Réponse au discours de réception de Michel Droit

Le 26 mars 1981

Thierry MAULNIER

Monsieur,

     Il y a deux mois, sous cette coupole, le protocole traditionnel de nos réceptions était bouleversé par le seul mot « Madame » qui y était prononcé pour la première fois afin d’y accueillir un élu féminin ou une élue féminine. Nous avons tous, ceux d’entre nous que cette nouveauté ravissait et ceux qu’elle inquiétait quelque peu, refusé d’admettre qu’il pût s’agir là d’une victoire historique dans la guerre des sexes, encore moins d’une démission du nôtre. Que ceux qui nous voyaient déjà assiégés, submergés par une armée de suffragettes impétueuses se rassurent. Il y a encore place à l’Académie pour des individus du sexe mâle et vous en êtes la preuve.

     Reconnaissons pourtant qu’avec la complicité du hasard, la proximité dans le temps de la réception à laquelle je fais allusion et de la vôtre, crée un effet de contraste. Car vous prenez place parmi nous, premier élu après Marguerite Yourcenar, et il était difficile pour les machistes les plus exigeants, s’il s’en trouvait dans notre Compagnie, de porter leur choix sur un candidat plus masculin que vous ne l’êtes. Le grand publie le sait, puisque les écrans de la télévision ont mis sous les yeux de millions de Français votre visage et votre stature au cours des entretiens célèbres que vous avez eus avec un interlocuteur particulièrement imposant. Les traits d’aucun de vos prédécesseurs. fussent-ils au nombre de nos écrivains les plus illustres, n’ont été, dès avant le jour de leur entrée chez nous, aussi bien connus que ne le sont les vôtres, par la grâce du choix du Général de Gaulle et des prestiges de l’audiovisuel. Et ils vous font aussi différent qu’il est possible de l’insolite silhouette vêtue de noir et de blanc qui vous a précédé. Ces traits, nous en sommes tous les témoins, vous apparenteraient plutôt aux colosses militaires, à ces grenadiers des guerres napoléoniennes qu’on surmontait, pour les rendre plus terrifiants, de shakos et de plumets de soixante-dix centimètres, à ces « hauts tambours majors aux panaches énormes », que notre confrère Victor Hugo couchait comme des épis mûrs sur le champ de bataille de Waterloo. Grâces en soient rendues à la Providence et aux hasards de la guerre, vous ne vous êtes couché comme un épi mûr sur aucun des champs de bataille de notre temps, encore qu’il s’en soit fallu de peu, du côté d’Ulm, si je ne me trompe, où vous étiez en excursion en 1945 avec l’armée du Général de Lattre de Tassigny. L’Académie n’est pas, en tant que corps constitué, antimilitariste. Elle accueille même volontiers dans ses rangs – si j’ose dire – des militaires, tout au moins lorsqu’ils sont parvenus au maréchalat. Elle ne pouvait donc être tout à fait insensible à ce qu’il y a de rigueur et peut-être de rudesse guerrière dans votre allure et dans les valeurs que vous défendez. Après tout, les soldats géants qui, voici vingt-cinq siècles, assuraient dans l’Empire Perse, qui n’était pas encore l’Iran d’aujourd’hui, la garde des Princes Achéménides, étaient appelés eux aussi les immortels.

     Bien des éléments assemblés ou rapprochés par le hasard devaient vous préparer un destin tout autre que celui d’un écrivain de tour d’ivoire : celui d’un spectateur et d’un acteur, ou d’un spectateur actif sur le théâtre tumultueux de ce siècle, à commencer par ces données premières de toute biographie, la date et le lieu de votre naissance, 1923, c’est-à-dire le temps où notre nation était déjà en train, sans le savoir, de dilapider les fruits de la plus glorieuse et de la plus coûteuse des guerres, d’une guerre qu’elle avait déjà, par présomption et futilité, commencé de perdre cinq ans après l’avoir gagnée. Mil neuf cent vingt-trois, à Vincennes. Vous naquîtes, Monsieur, avec l’histoire sous vos yeux d’enfant. Les fenêtres de l’appartement de vos parents s’ouvraient sur le château où le plus saint de nos rois rendait la justice et où mourut le Duc d’Enghien. Vous avez pu nourrir, dans vos premières années, le sentiment que l’histoire de votre pays et sa légende s’étaient faites sous votre regard dans les murs et autour des murs de ce palais-forteresse qu’en raison de sa rudesse martiale, vous avez longtemps préféré à Versailles.

