Réponse au discours de réception de Jean Mistler

Le 13 avril 1967

Marcel BRION

Réception de M. Jean Mistler

 

Monsieur,

Votre arrivée sous cette coupole a été précédée et annoncée par un cortège de personnages illustres qui vous ont ouvert le chemin jusqu’à nous, et qui se seraient en quelque sorte portés garant de votre culture et de votre talent si nous n’avions déjà connu et apprécié l’un et l’autre. Je ne parle pas des académiciens qui ont occupé le fauteuil dont vous prenez possession aujourd’hui, depuis que l’Académie a été créée par le Cardinal de glorieuse mémoire, notre fondateur. Je pense plutôt à ces écrivains qui sont de votre immédiate parenté, je veux dire : de votre famille intellectuelle, sur lesquels vous avez écrit de savantes et brillantes études.

Vous avez vécu longtemps aux côtés de Madame de Staël, par exemple, qui vous a séduit par les élans passionnés de son cœur et de ses sens, autant que par le sentiment admirable qu’elle avait de l’unité de l’esprit européen. La découverte dans un château de Hongrie d’une importante correspondance inédite vous amena à étudier les relations que Germaine Necker eut à Vienne en 1808, avec le jeune et séduisant comte O’Donnell. Elle aima quelque temps ce gentilhomme irlandais, fort séduisant, dont la société viennoise raffolait, mais O’Donnell commit la faute d’insister et d’importuner, alors que l’on ne voulait plus de lui. Cet attachement ne survécut pas à la séparation, ce qui prouve à quel point il était faible et de maigre substance. Quittant Vienne, Madame de Staël eut vite fait de se détacher affectivement d’un jeune amant, assez maladroit pour se plaindre et pour accuser : erreur qui ne saurait être pardonnée. Je serais tenté de croire qu’elle regretta davantage ses entretiens avec le prince de Ligne qui avait perdu, lui, et depuis longtemps, les charmes de la jeunesse et de la beauté, mais qui conservait ceux d’un incomparable esprit, ce qui était peut-être la forme et l’instrument de la séduction à laquelle l’auteur de Corinne devait être le plus sensible.

Je suppose que vos préférences sont allées à cette période de la vie de Madame de Staël, parce qu’elle a pour décor cette ville que vous et moi nous aimons avec cette longue et forte passion, combien chargée aussi de nostalgie et de mélancolie, que conservent pour Vienne tous ceux qui y ont vécu et qui se sont imprégnés de cette fascination que vous avez subie, vous aussi, et dont vos romans gardent la trace. Vienne était faite pour vous : vous étiez fait pour elle. Je sais bien que vous avez aimé tout autant Prague et Budapest, — vos romans encore me l’ont appris, et aussi le délicieux tableau que vous avez tracé de la capitale de feu l’empire bicéphale ; vous avez tout goûté de cette atmosphère subtile cachant la profondeur sous la légèreté et l’intensité des sentiments sous une apparence d’insouciance qui prête au désespoir lui-même la grâce héroïque du dernier sourire à l’heure du renoncement et de la mort.

C’est à Vienne que se rassemblent, il me paraît, tous les thèmes de votre œuvre et de votre personnalité : l’attrait qu’ont pour vous les problèmes les plus complexes de la politique, et ceux qui agitèrent l’Europe centrale ont toujours stimulé l’ingéniosité et la diligence des chancelleries ; l’amour de la musique, et parmi les musiciens auxquels va la prédilection de votre admiration, le compositeur autrichien par excellence, celui qui est la voix même et l’âme de Vienne : Franz Schubert. Celui-là aussi est de votre famille, et personne, je crois, ne pourrait vous être plus cher que celui qui illumine les pages énigmatiques et tendres de votre Symphonie inachevée que je viens de relire, en un volume récent, avec le même plaisir total que cette longue nouvelle m’avait donné naguère et que j’ai retrouvé ces jours-ci, intact, inentamé, ce qui prouve que l’œuvre est forte et solide et que ses agréments ne sont pas ceux d’une mode ou d’un moment.

Revenons si vous le voulez bien, pour un instant, à quelques autres personnes de cette famille intellectuelle qui est la vôtre. Famille qui, au contraire de ce qu’est la famille naturelle, ne se compose pas d’individus acceptés ou subis, mais réunit des êtres que l’on a choisis en raison de puissantes affinités électives dont on n’a pas toujours conscience au moment où ce choix se fait. Nous avons vu, ainsi, à côté de vous, derrière vous, constituant ce que je voudrais appeler votre décor spirituel, fait de paysages tout autant que de figures d’hommes et de femmes, la Forêt viennoise et le Ring, les beaux palais baroques de la vieille ville, l’Augarten où Joseph Haydn et Mozart donnaient des concerts matinaux, et la crypte des Capucins où descendaient l’un après l’autre, comme les navires naufragés sombrent au fond des mers, les restes périssables des illustres Habsbourgs.

