public suit les manifestations organisées pour le 200e anniversaire de sa naissance prouve qu’il ne participe point de manière passive au protocole d’un hommage officiel, mais qu’il s’y associe activement par l’immense écho de sa voix innombrable.

Ce tribut d’admiration pour l’Empereur ne signifie ni une adhésion politique à son système de gouvernement, ni une approbation de tous ses actes, mais il montre qu’aux yeux du peuple de France — et sans doute de maint autre peuple — la dimension de l’individu Napoléon dépasse de loin la commune mesure : sans emprunter à Nietzsche l’expression de surhomme, nous pouvons dire que bien peu d’êtres humains ont mérité autant que lui le titre d’homme représentatif.

Les délégués des cinq Académies de l’Institut viendront à cette tribune parler de celui qui fut le plus illustre de nos confrères et qui signa longtemps « Le Général Bonaparte, membre de l’Institut. » Je voudrais, au nom de l’Académie française, essayer de le replacer dans le courant des idées, dans le mouvement intellectuel de son temps. Je ne me flatte pas de traiter ici un tel sujet à fond ; du moins, après avoir passé ces trois dernières années dans la familiarité de l’Empereur, après avoir dépouillé des centaines de témoignages contemporains et d’ouvrages critiques, et après avoir eu des conférences quotidiennes avec les meilleurs spécialistes de l’époque impériale, tenterai-je d’approcher la pensée de Napoléon, en déterminant ce qu’il a reçu des philosophes qui l’ont précédé et ce qu’il a donné à ceux qui sont venus après lui.

Nous disposons de fort peu de textes pour préciser les idées du jeune officier d’Auxonne et de Valence, du général d’Italie, du Premier Consul et de l’Empereur, et, seules, les conversations de Sainte-Hélène nous font pénétrer vraiment dans sa pensée. Vers 1785, après d’assez bonnes études secondaires, avec une prédominance marquée des sciences sur les humanités, lorsque Napoléon commence, par de vastes lectures, à compléter sa culture, il étudiera des historiens, des voyageurs, des économistes, des tacticiens ; par contre, sauf pour Platon, dont il a lu la République, Machiavel, dont il connaît l’Histoire de Florence, et Hobbes, qu’il cite une fois, il ne s’intéresse guère ni à la philosophie spéculative, ni à ses applications politiques. Mais ces trois noms ne sont-ils pas significatifs ? Ne sont-ils pas ceux de trois théoriciens du pouvoir absolu ?

Le Discours sur le Bonheur qu’il présente à l’Académie de Lyon est inspiré de l’utilitarisme de Bentham, du sensualisme de Condillac. À l’Anglais, il emprunte cette idée que « l’homme est né pour être heureux » et que le bonheur « n’est que la jouissance de la vie la plus conforme à son organisation ». Au Français, il est redevable de l’axiome : « Raisonner, c’est comparer. » Bien peu de chose, on le voit, par rapport à l’influence sentimentale de Rousseau et de La Nouvelle Héloïse, lue à neuf ans !

 

Cependant, au moment où il commence à s’élever vers le pouvoir, une école philosophique règne à peu près sans conteste sur les esprits en France : c’est celle qui groupe les Idéologues autour de Cabanis, de Volney, de Destutt de Tracy. Ces hommes, Bonaparte les a personnellement connus, plusieurs ont favorisé son ascension, certains mêmes ont aidé à la préparation du 18 Brumaire et se retrouveront parmi les dignitaires du régime impérial. Un texte, souvent cité, des Mémoires de Lucien Bonaparte, relatant un entretien entre le Premier Consul et ses deux frères, Joseph et Lucien, à propos de Mme de Staël, laisserait croire que le nom d’idéologues aurait été attribué à ce groupe par Napoléon lui-même. Mais les Mémoires de Lucien doivent être consultés avec une extrême prudence et, de toute façon, c’est à Tracy que revient la paternité du terme idéologie : il figure dans le titre d’un de ses livres, commencé dans les prisons de la Terreur et publié en 1801. Cet ouvrage devait enthousiasmer Stendhal, qui, le 31 décembre 1804, alla « malgré la neige, chez Courcier, quai de la Volaille », en acheter la première partie et, dans sa chambre sans feu, en lut les soixante, premières pages !

Pour Tracy, idéologie signifie simplement analyse psychologique, mais Napoléon a fini par appeler idéologues ou métaphysiciens les écrivains qui faisaient preuve d’esprit critique. On sait, toujours par Lucien, que ceux-ci auraient riposté en traitant le Premier Consul d’idéophobe. Guerre de mots, sans grande conséquence, sauf pour Germaine de Staël, qui n’avait peut-être pas inventé l’adjectif, et à qui on le prêta — on ne prête qu’aux riches, et elle avait assurément lancé bien d’autres épigrammes !