     Les fastes militaires continuaient d’ailleurs pour vous. Vincennes était ville de garnison, pleine de dragons et d’artilleurs, grondante du piétinement des chevaux et du roulement des 75, éclatante de fanfares. Le passage ordonné des régiments encore vêtus du bleu horizon victorieux de 1918 éveillait en vous la mystérieuse exaltation ou la fascination que décrivait déjà, pour les déplorer, le philosophe pacifiste Alain. La guerre est un rêve d’enfant réalisé dans l’âge adulte.

     Il faut noter – ceci explique en partie cela – que votre père, entré comme caporal dans la guerre de 1914 au 226e régiment d’infanterie de Nancy, en était revenu capitaine glorieusement décoré, et que chacune de ses périodes d’officier de réserve donnait à son fils l’occasion de l’admirer de nouveau dans son prestige et ses dorures de vainqueur. Cette même guerre, votre mère l’avait faite comme infirmière et avait été, elle aussi, décorée. C’est dire que votre enfance fut formée dans le respect, sinon dans le culte, de valeurs dont vous nous dites vous-même que vous ne les avez point reniées et que vous n’en avez point de remords. Chaque 11 novembre, vos parents prenaient avec vous le métro pour gagner les Champs-Élysées et pour y assister au défilé commémoratif de ce que les Français considéraient alors comme la plus grande des victoires, gagnée par la première armée du monde.

     Permettez-moi de saluer en vous, Monsieur, un homme, un écrivain fortement marqué par ce « patriotisme » dont notre pays ne se souvient sans honte que si d’aventure (à Dieu ne plaise que cela se produise encore, mais sait-on jamais ?), que si d’aventure il a besoin d’un sauveur.

     Qu’on me permette à ce sujet une dernière remarque. Le mot même de civilisation, qui est, selon l’étymologie, le contraire de militarisation, nous rappelle que le destin et l’honneur des sociétés humaines ne sont point de se résoudre tout entières dans le service et le culte de la fonction guerrière. Mais cette fonction n’en appartient pas moins au domaine des nécessités fondamentales qui astreignent tout groupe humain, s’il veut survivre et durer, à se mobiliser pour sa défense et la défense de son territoire contre l’agresseur, le dominateur, le prédateur éventuel. Et si cette fonction est nécessaire, il n’est pas opportun qu’elle soit en même temps discréditée.

     Il est possible qu’un jour, – nous n’en sommes pas encore là, – une heureuse évolution du monde rende toute guerre improbable, impossible et même impensable. Mais aussi longtemps qu’une possibilité de guerre existe, il faut une armée pour y faire face et une armée est faite pour livrer des batailles et si possible pour les gagner. Il n’est pas sûr que le meilleur moyen de mettre une armée en mesure de gagner des batailles soit de la mener à se considérer elle-même, ainsi que nous l’avons vu faire plus d’une fois en ce siècle, comme une institution archaïque, poussiéreuse, passablement ridicule, au service de valeurs périmées, comme une inutilité coûteuse, comme un conglomérat de ronds de cuir galonnés, de culottes de peau anti-dreyfusardes et d’amis Bidasse dans l’attente du train de 8 heures 47. Ou l’institution militaire est inutile et il faut la supprimer. Ou elle est ou peut être encore utile à quelque chose, et, dans ce cas, il est raisonnable de lui accorder un minimum de considération.

     Pour être ce que vous êtes, vous avez d’ailleurs quelques excuses. Vous êtes, par vos origines, un homme des Marches de l’Est, de ces Marches de l’Est dont les frontières ont été franchies tant de fois par les envahisseurs et un certain nombre de fois aussi, il faut bien l’avouer, du Roi Soleil aux soldats de l’An Il et à ceux de Napoléon, par les armées françaises en sens inverse. Votre père, Jean Droit, dessinateur, peintre, écrivain, était né à La Neuveville-les-Nancy. Votre grand-père paternel Albert Droit, qui devait diriger de bonne heure une glacerie de Saint-Gobain près de Charleroi en Belgique, avait parlé le wallon en même temps que le français. Permettez-moi d’être particulièrement sensible à ce point, ayant eu moi-même une grand-mère wallone et francophile. C’est d’ailleurs un des paradoxes de notre temps qu’au dedans de nos frontières, en Corse, en Bretagne, ou chez mes compatriotes occitans, on trouve des militants politiques qui rêvent de relâcher leurs liens avec la France tandis que, au-dehors de ces mêmes frontières, dans cet empire francophone qui a pris pour nous la place des empires perdus, en Wallonie, dans le Jura suisse, au Québec, on souhaite rester ou redevenir le plus français possible.

