Réponse au discours de réception de Louis Armand

Le 19 mars 1964

Jean ROSTAND

RÉPONSE

DE

M. JEAN ROSTAND

AU DISCOURS

DE

M. LOUIS ARMAND

 

Monsieur,

Lorsque se porta sur vous, il y a quelques mois, le choix de notre Compagnie, certains ne laissèrent pas de montrer un peu de surprise. Si pesants que fussent vos titres — et nul ne songeait à les contester —, ils ne leur paraissaient pas être de ceux qui, d’ordinaire, décident de nos suffrages. Mais c’était oublier que l’Académie française sait reconnaître toutes les façons d’être éminent et qu’elle entend ne se priver d’aucun de ces hommes considérables qui, par d’autres moyens que la plume, contribuent au rayonnement de la nation et en accroissent les forces vives.

Si, dans les premiers temps de son existence, elle se faisait comme une règle — disait Octave Gréard — « de ne se point embarrasser des affaires de ce monde », elle a, depuis lors, sensiblement modifié son attitude. De grands ingénieurs, de grands conducteurs de travaux publics, vous ont ici précédé ; et je ne veux rappeler que le nom de M. de Freycinet et celui de M. de Lesseps, qui précisément occupa le fauteuil dont vous prenez aujourd’hui possession.

Illustre représentant de cette technique qui, de plus en plus, qu’on le veuille ou non, gouverne le monde, vous êtes, parmi nos contemporains, l’un des plus importants et des plus effectifs. En de multiples domaines, vous avez « agi » et « créé », pour employer les deux grands verbes en qui, selon Édouard Herriot, devait tenir tout le programme de notre rénovation nationale.

Non seulement vous avez concouru à changer la structure du pays, mais vous en avez amélioré, sur certains points, le fonctionnement. Faisant partie – comme M. de Freycinet – de « la phalange scientifique de la République », vous êtes l’auteur d’inventions, l’instigateur de progrès dont nous sommes tous bénéficiaires. Peu d’hommes vivants ont eu sur l’ensemble de leurs concitoyens une action plus immédiate : quand les petits enfants de nos écoles apprennent les réseaux ferroviaires de la France, c’est, en partie, Monsieur, de votre œuvre qu’ils s’instruisent.

Prononcer votre nom, c’est évoquer de vastes entreprises, des initiatives hardies, de séduisants projets. Euratom, Pétroles du Sahara, Tunnel sous la Manche... Votre imagination heureuse, votre esprit de décision, votre goût des responsabilités, font de vous l’un des grands consultants de l’État. En toute circonstance difficile, qui pose des problèmes d’équipement ou d’administration, on fait appel à votre compétence et à votre discernement : on vous interroge, et parfois même on vous écoute. Vous êtes l’une des plus sûres ressources du pays. Vos espérances et vos rêves font partie de son potentiel évolutif.

De surcroît, vous avez fructueusement médité sur les conséquences que doit avoir, tout à la fois pour l’économie du groupe et la condition des individus, le développement sans cesse accéléré des pouvoirs dont la science nous investit. Vous êtes de ceux qui se soucient passionnément du bon usage de ces pouvoirs, et ont droit de refuser l’appellation de technocrates parce qu’ils entendent subordonner le progrès matériel aux intérêts bien compris de la personne humaine. Aussi des esprits tels que le vôtre tiendront-ils un rang toujours plus élevé dans une société qui, sous peine de déchéance, se doit de concilier les impératifs de l’humanisme avec les exigences de la technique.

Si grands sont votre autorité, votre crédit, qu’on vous a naguère, et naturellement, cité parmi les quelques hommes qui pourraient présider aux destinées de notre pays. En attendant que le suffrage universel vous ouvre les portes d’un autre Palais, soyez, Monsieur, le bienvenu dans le nôtre. Je ne doute pas que le grand Renan, qui se plaisait à marquer la pluralité des applications de l’esprit, ne vous eût accueilli avec satisfaction, lui qui disait – et précisément en s’adressant à M. de Lesseps – que les choses l’emportent sur les mots, et que, de tous les genres, le plus difficile est celui de la grande action.

Vous naquîtes, Monsieur, le 17 janvier 1905, à Cruseilles, petit village de la Haute-Savoie, dans l’une de ces familles que l’on qualifie de modestes et qu’on devrait plutôt dire privilégiées puisqu’on y respire la netteté morale et qu’on y prend au sérieux les choses dignes de respect. Vos deux parents sont instituteurs : ils seront vos premiers maîtres.

Dès l’école communale, s’annoncent vos heureuses dispositions pour l’étude, et notamment une rare facilité aux mathématiques. Mais il s’en faut que le labeur scolaire fixe toutes vos curiosités. Le spectacle de la nature vous intrigue et vous sollicite. Vous herborisez, vous examinez les roches, vous déterrez des fossiles. En bref, à l’intelligence de l’abstrait, vous joignez la sensibilité au réel ; à l’esprit géométrique, l’esprit naturaliste ; et ce précieux équilibre, vous saurez le maintenir tout au long de l’existence : il sera l’un des secrets de votre force.

À douze ans, vous savez déterminer tous les champignons savoyards. Estimant que tout ce qui n’est point vénéneux est fait pour être consommé, vous apportez un jour à votre grand-mère un panier de cryptogames insolites, par vous récoltés en forêt. On les accueille avec circonspection, mais si persuasive est l’assurance de votre jeune savoir qu’enfin l’on consent à les faire cuire, et qu’on se hasarde à les manger.

C’est environ le même temps que votre précoce compétence en botanique vous vaudra une singulière marque de confiance. Comme le pharmacien du village – on est en pleine guerre – manque de digitaline, il vous désigne pour récolter les plantes qui fourniront le médicament. Qui plus est, il vous fait collaborer à l’extraction du dangereux glucoside. On veut espérer que les cardiaques de Cruseilles n’ont eu qu’à se louer de cette préparation artisanale.

Je ne m’attarderai pas à vos succès d’écolier. Brillant élève des lycées d’Annecy et de Lyon, vous y préparez les concours qui donnent accès aux grandes Écoles. Entré d’abord à l’École Polytechnique, puis à l’École des Mines, vous sortirez second de la première, et premier de la seconde. À peine avez-vous obtenu votre diplôme d’ingénieur, vous voilà en poste à Clermont-Ferrand. La région abonde en sources thermales, et les problèmes qu’elles posent vont tenter vos premiers efforts d’investigateur. Vous les étudierez en géologue, en physicien, en chimiste, mais aussi en biologiste. Je ne puis quand même pas omettre, Monsieur, qu’en 1930 – tout comme, de mon côté, je faisais dans le même temps –, vous vous adonniez à des recherches expérimentales sur des têtards de grenouilles.