Malgré ces divergences politiques, la pensée de l’Empereur est demeurée, jusqu’à la fin de sa vie, très voisine de celle des Idéologues. Cabanis, matérialiste absolu, professait que « le cerveau secrète la pensée comme l’estomac le suc gastrique », et ses confrères de la section de l’Institut intitulée « Analyse des sensations et des idées » ne faisaient certainement guère de différence entre leur méthode et celle des chimistes.

 

À Sainte-Hélène, les propos que l’exilé tient à Las Cases, à Gourgaud, à Bertrand, nous prouvent que, si l’homme public a observé une attitude nuancée à l’égard de la religion, il est, dans son for intérieur, résolument hostile à toute idée métaphysique. Écoutons-le parler à Gourgaud : « Qu’est-ce que l’électricité, le galvanisme, le magnétisme ? Je crois, moi, que l’homme est le produit de ces fluides et de l’atmosphère, que la cervelle pompe ces fluides et donne la vie, que l’âme est composée de ces fluides et qu’après la mort, ils retournent dans l’éther, d’où ils sont pompés par d’autres cerveaux » janvier 1817). Quelques jours après, le 28 janvier, il revient sur ce sujet : « L’âme suit le physique. Elle croît avec l’enfant, décroît avec le vieillard. » Quant à l’existence de Dieu, l’Empereur reconnaît : « Là est un voile que nous ne pouvons lever... L’idée la plus simple est d’adorer le soleil qui féconde tout... Je pense que l’homme a été formé par l’atmosphère échauffée par le soleil. » Le 16 avril, il reprend ces considérations : « L’âme d’un enfant, où est-elle ? Je ne me souviens pas de ce que j’étais avant de naître, c’est donc comme si mon âme n’existait pas. Quelle punition peut-on m’infliger après ma mort ? Mon corps devient navet, carotte... » Et comme le bon Gourgaud objecte : « Dieu nous a donné la conscience et le remords », il répond : « Moi, je ne crains pas le remords. Et puis, à l’armée, j’ai vu périr tout d’un coup des gens à qui je parlais. Bah ! Leur âme meurt avec eux. »

À côté de tels textes, dont nous ne voulons pas multiplier les exemples, on ne peut guère retenir des propos comme ceux qu’a notés O’Meara, le 23 février 1818, après la mort du dévoué Cipriani, le maître d’hôtel corse : « Où est son âme ? s’interroge l’Empereur. Peut-être est-elle allée à Borne pour voir sa femme et son enfant, avant d’entreprendre le long et dernier voyage ? » Prendre une telle réflexion au pied de la lettre nous conduirait à attribuer à Napoléon des croyances voisines de celles des peuplades primitives qu’étudiait déjà Benjamin Constant dans sa Religion, sans cesse défaite et sans cesse recommencée. Nous n’attribuerons pas un sens plus profond à certains gestes rapportés par Desmarets. Quand le Premier Consul apprit que Pichegru et Moreau se trouvaient à Paris, où se nouait contre lui la conspiration de Cadoudal, « il fit de la main un geste rapide, mais très sensible, sur sa figure, qui parut, ou plutôt qui était bien, un signe de croix. » En 1812, après l’échec de Malet, l’Empereur ouvrit la séance du Conseil d’État en se signant et dit : « Messieurs, il faut croire aux miracles ! » De tels gestes ne sont guère plus significatifs, surtout chez un Méditerranéen, que le port de médailles bénites, et du reste le comportement de Napoléon à l’égard de la religion établie est bien différent de l’anticléricalisme virulent d’un Cabanis.

 

Séparant nettement en lui l’homme privé et le souverain, Napoléon ne voit aucune contradiction entre son agnosticisme et la position de restaurateur de l’Église qu’il a prise. Il estime, comme Voltaire, qu’il faut une religion pour le peuple et que l’Évangile est une admirable école de morale et il justifie son comportement par des motifs de gouvernement. Il déclare à Las Cases le 8 juin 1816 : « Nul doute que mon espèce d’incrédulité ne fût, en ma qualité d’Empereur, un bienfait pour les peuples... Comment aurais-je conservé l’indépendance de ma pensée et de mes mouvements sous la suggestion d’un confesseur qui m’eût gouverné par les craintes de l’Enfer ? »

L’approche de la mort ne modifie en rien son attitude. Le 27 mars 1821, il dit à Bertrand : « Je suis bien heureux de n’avoir pas de religion. C’est une grande consolation, je n’ai point de craintes chimériques, je ne crains rien de l’avenir. » Et, le 22 avril, dans des propos que Bertrand résume à la troisième personne, il s’explique sur son testament : « Dans la réalité, il meurt théiste... Mais il déclare mourir dans la religion catholique parce qu’il croit cela convenable à la morale publique. »

