Réception imaginaire de Joseph d’Arbaud, poète et gentilhomme de Camargue

Le 19 décembre 1974

André CHAMSON

SÉANCE PUBLIQUE ANNUELLE

tenue le jeudi 19 décembre 1974

DISCOURS

DE

M. André CHAMSON
Directeur

Réception imaginaire de Joseph d’Arbaud
Poète et Gentilhomme de Camargue

 

Messieurs,

Puisqu’il n’est plus d’usage de faire l’éloge de la vertu, j’avais pensé pouvoir employer mon temps de parole à vous faire part de mes inquiétudes et de mes indignations. Je ne risquais pas de me trouver à court de sujet ! Il y a dix-huit ans, déjà, quand j’avais eu l’honneur de prendre place au milieu de vous, et de ceux qui vous ont précédés ici, j’avais exprimé les craintes que me faisait éprouver le pullulement de notre espèce. Depuis ce temps, ces craintes n’ont fait que s’accroître. Elles se justifient toutes par le déséquilibre grandissant entre nos besoins et nos ressources. Pour l’heure, nous n’en sommes encore qu’à la crise de l’énergie, mais on nous annonce déjà celle de la nourriture. Elle fera, paraît-il, cinquante millions de morts dans les douze mois à venir. Après cela, pourquoi ne serions-nous pas menacés de ne plus avoir assez d’eau pour boire et, peut-être même, un jour, de manquer d’air respirable ? La plupart de ces dangers ne mettent en péril que notre avenir. Que pèsent-ils quand on les compare aux indignations que nous pouvons éprouver au spectacle de ce qui se passe autour de nous, à l’heure actuelle ? Tout semble voué à l’angoisse et au désespoir. Mais, en dépit de l’enseignement de mes lointains ancêtres Cathares, je ne crois pourtant pas que le monde où nous vivons soit manichéen et que nous ayons basculé, d’un seul coup, du côté que recouvrent éternellement les ténèbres. Il n’y a pas d’hémisphère voué au mal, pas plus qu’il n’en existe un autre où ne règne que le bien. Ce qu’il nous revient de faire, c’est de séparer sans cesse ces deux principes l’un de l’autre, et l’extrême difficulté de ce partage vient de ce que, du père au fils, leurs valeurs peuvent changer. Il faut savoir nous accommoder de certains de ces changements, mais il faut aussi savoir faire rempart devant les autres, J’ai peur que nous ayons laissé franchir la limite à ce qui n’aurait pas dû le faire. Je ne pourrai jamais accepter, pour ma part, de voir la société moins attentive aux souffrances des malades dans les hôpitaux qu’aux insurrections carcérales des assassins de vieilles dames à maigres économies, des tourmenteurs de petites filles épouvantées et marquées par eux pour la vie, des mitrailleurs de hold-up ou des massacres d’otages.

Excusez-moi, Messieurs. Je me laisse emporter par ces indignations dont je ne veux pas vous parler. C’est de tout autre chose dont je veux vous entretenir. Quand on traverse des temps comme ceux que nous vivons, c’est dans la poésie que l’on peut trouver la consolation et le refuge. Je dirai même que parler de la poésie, c’est encore faire l’éloge de la vertu. Laissez-moi donc vous raconter la vie d’un poète dont une partie de la France — mais une partie seulement, — a célébré, cet été, les cent ans de présence au monde. Ce poète, bien peu d’entre vous le connaissent. Il s’appelle Joseph d’Arbaud, et s’il fut un écrivain français du premier rang, il a fait son œuvre en provençal, c’est-à-dire dans un de ces parlers maternels qui ont ajouté à la gloire de notre littérature, tout en donnant naissance, à côté d’elle, à d’autres littératures nationales.