Fort pertinemment, vous avez fait choix de ces petits animaux pour tâcher d’éclaircir la nature des effets physiologiques, et partant médicamenteux, qu’on a coutume d’attribuer à l’absorption des eaux minérales.

Ces effets ne tiennent-ils pas, plutôt qu’à la composition saline de l’eau, à certaines propriétés plus subtiles, et aussi plus fugaces, qui n’appartiendraient qu’à l’eau « vivante », fraîchement tirée de la source ?

À cette question, l’expérience vous semble apporter une réponse positive. De surcroît, vous pensez avoir trouvé le moyen de conserver à l’eau sa mystérieuse vitalité, et vous entreprenez de guérir des rats anémiques en leur faisant boire une eau ferrugineuse embouteillée à votre façon...

Oserai-je vous dire que ces résultats me laissent dans l’incertitude ? Les faits biologiques sont complexes, leur interprétation souvent équivoque... Mais c’est là une discussion qui nous mènerait trop loin, et qui, mieux qu’ici, serait à sa place devant l’Académie de Médecine.

C’est précisément par cette Compagnie que seront couronnés vos travaux sur les têtards et les rats imbus d’eaux minérales.

Mais bientôt vous allez délaisser les eaux pour les chemins de fer. Pourvu d’un poste de commandement à la Compagnie du P.L.M., vous ne tarderez pas à vous y distinguer par l’invention d’un ingénieux procédé qui permet de prévenir ou de retarder l’entartrement des chaudières, et, par là, de prolonger notablement la vie des locomotives.

C’est dans le plein de votre activité créatrice que vous surprend la défaite de 1940. Vous n’y consentez point ; et désormais vous ne chercherez plus dans l’exercice de votre métier que les occasions de contribuer au relèvement de la patrie et à la reconquête de la liberté.

Soit en transmettant aux commandements alliés des renseignements qui aideront à leurs entreprises, soit en entravant les déplacements et les transports de l’ennemi, la Résistance-Fer devait jouer un rôle majeur dans la lutte clandestine. Vous en serez le promoteur et participerez sans relâche à cette glorieuse « Bataille du Rail » que l’écran a rendue légendaire.

« Malgré les risques les plus graves » (ce sont les termes mêmes de la belle citation qui honora votre conduite), vous donnez à tous l’exemple d’un « courage à toute épreuve » et de la « plus haute conception du devoir ». Cet héroïsme quotidien vous signale aux rigueurs de l’occupant. Arrêté le 25 juin 1944, vous ne sortirez de la prison de Fresnes – échappant de justesse à la mort – que par la libération de la capitale.

Permettez-moi, Monsieur, de saluer, à travers vous, premier cheminot de France, tous vos obscurs et anonymes compagnons de lutte. Vous n’admettriez pas, j’en suis sûr, d’être séparé d’eux, et j’ai en mémoire certains vers d’Edmond Rostand sur :

... la foule humble et noire
Qu’il faut pour composer une page d’histoire.

Ces cheminots, vous leur avez, à maintes reprises, rendu hommage. Vous avez loué leurs vertus dans la paix comme dans la guerre, vanté leur conscience professionnelle, leur zèle pour le bien public, leur ponctualité, leur soumission au juste despotisme de l’horloge, leur sens émouvant de la solidarité et de l’entr’aide. Avoir vécu et œuvré longuement à leurs côtés, avoir partagé avec eux l’effort et le péril, a marqué fortement votre tempérament d’homme d’action et aidé au généreux épanouissement de votre éthique sociale.

Tandis que, dans votre cachot, une mort prochaine semblait être votre seul avenir, vous réfléchissez vaillamment sur les problèmes de votre métier.

« Mon moral a tenu — avez-vous dit — parce que j’ai échafaudé alors ce qui devait être plus tard le système de traction électrique en courant monophasé cinquante périodes. »

Voilà des termes un peu rébarbatifs, et auxquels notre Coupole n’est guère accoutumée... Je n’aurai garde de m’essayer à les traduire. Qu’il me suffise d’admirer que, des méditations d’un prisonnier stoïque, soit sortie une rénovation complète de notre système ferroviaire. Elles devaient conduire, en effet, à l’institution des méthodes qui permettraient d’utiliser directement le courant industriel dans l’électrification des chemins de fer. Pour décider d’une transformation si hardie, et de si vaste conséquence, vos seuls talents d’inventeur n’eussent point suffi ; il y fallait aussi, pour vaincre le scepticisme des experts et secouer la nonchalance des routiniers, votre enthousiasme militant, votre opiniâtreté, votre force de persuasion.

À ce progrès fondamental, vous en ajouterez bien d’autres, où l’électronique aura sa part, et qui intéressent la célérité des transports, la formation des itinéraires, la sécurité des voyageurs. Sous votre énergique et savante direction, l’industrie ferroviaire de notre pays va primer dans la compétition internationale. Grâce à vous, on verra courir des trains français qui seront les plus vites du monde ; en 1955, on applaudira aux exploits de la fameuse B.B. 9004, qui couvre plus de trois cents kilomètres à l’heure... Car n’oublions pas que cette double initiale fut d’abord illustrée par une belle locomotive.

Je ne laisserai point de côté un autre progrès qui vous est dû, apparemment beaucoup plus modeste et d’une sorte particulière : je veux parler de la suppression des « troisièmes classes ».

Ces « troisièmes », déjà leCourrier français— vers la fin du dernier siècle — persiflait, à la manière d’Alphonse Allais, la rudesse de leur inconfort.

« Examinons ce que sont ces troisièmes classes sur toutes nos lignes de chemins de fer : des sortes de cellules où l’on parque le voyageur. Figurez-vous une pauvre femme, malade, chétive, enceinte, que des affaires impérieuses appellent à Paris. Elle part de Marseille et reste plus de vingt-quatre heures assise sur une planche de chêne. Sa peau fine et délicate est condamnée à subir le contact et le frottement du coussin moelleux que nous connaissons. Nous ne croyons pas exagérer en affirmanta prioriqu’avec le système des distinctions actuellement en vigueur, si une ligne de chemins de fer se voyait obligée d’établir une quatrième classe, elle seraitlogiquement amenée à paver de pointes de clous ou de noyaux de pêche cette nouvelle catégorie de places. »

Si, en 1950, les « troisièmes » avaient sans doute reçu quelque amélioration, elles n’en continuaient pas moins d’apparaître comme une sorte de défi à l’esprit d’égalité ; en elles se concrétisait l’inélégant dédain de la collectivité pour l’aise des mal nantis, c’est-à-dire des plus fatigués.

