Réponse au discours de réception du maréchal Juin

Le 25 juin 1953

Maurice GENEVOIX

Réponse de M. Maurice Genevoix
au discours de M. le maréchal Juin

DISCOURS PRONONCÉ DANS LA SÉANCE PUBLIQUE
le jeudi 25 juin 1953

PARIS PALAIS DE L’INSTITUT

 

Monsieur

Souffrez que je m’arrête ici, je veux dire sur ce seul premier mot. Il est sous cette coupole, vous le savez, de tradition. Et vous savez aussi que des précédents illustres l’y ont définitivement assurée.

Monsieur, l’un des maréchaux de France qui vous ont précédé à cette place, quand il n’était encore que le capitaine Lyautey, publiait, dans la Revue des Deux Mondes du 15 mars 1891, un article qui fit sensation. Il y traitait du Rôle social de l’officier. Les idées qu’il exprimait n’avaient contre elles – mais c’est beaucoup – que d’être en avance sur leur temps. Pareille actualité, divinatrice et prophétique, se retrouvait dans un second article, publié quelques années plus tard, sur le Rôle colonial de l’armée. C’est elle, je pense, qui devait inspirer à un éditeur avisé, quelque demi-siècle écoulé, l’idée de réunir ces deux articles en une plaquette de librairie. Doublement avisé, puisqu’il vous demanda de vouloir bien en écrire la préface. L’Africain de naissance que vous êtes a dû tenir, j’imagine, à plaisir et à honneur de faire ainsi écho à la voix d’un grand Africain d’adoption dont la personne, l’autorité, l’exemple avaient marqué votre jeune carrière, que vous aviez admiré et aimé.

J’ai lu, vous le pensez bien, cette préface. J’ai lu aussi, plus nombreuses que je l’eusse pensé, d’autres préfaces que vous avez signées. J’ai même lu, j’ai lu surtout ces «  dépêches et ces rapports » dont vous parliez il y a un instant. « De telles pièces, disiez-vous, quand la marque en est personnelle et qu’une pointe de fantaisie y trahit l’originalité du caractère, sont parfois de nature à piquer une curiosité littéraire. » C’était là bien juger, Monsieur, s’il s’agissait seulement d’apprécier la qualité d’une plume. La vôtre, lorsque vous en avez eu le loisir, ou encore lorsqu’il l’a fallu, s’est révélée de bon usage, ferme et sûre. Mais à côté d’une pointe de fantaisie, n’auriez-vous pas laissé percer je ne voudrais pas dire une pointe, mais un soupçon, une ombre de coquetterie ? Il n’était nul besoin, je vous l’assure, de piquer notre curiosité littéraire. Celle qu’on avait ici de vous, y compris les écrivains – car il en est à l’Académie –, ne demanderait à vos écrits, comme je viens de le faire moi-même, que de traduire à leur façon, qui est bonne et ne la trahit point, l’image du grand soldat que nous recevons aujourd’hui.

Aussi bien avez-vous pris soin de nous en avertir vous-même. Vous vous êtes présenté en personne avec une netteté carrée, carrée comme ce corps d’armée dont vous rêviez en abordant la côte italienne, et que vous avez obtenu. Mais j’y reviendrai tout à l’heure : car j’ai le sentiment, même après les paroles émouvantes que vous venez de prononcer, qui vous campaient devant nos yeux « dans la nudité de votre conscience de soldat », d’avoir encore quelque chose à dire.

N’attendez surtout pas de moi, Monsieur, que je me risque à tenter de vous quelque portrait d’apparat, « sous le scintillement de vos étoiles ». Dans la préface que je mentionnais tout à l’heure, vous montrez le capitaine Lyautey, à Florence, méditant devant le portrait « d’un jeune seigneur de la Renaissance, l’épée au côté, la main posée sur un livre ». À Dieu ne plaise que je cède, malgré la solennité de la circonstance, aux apprêts d’un art aussi pompeux !

Peut-être avez-vous remarqué – cela n’est point très malaisé –, l’aspect à la fois vénérable, harmonieux et noble assurément, mais quelque peu vétuste et même légèrement fatigué du lieu où nous vous recevons ? Vous le voyez, nos fauteuils ne sont que des banquettes, revêtues d’un velours sans moelleux, imperceptiblement ou trop perceptiblement passé : il vous sera désormais loisible, très longtemps, nous le souhaitons, d’en apprécier l’austère raideur Mais en dépit de ces apparences, superficielles assurément, vous êtes ici dans un lieu bien vivant, et même fervent. Il est peu, il n’est pas d’événements où la communauté française se trouve intéressée au vif, qui ne viennent retentir ici même, émouvoir cette coupole de leur rumeur, de leurs échos. Nous sommes des hommes, et qui nous émouvons, et qui dès lors nous passionnons. Comment en serait-il autrement ? L’ataraxie parfaite, en arrêtant les battements du cœur, tend de soi-même vers la mort. Nous ne sommes pas sages à ce point, Dieu merci. Notre cœur bat, s’échauffe, et nous le sentons vivre en nous. Mais ce qui le passionne en effet, ce qui l’anime, à travers les conflits d’idées, les divergences des tempéraments, en dépit des erreurs ou des malentendus inhérents à notre condition d’hommes, soyez sûr que c’est un même amour, un même constant souci des mêmes durables et pures valeurs qui nous ont faits ce que nous sommes, le même respect d’une tradition française dont nous nous réclamons comme vous, qui nous engage, et qui, au plus vrai de nous-mêmes, nous rassemble – votre élection le prouve –, unanimement.

Ce mot de tradition, voici que pour la seconde fois je viens de le prononcer. On le respire dans la maison, vous voyez, je suis tenté de dire : au pluriel. Peut-être, alors, vaudrait-il mieux parler d’usages, plus modestement formels, mais auxquels une longue expérience a conféré force de loi. L’un de ces usages-là, qui ne tient compte ni des préférences, ni des désirs, ni des mérites personnels, me vaut l’honneur de vous recevoir. Je ne vous cacherai pas que je ne l’avais point brigué, trop conscient que j’étais de la relativité de ces mérites. Je vois, tout le monde voit ici des hommes que leurs mérites en effet désignaient, d’autres que l’amitié, l’enthousiasme, l’émulation soulevaient comme à l’envi d’une chaleureuse bonne volonté. Entre les uns et les autres le règlement a prononcé, la mort aussi, et l’heure imprévisible qu’elle choisit pour porter ses coups. Directeur de notre compagnie à celle où notre regretté confrère, notre ami, Jean Tharaud nous quittait, j’avais seulement à obéir.