Si Frédéric Mistral n’a pas été des nôtres, c’est qu’il a décliné l’invitation qui lui a été faite par nos prédécesseurs, Comme lui, Joseph d’Arbaud aurait pu prendre place parmi nous. Bien que je sois peu enclin à ce genre d’exercice, je me suis amusé à pointer la majorité qu’il aurait eue à coup sûr dans notre Compagnie, il y a quelques années. Permettez-moi donc de supposer que vous m’avez désigné pour le recevoir... C’est à cette réception imaginaire que je veux consacrer mon discours. Tout est en place. Le décor est planté. Le public est devant moi. Nous venons d’entendre le remerciement du poète. À moi de lui dire notre bienvenue et d’évoquer ici sa vie et son œuvre...

 

Monsieur,

Vous êtes né à Meyrargues, au cœur même de la Provence, non pas de la Provence du bord de mer, ni dans celle des rives du Rhône, mais dans un de ces lieux qui semblent être placés au centre de l’horizon de votre patrie.

Votre famille était à l’image de ce bourg qui vous a vu naître. Du côté paternel comme du côté maternel, il n’y avait autour de vous que des hommes et des femmes de Provence. Votre père était cavalier, votre mère était poétesse. Vos grands-parents, surtout vos grands-parents maternels, les Valère-Martin et, singulièrement, votre grand-père, ajoutaient à l’amour de la poésie le goût de l’érudition, de l’archéologie, de la numismatique, sciences toujours honorées dans la patrie de Peiresc. Vous avez grandi à Meyrargues, dans la propriété de vos parents, placés d’abord sous le vocable de Saint-Joseph, et qui deviendra, dans la suite des temps, la « pichoto bastido », mais aussi à Cavaillon, chez le grand-père érudit où vous alliez passer les temps de fêtes.

À l’époque de votre enfance, vous ne pouviez échapper à la fourmillante descendance de Hugo, qu’elle soit encore romantique, ou parnassienne ou symboliste, ni à l’influence solitaire de Mistral dont les descendants ne s’étaient pas encore tous révélés, en attendant que vous deveniez le plus célèbre d’entre eux.

Combien d’enfants peuvent se réclamer, comme vous pouvez le faire, d’une double culture et de deux langues, apprises, l’une et l’autre, comme nous pouvons apprendre la langue unique de notre berceau ! Vous n’échapperez jamais à ces deux langues maternelles, la française et la provençale. Vous aurez beau aller faire vos études secondaires au collège Saint-Joseph d’Avignon et commencer votre droit à la faculté d’Aix, vous n’échapperez pas à cette dualité. Ces deux langues, ces deux cultures, ces deux arts de vivre, s’ajoutent chez vous, suivant la formule employée lors du rattachement de la Provence à la France, comme un principal à un autre principal. Alors que vous êtes encore étudiant, vous commencez à écrire en français, et le ton de votre voix fait entendre comme un écho de ceux que vous admirez à ce moment-là, et qui sont Heredia, Théodore de Banville, Leconte de Lisle et Albert Samain.

Vous ne faites en cela que suivre la mode des dernières années du siècle mais, brusquement, deux ans avant qu’il ne cède la place au siècle qui est le nôtre, et le vôtre aussi, vous changez de vie et vous transformez d’un coup les rapports que vous avez avec le monde. Adieu la ville et la vie mondaine qui était en train de s’ouvrir devant vous. Adieu les salons et la société raffinée de la cité des fontaines. Comment ne pas employer ici la comparaison habituelle et dire que vous entrez dans votre nouvelle existence comme on entre en religion ! Vous vous faites garde-bêtes, et malgré les dons que vous avez pour l’amitié et pour les conquêtes féminines, vous allez vous fiancer avec la solitude.

Le rêve désordonné de vos arrière-neveux, le désir des hippies de se retirer du monde, vous le réalisez avec plus d’un demi-siècle d’avance, dans un style à la fois austère et joyeux. Pour cela, vous achetez une manade de taureaux sauvages, au plan du Bourg, sur la rive gauche du Rhône, et ce sera, dans la langue du pays, la manade de l’Estournéu, vocable d’un lieu-dit venant du fond des âges. Pendant de longues années, vous allez donc vivre la vie des gardians de taureaux, l’aventure quotidienne de ceux qui veillent sur les cavales et débourrent les jeunes chevaux.