Je retrouve donc parmi les figures peuplant ce « décor spirituel » qui vous environne, après Madame de Staël dont vous avez écrit avec la sûre science de l’universitaire et la secrète passion du connaisseur d’âmes, trois écrivains, très différents l’un de l’autre mais qui vous sont probablement également chers, et pour des raisons oh combien diverses, Benjamin Constant, le comte de Gobineau et Ernst Theodor Amadeus Hoffmann. Si j’apporte une énumération que certains pourront juger trop précise, ou au contraire confuse, mélangeant les introductions et les volumes, ce n’est pas tant par désir d’être complet que pour retrouver dans votre itinéraire d’écrivain, les étapes majeures fixées par et pour votre intelligence et votre sensibilité : celles par lesquelles vous étiez, pour ainsi dire, obligé de passer puisque votre cœur et votre esprit étaient ce qu’ils sont. Vous vous êtes expliqué vous-même à vos lecteurs ; dans vos romans qui sont certainement, comme tous les romans, faits en parts à peu près égales, d’inventions et de souvenirs, d’autobiographie et d’imagination ; lorsque nous déléguons à l’un de nos personnages nos passions ou des événements de notre propre vie, cette créature extraordinaire qu’est un personnage de roman possède le privilège d’exister d’une manière multiforme et polyvalente, de devenir en même temps nous sans cesser d’être lui-même.

Ainsi, lorsque nous écrivons un livre objectif, qui n’est plus la description de nous-mêmes et des êtres, autres que nous, semblables à nous, qui nous habitent, le choix que nous faisons de l’écrivain, de l’artiste, de l’homme d’État, dont nous étudierons l’œuvre et la vie pour en transmettre au lecteur l’expression exacte et plénière, ce choix même est commandé par notre dilection personnelle, par ces affinités électives que je signalais tout à l’heure entre vous, Monsieur, et Madame de Staël, par cet état de communion intellectuelle, nécessaire pour qu’un livre soit vivant, et même pour qu’il soit vrai.

Je ne crois pas possible que vous ayez écrit et que vous écriviez jamais sur un personnage que vous n’aimeriez pas intimement, durablement. On pourra m’opposer que l’on peut écrire aussi bien sur un personnage que l’on hait : bien sûr, à condition toutefois que cette haine soit lucide, et à sa manière aussi forte que l’amour. À tout prendre, cependant, l’œuvre de création et l’œuvre de critique n’atteignent réellement leur vraie grandeur et leur utile efficacité que lors qu’elles sont commandées par l’amour : l’amour qui, seul dans notre vie d’homme et d’écrivain, a le droit de nous commander.

Dites-moi qui vous aimez, je vous dirai qui vous êtes. S’il me fallait faire votre portrait, je superposerais à ce que je sais de vous, les visages que vous avez peints : bien des traits seraient communs dans ces images, qui vous dénonceraient si vous aviez essayé de vous cacher ou de vous masquer.

Je comprends que vous soyez allé de Madame de Staël à Benjamin Constant : la transition était inévitable, la pente naturelle. Vous laissiez Corinne dans les bras d’O’Donnell, ou plutôt, vous l’aviez arrachée des bras du bel Irlandais, et voilà que vous retrouvez l’auteur d’Adolphe dans les bras de l’auteur de l’Allemagne. Ils étaient faits l’un pour l’autre ; ils étaient faits pour vous. Vous vous placiez en présence d’une passion plus orageuse, plus inquiète, d’un homme si féminin qu’il en devient presque inaccessible pour une femme, mais quel sensible et douloureux connaisseur de l’âme humaine, quel étonnant artiste de ses sentiments.

Je remarquerai quelque chose de votre premier amour d’écrivain objectif, disons : d’historien, d’historien de la littérature, Germaine de Staël naturellement, chez quelqu’un à qui vous vous êtes également intéressé. Heureusement, dirai-je, pour son renom, car il est méconnu, lorsqu’il n’est pas ignoré, de ses compatriotes qui ne savent pas — ou si peu le savent que c’est comme si on ne le savait pas — que Les Pléiades du comte de Gobineau sont, à mon avis, mais je peux avoir de la peine à être impartial en cela comme en beaucoup d’autres choses, le plus beau roman français : disons, pour transiger, un des romans français les plus rarement beaux.

Vos livres vous approchaient de l’Allemagne, où vous avez longtemps vécu, dont vous connaissez bien et aimez la culture et la civilisation : ces approches se précisaient avec votre livre consacré à la grande « européenne », la première « européenne », qui révéla aux Français le Romantisme allemand, et avec cette introduction aux Pléiades, solide fondation du mythe, moins solide, lui, de l’aryanisme, dont Gobineau s’était fait l’apôtre. Vous avez gardé vos distances envers le totalitarisme aryen dont l’écrivain qui influença si fort la pensée et la politique germaniques de notre siècle, fut en partie responsable. Mais Gobineau avait été un ami de Wagner, ce qui marque de plus réelles affinités entre vous. Et puis vous n’avez pas oublié, certainement, la hautaine et pittoresque division de l’humanité en quatre catégories qui se trouve exposée dans les Pléiades : les fils de roi, les drôles, les canailles et les imbéciles. Gobineau descendait, ou croyait, ou voulait descendre d’un Viking illustre, un de ces « grands barbares blonds » héroïques, batailleurs et pillards, qui fondaient des principautés sur les rives de la Néva et de la Volga, ravageaient Paris et Palerme, montaient la garde autour des empereurs de Byzance, se délassaient de leurs batailles navales en brûlant quelques couvents irlandais, et, lorsque l’ennui les prenait, gravaient à la pointe du poignard dans le marbre couleur de miel des lions de Délos les runes qui racontaient leurs hauts faits.