J’ai obéi, me rappelant d’ailleurs que j’avais été soldat. Mais j’ai senti qu’il me faudrait quelque courage, je dis cela très simplement, sans amour-propre aucun je le crois, sans non plus feindre une modestie de circonstance qui n’a pas été la mienne, ou dont les secrets scrupules n’intéressent, en vérité, que moi. Seulement, à ce courage, il me fallait m’encourager. Nous voici là dans un domaine qui vous est, Monsieur, familier : vous savez donc qu’il est sage et prudent d’y compter d’abord sur soi.

C’est bien ce que j’ai fait, par obéissance toujours. J’ai rappelé à moi, je vous l’ai dit, le jeune officier d’infanterie que j’ai été, qui me ressemble encore, et pour cause, comme un frère. Car si jamais hommes d’une génération furent voués, une fois pour toutes, par leur jeunesse durement forgée, ce sont bien ces garçons de 14, vous, moi, nos camarades du front. Ce n’est pas une figure littéraire, qui ne serait alors qu’outrancière et ridicule, mais l’expression fidèle et directe d’une vérité pour nous bouleversante : chacun de nous garde en lui comme un double, resté juvénile et ardent, plein de foi, de gaîté, paré de tous les prestiges, de tous les rêves, de tous les espoirs du printemps, et pourtant si grave et si pur, si riche de clartés sur l’homme et sur son destin ici-bas qu’aux heures de doute où nous allons vers lui nous l’abordons comme un jeune frère aîné, beaucoup plus sage, meilleur que nous.

Laissez-moi ici vous citer : « Les classes appelées par la mobilisation, le 2 août 1914, ont été, semble-t-il, instruites par une génération d’officiers plus humains, plus sociaux, encadrées par un nombre croissant d’officiers de réserve, qui associaient leurs camarades de l’active à de nouvelles préoccupations. L’armée de la Marne, celle de Verdun, celle de nos offensives victorieuses, a été unie et fraternelle : des gens venus de tous les horizons, rapprochés dans la misère et la gloire par une camaraderie totale, plus sainte que bien des amitiés. » Comment de telles paroles ne m’auraient-elles touché le cœur ? Vous aviez fait les premiers pas. Désormais, j’avais du courage.

Vous êtes né, Monsieur, à Bône, fils d’un soldat de souche saintongeoise, c’est-à-dire d’une terre de pionniers, et d’une mère corse, c’est-à-dire de bon sang. De votre vocation militaire, on peut dire qu’elle vous attendait, et aussi qu’elle ne fut en rien contrariée. De l’école au lycée, du lycée à Saint-Cyr, vous avez connu le destin des bons élèves de la Troisième – c’est de la République que je parle –, qui savait reconnaître les siens et ménager une suite d’étapes, aussi laborieuses que sûres, à ceux qui s’en montraient dignes. Chacun sait, je le rappelle pourtant, que vous fûtes un très brillant élève, sorti major de sa promotion saint-cyrienne. Mais cela même ne vous particularisait pas encore : ce n’était qu’une façon scolaire de vous révéler déjà hors de pair.

Si je songe à votre adolescence, à votre enfance (et comment n’y songerais-je, si je considère que l’enfance, pour chaque homme particulier, détient déjà tous les secrets, tout l’avenir d’une future destinée ?) laissez-moi me con¹plaire à évoquer, près de l’écolier, le garçon libre des vacances. Votre grand-père maternel était gardien de phare, dans un îlot près de la côte bônoise. Vous l’alliez voir, le monde était à vous : les amples plages solitaires, l’immense bruit croulant du ressac, les cris des oiseaux marins, le vent, les roches, le bleu des flots, la rousseur ardente des falaises. Ce goût vous est resté, ce besoin. Aujourd’hui, dans vos forêts limousines, chères aussi aux frères Tharaud, il vous plaît de retrouver les autres, le secret des layons, des fourrés, leur solitude, leur bourdonnant silence. Ainsi vous êtes de ceux pour qui le vieux mythe d’Antée garde son sens inépuisable et son pouvoir revigorant. J’y vois la marque des hommes vrais, naturels, soucieux d’affermir leurs pas dans un monde – des mondes parfois –, où la virtuosité des funambules et le mirage de leurs succès tournent souvent des têtes que l’on eût souhaitées plus solides.

Tout à l’heure, dans votre remerciement, vous évoquiez, « dolente et hautaine », la grande figure de Maurice Barrès. C’est lui, nous disiez-vous, « qui vous apprit à être vous-même, à comprendre de préférence par intuition profonde, à voir les liens en quelque sorte charnels qui unissent l’homme à sa terre et à mieux utiliser les forces de l’instinct » ; mais tout cela était en vous. On a parlé, à propos de Barrès, de disciples : mais les grands écrivains, les vrais, ne recrutent pas, ne fondent pas d’écoles. Péguy non plus n’a pas ouvert boutique, du moins littérairement parlant ; il ne s’est pas voulu de disciples. Et même, quand il se fit libraire et qu’il n’eut que des associés, ce ne fut pas une réussite. Les grands écrivains sont libres et laissent aux autres leur liberté. Ils se contentent d’être des éveilleurs, et, pour chacun de nous, dans cette liberté intérieure où l’individu se retrouve, à laquelle ils n’attentent jamais, comme des sourciers miraculeux. C’est ainsi que Barrès peut-être vous a ramené vers l’enfant des vacances, ivre d’espace et débordant de vie, roi d’un royaume qui ne ment pas.

Vous voici donc jeune officier. Tout de suite, vous revenez à cette France d’out¹e-Méditerranée, cette France nord-Africaine où vous sentiez, alors con¹me aujourd’hui, comme à Saint-Cyr, comme à Paris, votre patrie. Non qu’une nostalgie juvénile vous ramenât vers ces rivages que vous n’aviez quittés qu’une fois avant votre entrée à Saint-Cyr ; et non plus que vous y inclinât « une parfaite aptitude, – ce sont, Monsieur, vos propres termes –, à vivre au sud du 35e parallèle ». Mais l’on se battait au Maroc.

1912, 1913, cela nous achemine tout droit vers un mois d’août que nous n’avons pas oublié. Une semaine avant la déclaration de guerre, votre colonne affrontait le plus dur de ses combats marocains. Vous y avez sûrement songé depuis. Vous y songiez encore, j’imagine, lorsqu’en 1946, après un tiers de siècle traversé de fortunes diverses, vous préfaciez le livre où le général Guillaume retraçait les étapes de la Pacification de l’Atlas. Vous évoquiez les pistes qui conduisaient alors vers le « réduit des irréductibles » et où «  des chefs de tous grades s’étaient, pendant des années, durcis au feu et à la peine et habitués aux réflexes des gens de guerre. Ce sont eux, ajoutiez-vous, qui ont formé plus tard, aux heures désespérées comme aux heures de victoire, le gros des cadres de notre Armée d’Afrique ».

