Discours sur les Prix littéraires de l'année 1968

Le 19 décembre 1968

Maurice GENEVOIX

SÉANCE PUBLIQUE ANNUELLE

tenue le jeudi 19 décembre 1968

Discours sur les prix littéraires

PAR

M. MAURICE GENEVOIX
Secrétaire perpétuel

 

Messieurs,

Le Grand Prix de littérature de l’Académie française a été attribué, pour 1968, à M. Henri Bosco. C’est à notre confrère Marcel Brion que revient aujourd’hui l’honneur de commenter notre choix.

« L’œuvre d’Henri Bosco, nous dit-il, même dans son appropriation du réel est celle, avant tout, d’un poète. » Le romancier, chez lui, s’intéresse moins aux « problèmes psychologiques » qui constituaient les fondations du roman français depuis la fin du XIXe siècle, qu’à cet au-delà des âmes bien autrement captivant. Cette indéfinissable et inépuisable puissance d’inconnu, peut-être même d’inconnaissable, qu’il y a en chacun de nous et que nous devinons aussi dans l’inaccessible des paysages, dans le refus des objets de se laisser totalement appréhender, est poursuivie tout au long d’un roman comme l’Antiquaire ou Les Balesta, avec cette force de curiosité et de sympathie qui ne se contente pas d’explorer et de décrire la surface des hommes, mais plonge aussi loin que peut aller le regard du voyant ou la divination du poète.

On comprend alors pourquoi il y a eu, dans l’ascendance de ce romancier provençal, un corsaire et un saint. Habitué des hautes-mers de l’angoisse, ce que je pourrais appeler l’hérédité du marin d’aventure, chez Henri Bosco, devient la hardiesse du navigateur qui refuse les routes maritimes banales, trop fréquentées par le trafic quotidien du voyage et du négoce, et qui, repoussant cartes et portulans sur l’habitacle de la boussole immobile, s’abandonne librement à son destin de tempêtes. À le voir, et même à le lire, qui croirait que le sang des flibustiers bouillonne encore dans le sang de ce sage provençal, dont la destinée évidente ne semble pas exposée à cette lancinante et tenace malveillance d’un fatum ancestral dont on apprend que ces personnages sont frappés ? L’essentiel — et Henri Bosco le sait bien — n’est pas de gouverner une tartane ou de commander une galiote, voire même une felouque ou un chebec, pour être d’avance voué à l’aventure, car il est des aventures plus profondes et plus secrètes, et plus dramatiques aussi, que celles au devant desquelles on hisse ses voiles, serait-ce pour attaquer des nids de pirates maures ou tirer à boulets rouges sur les galères de Sa Majesté britannique ou espagnole. Chaque roman de ce patient promeneur dans le labyrinthe des complexités intellectuelles, est une expédition en terra incognita, pleine de risques. Et si le corsaire qui fut de ses ancêtres, et qui reparaît, de temps en temps, sous les pacifiques traits du romancier de Hyacinthe, se tire, non pas aisément mais indemne, de tous les périls, c’est, probablement, parce que le saint dont l’auréole est suspendue à une autre branche de son arbre généalogique, vient au secours de l’aventurier, et, par son intervention, donne à l’aventure des dimensions qu’elle n’aurait pas eues s’il s’était agi de marchandages côtiers ou de pillages modestes, quand la galère s’embusque au creux d’un golfe comme un malfaiteur à l’angle d’une rue. Car à la puissance du créateur, conduisant l’action et les personnages avec cette autorité qui leur accorde, quand même, la part d’indépendance qu’un héros de roman doit garder sous peine, s’il en est privé, d’être également privé de vie, Henri Bosco ajoute tout ce vaste arrière-plan de clairvoyance spirituelle que possède seul un homme informé, comme peut l’être le confesseur, des mystères d’une âme, ou le romancier qui jamais n’invente que dans une certaine mesure et laisse le roman se faire, non pas tout seul, certes, mais dans la généreuse collaboration de la volonté et de l’inconscient ; je veux dire cette équivalence féconde du vouloir qui conduit le récit et du subir qui fait du romancier un interprète, plus ou moins docile mais qui gagne à pratiquer une parfaite docilité, de ces êtres dangereux par la tyrannie qu’il leur arrive d’exercer sur nous, que sont les personnages de roman.

Henri Bosco le sait bien, qui, au début de Les Baldsta, écrit : « Niant l’illusion, je prétends que ces créatures tirées par moi d’entre les Ombres ont une existence réelle. Je ne les rêve pas ; elles se recréent d’elles-mêmes, à l’appel de ce fils en qui s’est réfugié tout ce qui reste de leur sang. Aussi ai-je l’impression d’être en compagnie ; car en fait, redoutant à mourir la solitude, comment pourrais-je vivre sans désespérer, si j’étais vraiment seul, tels que les autres croient me voir ?... ! Ah !  si au-delà du visible, ils distinguaient les créatures qui me hantent, ils sauraient bien que je ne suis pas solitaire... Hélas ! si je les vois, si je les entends et si je leur parle, comme à des créatures évidentes, il m’arrive souvent de perdre ce sens merveilleux de leur présence. » Les souvenirs et l’imagination, la remémoration des événements de l’enfance et celle, plus hasardeuse, plus difficile, de la remontée de la mémoire héréditaire jusqu’à l’énigmatique étage des ancêtres vénérés et des morts inconnus de sa famille, s’associent dans l’invention d’une histoire où tout est réel, en ce sens que la réalité redécouverte par la mémoire ou l’intuition, et la réalité de création médiate, sans antécédents historiques, sans événements déjà vécus, est chez tout romancier, particulièrement chez Henri Bosco, l’élément essentiel du conteur.

À propos du souvenir, reprenant notre citation, lisons ce que dit Bosco, de cette « présence » aussi subtilement secrète que l’énigmatique « don » des Balesta, « Là où je la constatais réellement, tout à coup sa réalité s’amoindrit puis s’efface et je n’atteins plus que des souvenirs. Qui pis est, ce sont quelquefois des souvenirs créés uniquement sur d’autres souvenirs que m’ont transmis les miens au sujet de notre famille. Comment le pourrais-je oublier ? L’imagination les a animés fabuleusement et ainsi j’hésite entre ce qui fut et ce que j’invente. Ma mémoire est un lieu peuplé d’imprécisions à travers lesquelles je cherche, en tâtonnant, des Ombres inconnues... Il n’en reste souvent qu’un nom qui m’intrigue ou qui m’attendrit. Alors je descends en quête de l’âme qui en eut la garde pendant son séjour sur la terre et je vais, au-delà de ces souvenirs recueillis des miens, jusqu’à la mémoire profonde, celle que fatalement je conserve en moi dans le mystère de mon sang inexploré... »