On sait aujourd’hui, avec une certitude absolue, ou presque, que les Vikings découvrirent l’Amérique plusieurs siècles avant les Espagnols ; il est probable qu’ils furent précédés sur les rivages de ce monde que l’on appellera nouveau, par des moines irlandais, mais laissons à Erik le Rouge, et peut-être à Ottar Jarl, l’ancêtre de Gobineau, le mérite et la gloire de cette aventure. Il est toujours intéressant d’examiner pour quelles raisons, avouées ou cachées, ou inconnues, un homme choisit parmi les nombreux aïeux dont les physionomies se proposent à lui, celui auquel il veut davantage ressembler. Gobineau fut un grand voyageur, comme Ottar Jarl, mais ses randonnées en Asie et au Brésil restèrent pacifiques et n’eurent rien du caractère agressif, et, il faut bien le confesser, maraudeur, des expéditions des Vikings. Son visage fin et d’une délicatesse extrême ne gardait aucun trait de la barbarie blonde à laquelle, comme d’autres hommes de son temps, et non les moindres, Nietzsche et Wagner entre autres, il voua un culte. Quant aux « fils de roi » qu’il admirait, il les respectait d’autant plus qu’ils s’écartaient de la banalité vulgaire et de la médiocrité astucieuse des trois autres catégories humaines, qu’il méprisait de tout cœur.

L’attachement aux hautes vertus humaines, et surtout à celles qui font le héros, qu’il appelle le « fils de roi », étant entendu que cette filiation est toute morale et ne comporte aucun lien matériel, aucune succession dynastique, lui imposa des idées sociales exagérément aristocratiques qui lui valurent une réputation fâcheuse chez un peuple épris d’égalitarisme comme le sont les Français. On lui reprocha aussi ce manque de nuances qui ne discernait, hors les fils de rois, que les canailles et les imbéciles, et les drôles qui avaient encore, pour lui, la signification que l’on donnait autrefois à une catégorie d’individus madrés et sans scrupules, plus malins que les imbéciles et moins franchement malhonnêtes que les canailles : les ennemis-nés des fils de rois dont ils s’ingénient à usurper les places ; appelons-les les arrivistes, les débrouillards ; et n’en parlons plus.

Je ne pense pas, Monsieur, d’après ce que je sais de votre carrière politique, que vous ayez partagé le moins du monde les idées du comte de Gobineau sur la société ; c’était à peu près celles d’un Viking, en effet, ou d’un burgrave du Moyen Age ; ni que vous ayez faite vôtre sa théorie de l’inégalité des races humaines que condamnent bruyamment et en bloc, ceux qui n’ont jamais pris la peine de l’examiner. Ce que vous avez aimé dans l’auteur des Pléiades, c’est ce roman, d’abord, et ce court chef-d’œuvre Adélaïde, un des plus beaux courts-romans, ou longues-nouvelles, de notre littérature, et aussi le merveilleux conteur des Nouvelles Asiatiques, le mémorialiste de Trois ans en Asie, et l’historien des religions qui fut le premier à parler en France du Babysme, dans son traité sur les Religions de l’Asie centrale.

J’ai commis jadis l’imprudence, imprudence de jeunesse ! d’écrire dans un petit livre où j’exprimais mon admiration pour Gobineau, que « certains de ses ouvrages avaient obtenu quelques-uns de ces prix d’Académie qui précipitent la marche d’un livre dans l’oubli ». Je n’aurais plus l’inconvenance d’écrire cela aujourd’hui où je me trouve, où nous nous trouvons tous deux, vous et moi, Monsieur, dans les rangs de ceux qui distribuent ces prix, lesquels d’ailleurs sont beaucoup mieux donnés que je ne le disais avec l’irrespect et l’effronterie de l’adolescence. Mais laissons Gobineau, car il est de ces écrivains contestés, et d’autant plus contestés que moins connus, dont le nom seul, je ne sais pourquoi, éveille l’irritation, fait bouillonner les colères, et soulève les polémiques. Vous nous avez montré comment et pourquoi il fut un très grand romancier. Vous avez, ce faisant, prouvé l’acuité et l’exactitude de votre sens critique que nous apprécions aussi dans les journaux où vous le manifestez et qui ont fait de vous un guide écouté dans le monde des lettres.

En compagnie de Madame de Staël, vous aviez atteint le seuil de cette foisonnante période de géniales naissances que fut le Romantisme en Allemagne. Elle fut la première Française, et le premier Français aussi à le comprendre, et à tenter de l’acclimater dans un pays qui avait peu de motifs de lui faire bon accueil ; peut-être était-elle d’autant plus portée à le comprendre et à l’aimer qu’elle appartenait à un pays, la Suisse, dont la civilisation et la culture sont nourries d’éléments français et d’éléments germaniques. Chez Gobineau vous avez aperçu une étrange qualité d’amour romanesque et chimérique pour l’Allemagne, qui coïncidait avec la passion tout intellectuelle de Germaine Necker qui, si elle aima jamais les « grands barbares blonds », n’échangea pas l’ascendance certaine des banquiers genevois pour celle, hypothétique, des navigateurs belliqueux de la Norvège d’autrefois.

Votre descente vers l’Allemagne a suivi le cours de deux fleuves, l’un littéraire, l’autre musical. Ils devaient tout naturellement confluer dans la personnalité de celui d’entre tous les écrivains allemands du XIXe siècle qui fut, littéralement, fou de musique, à l’égal du héros du Chat Mur et des Kreisleriana, le kapellmeister Johannes Kreisler dans lequel il a projeté ses aspirations, ses passions, ses angoisses, ses souffrances : Ernst Theodor Amadeus Hoffmann.

En recherchant les hommes qui sont de votre parenté intellectuelle j’aperçois maintenant celui d’entre eux qui marqua de son empreinte votre œuvre de romancier et de conteur, qui vous donna les clefs des hauts mystères de l’âme allemande, qui, avant même que je vous connusse, me fit reconnaître entre vous et moi une commune aptitude à admirer les mêmes œuvres, à nous attacher aux mêmes problèmes, à franchir du même bond la barrière illusoire que l’on dresse entre ce qu’on appelle la réalité et l’irréalité.