Un jour, Monsieur, vous décidâtes de faire cesser cet état de choses ; et il me semble que ce fut une date dans la petite histoire de l’injustice sociale. Vous ne fîtes pas là une invention technique, mais une invention du cœur, et qui a, pour moi, plus de prix qu’un gain de prestige ou un record de vitesse. Vous témoigniez ainsi que le souci d’améliorer les mécaniques ne vous fait point oublier la peine des hommes.

Après avoir aidé votre pays à faire un meilleur usage de la vapeur, puis de l’électricité, il était inévitable que votre intérêt se portât sur cette nouvelle et quasi inépuisable source d’énergie que fournit à l’homme, depuis peu, la libération de l’atome.

Vous siégerez donc au Commissariat de l’Énergie atomique, vous présiderez l’organisme qui associe, en vue de leur coopération industrielle, les puissances atomiques de l’Europe ; et, en juillet 1956 – à l’occasion d’un débat public –, vous plaiderez devant l’Assemblée nationale la cause de cetEuratom.

Vous y croyez ardemment, Monsieur, à l’avenir de cette énergie qui vient, comme à point nommé, relever les autres énergies près d’être défaillantes. Et qui pourrait, de vrai, contester qu’elle représente, pour l’humanité, un espoir immense ? Mais hélas, en contrepartie, que d’inquiétudes ont surgi avec elle!

Jamais auparavant n’avait si clairement apparu l’ambiguïté essentielle d’une science dont les pouvoirs démesurés peuvent être indifféremment exploités pour les œuvres de vie ou pour les besognes de mort.

D’un côté, – depuis le fracas d’Hiroshima – la menace sur tous suspendue d’une guerre infernale, suicide de l’espèce. Menace qui plonge dans une anxiété permanente le genre humain, désormais à la merci d’un geste de démence ou de fanatisme ; menace qui ne se fait supporter qu’à la faveur d’un endurcissement à l’horreur qui lui-même ne va point sans atteinte à la santé morale de chacun.

En regard de tout cela, des possibilités fabuleuses pour le développement des industries, l’accroissement des pouvoirs en tous les domaines. Si l’humanité sait se tenir sage, résister aux tentations du pire, elle a devant elle l’assurance de réaliser tous ses rêves, d’exaucer tous ses vœux, dans l’ordre matériel.

D’un côté, l’Apocalypse ; de l’autre, une manière d’âge d’or. Telle est du moins l’alternative comme elle est ordinairement présentée.

En fait, je ne suis pas de ces manichéens qui opposent sans nuances les vertus de l’atome de paix aux méfaits de l’atome de guerre.

Il est constant que le progrès de l’industrie atomique – auquel nul ne peut raisonnablement s’opposer – ne cessera de poser aux hygiénistes de redoutables problèmes. Laissant même de côté celui de l’élimination des déchets radioactifs, quel ne sera, pour l’homme, le danger permanent, quotidien, quand l’atome, quittant les Centrales où il est jusqu’ici enclos, s’insinuera et s’implantera, comme on nous annonce qu’il le fera, dans tous les secteurs de l’activité ? quand il nous faudra coexister étroitement avec les radiations pénétrantes qui sont les pires ennemies du protoplasme germinal ?

Comment un biologiste verrait-il sans émoi approcher cet âge nouveau ? Comment ne redouterait-il pas les erreurs, les négligences, les inadvertances, dans un domaine où il sera criminel de n’être pas impeccable ?

Ah, je ne voudrais pas, Monsieur, en ce qui touche l’industrie atomique, ressembler à ces pessimistes qui jadis ont dénoncé les dangers du chemin de fer... Mais, à voir avec quelle insouciance l’homme administre les ressources – qui ne sont pas inépuisables – de la terre ou de la forêt, avec quelle légèreté il entreprend sur les équilibres des faunes et des flores, j’avoue que je ne saurais envisager d’un œil tranquille l’avenir de nos relations avec l’atome. Je crains que l’érosion des patrimoines héréditaires, d’autant plus inquiétante que l’état de civilisation nous prive des effets épurateurs de la sélection naturelle, ne soulève guère plus d’émotion que celle des sols. Et cette fois, pourtant, il y va de notre tout, puisque ce sont les sources mêmes de l’espèce qui se trouvent menacées d’un irréparable dommage.

Voilà pourquoi, Monsieur, vous m’avez vu parfois moins enthousiaste que vous pour des réalisations que je connais, hélas ! pour inévitables, mais que je crains qu’il ne nous faille chèrement payer dans notre substance. Voilà pourquoi je ne partage pas tout à fait votre alacrité en face de l’avenir atomique... Voilà pourquoi il m’est arrivé de mêler mes protestations à celles de ces gens dont vous avez raillé le zèle intempestif en disant qu’ils menaient grand vacarme pour quelques curies supplémentaires...

Voyez-vous, je pense qu’il y a entre nous, sur ce point, une divergence fondamentale, et qui ne tient pas seulement à l’âge ou au tempérament. Qu’on le veuille ou non, qu’on en prenne conscience ou non, chacun a ses partialités, ses « valorisations » propres, que commande sa formation professionnelle.

Alors même que l’ingénieur et le biologiste disposent de la même somme d’information, et qu’ils sont tous deux d’esprit honnête, pareillement soucieux du bien public, ils ne peuvent qu’ils ne composent différemment leurs espoirs et leurs craintes.

Entre eux, le débat – ou plutôt le dialogue – ne fait que débuter ; je tiens qu’il doit être fécond.

Si les biologistes étaient les maîtres, et seuls responsables du futur de l’homme, je concède que peut-être, par leurs vétilleuses exigences de sécurité, par leurs incessantes objections de conscience, par le raffinement de leurs scrupules, ils exerceraient une action un peu trop contrariante sur le développement de l’industrie atomique. En retour, Monsieur, faites-moi la grâce de penser qu’il n’est pas tout à fait superflu que, de loin en loin, ils fassent entendre leur voix.

Accordez-moi qu’ils ont – et qu’ils auront de plus en plus – leur rôle à jouer dans la dangereuse partie engagée par l’espèce. À qui donc s’en remettrait-on, si ce n’est à eux, de veiller assez jalousement sur les secrètes molécules en qui tient tout le destin de l’homme ?

Aussi bien, la menace créée par l’atome n’est-elle que l’une, et jusqu’ici la plus redoutable, de toutes celles que les progrès des sciences et des techniques font peser sur l’humanité.