     Du côté de votre mère, votre famille était profondément ancrée dans ce qu’il y a de plus parisien à Paris, l’Ile Saint-Louis. De ce côté, aucune question d’allégeance ne se pose. Il n’y a pas, – pas encore – d’autonomisme parisien.

     Résumons ce bilan familial en notant que, de votre propre aveu, vous avez aimé et respecté vos parents, que vous avez été aimé d’eux et élevé par eux avec sollicitude et tendresse, que de votre enfance vous n’avez gardé que de bons souvenirs. Je ne dis pas que ce soit là, pour qui songe à embrasser une carrière littéraire, une anomalie déshonorante. Mais c’est un bagage inhabituel et lourd à porter. J’oserais dire, sans vous offenser, que, mesuré à l’aune des valeurs que révèrent et chérissent bon nombre d’esprits distingués de notre temps, dans une société complaisante à tout ce qui la détruit, vous n’avez tué ni père ni mère, ne vous adonnez pas aux drogues, vous ne sortez pas de prison, vous n’êtes pas intéressant.

     Ce que vous appelez vous-même un des souvenirs les plus lumineux de votre enfance fut l’Exposition coloniale de 1931. Cette exposition, dont Lyautey avait été un des artisans principaux, et où les Français étaient invités à communier dans l’orgueil d’un Empire qui semblait leur ouvrir l’avenir, alors qu’il lui restait moins de dix ans à vivre avant le désastre qui allait entraîner son naufrage. Vous nous dites vous même que c’est peut-être dans l’émerveillement de vos yeux d’enfant, devant cette France des cinq parties du monde, devant cette France où le soleil ne se couchait pas, rassemblée autour du Lac Daumesnil, que vous avez pris l’idée de la grande série d’émissions réalisées par vous à la télévision sur les quatre siècles de la grande aventure coloniale française. Encore une chose dont vous ne parvenez pas à avoir honte. En un temps où l’évolution des rapports de force dans le monde, le poids de nos malheurs d’il y a quarante ans, le déclin commun où les peuples d’Europe ont été précipités par la folie suicidaire des deux guerres mondiales, ont bien évidemment réduit les dimensions de nos ambitions et de nos rêves, ce n’est pas seulement une nostalgie vaine, c’est une fidélité due à la grandeur de notre passé national que de nous rappeler les jours où des hommes de notre peuple attachaient au cou de la France les perles des Antilles, s’établissaient au Sénégal, rencontraient et affrontaient les Anglais aux Indes, les Portugais au Brésil, les Hollandais au Cap de Bonne-Espérance, remontaient le Saint-Laurent jusqu’aux Grands Lacs américains, descendaient le Mississipi jusqu’au Golfe du Mexique et donnaient à la France un domaine, Canada et Louisiane, qui eût pu faire Français les deux tiers du continent Nord-Américain. De nous rappeler aussi les jours où, à l’ombre d’un drapeau qui n’était plus celui des fleurs de lys, mais celui des trois couleurs républicaines, une moitié du continent africain, forêts et jungles, déserts et savanes, devenait française. Certes, il y eut aussi les négriers de Nantes. Cela n’excuse pas ceci. Ceci ne détruit pas cela. L’histoire de la colonisation a ses beautés et ses laideurs. Le reste de l’histoire aussi.

     Mais venons-en, Monsieur, aux circonstances parmi lesquelles va s’éveiller votre vocation littéraire. Elles ne la favorisaient pas outre mesure. Votre père, dont les activités étaient diverses, – il fut dessinateur d’affiches, excellent aquarelliste, illustrateur de livres, – auteur notamment d’une édition de Paul et Virginie, l’œuvre de ce Bernardin de Saint-Pierre qui fut votre prédécesseur en tant que cinquième titulaire – au treizième fauteuil de l’Académie où vous venez vous asseoir – était grand amateur de la nature à laquelle il consacra de bien jolies pages dans un livre intitulé Lointains qu’il illustra lui-même. Il vous initia à la connaissance des arbres, des plantes, des oiseaux, des petites bêtes des bois et vous avez vous-même décrit avec émotion des paysages de vos jeunes vacances dans votre suite romanesque Le Temps des Hommes. Mais si, comme il est naturel, vous avez commencé de bonne heure à amasser en vous, à incorporer à votre sensibilité les matériaux de vos ouvrages à venir, il ne semble pas que vous ayez, dès votre première adolescence, songé à utiliser ces matériaux sous la forme de l’expression écrite. Vos études ne vous y poussaient pas particulièrement. On sait d’ailleurs qu’il ne suffit pas d’être lauréat du Concours général pour s’éveiller à une vocation d’écrivain et entrer à l’Académie française. Il n’est pas indispensable non plus d’être un cancre. Il semble qu’entre ces deux extrêmes vous ayez choisi le juste milieu. Selon votre propre témoignage, vos études furent modestes par leur niveau, sinon par le nombre des établissements fréquentés. Je ne sais plus combien de villes grecques se disputaient l’honneur d’avoir engendré Homère. L’École Saint-Michel, l’Institut Aubert, l’École Massillon, le Lycée Voltaire, le Lycée Louis-le-Grand peuvent se disputer l’honneur de vous avoir conduit au baccalauréat. Avec un don certain dans l’art d’économiser vos forces, vous saviez limiter vos efforts à ce qui était strictement nécessaire pour le succès aux examens : il semble que vous ne vous soyez jamais trompé dans vos calculs. Au Lycée Voltaire, vous avez même remporté les prix de français et de latin et ces prix se trouvèrent être des livres de Maurois, Mauriac et Mac Orlan qui devaient devenir plus tard vos amis. Mais il n’y avait pas là de quoi déterminer une vocation. Il semble que vous ayez été un instant tenté par celle de journaliste sportif. André Leducq était votre idole. Mais rien ne vous pressait. Vous n’aviez pas encore atteint la classe de philosophie quand tomba sur vous, comme sur nous tous, le coup de massue de 1940. Vous aviez à peu près exactement le même âge que votre prédécesseur, Joseph Kessel, lors de la guerre de 1914.