Nous avons vécu tous deux dans l’intimité fascinante de cet homme qui a arraché toutes les cloisons arbitrairement maçonnées entre le rêve nocturne, le rêve éveillé, et l’état de veille, entre la société des corps à trois dimensions et le monde des fantômes, transparents mais capables de franchir sans peine l’opacité et l’épaisseur des murs. Hoffmann vous fut, et vous reste, un ami : il fut aussi, pour vous comme pour tous ceux qui ont entendu le message initiatique de Princesse Brambilla et du Vase d’Or, le dépositaire et le transmetteur de vérités mystérieuses qui ne se communiquent d’une manière salutaire, souvent, que sous le voile de l’ironie.

Je retrouve dans votre œuvre de conteur les traces de ce que fut sur vous l’influence de Hoffmann : vos nouvelles de l’Homme invisible, de la Ligne droite, de la Maison du Docteur Clifton participent de cette atmosphère nocturne, inquiétante qui nous attire dans Le Chat Mur et dans les Elixirs du Diable. Vos Orgues de Saint-Sauveur ne seraient pas indignes de ses Nouvelles Musicales, et je remarque en vous un autre trait, encore, vous apparentant à ces Romantiques allemands qui sont toujours comme le héros du grand romancier danois Jens Peter Jacobsen, Niels Lyhne, « entre la vie et le rêve », l’intérêt que vous portez à vos rêves et le soin que vous prenez à noter ceux dont vous gardez le souvenir. Ceux de vos songes qui figurent dans le volume des Orgues de Saint-Sauveur fournissent au lecteur de très beaux et très caractéristiques exemples de la meilleure littérature onirique et, ajoutons-le, de curieux documents sur quelques aspects de votre personnalité, sur cette vie profonde et foisonnante de l’inconscient et du subconscient à travers laquelle les travaux de Freud et de Jung ont éclairé le chemin de l’analyste.

Il existe peu d’hommes qui sachent faire au rêve, dans leur vie, la place qui lui revient et qu’on ne doit pas lui refuser sans, pour cela, devenir inapte à la vie. L’harmonisation de la vie et du rêve, l’art de vivre ses rêves et, dans une certaine mesure, de rêver sa vie, l’aptitude à pénétrer, par cette porte d’or du sommeil, dans un univers qui, si absurde qu’il nous paraisse généralement, est chargé pour nous de la révélation des suprêmes réalités que nous ne pouvons atteindre que dans le rêve et par le rêve, voici de rares et précieux privilèges dont les détenteurs ne sont pas nombreux, surtout dans un pays qui se veut exclusivement voué à la mesure et à la raison.

Vous avez eu, toutefois, la sagesse de conserver cet équilibre français dont on dit aussi qu’il est un héritage des Latins, et de ne pas basculer dans les excès du Romantisme qui impliqueraient la démission de la raison, l’abdication des contrôles de l’intellect entre les mains des puissances nocturnes qui nous tirent vers des rivages inconnus. Votre adhésion au Romantisme, qu’il soit poétique ou musical, a exigé que votre personnalité ne soit ni attaquée ni entamée. Vous avez entendu de loin l’appel des ténèbres ; les splendeurs de la nuit, célébrées par Novalis, ne vous ont pas fait dédaigner les mérites de la clarté, et vous avez su utiliser cette autre arme des Romantiques, l’ironie, dans deux longues nouvelles, Le Veau d’Or, la Femme Nue, qui sont de purs contes philosophiques, dont la matière et le ton vous désignent incontestablement comme appartenant au pays de Voltaire et descendant directement de celui-ci.

Vos origines, fortement enracinées dans la terre, et dans cette terre de la Montagne Noire, si grave, si authentique, expliquent que le Romantisme n’ait pas eu sur vous plus de prise que vous n’en avez consenti à lui permettre. Attentif aux réalités du monde concret, imprégné des contours et des couleurs d’un paysage sévère, moins exposé qu’un autre aux métamorphoses et aux jeux de la lumière, vous avez acquis une conception du réel que ne pouvait plus mettre en danger l’obscurité de la forêt allemande, si loin que vous eussiez été tenté de vous y enfoncer. Les Dominicains de Sorèze, dont vous fûtes l’élève, développèrent en vous cette tendance à une sagesse de la vie à la fois réfléchie et active, propre à cet Ordre, auquel je suis, moi aussi fidèlement attaché, et je crois que nous pourrions, Monsieur, échanger nos souvenirs de collège, quoique votre collège à vous eût été au cœur de la Montagne Noire, et le mien sur les bords du lac Léman.

J’ai appris aussi, par votre récit autobiographique du Bout du Monde, que vous avez été artilleur pendant la première guerre mondiale : un lien de plus entre nous, même si nous n’avons pas combattu sur le même front et si vos batteries demeuraient en France, alors que mes batteries de montagne m’emmenaient en Turquie.