Pollution de l’atmosphère et des eaux, lent empoisonnement de la nature par les insecticides qui nous préparent des « printemps silencieux », abus des médications chimiques provoquant des malformations chez l’embryon ou adultérant les patrimoines héréditaires, accroissement de la population qui déjà fait craindre l’encombrement de la planète et la famine pour tous, vieillissement du corps social par augmentation du nombre des personnes âgées...

À ces effets de l’ordre matériel, et qui sont ou bien le résultat d’une application défectueuse de la technique, ou bien la rançon dont elle fait payer ses bienfaits, on peut espérer qu’elle trouvera elle-même les parades efficaces, ou tout au moins suffisantes pour que, dans la balance de son œuvre, l’actif continue de l’emporter sur le passif. Mais on ne laisse pas de lui imputer d’autres maux, et qui, ceux-là, affecteraient la qualité spirituelle ou morale de l’homme.

Certes, il n’est plus aujourd’hui personne pour dire, avec Emerson, que l’invention technique est inutile aux élites et périlleuse pour les masses, ou, avec le sage chinois, que les techniciens ont pourri le cœur des hommes. Aux innovations qu’on nous présente, nous n’avons garde d’opposer le puéril misonéisme d’un Ruskin qui, pour narguer les locomotives, se promenait en calèche le long les voies ferrées, ou de ce membre de l’Institut qui ne voulait pas qu’on distribuât l’eau aux Parisiens sous prétexte que « l’usage des thermes à Rome fut le germe de la décadence » !

Mais, pour être plus nuancée, l’opposition à la technique n’en est pas moins ferme en beaucoup d’esprits.

On lui fait grief de dépersonnaliser l’homme, de l’humilier en le faisant rivaliser avec la machine, de le dépayser en substituant un monde d’artifice au monde naturel, de le dégrader en l’invitant à croire que le progrès consiste d’abord aux gains matériels. On lui reproche de créer des besoins factices, de multiplier les tentations et les diversions médiocres. On dénonce, avec Georges Duhamel, l’ambiguïté de ses dons, l’impureté de ses services ; on gémit, avec René Laforgue, de voir s’instaurer un culte du robot qui nuit à l’épanouissement de l’âme.

Sans parler de ceux qui prophétisent l’heure où l’homme succomberait à la satiété de l’omnipotence, et de ceux qui s’épouvantent de voir, par la biologie, l’homme tomber à la merci de l’homme...

Bientôt, n’allons-nous pas, en effet, disposer de tels moyens d’action sur la matière vivante que la seule pensée d’en user nous donne le vertige ? Au seuil du « meilleur des mondes », nous voici au point de commander à l’hérédité, d’altérer le fonds génétique de l’espèce, d’intervenir dans les faits de sensibilité, de mémoire, de pensée. Demain, l’Homo biologicus– sujet et objet tout ensemble – ne pourra se soustraire à l’atteinte de ses propres pouvoirs. Que fera-t-il de soi ? À l’image de quoi voudra-t-il se recréer ? Où apprend-on le métier de Dieu ?

À ce concert d’inquiétudes, de tons si variés, et qui trouvent un écho jusqu’en notre littérature, vous vous appliquez, Monsieur, par vos écrits, par vos paroles, à apporter l’apaisement. Vous êtes un habile, un ingénieux défenseur de la technique ; et si votre plaidoyer, peut-être, ne réussit pas à dissiper toutes les appréhensions qu’elle nous cause, du moins il ajoute aux raisons que nous avons d’en faire estime.

Il ne vous suffit pas qu’on se résigne aux gains de la technique comme à un mal nécessaire, et en concédant du bout des lèvres qu’on en tire quelques avantages, tel celui, peut-être, de se trouver encore en vie ; vous ambitionnez pour elle une adhésion plus chaude, un consentement plus éclairé. Vous voulez que chacun prenne conscience de ce qu’elle apporte à tous, non seulement dans l’ordre de la chair, mais dans ceux, plus éminents, de l’esprit et de la charité. Et c’est sans peine qu’avec les ressources de votre dialectique et de votre érudition, vous nous la présentez toute différente de cette grossière matérialiste qu’on voit trop volontiers en elle. Vous nous rappelez comme elle libère l’intelligence pour la spéculation et la recherche, comme elle féconde et vivifie les sciences ; et, tout spécialement, vous attirez notre attention sur le concours, moins connu, qu’elle apporte aux lettres et aux arts, voire à la critique littéraire. Ne permet-elle pas de dater avec précision des manuscrits, des tableaux, des monuments ? N’est-ce pas grâce aux machines électroniques qu’on a pu s’assurer que l’Iliade et l’Odyssée sont issues d’un même auteur, et que peut-être on déterminera la paternité des stances d’Othello! Et quelle ne devrait être, envers la technique, la gratitude de tous les écrivains, dès lors que, protégeant le papier d’imprimerie contre l’attaque d’un pernicieux champignon, elle assure à tous leurs écrits une chance d’immortalité !

Il n’est pas jusqu’au domaine de la vie morale où elle ne se puisse prévaloir de ses services. Du fait qu’elle facilite les communications, les échanges, les partages entre les humains, elle prépare la « fusion des sensibilités », pour parler comme le philosophe Guyau ; elle travaille à unifier la conscience collective ; en supprimant ou en réduisant les distances, elle étend la notion du prochain.

À telles enseignes que le Pape Jean XXIII lui a, si l’on ose dire, accordé sa bénédiction quand il a dit que « les récents progrès de la science et de la technique ont exercé une profonde influence sur les hommes, et ont déterminé chez eux, sur toute la surface de la terre, un mouvement tendant à intensifier leur collaboration et à renforcer leur union ».

Si vous n’hésitez pas, Monsieur, à lancer un retentissant : « Vive la technique », c’est parce que vous tenez pour assuré que l’intelligence sera capable de dominer l’instrument et d’en gouverner sainement l’emploi.

De là, en effet, dépend tout le sort de notre civilisation.

En accroissant les pouvoirs de l’homme, la technique multiplie, pour lui, tout à la fois les occasions de s’élever et les risques de s’avilir. Salutaire et menaçante, elle complique notre tâche, alourdit nos responsabilités. Elle fait plus périlleuse notre aventure, mais aussi elle en repousse les bornes. Comme toute grandeur, elle oblige, et nous met à l’épreuve. Redouter ses bienfaits, bouder à ses présents, c’est douter que nous soyons dignes d’en user, c’est manquer de confiance envers nous-mêmes, c’est faire injure à l’espèce.

Si la technique nous fait perdre notre âme, c’est que nous ne méritions pas de la sauver.