La solitude ne serait pourtant pas tout à fait la solitude si elle ne s’ouvrait à quelques bons compagnons. Vous n’en avez pas manqué pendant tout le temps que vous avez mené la vie gardiane. C’était Péu Sé, autrement dit Cheveux Secs, et le Long Feli, qu’on pourrait appeler le Grand Félix. C’était aussi celle qui gardait le feu et faisait cuire les aliments, la mère Maurel, que j’imagine semblable par l’âge et par la sagesse à une servante d’archiprêtre. Il y avait surtout la présence des bêtes, des taureaux, des chevaux, des courts, des doublen, des ternen, et celle de la sauvagine qui vole ou se glisse dans les marais, et dont la présence est souvent une présence plus qu’humaine.

C’est à ce moment-là que vous avez commencé votre œuvre. Nourri par les parnassiens et les symbolistes, animé peut-être surtout par le maître de Maillane, vous vous dégagez de toutes ces influences plus vite que n’ont su le faire, à la même époque, les autres poètes du sud profond, comme Antonin Perbosc et Prosper Estieu. Dans votre génération, seul, Joseph Loubet dégage aussi vite et, sans doute encore plus vite que vous, sa profonde originalité... Mais pourquoi parler ici de tous ces poètes d’oc, ignorés par les Français du nord de la Loire ? Nous aurons bien assez de peine à leur apprendre qui vous êtes !

Quant à vous, il vous suffira d’écrire lis Antico, lis Alyscamps, Anatilia et Chamouno, pour qu’on n’entende plus, à travers votre voix, d’autres voix que la vôtre. C’est alors que vous publiez ces poèmes que des milliers de gens connaissent par cœur, en Lamarque, en Provence et en Languedoc. Qui n’a vu, dans un mas de la Vannage ou de la Crau, un jeune garçon se lever, quand vient de finir le repas, pour réciter l’Esperit de la terro, la Preguiero don gardo-bestio, lou Mas, la Cansoun di ferre, ou pour chanter à pleine voix la Cansoun, ne saura jamais vraiment ce que peut être l’empire de la poésie sur des cœurs simples.

Vous composez, à ce moment-là, les poèmes qui formeront le recueil connu sous le nom de Chants Palustres. Vous avez dû les trouver à cheval, en allant au petit galop ou à l’entrepas, comme d’autres ont composé leurs proses en marchant à travers les campagnes, ou en s’accrochant à leur table de travail comme un capitaine de navire à sa passerelle. Rien de plus viril, ni de plus sain que ces chants. Ils ont la pulsation d’un grand souffle vital et cependant, cependant, Monsieur, en ces premières années de notre siècle, la maladie venait de tomber sur vous comme un oiseau de proie. La fièvre qui vous faisait grelotter, chaque soir, n’était pas la fièvre des marais, et cette toux dont vous ne pouviez pas vous défaire était le signe certain d’une des affections les plus difficiles à guérir, au temps de votre jeunesse. On ne connaît guère alors qu’un seul remède : l’altitude. Il vous faut donc partir à la montagne, à Hauteville d’abord, puis à Montana, près des sources du Rhône, là où le fleuve prend son essor pour descendre vers votre Camargue, en gagnant chaque jour plus de lumière et plus de soleil. Montana n’était alors qu’un humble village valaisan, mais ses entours avaient été habités par quelques écrivains illustres. C’était Rainer Maria Rilke, c’était Ramuz, ce fut aussi Katherine Mansfield. Chacun avait laissé sur les pentes de ces montagnes comme un écho discret de ses rêveries poétiques. C’était un pays hanté, un pays de brouillards, de soleils éclatants et de songes. J’ai subi, moi aussi, son envoûtement, et c’est là que j’ai renoué avec la vie, quand nous sommes sortis de la guerre.