Cette fraternité d’artilleurs, qui nous unit, notre appartenance à cette large et diffuse association des anciens élèves des Dominicains, une communauté de goûts étendue à de nombreux sujets et, plus que tout peut-être, notre culte pour la « religion de la musique » comme on l’écrivait avec un peu d’affectation environ 1900, ajoutent au plaisir que j’ai aujourd’hui à vous accueillir dans notre Compagnie. Et j’ai autant d’agrément à vous souhaiter la bienvenue ici que j’en aurais eu à vous rencontrer dans quelque taverne souterraine de Berlin, obscurcie par la fumée des longues pipes, où Hoffmann traitait autour d’un bol de punch couronné de ces flammes bleues dans lesquelles il voyait danser les salamandres, son marchand de vin-éditeur, le comédien Devrient, et invisibles dans la demi-clarté fuligineuse des lampes, le diabolique marchand de lunettes et le génial et bizarre kapellmeister Johannes Kreisler.

Grâce à Hoffmann, et aussi à Jean-Paul, moins célèbre en France que l’auteur des Contes fantastiques mais unique en son génie poétique, en sa fantaisie capricieuse, et jusque dans sa façon d’entrelacer l’état de rêve et l’état de veille jusqu’à les rendre inextricables, unique dans ses singularités, dans ses illuminations, et même dans les digressions bavardes de ses romans qui déconcertent le lecteur français, grâce à ces deux pôles d’un certain aspect du Romantisme allemand, le jeune normalien que vous fûtes, l’élève d’une Sorbonne sage jusque dans les audaces de sa pensée et indéfectible dans le culte qu’elle porte au primat de la raison, a découvert le chemin royal du Romantisme européen, et s’est mis en route vers l’Europe centrale où vous attiraient vos goûts musicaux, d’autres paysages que ceux que la France vous avait montrés, un certain goût de l’aventure et des aventures que vous alliez y vivre, pendant les années qui séparent votre sortie de l’École, et, comptant très largement, votre entrée dans la vie publique où vous avez occupé, à plusieurs reprises, de hautes fonctions gouvernementales.

Ce n’est pas dans le livre où, pour faciliter la tâche à vos biographes futurs, vous avez raconté, de façon si vive, si pittoresque, si tendre aussi et si touchante vos souvenirs d’enfance et d’adolescence, que j’ai découvert votre amour pour l’Europe centrale, puisque, aux dernières pages de cette confession que vous intitulez Le Bout du Monde en souvenir d’un point de vue, d’un but de promenade que vous aimiez quand vous étiez enfant, nous nous séparons de vous au moment où vous montez dans un wagon de l’Orient-Express pour atteindre les capitales prodigieuses dont les livres vous avaient déjà enseigné à déchiffrer l’âme et même le plan : Vienne, Prague, Budapest.

Ce que Vienne fut pour vous, à cette période de votre vie où notre sensibilité est si malléable, si ouverte à toutes les sensations et à toutes les impressions, ce que Vienne fut constamment pour vous, un livre de vous nous l’apprend, livre séduisant qui rend bien compte de la séduction exercée par la plus douce et la plus tendre des villes. Vous y avez rencontré les ombres enlacées de Germaine de Staël et du beau Maurice O’Donnell, mais ce que vous cherchiez avec plus d’empressement, c’était la trace de feu laissée sur les pavés de la vieille ville par les pas de Beethoven et sur les routes des villages proches, c’était l’écho d’un lied de Schubert fredonné dans une guinguette de Grinzing, ce grand, profond et souvent si tragique Schubert dont certains croient qu’il incarna ce que l’on appelle la légèreté viennoise, et qui, s’il domina le drame et refusa de s’en laisser submerger, connut les plus hautes des joies et les plus mortelles douleurs, mais eut le privilège de les transformer en les plus beaux des chants.

Qu’il y consente ou qu’il s’y dérobe, qu’il s’exhibe ou qu’il se cache, l’homme qui est au centre même de l’écrivain se révèle dans ses livres et par les livres. Les vôtres, qui nous permettraient de vous connaître si bien, même si nous n’avions pas eu l’heureux privilège, depuis longtemps, de vous rencontrer, répondent aux aspects multiples et changeants de votre talent. Nous avons aperçu au passage vos nouvelles musicales qui vous montrent mélomane savant. Vos contes philosophiques gardent l’empreinte d’une tournure d’esprit qui vous est naturelle et que votre formation universitaire a renforcée. Les écrivains que vous présentiez, nous l’avons vu, vous démasquaient en attestant les affinités qui vous unissaient à eux. Mais, dans vos romans, ce sont des profondeurs plus secrètes que nous allons atteindre, des régions moins évidentes.

La curiosité aiguë que vous avez du monde visible et la complaisance avec laquelle il vous arrive, quoique vous soyez homme de mesure et de raison, de répondre aux appels de l’invisible, l’intérêt qu’éveille en vous, quand vous vous trouvez en présence de « l’autre », la psychologie cachée de l’individu, l’ironie, souriante ou mordante, et toujours désabusée que vous opposez au flux des événements, le contrôle strict des passions et des idées que vous vous imposez..., tout cela concerte et s’harmonise heureusement pour former le plus avantageux équilibre de l’affectif et de l’intellectuel. Je n’aurai garde d’omettre un trait essentiel de votre personnalité, qui informe et colore peut-être tous les autres : la ferveur que vous portez à la musique, la tentation que vous éprouvez quelquefois de vous abandonner à elle sans réserve, réduisant au silence l’ironie, préférant l’incantation à la réflexion et au raisonnement.