Des déclarations non moins significatives et d’une portée plus générale ont été notées par Bertrand le 21 avril 1821, deux semaines à peine avant la mort. L’Empereur discute avec le docteur Arnott sur les effets de certains remèdes et soudain il pose une question : « Savez-vous pourquoi il pleut aujourd’hui ? — Non. — C’est parce qu’il y a cinq cents ans il a fait du vent en Europe... Tout est lié dans la nature. Le vent qu’il fait aujourd’hui sera cause que dans cent ans un bâtiment se noiera sur les côtes de la Chine. »

Où pourrait-on trouver une profession de foi déterministe plus absolue ? Cela d’ailleurs ne contredit nullement le fatalisme de Napoléon ni sa croyance en son étoile, ni la phrase souvent citée « Le boulet qui doit me tuer n’est pas encore fondu. »

Ainsi, la pensée de l’Empereur, cohérente et logique, se refuse à tout ce qui sort du domaine de l’expérience. Il nous apparaît donc bien comme l’héritier du XVIIIe siècle et de l’Encyclopédie, beaucoup plus proche des athées, d’Holbach ou de La Mettrie, que du vague déisme du Vicaire Savoyard.

 

C’est pourtant sous son règne qu’a commencé l’évolution de la philosophie en France et le retour à la métaphysique, mais, dans cette transformation, il n’a joué aucun rôle actif. Si Charles de Villers, lorsqu’il s’efforçait d’acclimater Kant chez nous, lui a remis un mémoire sur le philosophe de Koenigsberg, il n’a pas pris le temps de le lire. Au surplus, l’attitude ultérieure de Villers et sa lettre dénonçant les excès de l’occupation française dans les villes de la Hanse, n’étaient point faites pour lui attirer la bienveillance impériale. S’il est vrai, comme on l’a dit, que Napoléon ait remarqué un article du Moniteur qui présentait la leçon inaugurale de Royer Collard à la Sorbonne comme devant « tuer l’idéologie », ce cours, ne l’oublions pas, n’avait réuni que trois auditeurs, et c’est dans la solitude que Maine de Biran édifiait lentement le système qui allait rendre son rang à la volonté et à l’effort dans la vie de l’esprit.

Paradoxalement, c’est peut-être hors de nos frontières que l’influence de Napoléon, indirecte, mais réelle, s’est exercée le plus nettement sur la philosophie. Dans une conversation avec l’Irlandais O’Meara, je trouve une phrase qui dépasse de beaucoup Condillac et les sensualistes : « Il existe une chaîne entre tous les êtres vivants. Les plantes sont autant d’animaux qui mangent et boivent, et il y a des degrés jusqu’à l’homme qui n’est que le plus parfait de tous. Le même esprit les anime plus ou moins. » Cette idée est partout dans la philosophie romantique allemande, et nous la retrouverons, quelques années plus tard, sous la plume de Hegel. Je résume : « Le règne végétal passe au règne animal par les zoophytes. Puis l’animalité se développe par degrés : une même idée, un même plan, de mieux en mieux réalisé, se poursuit à travers les mollusques, les crustacés, les poissons, les reptiles, les oiseaux, les mammifères. Enfin, chez l’homme, la plus parfaite des organisations zoologiques, l’idée créatrice trouve un foyer capable de la réfléchir pleinement. » Bien sûr, ce n’est qu’une rencontre, mais elle est frappante.

 

Allons plus loin. Quand on se rappelle la prodigieuse impression que Napoléon fit sur le philosophe au lendemain de sa victoire d’Iéna — « J’ai vu l’Empereur, cette âme du monde », écrivait Hegel — et lorsqu’on sait quelle était son admiration pour lui, on peut se demander si, dans sa Philosophie de l’État, il n’a pas été influencé par une aussi prodigieuse concentration de puissance en un seul individu, et si sa conception de la dialectique de l’histoire, qui devait marquer si fortement la politique de l’Europe, ne tient pas, dans une large mesure, au fait que, ce 13 octobre 1806, le professeur d’Iéna a vu devant lui, non pas la Révolution à cheval, comme disait Mme de Staël, mais l’État à cheval, l’État visible, vivant, personnage agissant dans le drame de l’Histoire. Serait-il trop aventureux de penser que, dans le formidable mouvement de balancier de la pensée hégélienne, la thèse héros appelait l’antithèse masse, comme, dans les événements de 1812 et de 1813, la puissante individualité de l’Empereur a réveillé l’esprit des peuples de son sommeil léthargique ? Destinée dont les foudroyants contrastes ont sans doute imprimé à l’Histoire son mouvement d’accélération et où la légende du vaincu, du prisonnier de Sainte-Hélène, a fait sauter les trônes que son poing victorieux n’avait pu qu’ébranler.