La maladie est une sorte de guerre, un combat qu’il faut livrer chaque jour contre un ennemi invisible. Ce combat, et votre âge aussi — qui n’était plus celui du guerrier, — vous ont tenu loin de la fantastique bataille qui se déroulait alors. Vous n’avez connu ni la Marne, ni Verdun, ni les tueries du Chemin des Dames ou de Champagne. Votre corps n’est pas allé à la guerre, mais votre esprit de poète a suivi les combattants sur leur chemin de souffrance, surtout quand ils étaient vos amis. Cette passion, éprouvée par vous jusqu’à la sueur de sang dans la solitude, vous a fait écrire une œuvre qui n’a pas sa pareille dans la littérature française. Je ne connais pas de plus beau chant funèbre pour les morts des champs de bataille que vos Rameaux d’Airain. Rien n’y rappelle cette ivresse cocardière qui fit tourner la tête des meilleurs poètes français à la même époque. Ces poèmes de guerre ne sont pourtant, à tout prendre, que des poèmes de circonstances, au sens goethéen du mot. Au-delà de la guerre, la mort de vos amis, les dangers que la maladie fait courir à votre vie, la présence constante de l’au-delà, vont donner à votre méditation une profondeur que vous n’aviez encore jamais atteinte.

Les souvenirs de la terre des mirages, à la fois confus et présents, comme le sont ces mirages quand la Vieio danse, comme l’on dit en Camargue, la présence des neiges éternelles et des glaciers suspendus sur les abîmes, le sentiment de la fantastique tuerie qui courait alors sur le monde comme une Margot l’enragée, cette Dulle Griet qui ravagea si souvent les Flandres, et votre vie à la fois menacée et triomphante du mal, tout cela a donné à votre talent des allures de génie.

Dans son extraordinaire diversité, votre univers est un univers profond, un univers qui porte en lui des siècles d’histoire. La conscience du passé ne s’organise pas chez vous de façon chronologique, par époque ou par périodes. C’est comme une épaisseur ou un poids des choses. Le passé y existe dans le présent, et c’est un des éléments qui vous a fait écrire votre nouveau recueil de poèmes, le recueil de votre maturité, de votre accomplissement au delà de la maladie : ce sera le Laurier d’Arles, Lou Lausié d’Arle, plus mystérieux et plus secret que les Chants Palustres.

Avant la fin de la Grande Guerre, vous quittez les sources du Rhône et vous revenez vivre dans la Pichoto Bastido de Meyrargues, à côté de votre mère. Vous resterez auprès d’elle jusqu’à ce qu’elle se détache de cette vie et, dans ce berceau de votre enfance retrouvée, vous composerez quelques-uns de vos plus beaux poèmes.

Confirmé dans votre vocation de poète, vous ne retournerez pas vivre en Camargue. Vous ne serez plus garde-bêtes. Vous ne reviendrez pas à la solitude de la terre des mirages mais, dans la ville d’Aix et dans toute la Provence, vous habiterez l’immatérielle solitude des poètes et vous la ferez partager à ceux qui liront vos œuvres.

D’année en année, en allant vers des rythmes de plus en plus subtils, vous achèverez votre Laurier d’Arles, monument de ce que nous appelons, en langue provençale, la « vido vidante ». Cette expression n’est guère traduisible en français, car il ne suffirait pas de dire la « vie vivante », en suivant le mot à mot, pour donner à comprendre ce qu’elle signifie mais, peut-être la « vie dans toute sa plénitude » ou la « vie dans son abondance », et j’ajouterais, en pensant à la qualité de la vôtre, « dans son dépouillement et dans sa nudité ».

Cette abondance et ce dépouillement ont fait naître en vous comme une obsession de la gloire. Mais cette gloire est d’abord communion avec votre peuple. Elle s’identifie avec les Lauriers d’Arles, et leur rameau toujours vert. Votre communion avec la race n’a rien à voir avec le racisme. Votre désir de la gloire est vierge de vanité.