     Juin 40, c’est le moment où la France touche le fond du gouffre. C’est le moment où les Français errent dans leur pays effondré, comme les survivants d’une cité détruite essayant de sauver quelques restes de leurs biens ensevelis, se penchent pour recueillir dans leurs mains les débris de notre orgueil humilié, de notre grandeur abattue. On dit trop souvent que l’immense majorité de nos concitoyens accepta d’abord la défaite avec un lâche soulagement. Je ne crois pas que ce soit exact. L’immense majorité de nos concitoyens se résigna peut-être à ce qu’il lui paraissait alors inévitable, mais cette majorité n’en était pas moins convaincue que tout n’était pas fini, qu’il faudrait reprendre le combat. L’importance de l’appel du 18 juin, cette lueur dans nos ténèbres, fut de convaincre un certain nombre d’entre eux, dès le premier jour, qu’il ne s’agissait pas d’attendre l’événement mais de le préparer, de reprendre la guerre, mais de la continuer. Dans les situations les plus désespérées, c’est le combat lui-même qui apporte avec lui son espérance.

     Dans votre famille, cet appel eut d’autant plus d’écho que votre père, qui commandait la section topographique de la 14e division d’Infanterie, division de Lattre de Tassigny, vous avait, au cours de sa dernière permission, parlé d’un certain colonel, d’une hauteur inhabituelle, qui était venu plusieurs fois déjeuner à la popote du Général de Lattre, et dont les idées sur la guerre de mouvement et l’emploi des blindés lui avaient paru frappantes.

     Dès que vous entendîtes le Général de Gaulle parler à la radio de Londres, vous devîntes gaulliste. Mais en 1940 vous aviez dix-sept ans. Vos études n’étaient pas terminées. Votre intention était de préparer une licence d’Anglais, d’entrer aux Sciences Politiques. Non sans sagesse, on tenait, on tient peut-être encore pour évident, dans la classe moyenne française, qu’avant de s’engager dans des activités aussi hasardeuses que la littérature, la peinture, le théâtre, la guerre de partisans, il convient qu’un jeune homme assure ses arrières, au moyen de diplômes donnant éventuellement accès à des professions plus stables.

     Vous n’en souffriez pas moins de vivre dans le Paris de l’Occupation, de l’humiliation. Votre plus grand désir était de pouvoir un jour vous battre. Vous eûtes enfin votre premier contact avec la Résistance, vous l’eûtes par votre ami Raymond Marcillac que le sport vous avait fait connaître. C’était en 1943, c’est-à-dire au moment où Joseph Kessel qui avait rejoint le Général de Gaulle à Londres, composait avec Maurice Druon le Chant des Partisans. C’était le premier rapprochement, voulu par les circonstances, entre le tout jeune homme que vous étiez et l’écrivain déjà célèbre qui vous précéda à l’Académie au fauteuil qui est aujourd’hui le vôtre.