Dans vos livres, Monsieur, on constate les éléments antagonistes d’une nature qui n’a accepté de renoncer aucune de ses richesses, celles-ci seraient-elles même contradictoires et antagonistes : l’attitude critique, qui réclame objectivité et distance, et le besoin intime de la communion, qui se veut absolue, sans barrière, et aspirerait à être aveugle, si jamais vous pouviez vous abstraire de votre lucidité ; la fermeté de vos origines enfoncées dans l’humus terrien et la roche de la montagne acceptant, de bon gré ou à contrecœur qui le dira ? la séduction très tôt exercée sur vous par le multiforme, le changeant, le goût des intimes mystères de l’âme ; le sol ferme de l’héritage classique et le mouvant de la musique romantique. Et dans ce Romantisme même, vous choisissez et vous retenez ce qui, par sa nature, vous ressemble. Parce que vous avez, très tôt, été adopté par Vienne, vous en avez gardé cette tournure d’esprit qui vous rapproche de Schubert et de Mozart plus que de Brahms, et l’on vous rencontre plus souvent dans le Ring ou sous les ombrages du Prater, que parmi les délicats brouillards de la Lande de Lüneburg, les dunes mélancoliques et les sauvages falaises de la Baltique qui ont modelé de la même manière la vision picturale de Caspar David Friedrich, le réalisme fantastique de Theodor Storm et l’âpre sentiment de solitude du compositeur des Maguelone-Romanzen.

Parce que vous êtes un classique-né et un romantique d’aspiration, la musique vous éloigne des abîmes au lieu de vous y précipiter, et même de vous en rapprocher. Ainsi vous êtes-vous préservé des orages destructeurs et de la tentation de l’anéantissement du moi dans ce qui est, ou peut être, le sur-moi ou la négation du moi. Quant à votre position à l’égard du fantastique, elle est commandée par les mêmes impératifs que vos relations avec la musique : un puissant attrait, retenu et freiné au moment où il risquerait d’« aller trop loin » et d’être destructeur, une répugnance à se jeter les yeux fermés dans le gouffre dont la proximité même est une tentation.

Le fantastique qui exerce sur vous un vif appel, ne débouche pas dans les provinces du surnaturel, de l’indicible, où l’on coudoie, en même temps que votre Hoffmann, Tieck, Eichendorff, Achim von Arnim, ce Contessa presque inconnu que je tiens pour l’égal de Hoffmann, et l’anonyme auteur de ces Veilles Nocturnes de Bonaventure, qui piqua d’émulation notre Aloysius Bertrand de Gaspard de la Nuit. Vous restez en deçà de la frontière de l’autre côté de laquelle nous attendent les mystères, les spectres, les miroirs équivoques, les labyrinthes enroulés sur eux-mêmes comme des serpents, et les démons masqués. Connaissant bien ces provinces et ne pouvant manquer d’être attiré, sinon aspiré, par elles, vous n’avez accepté de ces sortilèges que ce que vous en pouviez dominer et vous avez repoussé ce qui contenait un danger imminent.

Vous avez prouvé votre force, et aussi votre sagesse, conformément à la grande loi de l’équilibre des contraires, en opposant à l’empire du fantastique, si fascinant mais chargé, aussi, d’autant de périls que de séduisants prodiges, le refus du choix d’Empédocle, refus qui avait été aussi l’attitude de Goethe en face des poussées du Romantisme dévoré à l’intérieur de lui-même par l’attraction du volcan et l’ivresse de s’y détruire : une attitude attentive, plus encline à la sympathie chez vous que chez Goethe, les périls du Romantisme s’étant émoussés avec le temps, surveillée par la volonté de rester, comme on disait naguère, sur son quant-à-soi. Je vois en vous l’évidence d’une robuste sagesse dans cette décision, impulsive ou raisonnée, de commander à votre gré vos rapports avec le Romantisme, d’en intégrer ce qui ne pouvait pas être pour vous une menace, et de tenir à distance les beaux ensorcellements auxquels on est incapable de résister. Vos héros eux non plus, ne se laissent anéantir dans les pièges exquis des sentiments et des sens auxquels vous les exposez dans vos romans où se font contrepoids l’objectif et le subjectif, l’inventé et l’éprouvé, les paysages extérieurs et le paysage intime que l’on porte au-dedans de soi-même et qui s’applique en transparence, en surimpression sur la nature que nous regardons.

Le plaisir que vous éprouvez à scruter la vie la plus intérieure et les puissances d’inconnu qu’elle recèle, ne vous a jamais enfermé dans le cercle magique d’une introspection dont vous auriez couru le risque de rester le prisonnier. Vous avez donné à l’examen du monde qui vous entoure, le meilleur de cette chaude sympathie avec laquelle — nous l’avons lu dans votre début d’autobiographie du Bout du Monde —, vous avez étudié et décrit les êtres et les choses qui furent associés à votre vie. Cette faculté de participation à l’objectivité de l’univers environnant, qu’il soit étranger ou familier, constitue une des qualités majeures du romancier ; dès votre premier roman, Châteaux en Bavière, vous avez très largement embrassé du regard tout ce qui s’offrait à votre jeune et ardente curiosité de Normalien précipité dans l’Orient-Express vers les capitales de vos rêves qui allaient vous combler pour de longues années, d’agréables, d’exquises réalités : les paysages, les villes, la musique, les œuvres d’art, les femmes.

Les frais enthousiasmes et les impatiences du jeune homme, encore presque un adolescent, qui voit s’ouvrir toutes grandes et s’étendant jusqu’à l’infini, aussi loin que peuvent porter l’attente et l’espoir..., — les routes royales du devenir, transformèrent vos premiers contacts avec des villes anciennes, patinées par le plus riche passé et revêtues des couches superposées des plus nobles civilisations, en un véritable mariage d’amour.