Citation précieuse que celle-là, citation capitale car on saisit dans l’aveu que fait le romancier des chemins cachés de la création à la fois l’inextricable mécanisme de la création littéraire en général, et, comme nous le verrons tout à l’heure, cette libre et franche intimité avec le mystère que préserve le Provençal, contrairement aux légendes qui le déforment et le caricaturent. Continuons donc de lire quelques lignes encore de ce Liminaire des Balesta où Bosco poursuit ce monologue confidentiel, que nous lisons par surprise, indiscrètement, pardessus son épaule, en même temps qu’il l’écrit :

« Ce sont là des voix intérieures qui ne prononcent pas de mots, mais qui se font entendre par une parole ineffable. Ce langage n’émet aucun son qui me soit audible. Il se transmet par des variations qui modifient l’étendue, la couleur, le goût des états sensibles de l’âme. Les mots n’en touchent pas l’oreille mais le cœur. On ne parle là que par émotion. On ne conçoit pas de pensée qui ne soit prise dans un songe, le plus souvent inexprimable, où il n’est de regret venu de moi qui ne soit un désir venu des autres. Désir déçu, qu’il faut savoir accueillir et entendre, car il est pour celui dont il émane comme une nostalgie de l’avenir que cette âme passée du monde conserve encore dans ces limbes dont je suis le précaire refuge, et dont, après moi, il ne restera rien. »

Provençal, l’auteur du Mas Théotime, de Malicroix, du Trestoulas, l’est dans toutes les manifestations de son talent de romancier, de mémorialiste ému par la reviviscence des images du Jardin des Trinitaires, du poète de Le Roseau et la Source, poète que la renommée du romancier repousse un peu dans l’ombre, mais quelle belle et noble poésie que celle-ci ! Henri Bosco, tout Provençal qu’il est, de cœur, d’esprit et d’âme, n’a pas adopté, pour se décrire lui-même et décrire les personnages et les paysages de son terroir, la langue des ancêtres, cette langue dont Frédéric Mistral, qui ressuscita le vieux parler des troubadours et lui apporta tant de nouveaux titres de noblesse, disait : « Celui qui conserve sa langue garde la clef qui le délivre de ses chaînes. » Le regretterons-nous ? Certes non, car Bosco, lui, a donné à la littérature française de hauts et nombreux titres de noblesse, les siens, dont elle peut être fière. Avouons-le, d’autre part : aurait-il atteint la considérable audience qui est la sienne s’il avait écrit en provençal, et, après tout, n’a-t-il pas suivi l’exemple de l’Irlandais James Joyce, préférant l’anglais au gaélique, du Tchèque Franz Kafka adoptant l’allemand, qui n’auraient ni l’un ni l’autre, acquis les millions de lecteurs qu’ils ont s’ils n’avaient emprunté, pour révéler leur âme la plus spécifique, les langages les plus largement parlés ?

Provençal, Henri Bosco l’est par cette intuition, qui porte tous ses livres à leur plus haut degré de fascination, du mystère quotidien. Comment ne l’aurait-il pas rencontré, ce mystère quotidien, dans les bois secrets de la Montagne de Lure, dans les vallées closes et défendues contre l’intrus par une sorte de barrière invisible, magique, de ce Lubéron veillant sur le château de Lourmarin où il vit souvent ; ce Lubéron habité par des dieux-animaux, ou des animaux-dieux, qui épient le promeneur égaré entre les branches des chênes-verts. Ou, encore dans cette Camargue gorgée de soleil, de hantises et de rêves, où le poète-gardian Joseph d’Arbaud, grand poète s’il en fut jamais, rencontra à l’heure stationnaire de midi consumant les mirages qui flottent autour du bois des Rièges, l’inquiétante Bête du Vacarès, qui était peut-être un faune, peut-être un centaure, il ne l’a pas défini — il disait : « la bête » — certainement un de ces vieux dieux antiques immémoriaux, qui n’ont jamais, en dépit du Christianisme qui prétendait les exorciser, quitté la terre de Provence ni l’âme des vrais Provençaux.

Cette Provence inconnue et inconnaissable, retirée derrière les obstacles décourageants qu’elle oppose à l’indiscret, ce sol pétri de vieilles mythologies qui y refleurissent encore aujourd’hui, avec une fécondité ininterrompue, voilà le domaine d’Henri Bosco, domaine où il est seigneur et maître, et nous ne lui reprocherons pas d’avoir, lui Provençal, comme tant d’autres Provençaux écrivains français, refusé la langue d’oc, puisque sa langue d’oil à lui fleure bon la colline et la mer et garde la musique du vent soufflant sur les Camarguen marécageuses, les Craux caillouteuses et les grasses terres de cette Vallée du Rhône où il est né, en Avignon, où les haies de cyprès défendent du mistral rageur les beaux fruits de la terre.

Ils sont, ces romans de Bosco, et ses poèmes aussi, des jardins savoureux, des vignobles d’un cru capiteux, où tout est sensation, vibration de l’oreille, émotion de l’œil, caresse du doigt ou de la paume autour de l’objet qui, s’il se rétracte devant d’autres, est, avec Bosco, mis en confiance et raconte volontiers tous ses secrets. Rappelez-vous l’Antiquaire, ce roman qui a pour cadre et décor Marseille, une des villes les plus secrètes du monde, qui feint de se donner à tous et qui garde son âme unique pour certains, comme Bosco, qui ont su trouver le chemin de son cœur et déchiffrer quelques unes de ses énigmes. Ce Bosco dont le regard perce l’écorce des évidences, écarte les lourds rideaux des apparences, et cueille la perle des profondeurs afin de faire luire devant notre regard tout son orient, ou bien l’intaille indéchiffrable qui devient le talisman du monde souterrain. Ce Bosco qui, un jour, écrivit : « Il y avait toujours les songes... » et laissa la phrase en suspens avec ces trois points, placés comme des pierres d’appui, dans l’attente de la suite de la révélation qui, un jour, adviendra. »

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Notre Grand Prix du roman a été décerné à M. Albert Cohen ; en hommage, certes, à son talent et à son œuvre dans son ensemble, mais aussi et d’abord à son livre, Belle du Seigneur, pour des raisons que M. Jacques de Lacretelle, président de notre commission du roman, met ainsi en évidence :

« En couronnant l’ouvrage de M. Albert Cohen, Belle du Seigneur, l’Académie a voulu montrer que l’imagination reste la qualité majeure d’un romancier.

On l’a un peu trop oublié à notre époque.

Le roman français contemporain a tendance à s’appauvrir et à se stériliser. C’est tantôt une confession adroitement conduite, tantôt un essai intellectuel à peine déguisé sous la fiction, tantôt un travail de laboratoire où la liberté des scènes et du langage est chargée de rappeler de temps à autre au lecteur qu’il a affaire à des personnages bien vivants.

Avec le roman de M. Albert Cohen, rien de tel. Certes l’auteur est présent dans son œuvre. Et avec lui un atavisme ombrageux et tourmenté. Il s’est servi également de son expérience d’homme. Ces couloirs de la Société des Nations, ce milieu genevois, d’un gravité protocolaire et enfantine, sont pris sur le vif. Mais il a eu l’art de les peindre plus grands que nature. Il a su créer un monde qui lui appartient. Il a entraîné ses personnages dans une sorte de farandole tragique. Ou plutôt il s’est laissé entraîner par eux, comme le pinceau d’un Chagall, par exemple, décrit une mythologie à la fois réaliste, sentimentale et cocasse. En bref, il a réhabilité, l’imagination.