Je vous entends, Monsieur, mais je vous entends dans la langue de votre mère puisque j’ai la chance de la parler, et je dois faire effort pour la traduire en français. Il le faut bien, pourtant, pour que chacun puisse vous comprendre. Après tout, le vieux Lamartine a bien compris les chants de Mireille que lui lisait le jeune Mistral. Voici donc ce que vous dites : « ma belle race sérieuse — toi qui créas, pour m’enfanter, —nonchalante et mystérieuse, — un peuple d’hommes travailleurs, — l’œuvre est en fleur, voici mon âme — voici l’heure où de ses rameaux — l’odeur se répand dans le ciel, — du laurier croît la fibre dure — et renaissante, sur la cime, — monte la branche des oiseaux. » Puis-je dire ces vers avec votre voix provençale ? Ce n’est qu’en langue d’oc qu’elle atteint à sa plénitude, Ainsi va toute poésie. Ainsi la plupart d’entre nous en usent-ils avec les tercets du Dante ou avec les vers de Shakespeare. Écoutez donc votre voix à travers ma voix où s’entend peut-être un écho des pays d’au-delà du Rhône :

« Ma bello raço seriouso, — qu’as coungreia, par m’abari, — inchaiento e misteriouso, — un pople d’orne atravali, — l’obre es en flour, veici moun amo, — veici l’ouro que de mi ramo, — l’oudour s’escampo dins lou céu, — dou lausié creis la ligno duro — e renadivo, sus l’auturo, — mounto la branco dis auceu. »

Un poète ne peut jamais échapper à la langue qui porte son chant, mais en 1926 vous avez publié la Bête du Vaccarès, prose poétique qui appartient à la fois à la littérature française et aux lettres provençales. Vous avez publié ce récit dans la célèbre collection des Cahiers Verts dans laquelle plusieurs écrivains qui sont, ou qui ont été nos confrères, ont aussi fait leurs débuts à la même époque. C’est ce que je fis moi-même, et je me souviens, Monsieur, que galopant un jour avec vous dans ces lieux sauvages où vous dites avoir rencontré la Bête, demi-dieu survivant à l’écroulement du Monde Antique, Faune mortel chassé des derniers bois sacrés d’Italie et demandant un dernier refuge au limon originel du delta du Rhône, vous m’avez crié brusquement, à travers les coups de vent qui sifflaient sur votre bouche : « Ce n’est pas tous les jours qu’on peut voir deux Cahiers Verts à Cheval dans ces solitudes ! » Il me semblait qu’en poussant ma monture auprès de la vôtre, à travers ce bois des Rièges où vous aviez fait sa rencontre, derrière les rideaux de plantes palustres, de genévriers et de salicornes, je pouvais apercevoir de temps en temps la forme monstrueuse et touchante de la Bête, porteuse de ce qui peut disparaître, mais aussi de ce qui renaîtra toujours.

Cette œuvre, ce récit, cette incantation, ce poème en prose, vous l’avez écrit en provençal, dans un provençal qui a la fluidité de la langue du pays d’Arles et des particularités qui viennent des pays d’au-delà du Rhône, car la langue d’oc est faite de crus divers qui sentent chacun un terroir. Mais cette œuvre, vous l’avez aussi transcrite vous-même en français, et dans un français qui n’est pas un français de traducteur, mais une langue vivante, dont éclate sans cesse l’autonomie.