C’est avec ces tabors marocains, ces troupes d’irréguliers lui deviendront bientôt nos régiments de tirailleurs, que vous vous battez en France. Deux fois blessé, cinq fois cité, ce sont là des états de services que vous me permettrez de dire, en connaissance de cause, honorables. Une grave mutilation, des mois d’hôpital, un séjour au Maroc, comme aide de camp, au côté de Lyautey, l’affection, comme toujours clairvoyante, que vous porte ce grand « patron », celle même que vous lui rendez, ne vous empêchent pas de retourner volontairement au front et de vous y battre encore, au Chemin des Dames, par exemple.

Je ne vous suivrai pas, Monsieur, tout au long d’une carrière où l’ancien major de Saint-Cyr ne déçut à aucun moment les pronostics de ses premiers maîtres. Elle est de celles dont le sillage évoque l’aisance et la facilité. Vous-même, à ce que l’on m’a dit, ne laissez pas de croire, en ce qui vous concerne, à la réalité de cette chance particulière qu’on nomme, aux troupes d’Afrique, la baraka, et qui implique pour l’homme de guerre une nuance de superstition. Rassurez-vous : je n’irai pas jusqu’à vous contraindre à effleurer d’un doigt discret nos boiseries académiques Vous passez par l’École de Guerre, vous y professez même un moment. Mais c’est toujours votre Afrique natale, toujours cette France de l’Empire qui vous attire invinciblement. L’exemple de Lyautey, cette vertu créatrice, cette audace à peine croyable qui non seulement, presque sans troupes, sans moyens, sauve le Maroc pendant les années de guerre mais y étend encore notre présence et notre crédit, cet exemple vous hante et presque vous envoûte. Vous y trouvez, traduite en actes, une inoubliable leçon. Déjà, à l’École de Guerre, des esprits libres et originaux comme celui d’Henri Bidou vous avaient amené à penser, sur le plan de votre métier même, que les hautes intuitions stratégiques, génératrices des fructueuses victoires, procèdent de la connaissance des hommes autant que de l’art militaire. Vous entendez maintenant Lyautey poursuivre de ses brocards les « kriegspielards » à tous crins, « incapables de rien saisir au delà du cercle étroit des thèmes tactiques et des règlements militaires où ils se sont enfermés ». Et surtout, vous le voyez agir, créer infatigablement, guidé, soutenu par une pensée dont les vues d’avenir portent loin, dans un rayonnement personnel qui tenait – il l’a dit lui-même –, à « l’intelligence du cœur ». Comment l’eût-il mieux définie qu’en l’incarnant comme il l’a fait ?

Cependant, vous vous battez toujours. Trente-cinq combats en l’espace de trois mois, dans le Rif, dans ces montagnes que vous rappelleront peut-être, à l’instant d’y mordre avec vos troupes, – et parmi elles vos hommes du Rif –, les Abruzzes italiennes et les farouches Monts Aurunci. Chef d’État-major de la colonne que commande le colonel Noguès, chef d’État-major de Lyautey, chef du cabinet militaire du Résident général Lucien Saint à l’époque où s’achève la pacification, Colonel commandant le 3e Zouaves à Constantine, chef d’État-major des forces de l’Afrique du Nord, vous voici, en décembre 1938, général, et général à 1’Armée d’Afrique.

Mais c’est ailleurs, maintenant, qu’il va falloir vous battre. En décembre 1939, vous êtes nommé au commandement de la 15e Division motorisée, incorporée en mai 40 à notre 1ère Armée.

Cette armée de campagne des Flandres, elle allait, quelques jours plus tard, se sacrifier héroïquement pour couvrir la retraite de Dunkerque. Quel qu’ait pu être l’événement, quel qu’ait été l’injuste discrédit dont la mauvaise fortune, et peut-être des fautes antérieures dont elle n’était pas responsable, allait frapper l’armée française dans son ensemble, ces troupes du front de Belgique étaient parmi les meilleures qui fussent. Vous l’avez dit et l’on vous en croit : « Aucune armée allemande, si fortement blindée fût-elle, n’aurait été en mesure de rompre notre front de Belgique. » Témoin l’action, sur ce théâtre d’opérations, du corps de couverture du général Prioux. Témoin celle de votre 15e Division qui, dans la trouée de Gembloux, avec la Division marocaine, brise net, les 14 et 15 mai, le puissant effort de percée mené par deux Panzerdivisionen. C’est là le seul succès tactique de cette campagne malheureuse que les Allemands nous aient reconnu.

Mais si l’on ne rompt pas une armée de cette qualité, on la déborde, on l’enroule : c’est l’aufrollen allemand. Ce succès tactique, ce succès local de Gembloux ne pouvait plus compter dans une bataille stratégiquement perdue : les Allemands, à Sedan, avaient forcé le passage de la Meuse. Leurs colonnes de blindés poussaient déjà leurs tentacules à travers les campagnes françaises. Abandonnant le plan traditionnel, le fameux plan Schliefen du débordement par l’ouest et de la course à la mer, Von Manstein a frappé précisément au point le plus fort, sur le verrou dont la solidité même nous inspirait une confiance trompeuse. Et le verrou, insuffisamment gardé, a sauté. Désormais, il faut retraiter. Pendant huit jours, sans vous laisser jamais entamer, pied à pied, vous défendez le saillant de Valenciennes. Pendant trois jours encore, à l’extrême pointe de la 1ère Armée, vous couvrez sa retraite vers le Nord, vers Dunkerque. Vous voici devant Lille, que les Allemands ont occupée déjà. C’est là et dans ces jours que tombe, près de mon régiment de 14, le 106e d’Infanterie, notre camarade et ami, le colonel Favatier : laissez-moi saluer sa mémoire et, avec elle, celle de ses soldats de 40, nos fils, qui tombèrent à ses côtés et qui, eux non plus n’est-ce pas ? n’avaient pas démérité.

Appuyé aux faubourgs sud de Lille, encerclé, serré de toutes parts, refusant de traiter, de vous rendre, le 26, le 27, le 28, vous poursuivez une lutte désespérée. De Wattignies au faubourg de Douai, puis au faubourg d’Arras, puis au faubourg des Postes, désormais presque sans moyens, c’est là, le 29 mai, sur votre dernière position, que l’assaut final des Allemands fait de vous, dans l’honneur, un prisonnier : vos munitions étaient épuisées.

