Discours prononcé à l’occasion de la mort de Georges Duhamel

Le 21 avril 1966

Marcel BRION

DISCOURS PRONONCÉ PAR

M. MARCEL BRION
Directeur de l’Académie

à l’occasion de la mort de

GEORGES DUHAMEL[1]

dans la séance du 21 avril 1966

 

Une œuvre toute de sensibilité et de profondeur, d’équilibre et d’enthousiasme, d’audace et de raison, d’équilibre et de foi, de foi en l’homme, en la dignité de l’homme, en la noblesse de l’homme, en toutes les vertus de l’homme, qu’il a sans cesse exaltées et qu’il a toujours voulu préserver ; le souvenir d’un homme au cœur droit, à l’esprit lucide, à l’intelligence hardie et prudente en même temps ; le souvenir d’un homme bon, généreux, qui savait donner sa confiance et recevoir la confiance de l’autre, candide presque à ses heures et malicieux aussi à ses heures ; voilà ce que nous garderons de Georges Duhamel, voilà ce que nous continuerons d’aimer, maintenant qu’il nous a quittés dans sa vie et dans ses livres : un grand exemple d’humanité.

Cette humanité, je crois que ce fut la guerre, la première guerre mondiale qu’il fit avec un courage calme, silencieux et sans réserve, qui la révéla à elle-même. Auparavant, il y avait eu — et ils furent grands, eux aussi — le poète et le médecin. Le poète, il n’a jamais cessé de l’être, et je peux dire qu’il vécut en poésie plus encore qu’il n’écrivit de poésie, et que si la poésie déborde même de son œuvre de prosateur, ce fut parce qu’il sut en emplir sa vie et dégager de tout ce qui l’entourait, des êtres et des choses, le lyrisme pudique et ardent qu’ils lui communiquaient.

Quant au médecin, quoiqu’il eût cessé assez tôt d’exercer, il resta toujours préoccupé des problèmes de la science médicale, de ses progrès et, plus encore, de tout ce qu’elle nous enseigne pour une plus large et plus sûre connaissance de l’homme, de son corps et de son âme qui sont si étroitement liés l’un à l’autre. Je crois que si la guerre l’a révélé à lui-même, ce fut parce que cette formule nouvelle de la guerre dans laquelle la totalité des États était engagée, avec toutes leurs forces matérielles et toutes leurs idéologies, lui apparut monstrueuse.

Monstrueuse, et inhumaine, par tout ce qu’elle entraînait de souffrance pour l’individu et pour la collectivité, et plus encore peut-être que pour la douleur et la mort qu’elle répandait avec une folle prodigalité, la contamination des esprits et des consciences, la haine qu’elle semait et qu’elle attisait entre les peuples, et d’un homme à l’autre, avec une criminelle profusion. Il était trop clairvoyant pour ne pas discerner les menaces qui s’amassent dans les guerres, et, davantage peut-être, qui sait, dans les paix qui suivent les guerres achevées, et qui préparent aveuglément les guerres à naître.

L’unanime approbation qui accueillit ses livres issus de ses expériences de guerre, des réflexions que fit, pendant la guerre, cet homme qu’inspirait une haute conscience, que réchauffait un indestructible espoir : Civilisation, Vie des Martyrs, La Possession du Monde, les échos qu’ils suscitèrent dans tous les cœurs et dans tous les esprits, prouvent combien il avait touché juste, cet écrivain nouveau qui se destinait à être, toute sa vie durant le champion de l’humanité.

Georges Duhamel avait deviné le péril qui pèse sur le présent, et plus encore sur l’avenir de cette humanité qu’il voulait protéger contre les dangers qui l’assaillent de l’extérieur, et plus encore, contre ses propres folies, dont nous avons vu tant de tragiques exemples, Messieurs, depuis un demi-siècle. Il avait pressenti la montée des États tentaculaires, des tyrannies collectives qui tendent à asservir l’individu, à le broyer et à le détruire. Il fut un des premiers, et des plus éloquents, à dénoncer la pression du machinisme qui, sous prétexte de progrès matériel, aboutit en définitive à la mécanisation de l’homme, à la dégradation spirituelle qui fait de lui le serviteur, et fera bientôt l’esclave, des machines qu’il a créées ; puisque, Goethe l’avait déjà dit, on devient toujours les esclaves des êtres que l’on a créés.