Il y a un souffle épique dans le trait caricatural du narrateur. Et, dans les scènes d’amour, il y a un goût amer, une insatisfaction désespérée qui mèneront progressivement les deux protagonistes du livre vers un dénouement cruel et inhumain.

Cette confusion des genres et ce foisonnement de personnages, cette disproportion entre les diverses parties de l’œuvre, ce passage du grotesque au lyrique, puis au drame, risquent de déconcerter, c’est possible. Mais je ne vois pas pourquoi le roman français se fabriquerait toujours sur les ressorts merveilleusement agencés d’Adolphe. C’est par la prodigalité, par une composition plus large et moins bridée qu’il se renouvellera. Et d’ailleurs, puisque je viens d’évoquer Benjamin Constant, je rappellerai aussi ce qu’il a écrit dans une lettre de jeunesse : « Je ne comprends ni le but, ni l’architecte, ni le peintre, ni les figures de cette lanterne magique dont j’ai l’honneur de faire partie. »

Pourquoi un roman n’aurait-il le droit d’être cette lanterne magique ?

Il y a mieux. L’auteur de Belle du Seigneur a souvent utilisé dans son récit les procédés les plus modernes. J’entends par-là, entre autres, le monologue intérieur. Mais je n’aime pas cette expression. Laissez-moi plutôt dire « l’inconscient libéré ». M. Cohen l’a placé adroitement dans la bouche de ses personnages, à ces moments de solitude et de demi-rêverie où chacun de nous dialogue avec soi-même. C’est le marmottement de la pensée.

Là encore le lecteur, non familiarisé avec l’Ulysse de Joyce, que M. Cohen a certainement lu de très près et admiré, risque d’être surpris par ces longs passages privés de ponctuation, où les idée se bousculent et se télescopent. Mais l’auteur n’en fait pas un système. Ces pages sont claires et cohérentes. Il leur donne le rôle du chœur antique.

Reste enfin la violence de certaines scènes dans la dernière partie du livre. Non la violence érotique — M. Cohen réserve à Eros des enchantements dignes du Cantique des Cantiques — mais la violence provoquée, dans un sentiment amoureux, par la poursuite de l’inaccessible, poursuite qui aboutit toujours à la satiété ou à une jalousie de maniaque.

Solal, le héros du livre, juge sans tendresse la vie d’un couple. Il est impatient de souffrir. « Du joli, murmure-t-il, la passion dite amour. Si pas jalousie, ennui. Si jalousie, enfer bestial. » Une autre fois, en voyant Ariane, sa maîtresse, essayer avec des grâces de petite fille une toilette neuve, il a envie de la baiser sur la joue. « Mais non, se reprend-il, ils étaient des amants condamnés aux lèvres. »

On pense ici aux scènes de Venise entre Musset et George Sand. On pense au mot de Balzac sur Liszt et Mme d’Agoult, ces nomades rejetés par la société et rivés l’un à l’autre. Balzac les avait surnommés les galériens de l’amour. Et, en effet, on connaît leurs rancœurs secrètes et leurs âpres querelles. Ce n’est pas peu, pour des personnages de roman, d’aller dans le sillage de modèles aussi illustres.

Belle du Seigneur est un livre dur, sardonique, sans pitié, où chaque personnage est crucifié dans une attitude dérisoire. Le faible est ridicule et le fort est odieux. Mais le lecteur participe à cette chasse cruelle. Il reconnaît son compagnon, son ombre. Et de la terrible aventure aux cent épisodes, où se débattent Solal et Ariane, on retire, sinon une morale, du moins une philosophie du sentiment, et qui serait : « À aimer trop, on tue l’amour. »

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Deux grands prix de poésie cette année : l’un de la Fondation Roucoules, décerné à M. Jean Lebrau ; l’autre, de la Fondation Le Métais-Larivière, décerné à M. Alain Bosquet.

« Jean Lebrau a vécu enraciné à sa province du Languedoc, à son bourg de Moux, devant l’horizon lumineux des Corbières. Une trentaine de légers volumes, de plaquettes de vers et de prose éparpillés en cinquante ans et dont l’étoffe est toujours poétique, ne disent guère autre chose que les joies et les mélancolies, les travaux et les jours, les chants spontanément jaillis d’une expérience d’homme au contact de la terre, sous la lumière du soleil et des astres, Ce poète délicat et un peu sauvage, à demi-paysan, errant entre ses oliviers et ses vignes et qui laisse tomber de loin en loin quelques strophes de forme régulière et d’une langue transparente comme l’eau des torrents qui descendent vers l’Aude, comment ne ferait-il point songer au Béarnais Francis Jammes fredonnant ses chansons de bon faune baptisé au bord de son gave et sur ses collines béarnaises ?

Un Jammes moins abondant, plus secret, moins dévot, mais ayant aussi le don, devenu si rare chez les poètes, d’organiser le poème en mélodie et de faire avec les mots une musique qui enveloppe une sagesse — tel Jean Lebrau.

Le bel humour et la bonne humeur de ses vers de jeunesse n’ont point été abolis par l’âge, mais, jour après jour, la vieillesse est venue, ajoutant la gravité, plus de pitié pour les êtres, plus de pensées données à la mort. L’image même du pays s’est faite, dans la même éblouissante clarté, plus minérale et plus dure : Mon pays est noir — De trop de lumière... Pays nu, pays sans merci — Des pierres parmi les cyprès — Et des brebis parmi les pierres... Du passé remontent des voix, des images d’humbles défunts : J’entendais sous le ciel couvert — crier chaque matin la femme — vendant la sciure de bois. Citons encore ce quatrain qui a la pureté d’une stance de Moréas :

L’odeur des tamarins sur ces terres brûlées
M’est si lourde soudain que je crois défaillir
Et me rend plus sensible, ardeurs inconsolées,
Cet abandon de tout qui s’appelle vieillir

Mais ne craignons point chez cet élégiaque doublé d’un sage que la tristesse tourne au désespoir :

Quand il n’est plus temps de chanter la rose — On chante la pierre — ou quelque humble chose — qu’un peu de lumière — Dans l’ombre découvre...

Ou bien l’on se replie sur soi, sans comprendre ni ce grand creux de l’âme que l’on découvre ni ce que signifie la petite flamme qui y palpite :

On regarde au fond de soi-même
Et c’est comme un vase sans fond.
Le puits s’étoile, pour profond
Qu’il soit, et c’est tout le problème...

Tel est l’écrivain de qualité que notre Compagnie a choisi pour son Grand Prix de poésie. À coup sûr il méritait cet honneur pour sa fidélité de témoin à une tradition trop oubliée de nos jours, celle qui met l’essence poétique dans la clarté de la diction, la musicalité du verbe et la sincérité du sentiment. »

Ce portrait et cet hommage sont de M. Pierre-Henri Simon.