     Avec Raymond Marcillac, qui venait d’être chargé de constituer une équipe de reporters prêts à intervenir à la radio dès la libération de la France, peut-être même avant, votre premier guide dans ces sentiers nouveaux fut Jean Guignebert, ancien directeur du Journal parlé de Radio-Cité : un homme d’une générosité, d’une intelligence et d’un charme exceptionnels, que j’eus l’occasion d’approcher et avec lequel, en dépit de toute la distance qui nous séparait sur l’éventail des opinions politiques, j’eus les rapports les plus amicaux. Jean Guignebert était l’homme à qui le Général de Gaulle avait donné la mission de tout préparer par le jour J, dans le domaine de l’information. Votre équipe comprenait d’autres sportifs tels que Loys Van Lee, Jean-François Brisson et Paul Peyre, Maurice Bourdet devait être arrêté et mourir en déportation.

     Votre groupe assumait aussi, bien entendu, des responsabilités de renseignement. Parfois le soir, vers dix ou onze heures, vous vous enfermiez dans un studio de radio, 37, rue de l’Université. C’était le studio d’essai de Radio-Vichy, entièrement contrôlé par la Résistance, sous la direction de Pierre Schaeffer. Vous n’en ressortiez que le matin après la levée du couvre-feu. Ce travail clandestin allait vous donner l’occasion d’acquérir en matière de journalisme radiophonique, des connaissances qui allaient trouver leur emploi. Vous ouvriez ainsi, sans le savoir, la voie de ce qui devait être au cours des années suivantes, une de vos activités principales et sur laquelle une de vos grandes étapes serait celle où le Général de Gaulle, désireux de s’entretenir avec le pays sur les écrans de la Télévision, ferait choix de vous pour fournir des questions à ses réponses.

     Mais nous n’en étions encore qu’en 1944, à la veille de l’insurrection de Paris, au cours de laquelle vous fûtes de ceux qui, à pied ou à bicyclette, sur des itinéraires curieusement jalonnés par les barricades des F.F.I. et les automitrailleuses allemandes, se rendaient aux postes où ils assuraient déjà, par leurs émissions ou par leurs journaux, l’information de Paris libre dans Paris encore occupé.

     Le 25 août, le Général de Gaulle arrivait et le 26, avec Pierre Crenesse et votre confrère Maurice Schumann, vous assuriez le reportage de la cérémonie au cours de laquelle le Général venait se recueillir sur la tombe du Soldat Inconnu.

     Vous ne manqueriez certes pas de besogne à Paris dans les mois qui allaient suivre. Mais la guerre s’éloignait vers l’est et vous ne vouliez pas qu’elle s’éloignât sans vous. Quelques semaines plus tard, vous rejoigniez en Franche-Comté la Première Armée Française en tant que correspondant de guerre de la radio. Le Général de Lattre n’avait pas oublié votre père. Il vous accueillit comme vous n’auriez jamais osé l’espérer. C’était le premier grand homme que vous aviez l’occasion d’approcher et il exerça sur vous une sorte de fascination. Ainsi se nouèrent entre lui et vous des liens d’amitié qui ne se relâchèrent pas aussi longtemps qu’il vécut.

     Avec la Première Armée vous faites la campagne d’Alsace. Avec la Première Armée vous franchissez le Rhin et vous faites la campagne d’Allemagne. Le 23 avril, vous prenez Ulm. Les Français de 1945 mettent leurs pas dans les pas de leurs ancêtres de 1805. Aucun d’entre eux ne peut être plus sensible que vous à cette résurgence de l’histoire. Votre trisaïeul Arnould Droit, – il portait votre nom et même votre prénom car votre second prénom est Arnould, – avait reçu dans la cuisse, lors de l’attaque du pont d’Elchingen, un biscayen qui mit fin à sa carrière militaire. Et c’est à trente-cinq kilomètres seulement de l’endroit où il avait été blessé que vous fûtes vous-même atteint de deux balles.

     La guerre finissait donc pour vous comme elle avait fini pour votre trisaïeul, et pour ainsi dire sur le même champ de bataille. Mais à peine êtes-vous rétabli, ce que vous appelez une chance, et qui ne doit pas être une chance totalement imméritée, ouvre à votre micro l’Europe entière, puis le monde que vous allez commencer de parcourir. À votre micro, à votre plume aussi, car il semble bien que, dès ce moment-là, votre préférence secrète aille à l’écriture plutôt qu’à la parole. Pour employer le mot des professionnels vous « doublez » donc pour les journaux vos reportages destinés à la radiodiffusion : Afrique, Proche-Orient, États-Unis, Amérique du Sud, Extrême-Orient, Mexique, vous faites sur notre planète autant de chemin que Joseph Kessel.

     Mais il est temps d’en venir à ce que va constituer désormais votre premier souci et votre activité principale : les livres.