Si j’ai rappelé, Monsieur, ces heures cruelles, ce n’est pas pour remuer des souvenirs qui nous sont a tous douloureux ; ni pour plaider, devant l’Histoire et ses verdicts, en recherchant dans les faits mêmes de valables circonstances atténuantes. Si les choses en étaient restées là, rien ne ferait, je crois, que la cause ne fût entendue, et jugée. Quand vous vous êtes montré, tout à l’heure, « meurtri plus qu’aucun autre par l’humiliation d’une défaite sans précédent », quelque chose en moi a tressailli, comme une plaie assoupie que le moindre effleurement ravive. Plus qu’aucun autre ? Je crois vous comprendre. Chacun est seul à sentir ce qu’il souffre. Mais il est vrai qu’à certaines profondeurs sans mesure, chacun pense, chacun sent que sa souffrance est sans seconde. Pensez à nous. Et par exemple à un homme de cinquante ans, à un homme seul, mutilé dans sa chair par une guerre dure et victorieuse et qui, conscient d’avoir saigné pour une cause juste, à la fin triomphante, n’a jamais rien regretté mais au contraire s’est estimé privilégié.

Depuis des jours, sur toutes les routes, se traîne le flot des réfugiés : d’abord les Belges, puis les Flamands, puis les Picards, et bientôt, et tout à coup, dans un afflux énorme et confus, les immenses foules parisiennes. Chaque soir, dans la même plaine, sous la transparence magnifique d’un ciel de juin inexorablement pur, cet homme trop seul porte son angoisse, sa révolte. C’est une plaine hantée de vanneaux. Ils tournoient sur leurs nids en piaulant Et la même rumeur venue du Nord pousse toujours le long des routes son interminable grondement. Jusqu’au soir où s’y mêlent, bientôt distinctes, une à une perceptibles, les pulsations profondes du canon.

Perdre sa liberté, où qu’on la perde et de quelque façon, vous le savez, Monsieur, c’est dur. La boue, le froid, la faim, les blessures, cela demeure tolérable, parce que cela reste à la mesure d’un courage d’homme. Mais cette atteinte à la fierté, cette chute où l’on se sent sombrer, au même instant où s’y abîment des millions de frères malheureux, cette impuissance, cette absence de recours dans une nuit de l’âme dont l’aube apparaît si lointaine qu’on doute d’y atteindre jamais, comment traduire en vérité l’âcreté d’une épreuve dont rien n’exprime l ’intime désespoir ?

Et pourtant il fallait trouver une force d’âme à sa mesure, un recours qui nous rendît l’espoir. Pour vous, Monsieur, l’espoir et le recours que votre force d’âme et votre vocation réclamaient, votre chance et la nôtre n’allaient les attendre qu’un an.

Dès novembre 1940, le général Weygand, délégué du Gouvernement en Afrique, avait demandé votre libération, pour vous adjoindre à lui en qualité de Secrétaire général. Il ne vous connaissait pas personnellement, pas encore ; mais le maréchal Lyautey lui avait parlé de vous : la référence chaleureuse d’un pareil connaisseur d’hommes lui avait paru décisive. L’ennemi rejeta cette demande. Une seconde fois, le général Weygand vous réclame, comme commandant de nos troupes au Maroc ; et cette fois il réussit. Une arrière-pensée est en lui : si les Allemands exigent demain le rappel du général Noguès, c’est à vous qu’il songe, dès alors, pour lui succéder à la Résidence générale, à Rabat.

Car le jeu anti-allemand que l’on mène en Afrique du Nord risque de provoquer, tôt ou tard, de pareilles et brutales injonctions. Ce que le général Weygand n’avait pas exactement prévu, c’est que vous le remplaceriez, lui, non dans l’intégralité de son commandement africain, à la fois civil et militaire, mais au commandement en chef de nos forces d’Afrique du Nord. On sait comment il fut rappelé sur l’ordre de l’occupant, pour être presque aussitôt arrêté et emprisonné.

Il vous léguait un outil de guerre qu’il avait patiemment et obstinément retrempé. Vous en avez hautement témoigné, rappelant ici « une intention qui n’avait échappé à personne ». En Afrique, dès alors, à personne En France ? En France non plus, maintenant et enfin.

Ici, Monsieur, permettez-moi d’en appeler simplement à des témoins de votre action, aussi directs que vous venez de l’être en parlant de l’action de votre prédécesseur. On savait, certes, en Afrique, ce que vous aviez fait au Maroc dans le bref temps de votre séjour. Mais l’on se demandait, dans cet État-major d’Alger où depuis l’armistice on avait travaillé ferme, où l’on s’efforçait d’arrache-pied, dans une clandestinité de moins en moins secrète et de plus en plus dangereuse, d’augmenter, de former et d’équiper des troupes où l’on voyait, dès ce moment, les premiers éléments d’une armée française reconstituée, l’on se demandait malgré tout dans quel climat, dans quel accord apparent ou profond s’allait poursuivre ce difficile effort.

En décembre 1941, vous arrivez à l’État-major, au Palais d’Hiver d’Alger. Les officiers y sont réunis dans la salle des conférences. Vous entrez, un peu pâle, et vous dites, de cette voix rapide, pressant et bousculant les mots, que connaissent bien vos familiers : «  On ne remplace pas le général Weygand. On lui succède » Et aussitôt, après un temps imperceptible : « Messieurs, la séance continue. » Personne, à votre accent, qui n’ait compris sans équivoque. Les visages se détendent et s’éclairent. On est, dès cet instant, conquis.