Et ceux-ci de M. Pierre Emmanuel :

« L’activité d’Alain Bosquet est au service de la poésie, sans frontières linguistiques ni formelles. À vingt ans, pour se définir, il lance l’omniscepticisme, sorte d’anti-école qui veut être également accueillante à l’avant-garde et à la tradition. Belle disposition d’esprit pour devenir le critique avisé qu’il sera plus tard ! En 1942, à New-York, secrétaire de rédaction de La Voix de la France, il y rencontre Maeterlinck, Jules Romains, André Breton, Fernand Léger, Marc Chagall. Sa sûreté de jugement en peinture comme en poésie fera de lui le critique et l’ami des peintres. Infatigable fondateur de revues éphémères, depuis Pylône en 1939 jusqu’à das Lot, revue de langue allemande qui dure de 1948 à 1952, et dont Gottfried Benn dit qu’elle est un événement capital dans les lettres allemandes de l’immédiat après-guerre, Alain Bosquet a conquis, par sa collaboration régulière à de nombreux journaux et revues en France et à l’étranger, une place de critique très attentif et très écouté. Son essai, Verbe et Vertige, est une étude pénétrante de la situation actuelle de la poésie dans le monde et des avatars que la notion de langage subit aujourd’hui. Depuis plusieurs années, Alain Bosquet dirige avec Roland Busselen une revue au titre énigmatique, l’VII, qui constitue une anthologie permanente de la poésie mondiale.

Alain Bosquet est l’auteur d’une œuvre romanesque importante, où le nihilisme abstrait fait bon ménage avec la tendresse, l’humour féroce avec l’idéal. Ces attitudes se retrouvent dans sa poésie. Curieux de tout et ne possédant rien, sceptique et pourtant fidèle à ce qu’il admire, il semble tenir la poésie tantôt pour une forme supérieure de jeu de mots, tantôt pour la visitation de l’absolu, ou les deux ensemble. « En prose, je veux, écrit-il. En poésie, on veut pour moi, à travers moi, presque sans moi. Drogues verbales. Seringues en substantifs. » Que sont devenus L’image impardonnable, illustré par Fernand Léger en 1942, et Syncope, illustré par André Masson en 1943 ? De La vie est clandestine (1945) à Quel royaume oublié ? (1955), les procédés en vue d’atteindre « une extase sceptique » se précisent. Dans Quatre testaments et autres poèmes, qui rassemble l’œuvre poétique de quinze années, le poète est maître absolu de ses métamorphoses : magicien, prestidigitateur, il est en outre, très sciemment, aussi habile à se confesser qu’à faire des tours de passe-passe. Habile, car Alain Bosquet ne craint rien plus que d’être dupe de soi : et pourtant il cherche l’accord avec soi-même. Ces alternances révèlent un tempérament poétique séduisant et irritant, dont la fantaisie très étudiée ne dérobe que pour la mieux trahir une sensibilité foncièrement douloureuse. »

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Deux Grands prix de poésie, annoncions-nous.

Mais l’histoire aussi, cette année, s’est taillé la part du lion. L’Académie aura, en effet, décerné quatre prix Gobert, deux Grands Prix, deux seconds prix. À notre confrère de l’Institut Édouard Bonnefous, son Histoire politique de la Troisième République, aura valu l’un des deux Grands Prix. « Elle était destinée, à l’origine, précise notre rapporteur, à combler le large hiatus entre les deux séries d’une publication annuelle, l’Année politique, la première allant de 1874 à 1905, la seconde n’ayant repris qu’en 1944.

De ces sept gros volumes, les deux premiers, couvrant respectivement la période 1906/1914 et la tragédie 1914/1918, sont de Georges Bonnefous, aujourd’hui décédé, ancien ministre et fondateur de l’Année politique. Les cinq autres, qui couvrent la vaste période, et si tumultueuse, qui s’étend de 1919 à 1940, sont de son fils, ancien ministre lui aussi, et qui a doublement poursuivi l’œuvre entreprise par son père en ressuscitant avec André Siegfried, au lendemain de la seconde guerre mondiale, l’Année politique dont il anime toujours la publication, et en continuant cette Histoire politique de la Troisième République.

L’histoire, poursuit l’auteur du rapport, se refait jour à jour devant nous : travaux parlementaires, constitution de ministères et leur chute, principaux débats dans les deux Chambres, principales lois, mouvements d’opinion, élections, action des groupes politiques et des ligues, tout est mis en place, ordonné, et vient au bon moment avec seulement l’explication qu’il faut pour éclairer les faits. Les jugements de la presse d’opinion ne sont pas omis dans la mesure où ils ont influé sur les événements. Les hommes, leur caractère, leur état de santé sont définis d’une ligne ou d’un mot, mais au moment opportun. Les situations diplomatiques mondiales, les situations économiques sont également rappelées, et avec à propos. Les pièces annexes sont nombreuses, fournissant entre autres la composition détaillée des ministères, et Dieu sait s’il y en eut ! les budgets annuels, et les principaux documents relatifs à la politique générale.

Pour des événements encore frais à ma mémoire parce qu’ils ont fortement impressionné ma jeunesse, comme ils ont impressionné celle d’Édouard Bonnefous, et tels que le 6 février 34, le Front Populaire de 36, l’immédiat avant-guerre et les drames de 40, je ne puis qu’admirer la qualité de l’information, le caractère judicieux des analyses, et le grand effort d’impartialité pour présenter et expliquer les faits. Cette impartialité donne à l’ouvrage son sérieux et constitue une garantie relativement à l’usage qu’on en peut faire.

Il a fallu à Édouard Bonnefous vingt années pour poursuivre et mener à son achèvement ce travail monumental. En préfaçant le premier volume, le regretté André Siegfried écrivait : « Nous avons désormais entre les mains l’instrument de travail et de connaissance qui nous manquait pour cette période si essentielle de notre histoire. » Je suis certain qu’au terme du septième volume il confirmerait son jugement. »

C’est ce qu’à fait, Messieurs, l’Académie, suivant ainsi son rapporteur, M. Maurice Druon.

 

Ce sont MM. Gaxotte et Guéhenno qui nous rendent compte à présent de l’ouvrage de M. Jean Delumeau, lauréat de l’autre Grand Prix Gobert. Et voici ce qu’ils en écrivent :

« L’ouvrage de M. Delumeau, La Civilisation de la Renaissance, est un beau livre d’histoire. M. Delumeau explique comment la civilisation européenne de la Renaissance a fini par s’imposer au monde entier. Il analyse les divers moyens de cette promotion de l’Occident, les voyages, la découverte du monde, le progrès, le perfectionnement des techniques bancaires, l’afflux des métaux précieux d’Amérique, provoquant une hausse des prix, mais aussi, par l’abondance du numéraire, suscitant de nouveaux courants de commerce, développant l’esprit d’entreprise, le goût du risque, engendrant la confiance dans l’homme et l’amour de la vie.