Peut-être arrive-t-il, Monsieur, qu’entraîné par un généreux optimisme, vous accordiez un peu trop aux avantages de la technique. N’allez-vous pas jusqu’à écrire cette phrase si peu pascalienne : « Les malheurs de l’homme sont en passe d’être surmontés. » C’est quasiment nous annoncer que nous sommes en route vers le bonheur...

La technique, bien sûr, peut offrir à l’homme des contentements, des satisfactions, des divertissements, des plaisirs et même des joies ; elle réduira la souffrance, rendra le travail moins pénible ; mais je ne pense pas qu’il faille compter sur elle pour dispenser cette paix mystérieuse du cœur qui, si elle existe, ne doit sûrement rien aux conquêtes du temporel.

S’il est quelqu’un dont on puisse dire qu’il a de l’avenir dans l’esprit, c’est bien vous, Monsieur. On a même dit, plus rudement, que vous aviez l’avenir dans les tripes.

Ne pas repousser ce qui vient, ne pas bouder à ce qui sera, voilà une de vos exhortations familières. Puisque, aussi bien, toute résistance est vaine et conduit simplement « à des combats d’arrière-garde, sans grandeur », la virile sagesse est de donner son assentiment au futur, de le vouloir et de l’aimer au lieu de le subir, « comme d’autres, avant nous, ont aimé et voulu ce qui devait être notre présent ».

Ayant pris conscience de la mutabilité du monde où nous sommes, nous reconnaîtrons la nécessité d’introduire le facteur « temps » en toutes nos conceptions économiques et sociales, afin de les « einsteiniser », ainsi que vous aimez à dire.

En cette attitude « prospective » dont votre grand ami, le philosophe Gaston Berger, a subtilement déduit les conséquences, vous voyez une adaptation fonctionnelle de l’homme d’aujourd’hui, et peut-être, ici, vous souvenez-vous des têtards de Clermont-Ferrand : la vie n’est-elle pas, d’abord, croissance, développement, métamorphose ? n’est-ce pas un grand biologiste qui a parlé de l’ontogenèse préparante du futur ?

Que de maux imputés à la technique, et n’ayant, selon vous, d’autre cause que le retard des modes de pensée, des méthodes d’organisation, sur la condition de l’équipement. On s’en prend au progrès matériel, quand c’est l’arriération mentale qui est en cause.

« Il suffit – dites-vous – de voir un singe se servir d’une machine à écrire pour avoir une image de certaines sociétés du XXesiècle. »

Comparaison, à coup sûr, peu rassurante, encore que les singes aient un assez bon renom de dactylographes depuis que nous savons, par Émile Borel, qu’il ne serait pas mathématiquement impossible qu’une armée de ces animaux, « en tapotant au hasard sur des machines à écrire, arrivassent à reconstituer correctement tous les volumes de la Bibliothèque nationale... ».

De l’évolution, par vous jugée nécessaire, des structures économiques, vous avez tenté de dégager les lois, dont la principale – déjà entrevue par Constantin Pecqueur en 1840 – est celle de l’accroissement des dimensions. Chaque étape du progrès technique comporte une ampliation, qu’il s’agisse de la puissance de l’outil, ou du volume de l’usine, ou de l’étendue du marché. Dans l’âpre concurrence qui oppose les producteurs, quels qu’ils soient, grandeur est condition de survie. Croître ou périr, diriez-vous volontiers ; et si l’on ne peut croître suffisamment, il sied de s’unir à d’autres, pour bénéficier des avantages de l’ensemble.

Aussi estimerez-vous avoir fructueusement travaillé pour votre cher avenir chaque fois que vous aurez aidé à une jonction, favorisé une entente, abattu une cloison, effacé une frontière, comblé un fossé, jeté un pont, – entre deux entreprises, deux groupes, deux nations.

Cette ardeur syncrétique devait tout naturellement faire de vous un partisan et un artisan de l’unité européenne, laquelle ne saurait être, à vos yeux conciliateurs, qu’une étape vers l’unification du globe, en attendant la fédération des planètes...

C’est encore la même impatience unitive qui nous pousse à réclamer une coopération toujours plus étroite entre les disciplines scientifiques. La biologie, déclarez-vous, ne peut ignorer l’électronique. Là aussi, vous voulez « décloisonner » – c’est votre terme –, pour assurer la mise en commun des qualités et des compétences diverses.

Vantant l’efficacité du travail d’équipe, vous affirmez que « ni la solitude du pouvoir ni celle du laboratoire ne peuvent aboutir à des résultats décisifs ».

Si, quant au pouvoir, je me sens pleinement d’accord avec vous, j’élèverais une discrète protestation en ce qui touche le laboratoire.

Permettez, Monsieur, à l’un des derniers artisans de la science de rappeler, en cette époque où, indéniablement, la recherche tend à se faire collective, que c’est quand même à des chercheurs solitaires qu’on doit la pénicilline et la compréhension du langage des abeilles... Il ne faudrait pas me pousser beaucoup pour me faire dire que certaines découvertes, et parmi les plus inattendues, ne peuvent être faites que dans le calme et l’indépendance de la solitude.

Si pénétré que vous soyez de la valeur des progrès matériels, vous n’oubliez jamais que, de toutes les formes d’énergie, la spirituelle est la plus précieuse, et que, selon la vieille formule de Jean Bodin, « il n’est de richesse que d’homme ». Aussi les problèmes de l’éducation vous apparaissent-ils comme premiers. Vous y revenez avec insistance chaque fois que vous tracez l’épure de votre société idéale.

Démocrate logique et loyal, pour qui la démocratie est encore à faire, vous ne consentez point que subsiste, à aucun degré, une corrélation entre la fortune des parents et le destin scolaire des enfants. Pour tous les citoyens, au départ, vous revendiquez les mêmes droits à l’instruction, une égale espérance de culture ; et votre souci du rendement social est ici entièrement d’accord avec votre sens de la justice pour déplorer la furieuse dissipation de valeurs qui débilite nos sociétés.

La pédagogie, pour l’heure, est dans l’enfance ; mais si l’on dispute encore avec passion sur les méthodes d’enseignement, du moins la plupart des enseigneurs s’accordent-ils à penser, comme vous faites, qu’il s’agit, avant tout, d’exercer les jeunes esprits à apprendre, à comprendre, à raisonner, à réfléchir, à douter : en bref, qu’il s’agit moins de garnir une mémoire que de munir une intelligence. Et puisque, de toute façon, nonobstant la distension des programmes, le savoir scolaire ne peut que s’étrécir toujours davantage à proportion du savoir total, puisque, selon le mot d’Oppenheimer, « presque tout ce que doit connaître un homme de cinquante ans fut découvert depuis la fin de ses études », ce sera le rôle principal du maître que de tâcher à éveiller – ou plutôt à ne pas éteindre – cette curiosité qui, à travers toute l’existence, devra se maintenir en exercice. En dépit d’un charmant refrain l’école n’est jamais finie ; pour ne pas redevenir des ignorants, les plus habiles sont tenus d’y retourner sans cesse : on appelle cela, je crois, le « recyclage ».