Et en effet, Monsieur, la séance continue. Les mois passent, mais nul jour n’est perdu. Autant qu’il est possible dans la pénurie où vous êtes, sous la surveillance harcelante des commissions d’armistice ennemies, on s’équipe, on s’arme, on constitue des dépôts, on oriente à des fins de guerre le territoire et ses ressources. Et surtout, on donne à cette armée une âme. En juillet, dans une conférence que vous faites aux officiers qui la commanderont, vous évoquez cette pénurie, cette pauvreté : « Pourtant, dites-vous, nous nous battrons. S’il le faut, nous monterons dans nos djebel et nous battrons à coups de bâton. »

Ce ne fut pas tout à fait cela, mais presque, en Tunisie. Quatre mois plus tard, en effet, c’était en Afrique du Nord le débarquement américain. Peut-être les délégués alliés à Alger eussent-ils été bien inspirés en informant, au préalable, un homme qui assumait sur place, en même temps que l’autorité, les responsabilités majeures. Ils ne crurent pas devoir le faire, pour des raisons qu’ils jugeaient bonnes, mais où l’on peut apercevoir encore les conséquences d’une défaite que le monde, avec eux, tenait alors pour un effondrement. Coupé de l’Est, coupé des côtes marocaines, car le central « Mogador » se tait, vous faites tête contre la confusion, parfois aussi contre les hommes, dépêchez en hâte, vers Rabat, I’un de vos officiers de liaison, prenez contact en Tunisie avec le général Barré qui vous est, vous le savez, tout dévoué. Les Allemands sont à Bizerte. Le 9 novembre, un de leurs aviateurs, un colonel, atterrit d’abord à Tunis, puis à Constantine. Il demande à poursuivre vers Alger, porteur pour vous, dit-il, d’un message de Kesselring. On peut vous joindre au téléphone. Vous répondez : « Donnez-lui le prétexte que vous voudrez, qu’on se bat dans le ciel d’Alger, n’importe quoi. Mais qu’il reparte vers Tunis. Immédiatement. Faute de quoi, arrêtez-le. » Et il repart, en effet, vers Tunis. Arrêtées, elles, dès le 10 novembre, les commissions d’armistice ennemies ; convaincus, les incertains ; entraînés, les hésitants : tout s’éclaire. L’armée française d’Afrique, aux côtés des forces françaises libres, aux côtés de nos alliés, rentre enfin dans la guerre contre l’ennemi, contre l’occupant. Vos prévisions, vos désirs sont d’accord : il s’agit, désormais, de faire front et d’en découdre.

J’aimerais, Monsieur, je devrais sans doute dire ce que fut la campagne tunisienne de l’hiver 42-43. Non seulement elle était prévue, mais préparée. Préparée, la manœuvre initiale qui, d’éparses qu’elles étaient, rameute nos troupes sur la Medjerda, sur cette route Tébessa-Constantine où l’on attendait la poussée ennemie. Préparés, les dépôts secrets, les approvisionnements de vivres, d’essence, de munitions qui vont vous permettre d’agir, et qui même, plus tard, quand votre action de retardement aura permis à nos alliés d’intervenir enfin en force, fourniront une aide opportune à des troupes venues de loin, séparées de leurs bases par l’étirement de leurs routes d’accès. Il y a là 60 000 Français, qui vont tenir bientôt sur un front de trois cents kilomètres, jusqu’aux avancées du Rhat. C’est vous qui les commandez, toujours présent là où il faut l’être, animant les courages, forçant, conquérant peu à peu la confiance et l’estime d’alliés jusqu’alors réticents. C’est comme une préfiguration, déjà, de ce que sera l’an suivant votre campagne d’Italie. Mais cet effort magnifique, mené dans des conditions précaires, extrêmement dures et difficiles, pour efficace et méritoire qu’il ait été demeure encore dans une relative et injuste obscurité.

À l’automne, en septembre 1943, le général de Gaulle, votre camarade de promotion à Saint-Cyr, vous appelle à la tête du Corps expéditionnaire français. Vous le mènerez en Italie.

Dans l’intervalle, vous avez travaillé. Les troupes que vous allez conduire sont maintenant bien armées, pourvues de l’équipement de nos alliés américains. La preuve de leur valeur, qu’elles viennent de faire en Tunisie, aura servi aussi à cela. Se sentir fort, en mesure de répondre à l’ennemi avec des armes qui valent enfin les siennes, c’est pour le moral du soldat une rescousse de merveilleuse vertu. Vous n’avez eu de cesse que vous ne l’ayez assurée aux vôtres. C’est fait. Et c’est votre première victoire.

Cette campagne d’Italie, je n’en retracerai pas les phases. Je ne pourrais le faire qu’en stratège de seconde main, en produisant ici des documents d’ailleurs pleins de suc, mais que je laisse à l’objectivité des historiens : de l’amphithéâtre où nous sommes, je ne ferai pas un amphi. Il est pourtant certaines choses, Monsieur, sur lesquelles vous avez été bref et qu’il convient de rappeler à cette place.

Débarqués en Sicile depuis juin 1943. à Salerne depuis le 9 septembre, les Anglo-Américains ont été arrêtés par les allemands de Kesselring sur les positions de la ligne Gustav. Positions fortes, appuyées sur deux mers au point le plus étroit de la péninsule, accrochées à des monts abrupts qui s’échelonnent en profondeur, pratiquement jusqu’à la plaine du Pô. Rome est à cent quatre-vingts kilomètres. Une seule voie de pénétration, l’étroite vallée du Liri qui remonte vers le Nord-Ouest et où, peut-être, on pourra déployer les unités blindées et leur donner du champ pour la manœuvre, quand on aura forcé la ligne et pris Cassino qui la barre. Mais Cassino résiste, le Mont Cassin tient à tous les assauts. L’obstination du commandement, le courage des hommes n’en peuvent mais. On piétine, on perd du monde, on s’épuise, pendant que les Allemands se gaussent et répandent sur la France occupée la spirituelle affiche que l’on sait, où l’on voit I’escargot allié se traîner lamentablement sur la botte mussolinienne.

C’est alors que vous intervenez. À vrai dire, vous l’aviez déjà fait. À la Costa San Pietro, à Monna-Casale, au Belvédère, partout où le Corps expéditionnaire français, le C. E. F., a été engagé dans un « créneau » qui lui fût propre, il a mordu, atteint ses objectifs, répondu, et au delà, à l’attente du commandement allié. On le sait, on l’a reconnu : le général Alexander, qui commande en chef en Italie, et le général Clark, qui commande la Ve armée américaine à laquelle vous êtes rattaché. Votre crédit près d’eux est grand, il n’a cessé de s’affermir ; et quand je parle de votre crédit, j’entends bien qu’il confond dans la même estime virile le stratège que vous êtes, dont les vues pleines d’un hardi bon sens se sont toujours révélées justes, et les troupes qu’il anime et conduit, le merveilleux outil de guerre dont le poids et le mordant ont surpris d’emblée les ennemis peut-être aussi, qui sait, les amis. Quoi qu’il en soit, on vous écoute.

