Inauguration d’une plaque apposée sur l’immeuble où vécut Henry Bordeaux, à Paris

Le 26 mai 1973

Antoine de LÉVIS MIREPOIX

INAUGURATION D’UNE PLAQUE APPOSÉE
SUR L’IMMEUBLE OÙ VÉCUT

HENRY BORDEAUX

8, Chaussée de la Muette à Paris

DISCOURS

prononcé le 26 mai 1973
par

M. le DUC de LÉVIS MIREPOIX
de l’Académie française
délégué de l’Académie

 

Mesdames et Messieurs,

Un des plus célèbres romans d’Henry Bordeaux s’appelle La Maison morte. Celle que voici et qui abrita si longtemps ses travaux, s’affirme à nos regards, une maison vivante.

L’emblème de son couvre de romancier c’est : la maison. Il ne s’agit pas d’un ermitage où l’on se réfugie, d’une retraite où l’on se cache.

« Si j’ai tâché d’établir sur un roc, la maison qui doit durer, écrit-il, je m’attarde à contempler les tempêtes qui la viennent assaillir. »

La Maison morte est l’une des trois œuvres que leur auteur rassembla dans une trilogie de « tragiques romans de passion », avec La Chartreuse du reposoir et Yamilé sous les cèdres.

Qu’il me soit permis, non de les isoler de tant d’ouvrages si variés, dont les romans ne forment qu’une partie, mais de les choisir pour montrer que l’œuvre romanesque de Henry Bordeaux ne se doit pas confondre avec une démonstration doctrinale. Elle reste indépendante dans la sombre beauté de ses orages.

Elle s’ouvre aux cœurs humains, sensibles, fragiles, parfois cruels, nourris d’herbes amères, attirés par le pire comme par le meilleur.

Dans les trois récits évoqués, chacun a son milieu social, son paysage.

La Maison morte domine un drame paysan. Elle est très ancienne, solide, trapue, dans un village de Maurienne, que la haute montagne semble écraser. La clé est sur la porte, le bûcher est garni, la cuisine est en ordre, mais il n’y a personne... Les maîtres vont-ils revenir ? Non ! L’héritier maudit l’a quittée après avoir vendu les bêtes et les champs. On ne le reverra jamais...

Le narrateur, un légiste, chasseur de chamois, n’a pu saisir aucune preuve tangible de ce qui s’est passé. Il a tout deviné par indices ; et cette quête atteint le comble de l’art. Le soupçon hantait les membres de la famille et même... une certitude inexprimée. Ils accomplirent « l’œuvre de justice par le renoncement et l’expiation volontaire qui attestaient dans l’épreuve, la solidarité de la race et ses puissances de rachat », contre la passion sournoise, âprement silencieuse, obstinée jusqu’au meurtre et à jamais enveloppée de nuit.

Pour les deux autres romans, « la maison » se présente en symbole. C’est la maintenance en péril.

L’intrigue de La Chartreuse du reposoir débute et finit sur les bords du lac Léman, dans une élite sociale française. Ici, la passion ne suivra guère de cheminement souterrain. Elle s’incarne dans une héroïne qui la revendique avec hauteur et la conduit jusqu’au triomphe amer où sombrent deux vies humaines.

Quant au troisième volet du triptyque, il encadre sous les cèdres du Liban, un drame de la fatalité.

Une jeune fille de seize ans a résolu, par un seul échange de regards, toute sa brève destinée.

Songeons à la simplicité d’une tragédie antique. Pour s’être enfuie auprès d’un Musulman et l’avoir épousé contre le gré des siens, la jeune maronite se voit, par eux, reprise au ravisseur qu’elle aime, soumise au jugement de la tribu et froidement exécutée sur l’ordre de son propre père... La fin de l’héroïne atteint au sublime ! À la fois soumise et fière, elle accepte la sentence, mais garde en toute extase, l’amour pour lequel on la tue... Elle n’a jamais hésité devant son destin.

Voilà ces trois romans de passion où le cœur humain va jusqu’au bout de son choix.

Le sombre montagnard qui a détruit deux foyers, s’en va, silencieux, sur la route infinie.

L’altière beauté, entourée d’adulation, n’hésite pas devant la pire trahison, pour garder le seul être qui lui soit cher et qu’elle brise.

Yamilé, la femme-enfant, révèle une Antigone de la passion, une sorte de martyre de l’amour.

Qu’est-ce à dire ? Que ces trois œuvres, choisies parmi tant d’autres, dont chacune a son âme, sont caractéristiques de la puissance du romancier.

Il l’exerce par son inlassable curiosité de la vie humaine, par cette libre compréhension avec laquelle il se penche sur le tumulte des cœurs.

Ce défenseur de l’ordre et de la continuité familiale est trop orfèvre en son métier, pour confondre un roman avec un plaidoyer, encore qu’il ait exercé la profession d’avocat... Il savait mieux que personne que, si l’adage dit : « Il n’est de science que du général », un autre adage doit dire : « Il n’est de roman que du particulier... » Mais, une fois qu’il a conduit ses héros sur le chemin de leurs actes, pourquoi ne laisserait-il pas à portée de leur main, un de ces fils conducteurs dont son observation et sa philosophie lui ont permis de pressentir la valeur secourable ? Certains s’y accrochent, d’autres les manquent, d’autres les cassent... C’est le jeu de la vie !

