Discours prononcé à l’occasion de l’hommage à Jules Romains, au cimetière du Père Lachaise

Le 4 avril 1973

Thierry MAULNIER

Hommage à la mémoire de Jules Romains

DISCOURS PRONONCÉ

par

M. Thierry MAULNIER
de l’Académie française

au Cimetière du Père Lachaise

le mercredi 4 avril 1973

 

Né quinze ans avant la fin du dernier siècle, Jules Romains avait oublié ses premiers écrits, et notamment cette « Vie unanime » où il vous proposait sa vision de la société humaine, des années avant la guerre de 1914. Pour les hommes de ma génération, venus au monde vingt ou trente ans après lui, l’adolescence arriva à un moment où il comptait déjà parmi les maîtres, et sa découverte fut pour nous de la même importance, elle provoqua en nous la même excitation intellectuelle, le même enivrement mental que celle de Gide, de Proust, de Valéry, de quinze ans ses aînés. Je pense plus particulièrement à ceux entre nous qui, élèves des classes préparatoires à Normale, puis normaliens, voyaient aussi dans l’auteur des Copains, ce roman à la gloire de camaraderie virile éprouvée au feu du canular, un membre de la secte, pour ainsi dire un complice.

Les titres les plus célèbres de Jules Romains, dont le roman comme au théâtre, pour ne pas parler des poèmes, dont la très grande importance nous apparaissait moins nettement, jalonnèrent nos années d’études, de service militaire, de débuts littéraires : Lucienne, 1922 ; Knock et Monsieur Le Trouadec, 1924 ; Le Dictateur, 1928 ; Chant des dix années, 1928 ; Le Dieu des Corps, 1928 ; Quand le navire..., 1929 et à partir de 1932, à raison de deux volumes par an avec la généreuse régularité des cycles naturels, la somptueuse production des Hommes de bonne volonté, digne, par l’ambition et par la réussite, de l’évocation qui fut faite presque aussitôt d’une nouvelle Comédie humaine, ou de nouveaux Rougon-Macquart. Qu’on me pardonne d’interrompre une énumération qui, si je la poursuivais, donnerait à l’hommage que je rends ici à une grande mémoire l’aspect d’une nomenclature bibliographique. J’entendais seulement souligner avec une émotion particulière le fait qu’en nous quittant — son œuvre, il est vrai, ne nous a pas quittés et ne nous quittera pas — Jules Romains a emporté avec lui une part précieuse de notre jeunesse, d’une jeunesse qui avait abordé ses livres avec la même sensation de découverte, et d’enrichissement par la découverte, qui étreint le voyageur au bord d’un territoire inconnu.

Il a été dit, et je crois la formule assez juste, que le propre du très grand créateur est de laisser après lui un monde transformé, un monde dont la couleur est devenue différente du fait de la vision nouvelle qu’il y a apportée. Le très grand créateur, dans l’art ou dans la littérature, déploie ou épuise des possibilités, il ouvre des portes ou les ferme, mais dans tous les cas, il modifie pour tous ceux qui viendront après lui, que ceux-là le suivent ou réagissent contre son influence, les données mêmes de l’approche du réel et les conditions de l’exercice de l’activité créatrice. Et cela, remarquons-le bien, même s’il ne fonde pas une école — l’école unanimiste apparaît plutôt, à distance, comme une définition donnée par lui de son propre projet littéraire que comme un recueil de préceptes à l’intention d’autrui. Nul doute que la formule à laquelle je me rapporte ne convienne pleinement à celui que nous honorons aujourd’hui.

De ce point de vue, le créateur de la Grande Race a aussi, devant ses propres contemporains, un rôle prophétique, ou du moins prémonitoire. Il voit, si j’ose dire, ce qui est, alors que ce qui est n’est pas encore. Il a raison plus tôt que les autres, et quelquefois trop tôt pour sa propre tranquillité. Le monde des communautés supranationales, des problèmes planétaires, de l’information instantanée, des mass media envahissantes, est devenu plus unanimiste qu’au temps de l’invention à l’unanimisme. Souhaitons de voir se réaliser sans trop de retard le monde des hommes de bonne volonté.