Depuis longtemps, il vous est apparu que ces attaques sur des fronts étroits, cette stratégie « à portée de fusil » ne pourrait jamais aboutir qu’à des succès eux-mêmes restreints, dérisoires au regard des pertes, de la terrible usure qu’ils infligent aux assaillants. C’était en vérité comme si l’on eût offert aux Allemands des champs clos bien délimités, où il leur était loisible de faire à temps affluer leurs réserves et de combattre, au moins, à égalité des forces. Ce qu’il fallait, c’était concevoir une vraie manœuvre d’armée, éviter désormais les points de saturation, retourner à l’ennemi son coup de mai 1940, asséner le boutoir au plus dur, en pleine montagne, faire sauter roidement le verrou, « envahir » ensuite la montagne, la forteresse naturelle insuffisamment garnie par l’adversaire, et, gagnant celui-ci de vitesse, le contraindre à une retraite qui, pan par pan, de proche en proche, ferait craquer son front et livrerait la route de Rome.

Plan hardi, audacieux, mais tentant, parce qu’il associait à une meilleure économie des forces des perspectives illimitées. Néanmoins, il vous faut convaincre. Lorsque, de votre quartier général de Sessa-Aurunca, les généraux alliés observent ces montagnes abruptes, d’apparence presque inaccessible, le Feuci, le Majo, et par derrière le Petrella, le Fammera, ils doutent encore. L’amer souvenir de Cassino les trouble ; sans compter qu’il est difficile, même à la guerre, de renoncer à des plans personnels pour adopter les plans d’autrui. Mais des hommes comme Alexander, comme Clark, sont de taille à vous comprendre. Et surtout, vous êtes sûr de vous, sûr de vos Divisions que vous avez vues à l’œuvre, ces quatre Divisions que vous n’avez cessé de réclamer, qui sont venues, qui font maintenant de votre C. E. F. ce corps carré que vous estimiez nécessaire, et qui va vous permettre enfin, par le jeu des réserves échelonnées en profondeur, à la fois les relèves, les repos indispensables, et l’exploitation d’un succès que vous comptez bien forcer. Déjà, l’hiver passé, au Belvédère, n’aviez-vous pas rompu la ligne allemande ? Mais vous n’aviez alors que deux seules divisions qui s’étaient battues accolées. Derrière elles, rien. Cela ne se produira plus.

Vous parlez, vous exposez, avec la clarté convaincante qui procède des conceptions fortes – intelligence et bon sens réunis –, avec la chaleur persuasive des convictions illuminantes – raison et passion confondues. La montagne ? Vous avez la IVe Division marocaine de montagne, que commande le Savoyard Sevez. Vous avez les goumiers du Dauphinois Guillaume, que leur Atlas natal a familiarisés avec les crêtes et les escarpements. Et vous avez aussi les pattes de vos mulets. Vous « envahirez » la montagne.

Le 4 avril, vous adressez au général Clark un Mémoire sur les futures opérations du Corps expéditionnaire français dans les Monts Aurunci. Si l’on veut voir en clair comment la prescience d’un chef peut paraître forcer l’événement, je ne crois pas que nos annales militaires puissent jamais en offrir une plus saisissante occasion. Toute la future manœuvre est là, d’avance inscrite, en des pages où l’ampleur des vues s’allie à une prévision du détail qui ne laisse rien dans l’ombre, qui pare aux éventualités à mesure qu’elles se produiront, comme si vous les suscitiez. L’action de chaque corps est prévue, de chaque arme, les relèves sont prévues au cours même de la bataille, les pointes qui saisiront les voies de communication, les carrefours Deux de vos divisions, la rupture une fois obtenue, se «  cisailleront » en pleine action pour poursuivre chacune vers leurs objectifs respectifs. Vos seconds mêmes appréhendent le désordre, la confusion qui peut s’ensuivre. Mais vous tenez, vous maintenez. Et les deux Divisions, en effet, se cisailleront au cours de la bataille, sans désordre, sans confusion, exactement comme vous l’aviez prévu.

Pour peu que l’on songe, Monsieur, à la complexité des rouages d’une armée moderne, à la lourdeur et aux risques qu’entraîne l’appareil même de sa force, on ne peut que vous rendre hommage et reconnaître, après vos pairs, l’éminence du stratège que vous êtes.

Tant de science, tant de foi contagieuse emportent enfin l’adhésion : le « plan français », le plan Juin est adopté par le Commandement allié. Et c’est votre seconde victoire.

La troisième ? Elle est dans nos mémoires à tous : le Feuci, le Majo emportés de haute lutte, le Petrella, le Fammera escaladés par vos goumiers, le goulet d’Esperia forcé, la route Itri-Pico coupée, l’enroulement de sa droite obligeant désormais l’ennemi à céder pan par pan devant vous, à précipiter une retraite qui menace de tourner au désastre, le corps d’Anzio bientôt rejoint, la route de Rome demain ouverte, exactement comme vous l’aviez prévu.

Comme vous l’aviez prévu aussi, et même écrit, c’est le Corps expéditionnaire français « qui mène le train ». Il va le mener, désormais, jusqu’au Tibre, jusqu’à Rome où il est le 5 juin, jusqu’à Sienne, et jusqu’à l’Arno.

Le 22 juillet, il s’arrête. Déjà, et en Italie même, vous aviez pu constater à l’épreuve les servitudes des coalitions. Que l’on ait ainsi renoncé à exploiter en plein élan, à l’échelon d’une guerre mondiale, une victoire qui pouvait conduire, par les plaines lombardes et vénètes, jusqu’à Vienne, jusqu’à cette zone des empires centraux que le Premier Winston Churchill, avec sa rudesse savoureuse, appelait « le bas-ventre sensible de l’Allemagne », l’Histoire dira sans doute si ce fut en effet bien jugé. Mais il est vain de mettre en balance des événements qui ont été avec d’autres qui auraient pu être, même si, peut-être, ceux-ci nous auraient épargné un tel surcroît de ruines et de deuils. Il y avait eu Téhéran Cet appareil énorme des armées de guerre modernes, ces transports, cette aviation, ces approvisionnements colossaux, il faut les prévoir de si loin qu’une conversion en cours d’exécution, un renversement de vapeur s’avèrent pratiquement impossibles. Quoi qu’il en soit, on vous arrête. Vous êtes soldat : vous obéissez. Mais jusqu’au bout, jusqu’à Castelfiorentino, le C. E. F aura été présent.