À cette œuvre majeure, vous ajouterez les récits de La Sauvagine, ceux de la Caraque parmi lesquels le Regret de Pierre Guilhem m’est particulièrement cher. De cette Caraque, que vous avez dédiée à Genevivo, la fille de notre cher confrère J.-L. Vaudoyer qui fut votre ami et qui écrivit dans le même temps, les Beautés de la Provence. Vous nous avez laissé aussi le roman picaresque de l’Antifo, qu’en français nous appellerons la Prétentaine, Prétentaine qui nous fait courir le vaste monde, pour nous ramener, enfin, en Camargue. Fidèle à ce que firent toujours les poètes, depuis qu’il existe une poésie, vous avez donné une signification profonde à un coin de terre, et resserré les liens que l’homme peut avoir avec lui. Grâce à vous, grâce aussi à d’autres poètes, parmi lesquels il nous faut retenir le nom de votre cousin, le marquis Folco de Baroncelli-Javon, avec lequel vous semblez avoir ressuscité le couple des Tyndarides, la Camargue est devenue véritablement ce qu’elle est, un lieu privilégié à la fois pour la solitude et pour la fraternité. À la fin de votre vie, vous serez entouré par l’admiration et par la tendresse de tout un peuple. C’est dans la chaleur de cette amitié que vous quitterez cette existence, au cœur de la ville d’Aix, devenue le refuge de vos dernières années, à côté de celle que vous aviez choisie entre toutes, dans votre maison du Cours Mirabeau, bercé par le ruissellement des fontaines, le 2 mars 1950.

Je sais trop bien, Monsieur, qu’en feignant de vous considérer comme un homme vivant, je n’ai pu m’adresser qu’à une ombre. Maintenant, c’est seulement à cette Ombre que je parle, puisque je vous ai conduit jusqu’au terme de votre existence terrestre. Par votre œuvre et par votre vie, vous aviez donné ce que nous appelons, dans l’infirmité de notre langage, une âme à la Camargue. Mais, près d’un quart de siècle après votre mort, je crains que cette âme ne soit menacée à son tour ! Regardez, des Champs-Elysées ou de l’Olympe où vous devez être, ce qui se passe entre le Grau-du-Roi et le golfe de Fos ! Regardez, sur la plage des Saintes-Maries, le pullulement estival de l’espèce humaine. Combien de ces visiteurs savent-ils vraiment ce que ces lieux veulent dire ? Combien ont-ils entrevu la Bête du Vaccarès ou distingué seulement l’empreinte de ses pieds fourchus sur le sable humide ? Ces foules se rassemblent sur la terre des mirages sans savoir ce que sont les vertus de la solitude, ni les pouvoirs de la fraternité. Il n’est pourtant pas question de le leur reprocher. Elles sont ce que le monde d’aujourd’hui est capable de faire avec les masses humaines. Plaignons ces hôtes de ne pas avoir découvert cette terre à travers votre œuvre et dans l’esprit de votre œuvre, et que la bienvenue de notre cœur les y accueille. C’est, en effet, une des plus antiques traditions de ces pays que cette bienvenue aux hôtes sortis de la mer ou arrivés par les chemins de la terre. Souvenez-vous, Monsieur, aux temps des fêtes de votre jeunesse, ou de la mienne, de ce que les jeunes gens venaient peindre au pochoir sur les pierres de taille qui encadrent les portes des maisons de nos villages. À côté de l’Étoile aux sept rayons ou de l’empreinte cornue des bucranes tutélaires, ils écrivaient la devise traditionnelle : « Honneur et bienvenue aux étrangers ! » À présent, jusque dans les vallées perdues des pays raiols, jusque sous l’Aigoual et le Lozère, ce sont des malédictions qui accueillent ces nouveaux-venus. « Dehors les étrangers ! » peut-on lire sur nos murs. Certes, nous savons bien qu’il suffit de quelques aigris à la tête perdue pour multiplier ces inscriptions qui ne reflètent en rien la pensée profonde de notre peuple. Il s’est même trouvé, ces temps derniers, des malheureux qui n’ont sans doute rien à voir avec nos montagnes, pour faire sauter à la bombe une maison appartenant à un Hollandais. S’ils étaient de notre sang, ils auraient su que la Hollande a été pour nous terre de Refuge, il y a presque trois siècles, au temps de nos grandes persécutions. Réjouissons-nous, pour une fois, des pudeurs de l’information nationale qui n’a réservé qu’une très maigre audience à cette nouvelle, mais espérons qu’on saura mettre un terme à ces lamentables pratiques.