L’idée d’une éducation permanente, assurée par la collectivité, nous est maintenant familière, et vous aurez grandement concouru à lui donner force. Si vous mettez tant de feu à la défendre, c’est surtout pour la promesse qu’elle apporte à ceux dont la capacité n’a pu encore trouver son juste emploi. Vous n’admettez point qu’un homme soit prisonnier de ses premiers choix, ou des hasards de l’existence, ni même qu’il soit condamné par ses échecs. Vous êtes l’ennemi de tout ce qui enchaîne, enserre, limite, de tout ce qui ferme le devenir de la personne. À chacun, vous voudriez laisser une chance de meilleur accomplissement, la possibilité d’un nouveau départ, et comme une fenêtre d’espérance.

Non content de prôner et de démontrer par l’exemple les vertus formatrices de la science, vous avez fait réflexion sur les qualités de l’esprit qui disposent aux différentes disciplines. Et vous avez abouti à cette conclusion, fort importante, qu’il fallait faire taire les complexes d’infériorité dont souffrent les sciences expérimentales devant les sciences exactes ; vous avez émis le vœu que s’effaçât de la mentalité française le préjugé qui, hiérarchisant indûment les valeurs intellectuelles, donne le premier rang au « pouvoir d’abstraction mesuré par l’aptitude aux mathématiques les plus théoriques ».

Voilà une déclaration qui, venant d’un ancien major de l’École des Mines, ne manque pas d’élégance et d’impartialité ! J’aimerais à penser, Monsieur, qu’elle aura l’audience qu’elle mérite et que l’on saura s’en inspirer pour apporter à notre enseignement les réformes qui s’imposent.

Vous allez même jusqu’à dire que, dans ces périodes mouvantes qui sont les nôtres, l’intelligence du concret, la faculté d’observation, la souplesse d’adaptation, sont avant tout nécessaires, tout ainsi que la saine humilité qu’on ne saurait manquer d’acquérir quand on est aux prises avec la matière, avec la nature, ou avec les hommes.

Enfin, vous avez, en maintes circonstances, rappelé en termes vigoureux quelle est l’importance doctrinale et pragmatique des sciences de la vie. « Maîtresse science », avez-vous dit de la Biologie, et, pour elle, vous réclamez une place plus décente dans les programmes scolaires. C’en est assez, Monsieur, pour que j’ose vous compter, et avec quelle gratitude, parmi ceux qui souhaiteraient que l’on reconnût aux jeunes Français a le droit d’être naturaliste ».

Au problème de l’instruction se rattache celui de l’information des citoyens. Vous en avez marqué la gravité, sans cesse accrue par le développement des techniques de propagande, habiles à façonner l’opinion et à subjuguer les consciences.

Comment faire en sorte que se réduise au moindre le volume des erreurs qui, intentionnelles ou non, sont continûment versées dans les cervelles ?

Vous ne vous fiez point, pour cela, aux méthodes totalitaires, car vous savez que la vérité d’État a toujours pour revers l’imposture d’État ; mais pas davantage vous ne vous tenez satisfait des régimes dits libéraux, où les moyens d’information n’échappent à la tutelle du pouvoir que pour se mettre au service de la partialité idéologique ou de l’intérêt privé. Aussi proposez-vous la création d’un « Ordre des journalistes » qui s’attacherait à faire respecter, au sein de la profession, les règles de droiture et d’objectivité.

Serait-ce là une mesure efficace, et capable d’empêcher que liberté d’expression ne signifie, trop souvent, liberté de mensonge ?

Je l’ignore ; mais, sur ce point, comme sur tant d’autres, qui, plus qu’à la politique proprement dite, ressortissent à l’hygiène sociale et à la morale civique, vous témoignez une si claire bonne foi, une telle franchise d’intention qu’on s’en voudrait de n’y pas rendre hommage. En vous, nulle entrave partisane, nulle prévention de système ou de secte. C’est en pleine indépendance, avec la loyauté expérimentale du chercheur, dans le même esprit de soumission au fait, que vous vous évertuez à déterminer les conditions optimales de la vie en commun. Avec vous, le dialogue est toujours ouvert, pourvu qu’on ait à vous présenter autre chose que les objections de l’égoïsme ou les doléances du passé. Vos jugements, vos opinions, vos avis ne doivent rien à la passion ; ils se sont formés en dehors d’elle, et si parfois elle vous anime à les soutenir, c’est après qu’ils ont reçu l’aveu de la raison.

Toujours insatisfait de la réalité présente, et ardent à la corriger, qui plus que vous mérite le nom d’idéaliste ? Mais c’est un idéalisme lucide que le vôtre, et qui ignore les séductions de l’impossible. Vous êtes trop impatient d’agir pour vous laisser amuser par des chimères.

En vous, l’esprit de l’ingénieur est constamment en éveil. Tout naturellement, vous vous représentez le corps social sous l’aspect d’une géante machine, et qui, telle une de vos locomotives, doit fonctionner de la façon la plus satisfaisante, avec le plus haut rendement. Lui épargner les entartrements, les frottements, les grippements, les coincements, empêcher les fuites d’énergie, remédier aux imperfections des commandes, supprimer les retards de transmission, faciliter la marche des organes et le jeu des rouages : tels sont, à vos yeux, les impératifs qui prévalent. Mais cet heureux fonctionnement, ce rendement supérieur, ils ne sont pas pour vous une fin en soi ; ils n’ont d’autre office que de créer plus de confort, plus de savoir, plus de dignité, plus de loisir, plus de liberté, plus d’existence enfin pour le plus grand nombre.

Machine, bien sûr, que la société, mais machine à produire le bien des hommes.

Vos programmes d’aménagement social, vous les avez exposés non seulement dans le brillantPlaidoyer pour l’avenirque vous avez composé avec M. Michel Drancourt, mais encore en force discours, messages, rapports, conférences, qui ne laissent pas de former une œuvre d’imposantes dimensions.

Sans doute on ne vous y retrouve pas tout entier, car il y manque votre improvisation éruptive, votre jaillissement verbal, votre luxuriance intellectuelle, et cet art des rapprochements inattendus, des extrapolations aventureuses, des brusques associations d’idées, cet art digne d’un poète et qui, dans la conversation, éblouit vos interlocuteurs jusqu’à les déconcerter parfois en les faisant passer d’une vue sur l’origine de l’homme à un commentaire desGéorgiquesou d’une hypothèse sur la structure des roches à une explication de l’âme montagnarde et à une philosophie du paysage ! Mais, pour être plus tempérés, plus apaisés que vous-même, vos écrits n’en reflètent pas moins l’exceptionnelle fertilité de votre esprit.