     C’est par le journalisme, c’est-à-dire par le contact avec la réalité, que vous êtes venu à la littérature. Votre premier ouvrage était directement inspiré par l’événement puisqu’il s’agissait d’un bref récit biographique consacré au Général de Lattre et paru en 1952. En 1953, – vous avez trente ans, – vient un essai sur André Maurois que Robert Kemp a préfacé. Vous ne connaissez pas personnellement André Maurois à cette époque, c’est la seule admiration qui a inspiré votre livre et c’est ce livre qui a noué votre réciproque amitié. Votre premier roman, Plus rien au monde, paraît l’année suivante, en 1954. La guerre, les voyages, le journalisme ont retardé d’une dizaine d’années vos débuts dans la production romanesque, mais cette production va être désormais assez abondante et importante pour qu’on ne puisse parler de temps perdu. À la grande surprise de l’auteur, qui ne se dissimulait pas les défauts de jeunesse de son livre, Plus rien au monde fut l’objet d’une chronique très élogieuse d’Émile Henriot qui, dans son feuilleton du Monde, écrivit notamment : « Il y a là des pages sur Rome qui eussent enchanté Stendhal. » Émile Henriot ne devait pas être absolument seul de son avis, puisque votre premier roman reçut le prix Max Barthou donné par l’Académie française. En ce qui vous concerne, et sous l’influence de ces jugements favorables, vous avez dû réviser votre première sévérité à l’égard de votre roman, puisque vous en avez publié une édition nouvelle en lui donnant un autre titre : L’Écorché.

     Au cours des années suivantes, c’est de nouveau aux voyages et aux reportages que vous consacrez le principal de votre travail et de votre temps, mais vous leur donnez désormais la forme du livre. Ainsi paraissent Jours et nuits d’Amérique, Visas pour l’Amérique du Sud, J’ai vu vivre le Japon, Panoramas Mexicains. C’est l’époque où vous vous liez d’amitié avec Joseph Kessel, encore un de ces hommes de grand format vers lesquels votre besoin d’admirer vous a toujours conduit. Il fut pour vous un conseiller dans le choix de vos voyages et de vos expériences lointaines, et même jusqu’à un certain point un initiateur, car il vous est arrivé plus d’une fois au cours de votre exploration du monde de mettre vos pas dans les siens. Peut-être faut-il d’ailleurs – je ne serais pas, pour ma part, loin de le croire – y voir un signe de l’influence qu’il exerçait sur vous, ou du moins des affinités qui vous lièrent à lui, dans ce qui paraît être l’élément le plus caractéristique de votre technique romanesque comme de la sienne : mettre les personnages de la fiction en contact et en affrontement avec les événements de la réalité contemporaine.

     En fait, les personnages de vos romans ne devaient pas être toujours des personnages imaginaires. En 1957, vous avez fait paraître un deuxième roman, Pueblo, qui nous conte l’histoire d’un jeune indien d’aujourd’hui né dans sa réserve du Nouveau Mexique, étudiant à l’Indian School de Santa-Fé, aux prises avec les problèmes de sa race, de son temps. Sœur Maria, ancien ingénieur en physique nucléaire, a pris part aux recherches qui devaient aboutir à la première bombe atomique. Épouvantée par les conséquences de l’entreprise à laquelle elle avait participé, elle avait aussitôt démissionné pour se retirer parmi les siens dans le misérable village de sa tribu d’origine.

     Ce personnage de la jeune Indienne était même en réalité celui qui avait servi de point de départ au roman. Il pourrait paraître invraisemblable, s’il n’était vrai, car vous avez rencontré vous-même la vraie Maria, dans un pueblo non loin de Santa-Fé,

     Votre père avait illustré Mireille et, à cette occasion, avait séjourné quelques mois, – le temps de faire ses croquis, – dans un mas camarguais, menant la même vie que les gardians. C’est probablement lui qui vous a légué son amour de la Camargue, ce pays singulier au sujet duquel il parlait d’une « minuscule immensité ». C’est l’impression que vous avez ressentie vous-même et vous dites avec raison que ces mots proposent une juste image d’un pays auquel, à une certaine époque de votre vie, vous consacriez vos loisirs pour de fréquents séjours. C’est en 1961 que vous avez publié un livre sur la Camargue dont vous avez parlé de nouveau dans Le Vieil Homme de Vaccarès. Sur votre épée en témoignage de votre amour pour la Camargue et pour ceux qui y vivent, figure le trident des Gardians. Vous évoquez volontiers vos longues galopades à travers la Sansouiro en compagnie d’André Chamson et votre participation qui n’alla pas sans quelques plaies et bosses aux jeux équestres, aux « abrivades » où les Camarguais finirent par vous admettre.