Les hommes de la Renaissance ont été de grands faiseurs de projets. Ils ont rêvé du paradis terrestre. Ils ont employé toutes les ressources de l’imagination à évoquer les paradis mythologiques, dont les hommes éternellement beaux, éternellement jeunes ne songent qu’à l’amour. Le chapitre de M. Delumeau sur les rêves de la Renaissance est un des plus brillants de l’ouvrage et il introduit tout naturellement le lecteur à l’étude de l’homme nouveau, né de ce monde en transformation, né aussi, non point d’une découverte de l’Antiquité — tout le Moyen Age avait lu les auteurs latins — mais d’une nouvelle façon d’aborder Rome et la Grèce, ce qui a conduit le fidèle à introduire à l’intérieur de la civilisation chrétienne des valeurs considérées jusque-là avec une méfiance certaine.

La composition du livre est intelligente et séduisante. Chaque partie du texte est illustrée par de très belles images, mais le texte garde, si je puis dire, le commandement. Chaque image est longuement et très précisément commentée. Des tableaux chronologiques, un index documentaire très détaillé et une abondante bibliographie complètent l’ouvrage qui devient ainsi un très bon livre de travail. Mais surtout ce livre ne cesse de remplir son lecteur de plaisir. Il est lui-même tout inspiré par l’esprit de la Renaissance. »

 

À Mme Édith Thomas est allé l’un des deux seconds Prix Gobert pour son ouvrage sur Rossel. M. Jérôme Carcopino a écrit sur ce livre le rapport que voici :

« J’ai abordé le livre de Mlle Thomas avec de sérieuses appréhensions : celles-là mêmes qu’auraient suffi à provoquer, dès les premières pages de la Préface, les lignes où l’auteur confesse sa propre inquiétude, imaginant que le père, la mère et les deux sœurs de Rossel auraient pu s’adresser à elle en ces termes : « Et maintenant que vas-tu faire de tout cela que la famille te confie ? Tu as écrit un livre sur les « Pétroleuses », tes sympathies vont à la Commune. Ce n’est pas pour nous une garantie. » Pour moi, non plus, ce n’en était pas une : l’historien se doit de n’appartenir qu’à un parti : celui de la vérité.

Mais, à mesure que j’ai poursuivi ma lecture, mes préventions sont tombées. Mlle Thomas n’a pas seulement rédigé un gros ouvrage que le critique jugera excellent, tant son information bourrée d’inédits est étendue et sûre, tant sa méthode procède de la rigueur que préconise l’École des Chartes. En même temps, elle a écrit un beau livre qui se distingue par la vie ardente qu’elle communique à l’objectivité de son récit, et par la probité d’un talent d’écrivain où vibre, comme malgré elle, la noblesse de son héros.

De celui-ci, elle a éclairé la formation, où la discipline du père, vaillant officier, eut peut-être moins de part que l’influence exercée sur lui par le christianisme nourri de la Bible et profondément vécu d’une famille de protestants cévenols. Pénétré de l’idée du devoir. Louis Rossel, intelligent, cultivé, acharné travailleur, insatiable dévoreur d’imprimés de toutes sortes, après d’excellentes études comme boursier au Prytanée de la Flèche, entre à Polytechnique, puis après un stage à l’École d’application de Metz comme sous-lieutenant du génie et deux garnisons à Toul et Montpellier, où il ne fait que passer, est appelé à faire partie de l’État major de son armée à Bourges : c’est que son labeur, sa compétence ont été appréciés de ses chefs qu’a éblouis son étude « sur la réparation militaire des Ponts » qui, en 1868, par priorité sur deux mémoires de capitaines, sera récompensé de la première médaille d’or du Comité supérieur des fortifications.

À Bourges, il remplit en conscience toutes ses obligations. Mais la paperasserie l’étouffe et il essaye d’échapper à cette asphyxie : il devient mondain, monte à cheval, danse dans les bals offerts par les généraux. Mais surtout il travaille pour lui-même. Il se perfectionne en anglais : il apprend l’allemand, il lit éperdument : des manuels de linguistique ; des poètes du Moyen Age, de la « Chanson de Roland » au Livre de Justice et de Plet, publié par Rapetti ; des philosophes comme Stuart Mill et Lachelier. Il s’affilie à la Ligue de l’enseignement, bien qu’elle soit mal vue du pouvoir. De loin, il s’intéresse aux controverses politiques, mais il est trop ardemment patriote pour se sentir attiré par le socialisme universel et in petto se trouve d’accord avec l’opposition libérale de l’époque. Sous le pseudonyme d’un britannique inexistant, il envoie au journal Le Temps, sur les réformes à introduire dans l’armée, des lettres qui obtiennent aussitôt le plus grand retentissement. Il trouve même le temps d’ébaucher une idylle sentimentale que le radieux souvenir de la jeune fille rencontrée « sur l’Esplanade de Metz », empêchera d’aboutir à un projet de mariage. Sa vie studieuse est une vie heureuse, auprès de chefs qui l’estiment, dans une armée où son nom, à vingt-six ans, n’est déjà plus celui d’un inconnu, et à laquelle ne fait cruellement défaut que la présence chérie de sa famille.

Mais les satisfactions de sa carrière, ses essais littéraires, ses récréations de bon camarade, et jusqu’à ses joies sentimentales, tout est brusquement balayé par la guerre qui éclate comme le tonnerre dans un ciel serein en juillet 1870.

D’autres, à sa place, se seraient félicités du sort qui les retenait à Bourges, loin de la mêlée. Quant à lui, il n’accepta point, dans l’intransigeance de son patriotisme et de son honneur, de demeurer derrière une pile de dossiers qu’il continuerait de manipuler tranquillement en vue de constructions aléatoires, pendant que ses camarades risqueraient leur vie pour la France. Il assiégea ses chefs de tant d’insistance qu’il finit, par ses demandes réitérées d’envoi au front, par être détaché comme capitaine en second au dépôt du 2e régiment du génie stationné à Metz. Là, il remplit en conscience ses fonctions de bâtisseur de fortins et de retranchements. Mais elles l’éloignent encore trop du péril pour qu’il puisse s’en accommoder. Sensible à son enthousiasme, le général Clinchant le soustrait à son unité et l’affecte comme volontaire à la compagnie franche de sa brigade.

Tout de suite, il y montre son abnégation et son courage ; mais plus il s’est rapproché des premières lignes, mieux il a mesuré l’impéritie tortueuse de Bazaine, maudit la résignation de la plupart des généraux. Le combattant volontaire va devenir un révolté et dans le drame de la nation s’inscrira le premier acte de la tragédie personnelle où Louis Rossel s’est engagé.