Dans la manière que vous avez de regarder un paysage, une ville, un être, dans cette curiosité de l’esprit, du cœur et des sens qui vous pousse à vous approcher d’eux, à les goûter et à les savourer, dans cette gourmandise même où s’unissent jouissance et connaissance, chacune informant l’autre et la complétant, on retrouve les dispositions naturelles du voyageur-né, et cette faculté, qui n’est pas prodiguée à tous, que je crois même assez rare et que j’estime d’autant plus pour cela, la faculté de se métamorphoser en l’« autre », de devenir l’« autre ». Ce don de la participation, qui fait le romancier et qui garantit les plaisirs du gourmet de l’étranger, vos ouvrages d’imagination — comme on dit — nous assurent que vous la possédez et nous renseignent sur les joies que vous en avez tirées. Les héros de vos romans ne dissocient pas les villes et les femmes, car ils savent que l’harmonie entre une femme et un paysage, par cette collaboration de l’affectif, du sensoriel et de l’intellectuel qu’elle favorise, nous amène plus sûrement au cœur des choses.

Parce que les villes nous apparaissent vides, si belles et si intéressantes soient-elles, quand aucune figure de femme ne leur ajoute la suprême signification qu’elles sont capables d’avoir pour nous, le héros de vos Châteaux en Bavière promène dans les rues de Nuremberg, de Munich, de Bamberg où votre Hoffmann, ne l’oublions pas, fut chef d’orchestre et où il occupa, à l’Hôtel de la Rose, la chambre communiquant par un couloir secret avec la loge des étrangers qu’il décrit dans son Don Giovanni[1], de ravissantes compagnes dont le charme s’incorpore à la beauté des lieux et la rehausse. Ainsi l’Elsa de Munich prête-t-elle à votre Bavière, à ses châteaux, à ses petites villes médiévales et à la bonhomie de ses villages, à ses églises baroques où il fait si bon écouter une messe de Mozart ou de Haydn, cette présence qui aide à connaître et à comprendre un pays étranger.

Budapest, non plus, n’aurait pas été ce qu’il fut pour le héros de votre second roman, Ethelka, si cette dramatique histoire n’était dominée par la figure de la danseuse dont le nom donne son titre au livre. Des problèmes nouveaux, cependant, se posent ici : votre personnage se trouve entraîné dans les bouleversements qui transforment la physionomie géographique et sociale de la Hongrie après la première Guerre Mondiale. Alors que vos Châteaux en Bavière nous transportaient dans une Allemagne presque intemporelle, qui pourrait être encore celle de Louis II, la Hongrie de Ethelka nous jette en pleine actualité, ce qui était l’actualité de ce temps-là, nous confronte avec les cicatrices de la guerre civile et de la guerre tout court.

Ce roman prend alors pour votre lecteur, qui entend avoir une connaissance exacte et totale de votre personnalité, une double signification. C’est un roman romanesque, mais aussi un roman politique, et, en raison même de ses arrière-plans d’intrigues, de complots et de combats, un roman historique. Nous y apercevons une acuité plus intense dans l’analyse psychologique, une conscience plus profonde du tragique attaché à toutes les passions humaines, un intérêt accru à l’égard des événements politiques qui agitent cette Europe centrale, et à travers lesquels elle cherche sa forme, elle interroge les lignes de forces de sa destinée.

Nous voyons poindre, dans ce livre, la curiosité des problèmes internationaux et ce vigoureux intérêt pour la politique qui, peu après la publication de ce roman, va vous pousser vers la vie publique. Vous l’aborderez avec cette connaissance plus complète de vous-même et du monde que vous aviez acquise en écrivant ces deux romans, auxquels il me paraît légitime, alors, d’appliquer ce qualificatif de « romans d’expérience » ou « romans de formation », employé en Allemagne pour désigner les livres dans lesquels se prépare et s’achève un destin et un caractère : les Illusions Perdues, Wilhelm Meister, Martin Chuzzlewit, Anton Reisner, L’Éducation sentimentale.

Le plaisir que j’ai à lire vos romans me fait regretter, Monsieur que vous n’en ayez pas écrit davantage, mais votre vie fut si heureusement remplie et occupée par de nombreuses activités qu’il n’y restait peut-être plus de place pour les ouvrages d’imagination. Et puis vous êtes, très tôt et très précocement, consacré à la vie publique du pays : parlementaire, ministre, les hautes affaires de l’État vous ont été confiées, qui ont effacé et restitué à la pâleur des ombres, les figures d’Elsa et d’Ethelka. Mais l’expérience que vous aviez acquise de l’étranger, dans vos fonctions qui vous faisaient toucher d’une part à la diplomatie, de l’autre à l’Université, des grands problèmes de la vie internationale, du devenir angoissant de l’Europe, vous a aidé dans votre carrière d’homme d’État, qui fut féconde. Vous aviez nourri par vos voyages et vos séjours à l’étranger, d’un élément plus direct, plus humain, ce qui risque de rester un peu livresque dans une formation strictement universitaire.

Et pourtant comme vous demeurez attaché aux livres, avec quelle attention, avec quel scrupule de justice et de sympathie vous les lisez ! Cette sage discrimination du critique, faite en parts égales de culture et de goût, et, plus encore peut-être, cet amour du livre que n’a pas éteint chez vous l’abondance des publications nouvelles qui harcèlent le lecteur, vous font chercher et retenir ces volumes qui, emportés dans le torrent de la production actuelle, possèdent assez de puissance d’être pour conserver la certitude de durer.