     Plus tard, vous eûtes un autre coup de foudre pour l’Afrique centrale, pour « l’Afrique fauve » où vous continuez à vous rendre chaque année. Vous y avez chassé. Je ne vous en félicite pas. Vous êtes même devenu guide de chasse et donc, sans aucun doute, le premier membre de cette corporation à être admis à l’Académie française. J’espère que vous ne serez pas pour vos confrères un exemple, qu’aucun d’eux n’est tenté et ne sera tenté par une activité de « chasseur professionnel » et guide pour les safaris, même si vous essayez de les convaincre que la chasse, conduite de façon « sportive et respectueuse », ce sont vos mots, est une forme du culte de la nature, comportant, comme tous les cultes, des sacrifices sanglants.

     Laissons les fauves et laissons-les vivants s’il vous plaît. Passons à un autre aspect moins sanguinaire, et plus digne d’approbation, de vos activités.

     En 1961, alors que vous occupiez le poste de rédacteur en chef à l’actualité de la télévision française, Pierre Brisson vous offrit celui de rédacteur en chef du Figaro Littéraire. Vous ne le connaissiez pas. Vous ne l’aviez jamais rencontré. Tout au plus aviez-vous publié quelques chroniques dans son journal. Vous deviez assurer cette tâche pendant dix ans, et vous n’eûtes qu’à vous féliciter de vos relations avec Pierre Brisson, grand directeur, défenseur intransigeant de la déontologie professionnelle, ami inébranlablement sûr et fidèle. Après Jean Guignebert, avant le Général de Gaulle, il était le deuxième homme à vous témoigner une confiance totale.

     Mais revenons à vos romans. En 1964, vous publiez Le Retour. Écrit selon la même technique qui mêle les événements réels et les personnages imaginaires, et qui est consacré aux suites déchirantes de la Guerre d’Algérie, à la réadaptation difficile et souvent douloureuse des Français de l’autre bord de la Méditerranée, contraints de trouver refuge dans leur première partie dont les séparent beaucoup de ressentiments et de malentendus et qu’il leur faut essayer d’aimer pour ne pas se sentir tout à fait orphelins.

     Le Retour reçut le grand prix du roman de l’Académie française.

     Les grands prix de l’Académie française sont décernés naturellement avec une justesse infaillible, en prenant en considération le seul talent. Ils n’en ont pas moins une signification parfois ambiguë. Ils peuvent être des prix d’encouragement ou des prix de consolation, je veux dire qu’ils peuvent entrouvrir pour un candidat, de façon prometteuse, la porte d’une entrée future parmi nous, ou au contraire, lui marquer très discrètement qu’en ce qui le concerne, il vaut mieux s’en tenir là.

     En fait les grands prix de l’Académie ressemblent aux sourires que les belles frondeuses et les belles précieuses, contemporaines de sa naissance, adressaient à leurs soupirants et qui voulaient dire : « On ne vous interdit pas d’espérer, mais on ne vous promet rien. » En ce qui vous concerne, la signification du sourire de l’Académie était claire puisqu’elle annonçait les dernières faveurs que vous recevez aujourd’hui.

     Le succès du Retour devait vous inciter à réaliser une plus grande ambition : celle de nous conter la vie d’un certain nombre d’hommes de votre génération, c’est-à-dire d’un certain nombre d’hommes qui ont eu vingt ans au moment de la libération, qui ont terminé la guerre en la faisant et en qui les événements de ces années tumultueuses ont précipité le passage de la fin de l’adolescence à l’âge adulte, leur imposant une marque profonde et sans doute définitive. C’est ainsi que furent publiés les quatre volumes intitulés Les Compagnons de la Forêt Noire, L’Orient perdu, La Ville blanche et La Mort du Connétable.

     Dans la préparation de ces livres, plus particulièrement du dernier, dont l’action se situe entre 1965 et 1970, vous avez dû souvent avoir recours au journal que vous tenez depuis près de trente ans et que vous ne comptiez pas publier sous cette forme. Mais vous avez constaté que ces pages n’étaient pas, loin de là, sans intérêt pour les amateurs d’histoire, ne serait-ce que parce qu’elles faisaient surgir à chaque instant la figure du Général de Gaulle. Ce furent Les Feux du Crépuscule consacrés aux années 68, 69, 70. Ce furent, en remontant dans le temps, Les Clartés du Jour pour les années 63, 64, 65. Vous nous annoncez Les Lueurs de l’Aube pour les années 58, 59, 60.