Il lutta contre cette mécanisation en demeurant le parfait humaniste que nous avons connu et que nous admirons. Je sais bien que cette belle et probablement chimérique tentative de phalanstère ne dura que quatre ans, dans cette Abbaye de Créteil, qu’il anima auprès de Jules Romains, de Charles Vildrac, de Robert Arcos, d’Albert Gleizes, en ce début de siècle où l’on croyait que les conflits sociaux pourraient être résolus à force de bonne volonté, d’amour, de confiance, de renoncement à l’orgueil et à l’égoïsme. Chimérique cette tentative, ingénu cet espoir, mais il était bien dans le caractère du jeune Georges Duhamel, et il est resté solidement ancré dans tous les écrits et dans tous les actes de cet homme qui n’a jamais renié les idéaux de la jeunesse, qui n’a jamais consenti à reconnaître qu’ils l’eussent déçu, et qui conservait dans son regard, dans sa voix, dans son écriture, cette flamme de jeunesse qui lui attirait toutes les adhésions.

Je sortais à peine de l’adolescence, et je ne connaissais pas encore leur auteur, quand j’ai rencontré ces grands livres qui me bouleversèrent et m’éclairèrent sur moi-même, sur le monde : les grands livres issus de la guerre, qui exprimaient la guerre et qui la contredisaient en même temps, puisqu’ils nous apportaient ce message d’amour et de confiance. Et je me rappelle surtout une page de La Possession du Monde qui m’atteignit au plus essentiel de moi-même.

Vous vous en souvenez, Messieurs, il y est question d’un homme parvenu à ce point de détresse au-delà duquel on ne peut plus que désespérer. Et voilà qu’une charrette passe sur la route, une modeste et pauvre charrette, attelée d’un cheval, comme on voyait alors sur les routes, et cette charrette est recouverte d’une bâche verte. Et voilà qu’en regardant cette bâche couleur de printemps, couleur de joie, couleur d’espérance, l’homme se reprend à aimer la vie, à vouloir vivre.

Ce serait synthétiser et résumer arbitrairement le message apporté par Georges Duhamel que dire qu’il tient tout entier dans cette bâche verte : pardonnez-moi cette image et ce souvenir. Il y a dans les livres de tous les écrivains auxquels nous restons attachés par notre admiration, notre affection et notre reconnaissance, quelques pages qui furent comparables à des phares sur la mer pleine de hasards, et dangereuse, de notre vie. Si j’ai cité celle-ci, alors que des dizaines et des centaines d’autres me viendraient à la mémoire, ce n’est pas seulement en raison de la signification et de l’importance qu’elle eut pour moi, mais surtout parce que j’y trouve concentré ce message d’optimisme, qui fut si précieux aux hommes de ma génération dont l’adolescence avait été, éblouie et fascinée par l’œuvre de Gide. Non pour opposer l’un à l’autre deux écrivains du plus haut talent, et si différents l’un de l’autre, mais pour rappeler combien cet optimisme, de tout temps, de toute génération, peut et doit encore rester une leçon et un exemple pour les jeunes gens d’aujourd’hui, qui, plus que leurs prédécesseurs je le crains, ont besoin de rencontrer ce signe lumineux de la confiance et de l’espoir.

N’exagérons pas et ne généralisons pas cet optimisme : Georges Duhamel s’est penché sur tous les abîmes troubles de la conscience, et le cycle de Salavin en est la preuve éclatante. Mais il ne connut pas la délectation des abîmes, des inquiétudes qui s’y forment, des angoisses qui en surgissent. Ce côté trouble ne fut certes pas absent chez lui, pas plus que chez aucun autre écrivain, si absolument voué qu’il fût à la lumière et à la clarté, mais ce fut le grand honneur de Georges Duhamel que de l’avoir surmonté.

Surmonté d’abord par l’efficace de sa généreuse humanité, par cette dominante de son caractère et de son œuvre que j’appellerai la générosité du cœur et la générosité de l’esprit. Par tout ce qu’il demanda de joie et d’illumination à la musique, aussi. On nous a raconté qu’à vingt ans il s’en allait sur les routes d’Allemagne, le sac sur le dos, une chanson aux lèvres, pareil à quelques-uns de ces personnages du Jean-Christophe de Romain Rolland, auxquels il ressemble par tant de traits de sa personnalité et de son caractère. Toute sa vie baigna dans la musique, elle le transporta jusqu’aux cimes auxquelles n’atteint pas l’homme qui est sans musique, et je suis sûr que la flûte dont il jouait avec talent fut toujours pour lui une « flûte enchantée ».

Et parce que c’est être plus humain que de rajeunir et de vivifier son humanité au contact de la nature, vous savez, Messieurs, combien il aima les plantes et fleurs de son jardin, et que son idéal secret, ou avoué, était que la terre entière pût être pour tous les hommes un immense jardin. Permettez-moi, Messieurs, d’achever ce modeste hommage par un souhait : le souhait que Georges Duhamel lorsqu’il nous a quittés, a été emmené par une charrette à bâche verte jusqu’à ces jardins du Paradis, promis et ouverts à tous les hommes qui n’ont pas désespéré de l’homme.

 

[1] Mort le 12 avril 1966, à Valmondois.