L’œuvre de Jules Romains, du bref récit à la grande épopée romanesque, du poème au théâtre, de l’essai à la chronique de journal, nous propose une des plus grandes et des plus fécondes entreprises qu’ait tentée un écrivain dans notre siècle pour appréhender l’univers social humain, dans sa richesse et sa complexité, dans sa grandeur et dans ses tares, dans ses périls et dans ses espoirs. À cet égard, il n’en est guère, dans une époque qui est pourtant, par l’éclat de ses étoiles de première grandeur, l’une des plus riches de notre littérature, qui puisse lui être comparé, et si d’autres — je pense par exemple, à Proust, à Valéry, à Claudel — peuvent être dites ses égales, elles sont fondamentalement différentes par la démarche, et si j’ose dire, les directions et les desseins. Mais si l’œuvre de Jules Romains reste, dans l’ensemble, sereine et en quelque sorte objective dans sa volonté de représentation, si elle se défend par l’humour des Copains et de Knock contre les tentations de la froideur descriptive, et aussi et surtout, contre celles des attendrissements de l’amitié humaine, elle n’est ni désespérante, ni désabusée, elle ne nous abandonne pas sans conseil et sans secours au seuil de cet univers fascinant et redoutable où nous-mêmes et ceux qui viendront après nous sommes appelés à vivre. Elle est aussi un avertissement, elle est aussi un appel. Elle ne voit pas seulement les hommes, elle tend à leur apporter une aide, elle ne nous montre pas seulement le monde, elle nous invite à le faire meilleur.

Puisque la Compagnie dont je suis le mandataire devant vous a eu l’honneur de recevoir Jules Romains, qu’il me soit permis d’évoquer le discours que le grand écrivain prononça devant les membres de l’Académie française, le jour de sa réception, le 7 novembre 1946. Cette date, vieille d’un peu plus d’un quart de siècle, a sa signification. La France sortait à peine d’épreuves presque sans précédent dans son histoire, les blessures étaient encore à vif, les passions, les ressentiments y étaient cruels, les idéologies y avaient manié, et y maniaient encore des armes meurtrières. Jules Romains prononça ce jour-là des paroles qui n’ont pas perdu leur sens, mais qui l’avaient alors plus fortement encore, s’il se peut, qu’aujourd’hui, parce qu’elles étaient des paroles de raison, d’apaisement et de sérénité.

« Si nous voulions ramener, nous disait-il, la maladie des multitudes à son agent principal, nous dirions que c’est le fanatisme, qui est un conformisme devenu fou. »

Et encore : « J’aimerais à signaler que chez nous, dans les époques de bonne santé intellectuelle, les tendances que nous étiquetons un peu sommairement la pensée de gauche et la pensée de droite ont exercé, l’une sur l’autre, une action bienfaisante de contrôle et d’éveil. Elles se sont mutuellement défendues contre leur perversion en fanatisme. Les esprits de gauche étaient là pour répéter à ceux d’en face que le monde est mouvement, que l’ordre, sous peine d’être brisé, doit consentir à la justice, qu’un abus ne devient pas sacré en vieillissant, que le passé ne survit qu’autant qu’il se transforme et que l’avenir aussi est un visage, aux traits incertains, mais passionnément attachant. Les esprits de droite — je laisse de côté, bien entendu, à droite comme à gauche, les marchands de haine, les professionnels de l’injure, ceux qu’une méchanceté de vocation désigne d’avance comme les procureurs du tyran ou de l’ennemi éventuel — les esprits de droite nous mettaient en garde contre le danger des illusions, même généreuses. Ils nous rappelaient, par exemple, que la nature humaine n’a guère changé depuis la forêt primitive, que la foule n’est pas foncièrement bonne, ni scrupuleuse, que les masses ne sont point habitées par une sorte d’inspiration qui les dirige infailliblement ou leur fait choisir le chef ou les chefs en qui s’incarnera cette infaillibilité. Il serait extrêmement fâcheux pour notre pays que l’une de ces deux fonctions vînt à disparaître ou à se dissimuler. »

Et c’est encore à cet admirable discours du 7 novembre 1946 que j’emprunterai ces mots qui s’appliquent si bien à nos soucis du moment :

« Nous avons prononcé plusieurs fois les mots : aimer l’avenir. Certes, et surtout pour des âmes jeunes, c’est une grande disgrâce que de ne pas aimer l’avenir. C’est une cause presque irrémédiable de tristesse et d’abattement. Mais pourtant, on ne peut pas aimer n’importe quel avenir, accepter d’avance n’importe quel avenir. Il ne suffira pas qu’un jour l’avenir devienne réel pour qu’il ait raison. »

Ce refus de la démission devant l’avenir, qui est le véritable amour de l’avenir, il est précieux pour nous que Jules Romains nous l’enseigne encore, du fond de cette tombe qui ne saurait étouffer sa voix.

Cette voix nous dit que le pire n’est pas certain, et que s’il ne sert de rien de nous dissimuler que nous sommes menacés par la pesante tyrannie des masses et des machines, des richesses et des besoins, de l’intolérance et de la promiscuité, nous gardons la chance d’y échapper non dans l’impossible solitude d’Alceste, mais — peut-être — dans l’invention d’une nouvelle fraternité.