Un moment, il songe à l’organisation d’un commando qui à l’heure où le commandant en chef réunit ses commandants d’armée, ferait irruption dans la salle, coffrerait ces incapables, en attendant qu’il fût possible de confier à de meilleurs chefs l’organisation d’une indispensable et possible revanche. Il aurait eu besoin de cinquante braves enflammés comme lui par l’amour de la Patrie. Il n’en rencontra péniblement qu’une dizaine. Il renonça à son idée et fit passer, par un émissaire assez courageux pour traverser les lignes allemandes, une lettre où Gambetta était supplié de remplacer Bazaine au nom du nouveau gouvernement. Cette lettre n’ayant reçu aucune réponse, il se décide à nouer les fils d’une véritable conjuration qui substituerait Changarnier à Bazaine. Le bruit de ces conciliabules de rébellion arrive jusqu’au commandant en chef qui convoque Rossel, l’interroge maladroitement et le laisse sortir libre de l’entrevue ; libre, mais brûlé et menacé du pire. Aussi, quand Bazaine a signé une capitulation qui est une infamie pour Rossel, celui-ci se déguise sous une blouse et à ses risques et périls s’évade de son armée prisonnière. Il se met à la disposition de Gambetta qui l’accueille et l’emploie ; mais lorsque le tribun de la lutte à outrance aura accepté l’armistice, Rossel s’élance vers Paris et ses « résistants » de la Commune.

La Commune a commencé par se méfier de lui. Mais elle est contrainte de faire appel à la science militaire du nouveau venu dont, finalement, elle fera son ministre de la guerre et l’organisateur de ses opérations. Mais dégoûté par l’indiscipline des soldats qui se complaisent dans le désordre et désirent moins se battre que boire et palabrer, Rossel lance à la Commune sa démission comme un soufflet, et reste incapable de s’enfuir par la blessure qu’il a reçue à la jambe d’une chute de cheval ; il n’échappe au cachot de Mazas et au peloton d’exécution qu’en se terrant au fond d’un médiocre hôtel, au 54 du boulevard Saint-Germain.

Les Communards le cherchèrent mais mal et ne le trouvèrent pas. Ce fut l’armée de la répression qui découvrit la cachette. Rossel, emprisonné à Versailles fut traduit, pour crime de trahison, devant le 3e conseil de guerre présidé par un colonel Merlin qui, prisonnier à Metz, ne s’était point évadé et ne pouvait plus acquitter Rossel sans s’accuser lui-même. Au mois d’août 1871, Rossel était condamné à mort par l’unanimité des voix et au bout d’un procès si rondement mené que s’y était aisément glissé un vice de forme qui suffit à l’avocat Joly pour obtenir la cassation du jugement et le renvoi devant le 4conseil de guerre. Au mois d’octobre, ce second tribunal solidaire des premiers juges et animé de leur haineuse partialité confirma leur sentence capitale. En repos avec lui-même, certain d’avoir, du commencement à la fin, accompli sans hésitation ni faiblesse son devoir de patriote, Rossel ne s’était pas départi d’une impressionnante sérénité. Son affaire se serait déroulée sur une autre planète qu’il n’eût pas adopté une autre attitude. Dans sa cellule, il accueillait les siens avec une joyeuse tendresse, il réconfortait son avocat par l’exemple de sa fermeté, il s’entretenait gravement avec le pasteur Passa des choses éternelles. Dans les longs intervalles qui séparent ces visites, il lit, il écrit : des lettres, et de véritables ouvrages : un mémoire sur la réorganisation militaire qui rendra l’armée capable d’une revanche indispensable et possible ; un pamphlet de savoureuse ironie, dont les fictions dénoncent les fautes de Napoléon III et mettent en garde les Républicains contre les méfaits de la démagogie. Cependant, devant les longueurs de la procédure, l’opinion s’est réveillée. Des journaux plaident la cause de Rossel et les démarches se multiplient pour que M. Thiers le gracie. Mais M. Thiers qu’effraye l’implacable inhumanité des tribunaux, qui leur arrache le plus de victimes possible, n’ose pas, cette fois, dresser contre lui l’immense majorité des officiers de l’armée régulière. Le 26 novembre, au matin, sur le plateau de Satory, encadré d’une troupe de 6 000 hommes rangée aux ordres du colonel Merlin sadiquement heureux de présider à l’événement qu’il avait tant désiré, a lieu l’exécution. Rossel, sans faiblir a marché à ce rendez-vous avec la mort. Il écoute avec un fervent respect les adjurations du pasteur Passa, il encourage de son mieux M° Joly, dépositaire des adieux que la veille il a adressés aux siens, sollicite vainement la suprême faveur de n’avoir pas les yeux bandés et de commander lui-même le feu. Et, droit devant le fatal peloton, il tombe sans avoir éprouvé le moindre frisson, sans avoir proféré de plaintes, sans avoir lancé un mot de malédiction à ses bourreaux. À 27 ans, il tombe comme le héros qu’il a toujours été, en martyr d’une cause qui n’était pas la sienne.

Je regrette de n’avoir pu, dans la sécheresse de cette longue analyse, exprimer l’intense émotion que respire le savant récit de Mlle Thomas, mais je tiens, pour finir, à la féliciter d’avoir su nous faire entrevoir dans le filigrane de sa narration pathétique les douloureux problèmes qui se sont posés à Rossel, comme ils se posent à toutes les âmes droites et qui, en vérité, sont de tous les temps. Fut-il coupable d’avoir faussé compagnie au gouvernement en train de briser l’idéal au nom duquel il était venu le servir ? fut-il conscient d’avoir, au mépris de la discipline qu’il avait jurée, prêché la rébellion contre ses chefs dès qu’il crut s’apercevoir qu’il manquaient à la patrie et à l’honneur P On croit entendre le dialogue d’Antigone avec Créon, l’éternel dialogue des consciences pures avec elles-mêmes.

Pour toutes ces raisons, on ne sera pas surpris si je propose à l’Académie de décerner le deuxième Prix Gobert au livre de Mlle Thomas. »

 

L’autre second Prix Gobert a voulu distinguer la très remarquable Histoire de l’Assemblée due à M. Henry Bergasse.

« Sans prétendre à écrire une Histoire Parlementaire, l’auteur fait le tableau de la vie et des attitudes des Assemblées législatives qui se sont succédé en France depuis 1789.

Ayant personnellement une connaissance approfondie des détours du sérail parlementaire, il a fait son résumé en quelque manière de l’intérieur, s’efforçant de rechercher les différences séparant ces assemblées en raison tant de leur composition que de l’époque qui les vit naître, des événements auxquels elles furent mêlées, et des courants qui les traversèrent.

L’ouvrage, conçu sous un angle original, est alerte, bien écrit, abonde en vues ingénieuses et en anecdotes caractéristiques. Sa lecture est fort agréable. »

Nous en voyons un excellent juge, en l’occurrence M. Jacques Chastenet.

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Parmi les « jeunes » prix que nous avons, depuis quelques années, le privilège et le plaisir d’attribuer, le prix Jean Walter offre assurément tous les signes d’une allègre santé. C’est la cinquième fois que l’Académie le décerne. Philippe Diolé, Henry de Monfreid, Haroun Tazieff, Henri Queffélec... On voit que notre lauréat de cette année inscrit son nom en bonne compagnie. C’est M. Jean Malaurie, que nous présente M. Henri Massis. « Jean Malaurie étudie à l’Institut de Géographie de l’Université de Paris. Mais, très vite, à vingt-six ans, en 1948, il décide de refaire sur place, « à même la face de la terre » (c’est, je pense, sa propre expression) des études de géographie en observant l’anatomie du relief sur le terrain qui s’y prête le mieux : le désert.