Netteté de la conception, souplesse de l’enchaînement logique, fermeté dans la démonstration : ce sont là, à coup sûr, des qualités proprement littéraires, surtout quand elles sont servies par un style décidé, convaincant, oral sans être oratoire, riche en formules imagées, de tour vif et personnel.

Style d’un homme qui cherche moins à se faire louer qu’à se faire entendre, et qui, pour cette raison même, a chance de rencontrer la forme la plus expressive.

Votre vocation première – m’avez-vous confié – était pour l’enseignement. En vous, le professeur a survécu. Dans tous les textes dont vous êtes l’auteur, il se trahit par l’aisance didactique, par l’altruisme du verbe qu’on sent empressé à partager la connaissance.

Mariant l’humanisme scientifique à l’humanisme traditionnel, vous enrichissez votre prose de termes empruntés aux langages des spécialistes. Et si, tout naturellement, vous nous entretenez de feed-backs et d’exponentielles, si vous évoquez l’espace-temps et les effets phi 1 et phi 2, vous ne vous privez point, pour autant, de puiser largement au vocabulaire de la biologie. C’est ainsi que vous parlez couramment de l’encéphale de la collectivité, du germen collectif ; vous comparez les chemins de fer d’aujourd’hui, primitifs au regard de ce qu’en fera demain la cybernétique, aux grands Sauriens de l’âge secondaire ; vous faites mention du « vieux chromosome nomade » qui pousse l’homme à pérégriner ; vous utilisez la notion d’évolution régressive, et même vous l’utilisez fort bien, à mon gré, quand vous notez qu’elle s’applique à toute forme de dictature.

Peut-être abusez-vous un tant soit peu de certains néologismes peu gracieux. Je sais bien qu’au temps des fusées et des « tellstars » on ne peut pas écrire dans la langue de Voltaire ; et Littré lui-même, dans son admirable Préface auDictionnaire, admet que les découvertes de la science et le mélange des idiomes entraînent « l’inévitable création d’une foule de termes ». Mais je ne pense pas que vous nous décidiez à adopter des mots tels que : programmation, culturisation, réguler, mixage, transiter, etc. Sans parler de tous ceux qui vous viennent tout droit de Teilhard de Chardin...

Touchant le domaine linguistique, j’estime qu’on ne doit pas se hâter de faire droit aux fâcheuses mutations, sous prétexte qu’elles seront acceptées par nos descendants. Résister, et même si l’on doit céder en fin de compte, est, pour une langue, un signe de bonne santé ; et l’on y gagnera, tout au moins, le temps de s’habituer à ces horreurs.

Résolument tourné vers l’avenir, vous entrez, Monsieur, dans une maison qui se veut résolument fidèle au passé.

De prime abord, je doute que votre génie innovateur trouve, chez nous, beaucoup d’occasions de s’employer. Peut-être obtiendrez-vous que les patients auditeurs de nos harangues bénéficient d’une acoustique un peu mieux étudiée. Mais votre influence n’ira pas au-delà. Vous ne changerez rien à nos coutumes ni à nos costumes. Vous ne nous ferez pas renoncer à nos « grêles épées ». Vous ne nous convaincrez pas de nous faire plus nombreux, même en arguant que nous ne sommes plus à l’échelle du pays, puisque déjà nous étions quarante alors que la France ne comptait que vingt millions d’habitants. Tout expert que vous êtes à accroître les vitesses, vous n’accélérerez pas les travaux de notre Dictionnaire...

Dernier vestige de la monarchie, I’Académie française, vous ne l’ignorez point, est la seule de nos institutions qui n’ait reçu aucun changement notable depuis le XVIIesiècle. On la comparerait assez justement – me semble-t-il – à ces organismes vivants qui n’ont point participé au grand mouvement évolutif de la nature et sont demeurés, dans leur structure, leur organisation, leur conduite, les mêmes qu’ils étaient il y a des milliers de siècles.

Ces témoins d’âges révolus habitent généralement les océans ou les cavernes ; les biologistes les qualifient de « panchrones » ou de fossiles vivants.

Ce dernier terme, d’ailleurs, ne doit pas être pris en mauvaise part. Il indique simplement la stabilité du type, la persévérance de 1’être, et n’exclut nullement la robustesse, la vitalité. Ce sont de belles bêtes que le Coelacanthe ou la Limule, elles ne paraissent pas près de s’éteindre.

Pour ce qui est de notre Compagnie, n’est-il pas permis de lui faire honneur de cette obstination en soi qui contraste si étrangement avec l’instabilité ordinaire des choses ? C’est bien ainsi que l’entendait Paul Valéry quand, un jour qu’il méditait sur ce qu’il appelait « notre mystère », il déclarait que la continuité et la durée « deviennent, dans cet univers en transmutation furieuse, des valeurs du plus haut prix ». Et le grand poète d’en conclure que, forte d’une telle fixité, l’Académie française pourrait devenir « le Conseil libre et désintéressé au sein duquel se formerait continuellement une opinion de qualité exquise sur les questions les plus hautes qui se puissent poser à une nation ».

Dans cette « magistrature idéale », l’homme à qui vous succédez, Monsieur, et qui fut tout à la fois, lui aussi, grand technicien et grand humaniste, se fût distingué par la sagacité de ses jugements et la convenance de ses avis.

Vous venez de faire revivre devant nous Henri Mondor, et vous l’avez loué avec une chaleur et une pénétration qui ont dû, si j’en juge par moi, contenter les plus exigeants de ses admirateurs. Si la tradition ne m’en faisait un devoir, et si l’amitié ne m’y entraînait, je ferais scrupule de surcharger les lignes d’un portrait si nettement tracé.

En ce grand chirurgien, féru de poésie, l’homme de science et l’homme de lettres se disputaient la préséance tout en échangeant leurs services. Sans le don d’expression qu’Henri Mondor possédait au plus haut degré, sans sa virtuosité verbale, eût-il été le grand professeur que nous avons connu, l’inégalable descripteur des lésions et des signes ? Et sans l’esprit de méthode et de minutie, sans la patience investigatrice, sans l’inflexible rigueur que donne seulement la pratique des disciplines positives, eût-il enrichi et rénové, ainsi qu’il l’a fait, l’exégèse poétique et la critique littéraire ?