J’aurais voulu, Monsieur, faire plus large part à votre biographie dans les paroles de bienvenue que je vous adresse au nom de l’Académie, mais le temps mesuré, aux éloges académiques comme à toutes les actions humaines, me prive du plaisir de vous accompagner d’étape en étape, de succès en succès. Mais ceux qui nous écoutent aujourd’hui et ceux qui nous liront demain, savent que vos promenades « au Bout du monde » se sont interrompues, à notre grand regret, à cette césure de la vingtième année, et ils attendent encore le volume dans lequel vous raconterez tout ce que vous fîtes et tout ce qui vous advint entre le moment où, du quai de la gare où nous vous avions accompagné pour votre premier grand voyage, et d’où nous avions vu partir le train qui vous emportait vers votre destin, et le jour où nous vous avons accueilli dans notre Compagnie, comme successeur de notre admirable et admiré confrère, le comte Robert d’Harcourt. Le portrait que vous venez de tracer de lui, et l’émotion qu’il a éveillée chez tous ceux qui vous écoutaient, prouvent que nous ne nous sommes pas trompés dans le choix que nous avons fait de son successeur. Le souvenir que nous gardons de ce gentilhomme de haute distinction, de ce parfait écrivain, sobre et savant, de l’ami, aussi, plein de bonté, d’exquise délicatesse et de charme, nous rendait difficiles et exigeants dans ce choix.

Vous avez cité tout à l’heure, au début de votre remerciement, la Flûte Enchantée. Permettez-moi de revenir à Mozart, moi aussi, et de remémorer seulement cet instant où Tamino se présente devant le Grand Prêtre d’Isis et d’Osiris, et, où, se préparant à traverser les épreuves de l’initiation, il pénètre entre les fantastiques palmiers, pareils à des colonnes, de ce bosquet sacré où se célèbrent les grands mystères. Le Premier Orateur qui l’introduit dans le temple, annonce : c’est un prince. À quoi Sarastro répond : Bien davantage, c’est un homme.

Cette phrase prononcée par le Grand Prêtre, qui nous remet inévitablement en mémoire les mots de Napoléon le jour où il donna audience à Goethe, et cette supériorité même que marque nettement Sarastro de l’« homme » sur le « prince » je n’en développerai pas les échos sociaux et politiques dans ce XVIIIe siècle qui se préparait à la révolution, et, du même cœur, la souhaitait et la redoutait ; je me contenterai de l’appliquer à notre confrère dont vous venez de si bien parler. Nous savons, et vous nous l’avez rappelé en retraçant ses origines, quel « prince » était, par l’ancienneté de sa famille, Robert d’Harcourt ; mais tous ceux qui ont eu le privilège de le bien connaître, savent quel « homme » il fut, et de quelle exceptionnelle grandeur, dans tous les domaines de l’esprit et du cœur, quel suprême exemple de noblesse et de dignité humaine il donna dans les heures les plus tragiques de sa vie, avec quelle patience et quelle résignation authentiquement chrétiennes, il fit face aux coups du malheur qui ne lui furent pas épargnés.

Si large que fût son intelligence capable d’embrasser les plus vastes domaines de la pensée et l’éclectisme de sa sympathie qui lui rendirent familiers, et même fraternels, les représentants éminents du génie allemand, l’intimité, dans laquelle il vécut, de Schiller et de Goethe, et cet attachement intellectuel qu’il portait à l’Allemagne poétique et philosophique, le jour malheureux où cette Allemagne se détourna des traditions de ceux qui avaient été ses maîtres et ses guides, Robert d’Harcourt s’éloigna, matériellement et moralement parlant, d’un pays qui pouvait se renier lui-même.

Avec quelle simplicité, sans effet, sans éclat, le germaniste savant et passionné nous fit comprendre que l’Allemagne qu’il aimait, ce n’était pas celle qui prétendait construire sur l’injustice, la violence, la brutalité, ces édifices qui ne peuvent être qu’éphémères quand ce ne sont pas la main et le cœur de l’homme, au sens le plus noble et le plus fort du mot, le sens que lui donnait Sarastro, qui en ont établi les fondations.

Vous avez si bien célébré en Robert d’Harcourt, l’homme, l’érudit et l’écrivain que vous m’auriez laissé peu de choses à dire sur lui, si la louange de la noblesse d’âme et du plus haut exemple de haute humanité, ne devait et ne pouvait être inépuisable. La vie de Robert d’Harcourt dont vous nous rappeliez les heures majeures, présente à notre attention et à notre estime une valeur d’exemple qui ne sera jamais méconnue aussi longtemps que notre société restera obéissante à la grande voix de la réalisation totale dans l’inébranlable fidélité à l’honneur, dans l’achèvement des plus exigeantes réclamations d’un caractère incapable de compromission ou de faiblesse, avec le sens inné de la dignité humaine et la route droite du devoir que l’on a envers soi-même et envers les autres.

Une grande mémoire brille d’une haute flamme. La mission de l’Académie est de maintenir une telle flamme immortelle, dans la pure lumière du souvenir, dans la transmission de l’honneur et des devoirs des morts aux vivants. C’est en ce sens que notre Compagnie, dont on dit qu’elle concède l’immortalité, la donne réellement. L’ombre de votre prédécesseur, qui fut des nôtres et pour cette raison même ne cessera jamais de l’être, est parmi nous pour vous souhaiter, en même temps que nous, la bienvenue.

 

[1] La chambre 29, si je me rappelle bien, qui existe encore, qui existait encore du moins avant la dernière guerre qui a détruit tant de choses, et qui se reconstruit autour de nous, avec une promptitude et une exactitude magiques, dès que nous entrons dans cette merveilleuse histoire...