Dans les difficultés de l’heure présente, il est, en effet, dérisoire de s’en prendre à l’étranger, surtout quand cet étranger est une créature vivante avec laquelle nous avons fait une longue route sur les chemins de la Liberté ! Ce qui nous menace vraiment c’est une très vieille calamité que vous avez appelé vous-même : la barbarie. Elle vient de partout et, parfois, du plus profond de nous-mêmes. Qu’une fois encore, nos deux langues se fassent écho l’une à l’autre. Lisons ce que vous dites dans votre « Chanson des tridents »... Si le mélange abominable — et le désordre universel — n’emportait pas notre race — avec les races d’ailleurs, — si la barbarie qui, à la porte, — heurte, depuis plus de sept cents ans, — passait enfin au large — et respectait nos enfants »... et redisons-le, maintenant, dans la langue de votre poésie : « ...s’uno mescladisso d’estrasso — e lou bourboui universau — empourtavon pas nosto raço — émé li raço d’eilavau ; — se lou barbarun, qu’a la porto — pico i a mai de sèt cént an, — fenissié par passa pèr orto — e respetavo lis enfant... » La vérité, c’est qu’on ne lutte pas contre ce qui peut nous menacer— que ces menaces soient sociales, économiques ou culturelles, en se repliant sur soi-même. On ne saurait rien gagner par la ségrégation et par le refus, Malheur à qui ne veut pas traiter de pair à égal avec l’ensemble des autres hommes ! La seule difficulté, c’est de rester ce qu’on est et ce que l’on peut devenir, en s’ouvrant largement au monde.

C’est pour cela, Monsieur, que j’ai souhaité de vous recevoir parmi nous, même s’il m’a fallu, à cette fin, user d’une procédure imaginaire, que nul, encore, n’avait employée ici. Je l’ai souhaité à la fois pour la France du sud et pour la France du nord, dans l’espoir de leur voir renouveler et fonder sur d’autres bases leur antique union à l’intérieur d’une communauté plus vaste, qui n’existe pas encore, mais qui est tout de même une réalité depuis de longs siècles.

Du plus profond de cet asile de sérénité où vous êtes maintenant vous avez dû comprendre qu’en vous recevant sous cette coupole et qu’en y parlant provençal, comme d’autres auraient pu y parler le catalan, le gascon, le basque ou le breton, j’ai voulu rendre ces lieux plus symboliques encore de la totalité de la France qu’ils ne le sont d’habitude. Dans ce pays, nous sommes toujours quelques millions à pouvoir vous entendre dans la langue de votre poésie. Nos parlers maternels valent bien une chapelle romane ou une porte gothique. Le pouvoir qui rayonne sur la France toute entière a pris le souci de ces vestiges archéologiques. Il faudra bien, un jour, qu’il s’attache à sauver ces langues qui sont aussi des chefs-d’œuvre en péril ! Ces parlers sont pourtant toujours vivants. Il faut qu’ils le restent.

En revanche, au moment où je prends la défense de ces parlers maternels, je veux affirmer mon attachement à la langue française. Qui oserait regretter que Renan n’ait pas écrit en breton ? Qui oserait regretter que Paul Valéry n’ait pas exprimé en languedocien les pensées qui venaient à lui devant l’éternel recommencement de la mer latine ? La langue des grandes œuvres est toujours dans l’ordre naturel des choses. Elle est comme prédestinée : française avec Renan ou Valéry : provençale avec Mistral ou d’Arbaud. Dans notre monde, les plus fous de leur patrie, les plus acharnés à défendre leurs traditions, s’expriment souvent dans une langue qui n’est pas celle de cette patrie. Pensez aux Irlandais qui ont donné quelques-uns des plus grands écrivains de langue anglaise.

Maintenant, puisqu’il faut prendre congé de vous sans que votre présence s’obscurcisse dans nos mémoires, laissez-moi vous dire ce que Stéphane Mallarmé écrivait à Frédéric Mistral, dont vous avez prolongé et rendue plus jeune la voix. Salut et bienvenue à « vous qui êtes un des diamants de la voie lactée ! ».