Écrivain, il ne voulut être que biographe, historien, commentateur ; et ce fut peut-être, de sa part, excès de modestie, mais ne nous y trompons pas : dans son œuvre d’analyste et de critique, il a témoigné son pouvoir d’invention et son industrie créatrice. Sans lui, Mallarmé, Claudel, Valéry, Alain, ne seraient pas, pour nous, tout à fait ce qu’ils sont. Il a ajouté à l’éclat de ces grands hommes : quand Mondor se fait satellite, il émet une lumière propre.

N’oublions pas que, de surcroît, il a initié – opéré – sur leurs personnes et provoqué la genèse de quelques-unes de leurs œuvres en exerçant sur eux un curieux effet d’induction, comme on dit en biologie.

Parce que Mondor lui aura fait découvrirCharmes, Alain écrira unPropossur Valéry ; c’est à cause d’une parole de Mondor, prononcée en 1935, qu’il entreprendra l’Histoire de mes pensées. Tel poème de Claudel,Le Chirurgien, fut composé à l’intention de Mondor ; et Valéry, s’il n’eût connu et aimé notre confrère, eût-il prononcé le fameuxDiscours aux chirurgiens? Ainsi, que de pages essentielles devons-nous à Mondor, et qui ne sont pas de lui ! Ce sont celles-là, j’en suis sûr, dont il tirait le plus de fierté.

Un autre aspect de Mondor écrivain, et qui, me semble-t-il, n’est pas mis suffisamment en relief par ses commentateurs, est celui du satirique incisif, cédant à l’âcre plaisir de la fustigation justicière. Ce grand connaisseur en beau sait aussi observer les laideurs, et les bien décrire. Dans ses ouvrages historiques – et notamment dans sesAnatomistes et Chirurgiens–, c’est une vive et cruelle peinture des mœurs médicales qui nous est offerte, et où s’exprime, avec la concision d’un La Bruyère, la verve vengeresse du Léon Daudet desMorticoles.

Car ses résurrections du passé sont toutes nourries de l’expérience du présent. L’homme n’a guère changé depuis que les médecins ont quitté la robe, et, pour évoquer les contemporains de Guy de Chauliac ou d’Ambroise Paré, Mondor n’a qu’à laisser parler ses propres souvenirs.

En cette satire indirecte, où l’on sent qu’il se complaît et se soulage, quelle variété de ton, quelle précision du trait, quel art de la formule, décisive ou nuancée !

Voici, pris sur le vif, et n’appartenant pas seulement à la comédie médicale, ceux qui « passent plus de temps à médire qu’à s’instruire », ceux qui « n’aiment des ascensions que la gloriole... et n’agitent, dans une place mal remplie, que l’envie d’en avoir une autre » ; ceux dont « les visages sont définitivement marqués par les bouderies de l’impatience ou l’amertume des échecs ». Voici les maladroits qui osent se faire juges de l’adresse, les perfides qui se déguisent en scrupuleux, les paresseux qui prennent le masque de la bonhomie, les diseurs de riens qui encombrent les tribunes, les timorés qui, préférant la médisance à la confrontation, ne s’indignent qu’en chuchotements sournois et en bavardages précautionneux. Voici les profiteurs, les tricheurs, les histrions, les bénisseurs, les prudents et les atones ; voici les maîtres qui se parent des plumes de leurs élèves, les vantards qui font toute une carrière avec le récit de leurs vertus d’un jour ; les peureux qui, sitôt le péril évanoui, se revanchent d’avoir tremblé ; voici l’ambition courbée, la vanité rampante, la dignité feinte ; voici le frétillement des obséquieux, l’élasticité des arrivistes, le pavanement des satisfaits, les complaisances de l’égoïsme fatigué, les vilaines ruses de la calomnie, et le bruit de foirail que fait la jactance des pontifes.

Nous sommes loin, ici, n’est-ce pas, du doux et précieux Mondor, glosateur des poètes et dessinateur de corolles...

Aristocrate de verbe et de sentiment, vivant dans l’intimité des meilleurs d’entre les morts ou d’entre les vivants, Mondor ne tolérait point l’affectation ni l’enflure. Jamais ne sortait de ses lèvres une des banalités coutumières de la conversation. La jacasserie, même distinguée, n’était pas son fait. Ce qu’il réservait à ses interlocuteurs, c’étaient une anecdote savoureuse, un jugement lapidaire, une gaillardise de carabin relevée par la grâce du tour, ou une citation peu connue de prose ou de vers qu’il offrait comme on offre un bonbon. Tout cela agrémenté par l’accent du terroir, le timbre un peu chantant de la voix, le rire juvénile.

Sociable mais pudique, affable mais secret, il était, en dépit de ses airs d’enjouement, un homme grave ; et, malgré une courtoisie si poussée qu’elle pouvait, avec les frivoles, mimer la frivolité, il était, avant tout, un amant de la solitude et un voluptueux du labeur.

Un « Traité de la Babiole » était dans ses projets ; et je crois bien qu’il y eût traité de la plupart des choses dont on fait, l’ordinaire, un grand compte.

Sa conscience professionnelle cultivait le scrupule jusqu’à l’anxiété. Quand il disait, de la médecine, qu’elle était une forme supérieure de l’entraide, il définissait noblement son éthique personnelle. Pour les malades, pour les souffrants, ce grand intellectuel de la chirurgie avait des douceurs de bon infirmier.

On sait quelle fut, dans son petit village d’Auvergne, la simplicité de ses obsèques. Il les avait voulues sans pompe, sans discours. En cette ultime décision – qui ne laissa pas d’étonner quelques-uns, mais où l’ont bien reconnu ceux qui le connaissaient bien –, il entrait une élégante discrétion, le dédain des fracas superflus, et, avec le désaveu des simulacres parisiens, le désir de ne point troubler l’humble vérité de la terre natale. Peut-être aussi le souvenir d’une phrase de son cher Mallarmé : « La tombe aime tout de suite le silence. »

Si Henri Mondor faisait peu de cas des vanités posthumes, il n’était pas cependant de ces grands dédaigneux qui veulent ignorer le traitement que le futur réserve à leur mémoire. Il ne lui était nullement indifférent de pouvoir se dire qu’il avait bien travaillé pour ses frères humains, et que, longtemps après qu’il les aurait quittés, ils bénéficieraient encore de ses enseignements, transmis par ses disciples ou inscrits dans ses livres.

Cette ambition de servir au delà de soi, elle est le propre des âmes vigoureuses. Nous savons, Monsieur, qu’elle n’est point de manque chez vous, dont toute l’œuvre, tout l’effort, toute la pensée n’ont d’autre fin que la préparation de l’avenir.