Néanmoins, à côté du prestigieux conteur, veille l’homme de pensée.

Sa curiosité créatrice ne l’intéresse pas seulement aux aventures, elle le porte à rechercher, sous les formes d’écrits les plus variés, comment la société et l’individu, au point où ils en sont de leur route millénaire, peuvent résister aux pressions et aux dislocations qui les menacent.

L’homme n’est pas seulement bénéficiaire du développement des sciences appliquées, il peut en devenir la victime. Une civilisation de masse, après avoir dévoré l’individu, risque de se dévorer elle-même et de perdre la face humaine. C’est alors, que pour parer à cette absorption, comme pour écarter un refus trop anarchique de l’individu, se révèle le moyen terme, le juste équilibre de la « maison ».

La maison, c’est-à-dire : la famille, l’habitat symbolique « construit sur un roc » selon les propres termes de l’écrivain.

Petite société dans la Société, la famille sera l’intermédiaire entre l’État et la personne humaine et son concours sera précieux pour tracer, au fil des jours, leurs sinueuses limites.

Cette vue schématique est bien loin d’embrasser, dans leur ensemble, la pensée et les écrits d’Henry Bordeaux.

Nourri d’une forte doctrine traditionnelle et chrétienne, il ne s’est jamais laissé dominer par l’esprit de système. L’indépendance d’esprit le caractérise. À peine au début de sa carrière, très tôt commencée, il avait pris du champ, forgé son instrument par ses immenses lectures, par une étude approfondie de tant d’écrivains, proches ou lointains, français ou étrangers, — on a de lui un étonnant portrait de Goethe —à tel point que son œuvre de critique demeure aussi importante que son œuvre de romancier. Ainsi se campent des personnalités politiques et littéraires de deux siècles dont l’écrivain a franchi la ligne de démarcation.

Ce n’est pas tout ! Son expérience personnelle de la guerre qui l’a conduit de l’état-major aux premières lignes, nous a valu de précieux témoignages d’une haute portée, sur le drame national et mondial.

Henry Bordeaux a parcouru le monde, l’esprit en éveil, la plume à la main et il a aussi parcouru le temps qu’il savait bien ne pas être interrompu. Par la continuité de l’homme, lui est venu le goût de l’Histoire.

Nous retiendrons surtout le portrait achevé d’une des plus grandes figures de la France féodale, en laquelle il a découvert l’homme intensément vivant qu’était Saint Louis, à travers l’image de vitrail que la chronique a trop gardé l’habitude de placer entre le véritable souverain et la postérité.

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Au milieu de son œuvre, vaste demeure entourée de jardins, il se situe lui-même, enfant de cette Savoie qu’il n’a cessé d’évoquer tendrement.

Qu’il nous soit permis néanmoins de retenir que, si la Savoie fut sa terre natale, l’Ariège fut sa terre ancestrale et, dans cette occurrence, de lui adresser l’hommage d’un compatriote. J’ajouterais, d’un compatriote ariègeois, qui a pu s’honorer de sa bienveillante et délicate amitié.

Comment oublier ce voyage au Canada où fut commémorée la fondation de Québec ! et ces entretiens si fréquents ! Chacun de ses compagnons de voyage pouvait admirer la valeur communicative d’un tel témoin de la France.

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C’est cette grande mémoire que j’ai l’honneur de saluer en une si émouvante occasion, au nom de l’Académie française. Entré comme « benjamin » dans la Compagnie, Henry Bordeaux, qui y tint un rôle considérable, en était devenu le « doyen ».

L’Académie se renouvelle avec une impressionnante rapidité. Je reste encore de ceux qui ont eu la faveur de le voir siéger à nos séances du jeudi.

Modèle accompli de l’Académicien français, il entretenait parmi nous, cet esprit de famille qui ne répond pas à une vaine formule, mais à une parenté spontanément ressentie.

Notre raison d’être, il la faisait parfaitement sienne : l’amour de la langue française, considérée comme l’œuvre collective de tous les Français, le culte de son génie, la recherche et la défense de sa pureté, le respect de son évolution, dans sa tradition vivante.

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C’est ici qu’aboutit notre hommage, devant ces murs à l’abri desquels vécut de longues années, dans une ferveur dont nous restent les plus harmonieux témoignages, le foyer d’Henry Bordeaux.

Après les monuments de sa plume, va régner, sous les yeux du passant, avec son nom gravé, la suprême pensée de l’écrivain, affirmée aujourd’hui par la piété de ses filles et de leurs maris : Paule, marquise de Masclary, dont l’œuvre historique a reçu le Grand Prix Gobert, Martine, baronne Edmond du Roure, unies à la mémoire de leur père et de leur sœur Chantal, Madame Paul Jarrier.

Saluons cet emblème, ce recueil des jours inoubliés, ce témoignage français.

Saluons la maison qui ne meurt pas !...