À cette présence, que devons-nous ? D’abord son affirmation même, gage premier de sa continuité. Présence, le rôle que vous avez, depuis, assumé jusqu’à la victoire dans les conseils militaires des Alliés. Présence, l’armée française de votre camarade de Lattre, la mission de libération et les armes qu’on lui confie, maintenant que les Français ont prouvé qu’ils savaient s’en servir. Présence, nos soldats sur le Rhin, sur le Danube. Présence, votre actuel commandement et la confiance que le monde vous y fait. Et puis, Monsieur L’humiliation, les épreuves d’un peuple meurtri, cela compte peu au regard d’un certain réalisme politique. Depuis le vae victis fameux, les choses n’ont pas changé, nous le savons d’amère expérience. Au lendemain de la dernière guerre, après quelques semaines de séjour dans un pays neutre, je revenais en France par avion. Je venais de voir des villes riches, intactes, aux magasins regorgeants, aux hôtels feutrés de tapis, douillettement et presque trop chauffés, des foules prospères et gaies, aux visages pleins de santé, confortablement, normalement chaussées et vêtues. Je retrouvais une banlieue grelottante, les immeubles béants de la Courneuve et de la Chapelle, des foules aux visages tirés, amaigris, aux vêtements usés et misérables, des enfants oui, les enfants aussi, tant de petits visages trop pâles, aux yeux trop grands, qui n’avaient pas encore réappris la joie, la gaieté. Et si mon cœur, à cette vue, se serrait, à la pitié qui l’étreignait devant mon pays retrouvé, mon pauvre pays ravagé, se mêlait, véhément et profond, un silencieux élan d’amour.

Que les souffrances des peuples soient faites, pourtant, de souffrances d’hommes, j’en appellerai, Monsieur, à l’homme presque seul, en vérité abandonné, qu’un Douglas parti d’Alger amenait à Naples, le soir du 25 novembre 1943. Pour vous accueillir à l’atterrissage, personne. Avec vous, votre chef d’État-major, le général Carpentier, et quelques rares officiers. Il faut téléphoner à la mission française auprès de la Ve Armée américaine pour qu’une voiture enfin arrive. Vous l’attendez, dans l’avion même, transi et silencieux, sous la pluie qui tombe à torrents.

En juillet de l’année suivante, avant de quitter l’Italie, vous recevez deux lettres dont je veux lire seulement quelques mots.

L’une vous dit : « Mon Général, il m’est extrêmement difficile de trouver les paroles que je voudrais, afin d’exprimer mes sentiments de tristesse et de grande perte personnelle à la pensée du départ du Corps expéditionnaire français et de son très grand chef Pendant de longs mois, j’ai eu le réel privilège d’être moi-même témoin des preuves les plus éclatantes que les soldats français, héritiers des plus belles traditions de l’armée française, nous ont apportées Ils ont toujours accompli tout ce qui était possible, et parfois même l’impossible. » Cette lettre est du général Clark, commandant la Ve Armée américaine.

L’autre lettre vous dit : « Au moment où le Corps français de Libération quitte mon commandement, je vous dis au revoir, en vous exprimant ma reconnaissance et ma peine À la bravoure de vos officiers et soldats, j’apporte ma plus chaude admiration et ma profonde reconnaissance La France peut, à juste titre, être fière de la bravoure de ses enfants du Corps expéditionnaire français. » Cette lettre est du général Alexander, commandant en chef en Italie.

Le 21 juillet, quand vous prenez congé de lui, il vous invite à monter dans sa jeep avec le général Carpentier. Conduisant lui-même la voiture, il vous reconduit à l’avion. Et, tandis que l’appareil roule sur la piste d’envol, il vous salue, au garde-à-vous, immobile et très droit, jusqu’à l’instant où vous le perdez de vue.

Voilà pourquoi, Monsieur, nous vous recevons aujourd’hui.

Ce n’est pas oublier les très éminents services que vous avez rendus depuis à la collectivité nationale. Mais celui-là, en un temps d’opprobre injuste, nous a tous, avec vous, redressés.

L’homme que vous êtes, nous en sommes sûrs, se sera réjoui dans son cœur de voir associer ses soldats à un hommage ainsi rendu. Il ne comprendrait pas que nous ne le fassions aussi. Ce Corps expéditionnaire, venu d’Afrique à votre suite, ces admirables troupes auxquelles on pouvait tout demander, même l’impossible, elles n’étaient pas des troupes de mercenaires ou de partisans, mais en vérité la France même : ancienne armée d’Afrique, loyale et disciplinée, réservistes de l’Afrique du Nord remobilisés dès novembre, Français des forces françaises libres que Bir-Hakeim, le Fezzan et Koufra, sous Kœnig et sous Leclerc, venaient déjà d’auréoler de gloire, et tous ces Français de France qu’on appela « les évadés d’Espagne », plus nombreux et de loin qu’on ne le croit aujourd’hui encore, puisque vingt mille au moins réussirent à toucher l’Afrique, quand plus du double sont demeurés en route, morts de froid, ou sous les balles, ou captifs dans les prisons d’Espagne.

À tous ceux-là, de toutes les classes sociales et de toutes les appartenances, il avait été aussi facile de reconnaître leur devoir que de le suivre. La foi qui nous soutenait sous l’occupation ennemie était une foi élémentaire, absolue, qui presque se confondait avec notre instinct vital. Mais dans la nuit où nous étions maintenus, il arrivait que cette foi tâtonnât. Les lueurs mêmes qui perçaient nos ténèbres n’étaient pas toujours franches et pures. Nous sentions peser sur l’avenir nous ne savions quelles troubles hypothèques, qui pesaient sur notre espoir même. Avec l’armée française d’Italie, c’était fini : une même âme, pour un seul but. Quand une convocation, venue d’Alger, réclame l’un de vos officiers pour lui demander compte de ses opinions d’hier, c’est tout le Corps expéditionnaire qui répond par l’un des siens : « Sans objet. L’intéressé est mort à l’ennemi. » Chef de ce corps vraiment national, de ces soldats ralliés et confondus en lui, vous êtes aussi l’un d’eux, de toutes vos forces, par la connaissance et l’amour, par une « camaraderie totale en effet, plus sainte que bien des amitiés ». Quand, à la veille de la bataille de mai, vous assignez à chacun de vos divisionnaires sa mission propre dans le dispositif d’ensemble, c’est encore le stratège qui décide, mais à « l’art militaire » s’unit alors une « connaissance des hommes » qui nous conduit vers le soldat. Au général Dody, calme, précis et tenace, la rupture ; au général Brosset, à ses vétérans de Libye la manœuvre en liaison avec l’Armée anglaise dont ils ont partagé les batailles ; aux généraux Sevez et Guillaume, la montagne ; au général de Monsabert, intrépide et mordant, l’exploitation de la percée.