     Mais, entre-temps, vous avez abordé aussi un autre genre, celui du pamphlet politique, avec La Coupe est pleine, petit livre virulent où vous dénoncez avec une vigueur impitoyable et peut-être parfois sans nuances, dans la tradition des grands polémistes, les vices, les tares, les fausses valeurs, tabous de l’époque. Il est probable, – vous nous le laissez prévoir, – que d’autres livres de la même veine suivront.

     Vos activités ont donc été et restent très diverses et encore en ai-je omis plus d’une ! Mais au service des mêmes valeurs, des mêmes admirations, des mêmes inquiétudes, des mêmes convictions permanentes, d’une même vision de l’homme et de la société.

     Vous venez de rendre un juste hommage à Joseph Kessel le magnifique, l’homme exceptionnel, auquel vous succédez parmi nous, et auquel vous lia une amitié d’un quart de siècle. Ce bel écrivain n’était pas seulement un écrivain. Romancier, certes, mais aussi et en même temps journaliste, voyageur, combattant, aventurier, merveilleusement à l’aise et passionnément intéressé dans toutes les situations et dans tous les milieux, y compris le milieu lui-même, on peut dire de lui que si, par hypothèse, il avait vécu la vie qui fut la sienne, telle qu’il l’a vécue, sans prendre une fois la plume, cette vie eût été néanmoins pleine à ras bord et rien ne lui eût manqué. Bernard Shaw, si je ne me trompe, est l’auteur d’un aphorisme qui n’est pas des plus flatteurs pour notre profession, – une profession qui fut aussi la sienne – : « Celui qui ne peut pas faire, écrit. »

     Sans reprendre la formule à mon compte, je concéderai volontiers au grand Irlandais que l’activité littéraire a été pour un bon nombre d’écrivains, non des moindres, une activité compensatrice éveillée, favorisée, nourrie par une certaine inadaptation au monde. Non pour Joseph Kessel qui me paraît avoir été avant tout un grand vivant, à la recherche de la vie dans ses manifestations les plus puissantes, des aviateurs de L’Équipage aux grands fauves d’Afrique, de la lutte pour l’existence du jeune État d’Israël au Jeu du Roi des montagnards d’Afghanistan. Je vois dans l’ensemble de cette œuvre si diverse, et sollicitée par tant d’expériences et d’investigations divergentes, un fil conducteur discernable, qui n’est pas seulement le goût des voyages, qui n’est même pas seulement le goût de l’action, mais une attention admirative profonde pour le spectacle de l’énergie mentale que mettent en œuvre les individus et les peuples héroïques (osons ce mot-là aussi) pour imposer à l’histoire le sceau de leur humanité. Pour le spectacle de l’énergie mentale, mobilisée, non pas au profit de la volonté de puissance, mais de la volonté de liberté. L’histoire n’est pas tout entière déterminée par les pressions économiques, démographiques, technologiques. Ces pressions peuvent, dans certains cas, être défiées ou maîtrisées, et même si elles devaient l’emporter en fin de compte, la partie vaut d’être jouée. La liberté n’est pas seulement un bien précieux, un trésor à préserver, un enjeu passif du combat, comme les captives des guerriers d’Homère. Elle est active, elle est par elle-même un élément modificateur de l’histoire. Elle pèse dans la balance de l’histoire, le poids de l’énergie qu’elle est capable de mettre en jeu pour sa défense ou sa conquête.

     Notre planète est née sans doute il y a cinq milliards d’années. Il y a deux milliards d’années que la vie s’y est manifestée sous la forme du premier organisme monocellulaire. Il n’y a guère plus de deux millions d’années, – le millième de ce temps, – qu’un vertébré supérieur s’est dressé pour la première fois sur ses pattes de derrière et a inventé la parole. Mais de l’époque des Pharaons bâtisseurs de montagnes jusqu’à l’homme qui a mis le pied sur la lune, il ne s’est guère écoulé que six mille ans. Ce sont les six mille ans de l’histoire humaine, et c’est au cours de ces six mille ans que l’homme a commencé d’émerger comme liberté. Entre le temps encore tout proche de la horde, de la meute de chasse primitive, et les sociétés totalitaires, bureaucratiques, technologiques, – ces trois formes ne sont pas incompatibles bien au contraire, – qui nous menacent pour demain, cet effort vers la liberté n’aura-t-il été que l’éclair d’un instant dans l’opacité du déterminisme universel ? Ou moins encore qu’un éclair, une lueur fragile, une étincelle née par miracle d’un silex, qui hésite et vacille au long d’une brindille sèche, comme le premier feu sous le regard de notre ancêtre paléolithique, et qu’il nous faut, avec quelles précautions, entretenir de notre souffle.