Après ses premiers séjours au Groenland (dans l’île de Disko), au Hoggar, de nouveau au Groenland, Jean Malaurie décide d’organiser lui-même, à l’avenir, ses missions. Et c’est, en 1950, l’hivernage à Thulé.

Cet hivernage, avec les six mois de vivres qui lui sont alloués, est, avant tout, à l’école de la sagesse indigène, son apprentissage d’homme. Pour que la coopération soit possible avec les 300 Esquimaux les plus septentrionaux du monde, goguenards, caustiques, d’une rare acuité de jugement, il va falloir, en apprenant tout d’eux et d’abord parfaitement leur langue, il va falloir dans le cadre de missions incessantes, de cartographie et de sociologie, accomplies en traîneaux à chiens, décider pour eux et, si possible, avant eux. Après une exploration détaillée des Terres d’Inglefield et de Washington, Jean Malaurie établira les bases principales de son œuvre. On lui doit dès alors le premier document démographique sur un isolat arctique, une étude géographique approfondie — matière de ses thèses physiques et humaines de doctorat — et une carte inédite pour le Gouvernement danois avec des noms français, tel, entre autres, le Fjord de Paris.

Quand, à son retour à Paris, il écrira « Les derniers rois de Thulé » — témoignage qui devait être traduit en dix langues — il avait décidément choisi : le Nord constituerait le thème principal de ses recherches scientifiques et de ses réflexions personnelles.

Il y est resté fidèle, soit comme professeur de Géographie arctique à l’École Pratique des Hautes Études de la Sorbonne, soit en accomplissant, chaque année, ses voyages d’études au Canada, en Alaska, au Groenland et en Sibérie, soit en abordant l’économie politique : car il tient que la mise en valeur du Nord est appelée à des conséquences géopolitiques capitales ; soit enfin en fondant et en dirigeant la collection Terre humaine, inspirée par l’idée que « la connaissance d’une société ou d’un homme naît des approches les plus diverses. »

Cela rejoint, on le voit, avec les sentiments de l’auteur du rapport que je viens de lire, le souci même et les espoirs du fondateur du Prix Jean Walter.

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Trois grands prix du rayonnement français attribués cette année l’un à un écrivain belge, M. Carlo Bronne, l’autre à un écrivain suisse, M. Jacques Chenevière, le troisième à un écrivain français, fidèle à une région qui a su rester profondément originale, M. Marcel Sendrail, secrétaire perpétuel de l’Académie des Jeux Floraux. J’incorpore à ce palmarès, comme il se doit, les prix de la langue française, décernés en Suisse, au Canada, en Belgique, en Italie et en Suède. Ainsi ne saurait-on faire grief à notre Compagnie de ne pas avoir les yeux bien ouverts sur les talents qui servent le français au-delà de nos frontières.

De M. Carlo Bronne, Marcel Thiry a dit qu’il était un « écrivain d’histoire », plus et mieux qu’un historien. Il nous importe, ici, de constater que la plus grande partie de son œuvre historique et littéraire est consacrée à des personnages de nationalité française. Il y apporte beaucoup d’amitié, car il a ce don, nous le savons personnellement, parmi les hommes. Qu’il s’agisse de Racine ou de Stendhal, de Verlaine ou de Lamartine, du duc de Morny ou Pigault-Lebrun, il n’a cessé de souligner, d’une plume aussi précise que brillante, les liens historiques et vivants qui unissent nos deux pays. « Pour comprendre ce qui s’est passé à l’intérieur, a-t-il écrit, il faut regarder la Belgique de l’extérieur. » Grand voyageur, il est d’Europe comme il est de France. C’est à ce titre que, membre correspondant de l’Institut de France depuis 1956 et membre de l’Académie royale de langue et de littérature françaises de Belgique, il n’a cessé de défendre la langue et la culture françaises par ses articles du Soir de Bruxelles ou du Figaro, par ses conférences prononcées à travers le monde et, chaque jour, dans son pays, par son action et par son exemple, notamment à la tête du Conseil de la Bibliothèque royale de Belgique qu’il a l’honneur de présider.

 

M. Jacques Chenevière, lui, est né à Paris. Comment un Suisse donnerait-il meilleur gage de son amour pour la France ? Après ses études en Sorbonne, il publie chez l’éditeur Lemerre un recueil de poèmes, Les Beaux jours, que notre Compagnie se plut, déjà, à distinguer. C’était en 1909, M. Jacques Chenevière est alors un Parisien à part entière. Il ne quitte la capitale que pour sa ferme du Languedoc, dont le paysage, les coutumes, les travaux et les jours se retrouvent, admirablement présents et décrits, dans son roman Les Captives et dans maintes de ses nouvelles. En 1912, il s’installe en Suisse. Il y fonde pendant la guerre l’Agence centrale de renseignements sur les prisonniers de guerre qui rendit, au cours des deux conflits mondiaux, les émouvants services que l’on sait, sans parler de ceux que l’on devine. Directeur de la Revue de Genève, romancier de grand talent, au style pur, ami attentif, homme de cœur, M. Jacques Chenevière est, pour reprendre la devise qui fut celle de la Revue de Genève, « international sans être internationaliste ». Reprenons, nous, à son propos, non une devise, mais un mot fameux : avec lui, « il n’y a plus d’Alpes ». Ainsi le saluons-nous et le remercions-nous, de plain-pied, et de tout près.

 

Le Professeur Marcel Sendrail est un de ces humanistes qui infirment avec simplicité la distinction, si souvent arbitraire et fâcheuse, entre scientifique et littéraire. Professeur de médecine expérimentale à la Faculté de médecine de Toulouse depuis 1939 et membre correspondant de l’Académie de médecine, il est également, je l’ai dit, secrétaire perpétuel de la vénérable et vivante Académie des Jeux Floraux, après avoir présidé l’association Guillaume-Budé de Toulouse. Médecin donc, ayant consacré la plupart de ses importants travaux à l’endocrinologie, digne continuateur de son père qui appartint, lui aussi, à l’Académie de médecine, et neveu par sa mère du poète mainteneur Pierre Fons, dont il tient peut-être son goût des lettres et des arts, auteur, entre maints autres, d’un récent et considérable ouvrage d’esthétique, Sagesse el délire des formes, dont le Professeur Pasteur Vallery-Radota loué, dans un chaleureux rapport, l’ample et sûre érudition, les vues pénétrantes et souvent révélatrices, nous avons pensé que l’occasion était propice de distinguer l’ensemble d’une œuvre originale et forte, et de saluer ainsi cette fidélité languedocienne à une langue, à une culture et à des traditions universelles. Car c’est aussi cela, le Rayonnement français.