Mais quand on se bat, vous êtes là, au contact. Tous les soldats d’Italie s’en souviennent: votre béret, votre stick, votre cigarette, votre intrépidité tranquille, ce n’est pas une silhouette qu’il vous a plu de dessiner, c’est vous-même, naturel et vrai comme toujours, tel que vous a déjà saisi une légende qui vous ressemble. Comment l’ancien combattant, l’officier de troupe de 14, aurait-il oublié les réalités du combat ? J’ai parlé tout à l’heure un langage qui m’a semblé bien froid, à l’image d’une technique d’apparence inhumaine et glacée. Mais rien ne saurait faire que la guerre, à un moment donné et toujours, en engageant des hommes vivants ne se ramène à leur mesure. Vous saviez ce que peut, au combat, un homme plus brave, un inconnu de sang plus généreux, qui s’élance sous les balles ou tient sur place jusqu’au dernier assaut. Je sais encore le nom de l’homme qui se trouvait au point X, aux Eparges, après deux mois d’une furieuse bataille dont dix mille tués de part et d’autre disent assez l’acharnement. Dans la boue, parmi les cadavres, il a tenu contre la dernière contre-attaque, trouvé la force de lancer les dernières grenades qu’il fallait pour que nos milliers de morts n’eussent pas donné leur vie en vain. Des noms aussi sont dans votre mémoire, dont chacun évoque un homme de chair, avec sa voix, son regard, sa présence. Arrivant au Maroc comme Résident général, vous remarquez, au premier rang des vieux soldats qu’on vous présente, un médaillé militaire grisonnant. Vous allez à lui, l’embrassez. Et lui de dire : « C’est moi qui devrais t’embrasser, puisque tu m’as sauvé la vie. » Vous veniez, au premier regard, de reconnaître un de vos tirailleurs de que vous aviez, grièvement blessé, fraternellement ramené dans nos lignes.

Le 12 mai 1941, quand la poussée frontale s’avère dure, dès midi, « vous y allez voir ». Vous observez, vous interrogez, vous sentez que ce raidissement même prouve que l’ennemi n’a rien derrière. Et le lendemain, vous passez. Mais quand, à Cassino, on vous convie à sacrifier vos hommes pour un assaut que l’on pense décisif et que vous prévoyez décevant, vous déclinez cet inutile honneur. Car le soldat que vous avez été, que vous êtes toujours resté, ne saurait oublier ces paroles qui sont les siennes et qui l’honorent, Monsieur, grandement : « On n’envoie pas les cœurs à l’atelier, pour révision, comme l’armement. »

Vous voici désormais des nôtres. À votre béret d’Italie, à votre képi de maréchal, il vous a plu d’adjoindre notre bicorne pacifique. Il semble qu’il vous coiffe bien aussi. Vous succédez ici à un homme profondément sensible et bon, qui retrouvait, à nos séances où il se montrait assidu, la sympathie et l’amitié qu’appelaient son œuvre et sa personne. Vous avez salué en lui, tout à l’heure, « un maître à sentir et à décrire ». Et il est bien vrai que les fées – car il croyait aux fées, n’eût-ce été que par gratitude –, avaient placé dans son berceau les plus beaux dons de l’écrivain et de l’artiste. Vous avez loué, comme il convenait, une œuvre abondante et diverse, tour à tour attirée par les aspects d’un monde que certains disent maintenant petit, mais dont les prestiges renouvelés ne sont pas à la veille d’épuiser leur toujours jeune et vierge richesse, par les particularités des clans humains, des races et des religions ; une œuvre dont la variété même, et la souplesse, donneraient de prime abord à croire qu’elle n’a connu pour loi que le caprice de deux poètes, leur fantaisie vive et légère, le gré d’une curiosité toujours libre, toujours en quête, toujours émerveillée. Mais de l’Iran aux souks de Fès, des Karpathes aux kasbas de l’Atlas, comme du Coran à la Thora, un même souci de l’homme universel, la rigueur admirable d’un langage qui se contente d’être pur et fort, donnent à cette œuvre fraternelle la cohérence et l’harmonie. Elle est une. Elle est classique. On reconnaît déjà en elle les signes des témoignages qui survivront à la circonstance, et qui, le témoin disparu, continueront de témoigner pour l’homme.

Je sais, pour le lui avoir entendu dire, que notre confrère l’espérait. Il souriait et disait : « Peut-être », car sa modestie était grande. Mais cet espoir de se survivre, sans doute a-t-il soutenu chaque instant d’un labeur où il s’est donné tout entier. Sans doute est-ce lui qui hausse et qui exalte l’œuvre vers ce degré de connaissance qui intéresse aussi l’avenir.

Mais pour nous, qui l’avons connu, comment séparer d’elle l’homme vivant, le confrère et l’ami ? Quelle chaleur d’âme, quelle distinction naturelle et charmante, et, jusqu’au dernier jour, malgré les rides et les épreuves, quelle émouvante et comme miraculeuse jeunesse ! C’est la dernière image que nous garderons de lui. Il nous a quittés bien vite. Nous avions craint pour la santé de son aîné. Nous l’avions vu, ici, cacher derrière son sourire une alarme profonde et tendre. C’était vraiment une moitié de lui-même qui souffrait avec Jérôme. Et, comme si la lutte fraternelle qu’il menait pour une vie si chère avait usé insidieusement son cœur, trop ardent et trop généreux, c’est lui qui le premier s’en est allé vers le repos, lui que nous attendions, comme d’habitude, le jour où nous avons appris qu’il ne reviendrait jamais plus.

On vous sait gré ici, Monsieur, d’avoir uni dans votre hommage Jérôme et Jean, les frères « Tharaud ». L’Académie française avait eu à cœur de le faire, appelant à elle, en leurs deux personnes, un écrivain pour un même honneur. S’il est, comme on vous l’a dit, quelque mystère en certains de ses choix, voici peut-être la clé de l’un d’eux : mettre d’accord ce qui lui semble juste avec ce qui lui fait plaisir. L’amitié ne sent pas autrement.

Cet homme bon, ce « maître à sentir » était aussi un maître à comprendre, à faire comprendre et à juger droit. Il eût aimé que lui succédât le soldat qui fit tomber Sienne par l’habileté de la manœuvre, sans qu’un obus français l’eût meurtrie. Mais ce témoin courageux et honnête, assez jaloux de sa liberté et soucieux de sa mission pour avoir toujours osé dire ce qu’il estimait être vrai, ce patriote qu’avait déchiré l’humiliation de son pays, eût salué avec nous le maréchal de France qui nous a rendu la fierté.