 

Je veux saluer encore, au nom de l’Académie, nos lauréats des prix de la langue française : M. Gonzague de Reynold, historien, sociologue, philosophe, humaniste, s’il en fut jamais, d’une culture universelle, d’une ampleur presque confondante, d’autant plus et mieux européen qu’il tient par de plus profondes racines à sa terre fribourgeoise, à cette Suisse maternelle dont toute son œuvre, nourrie par elle d’une sève inépuisable, depuis les beaux poèmes Au pays des aïeux, jusqu’au récent Portrait du Jura, chante la beauté et la vie

M. Alain Grandbois, en qui M. Maurice Druon a raison de voir « le précurseur du renouveau poétique du Québec », ajoutant que « son pays, ses voyages à travers le monde, ses séjours en France, et puis tous les grands thèmes communs à l’angoisse, à la peine et à la joie des hommes nourrissent son œuvre belle et solide ». Connu en France, aimé en France, les inflexions, l’accent de sa voix, le ton de son inspiration lui ont gagné légitimement les lecteurs et les admirateurs que peut souhaiter, où qu’il médite et crée son œuvre, un poète d’expression française.

 

Poète aussi, M. Lucien Christophe, militant vétéran du bon combat pour le français. Dès 1918, alors qu’il fondait les Cahiers publiés au front, n’est-ce pas sous l’invocation de Du Bellay qu’il plaçait sa vaillante revue, en souvenir et en héritage de la Défense et Illustration ? Car il sait que ce combat est de ceux qui ne s’achèvent jamais. Et n’est-ce pas ici môme, il y a quelques mois, qu’invité par l’Académie des Sciences morales et politiques il esquissait magistralement une Psychologie du problème linguistique en Belgique ?

Nous avons voulu que ces hommes, ces amis, nous sentissent à leur côté, nous qui savons qu’avec de tels soldats il n’y a pas de combat perdu.

Militants eux aussi, réunis sous le même drapeau, à nos côtés comme eux et comme eux salués par nous, en Italie nos amis Lionello Fiumi et Luigi Losito, celui-ci fondateur et directeur, depuis quinze ans, de la Revue Culture française, et en Suède M. Marc Chesneau, dont nous apprécions tous l’inlassable dévouement et l’efficace talent de conférencier.

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Messieurs,

Voilà des expressions bien militaires. C’est qu’il s’agit en effet d’un combat et qui, je viens de le dire, ne peut pas connaître et ne connaîtra jamais de repos ; Dieu merci non plus, jamais de sang. Mais enfin, regardons autour de nous : l’intérêt, la passion portés aux questions linguistiques n’ont jamais, semble-t-il, été plus vifs qu’aujourd’hui. Quel hebdomadaire, quel quotidien qui n’ait sa chronique du langage ? C’est un signe, comme pour les sports de neige, le foot-bail ou l’avenir de notre monnaie.

Le dessein de ces zélateurs est le même, et c’est, depuis des siècles, de garder ou de rendre au français sa pureté, sa vigueur et son universalité. Mais la variété des moyens, et aussi celle des critères, permet aux grammairiens que nous sommes tous, plus ou moins, nous Français, d’entretenir leur pugnacité.

Quels moyens ? Quels critères ? Nous disons, ici : l’usage, le bon usage. Mais alors, l’usage de la Cour, comme le demandait Vaugelas au temps où il y avait une Cour ? Il arrive aux puristes d’avoir tort, surtout lorsqu’ils sont solitaires, et ils le sont trop volontiers. C’est Malherbe, on s’en souvient, qui repoussait des mots comme caler, entamer, trop techniques à son jugement ou poitrine, qu’il trouvait « bas ». L’usage, et le meilleur, ne lui a pas donné raison. Voici le moment de nous rappeler le mot, si raisonnable, de Jean Cocteau : en matière de langage aussi, le goût est de savoir « jusqu’où l’on peut aller trop loin ».

Réduire notre langue « à la besace et à une honteuse disette et mendicité », comme les contemporains en faisaient grief, injustement d’ailleurs, à Malherbe ; ou, au contraire, comme le voulait Mlle de Gournay, anti-Malherbe sans merci, « ajouter sans jamais retrancher », autant dire n’importe quoi, sous prétexte que « l’étrangeté est ordinairement passée en dix jours à la faveur de l’accoutumance », c’est rester en deçà du « trop loin » ou le dépasser à coup sûr.

Choisir entre ces deux maux, ce n’est pas opter pour le moindre, c’est ne choisir ni l’un ni l’autre. Permettez-moi en effet de rappeler que c’est précisément pour obvier à ces tyrannies, d’où qu’elles vinssent, que fut préconisée, voilà trois siècles et demi, la création d’une Académie, d’une Académie française, qui consacrerait ses travaux à la réglementation et à l’unification du français et qui, pour reprendre la pulpeuse expression de Jean-Pierre Camus, nous apprendrait « comme il faut bien parler », afin que la « France soit toute d’une lèvre ».

Je ne pense pas, Messieurs, que l’Académie française ait jamais perdu de vue, ni de cœur, le sentiment de cette mission. Je vous disais l’année passée — je m’en souviens — que des symptômes heureux apparaissaient ici et là, de petites lueurs encore vacillantes, augures favorables, sourires, présages de meilleure et même de bonne santé. Et je formulais deux souhaits : le premier, tout à fait confiant, celui de mettre à l’honneur cette année des lauréats aussi exemplairement militants que ceux de 1967. Je viens de le faire, du moins pour ceux d’entre eux dont nos usages me confiaient le soin. Et le palmarès, que va lire M. Louis Armand, va proclamer sous cette coupole, dans un instant, des noms et des mérites que j’aurais voulu tous unir. Aussi bien le sont-ils en effet.

Mon second souhait, plus téméraire sans doute, c’était celui de vous apporter de bonnes nouvelles de notre front. C’était un peu prématuré, ce l’est encore, mais, j’ose le dire, à peine. Les détériorations vont vite, les édifications beaucoup moins. Je puis quand même vous donner l’assurance que les heureuses nouvelles approchent. Les bons ouvriers travaillent, les bonnes volontés se rejoignent, les petites lueurs deviennent constellations, c’est une lueur d’aube que l’on voit poindre, mieux que cela : monter, grandir.

Il y a, sur cette place de l’Institut, dans ce pavé recouvert depuis peu d’un asphalte rebelle aux évulsions, un dessin en forme de cœur. Je l’y ai vu. Cœur de Paris ? Emplacement de la vieille tour de Nesle ? C’est, en tout cas, un bon poste de garde et de veille. Nous pouvons voir de là doping qui fuit devant dopage, score devant marque, stress, steaming et management qui pâlissent et commencent à flancher. La tour de l’O.R.T.F., là-bas, nous fait signe, nous tend libéralement et enfin ses antennes. Allons ! allons ! Cela ne va pas mal. Rue de Lille, rue de Varenne, quai Kennedy, quai de Conti dans la salle 4, les prémonitions concordent... Au Gui l’an neuf, Messieurs ! Nous chanterons bientôt matines.