Centenaire de l’École française d’Athènes

Le 10 septembre 1947

Jacques de LACRETELLE

DISCOURS PRONONCÉS PAR

M. Jacques de LACRETELLE
délégué de l’Académie française

AUX CÉRÉMONIES DU CENTENAIRE
DE L’ÉCOLE FRANÇAISE D’ATHÈNES

(10-18 septembre 1947)

Discours prononcé à l’École française d’Athènes

 

MESSIEURS,

C’est un honneur périlleux pour un profane que de louer l’archéologie devant ceux qui la font.

Il voit votre butin, il l’admire, mais il ignore tout de votre discipline, de vos méthodes d’investigation et de votre technique.

Cependant, soyez-en sûrs, il pressent, il envie vos heures de dévotion et vos moments d’enthousiasme. Et il s’émerveille de rencontrer à notre époque, dans une vocation aussi passionnée, un désintéressement aussi complet.

Ce désintéressement qui est la règle de votre profession comporte même une loi singulière. Comme vous vous tenez pour obligés de vous effacer derrière vos découvertes, plus ces découvertes sont importantes, plus elles vous rejettent dans l’ombre. Le public se souvient des noms fameux que l’archéologie a ressuscités, et il oublie souvent celui des pionniers qui ont mené à bien cette grande tâche et à qui l’on doit tout.

On pourrait dire, en somme, que vous avancez dans l’histoire de l’art comme des guides, dans la caverne qu’on explore. Pour mieux éclairer la paroi, ils tiennent exprès la torche au-dessus de leur tête.

Et alors, Messieurs, quand l’archéologie a, sans ménager ses efforts, creusé, mis au jour, mesuré, identifié, reconstitué, une nouvelle disgrâce fond sur elle : la littérature intervient. Elle s’installe sur votre territoire, s’empare de vos trouvailles, les décore de légendes où l’érudition n’a qu’une faible part, et, au rebours de votre modestie, elle les interprète suivant des thèmes d’art personnels.

Franchement, Messieurs, vous seriez en droit de considérer avec un peu d’impatience ces enchanteurs indiscrets qui s’en vont s’asseoir périodiquement sur les pierres où vous avez usé votre peine et y polissent de belles phrases.

Et je vous trouve bien bons d’avoir convié l’Académie Française, en la personne d’un de ces croque-marbre, à célébrer, dans le sanctuaire même de vos études, la fondation de l’École Française d’Athènes.

Pourtant, je crois que l’Académie devait être présente ici, car il s’agit d’Athènes, il s’agit de la Grèce, et il était nécessaire qu’elle vint attester tout ce que notre langue, notre mode de penser, nos lettres, doivent au génie de la Grèce, exhumé et conservé par la science des archéologues.

Il est une théorie qui m’a toujours séduit. C’est celle des correspondances entre nos sensations, telle que Baudelaire l’a esquissée dans un sonnet célèbre. Vous vous rappelez cette strophe :

La nature est un temple où de vivants piliers
Laissent parfois sortir de confuses paroles ;
L’homme y passe à travers des forêts de symboles
Qui l’observent avec des regards familiers.

Ainsi chaque heure de notre vie, si nous savons écouter, nous apporte ces appels et ces échos multiples. Appliqué à la création artistique, rien n’est plus vrai. Tout résonne autour de nous. L’artiste, quel que soit l’instrument qu’il ait choisi, est inspiré, fécondé, par toute chose belle, par toute note qui le frappe. Il s’en empare et s’en sert inconsciemment dans le domaine qui est le sien.

Déjà un autre poète, Keats, qui a pu contempler peu avant de mourir les marbres rapportés par Lord Elgin, avait proclamé :

A thing of beauty is a joy for ever.

Mais je dirais que c’est plus qu’une joie éternelle pour les yeux. C’est un foyer créateur qui ne s’éteint pas, c’est une force de transposition qui survit à travers les siècles. Eh bien ! quel endroit au monde offre à notre esprit, comme la Grèce, cette forêt de symboles ? Où, sinon sur l’Acropole, à Sunion, à Egine, ces vivants piliers qui parlent à la fois à nos sens et à notre raison ?

Quant à la force de transposition, je l’ai sentie à chaque pas, et comme nulle part ailleurs, en visitant la Grèce. Vos sites, vos monuments, vos statues, nous émeuvent au sens propre. Ils travaillent harmonieusement en nous. Ils nous dictent des méthodes sûres.

Pourquoi ? N’y a-t-il pas d’autres choses belles, éparses dans le monde, et qui sont très éloignées de l’art grec ?

Oui, mais je crois que l’antiquité grecque nous donne mieux que le produit d’aucune autre civilisation une idée juste de l’homme. Partie de l’idéal, elle a rencontré la réalité individuelle. C’est elle aussi qui résume avec le plus de clarté les grands dons de l’artiste : imagination, sens de la composition et de la mesure, discipline spontanée, vœu de perfection fondé sur la sincérité.

Enfin, par la rapidité de son achèvement, l’histoire de l’art grec offre à tous ceux qui créent, et cela, je le répète, dans n’importe quel domaine, comme un raccourci de leur destinée… D’abord la période des tâtonnements, puis celle des révélations et de la maturité des connaissances.

Est-il d’autres civilisations qui nous mettent ainsi sous les yeux ce plan fulgurant et nous donnent en même temps cette compréhension intime de nous-mêmes ? J’en demande pardon, Messieurs, à vos confrères qui ont exploré l’Égypte et l’Extrême‑Orient, à ceux qui se sont penchés sur notre Moyen Age. Mais je ne le crois pas. C’est ici l’endroit où est née et ou demeure la beauté pure, c’est-à-dire, comme l’a écrit Renan, « un type de beauté éternelle sans nulle tache locale ou nationale. » Il veut dire par là portant la marque de l’universalité, et dépouillée de tout ce qui est accidentel ou éphémère.

Mais la Grèce contemporaine n’est pas seulement la dépositaire de cette beauté insigne. Elle en est la digne héritière, car elle la comprend, elle l’honore, elle en a le culte. Cette terre, où le miracle est apparu, palpite encore d’enthousiasme. Elle puise là, quand il le faut, des leçons de courage que le monde moderne n’est pas près d’oublier. D’ailleurs l’art grec, gracieux ou sublime, fut toujours le compagnon de l’héroïsme.

Je ne crois pas me tromper, non plus en disant que l’École française d’Athènes a toujours trouvé auprès des archéologues grecs, et même de la population hellénique, l’appui le plus précieux. Je l’ai bien vu lorsque, il y a quelques années, j’ai visité Delos, cette île qui, avec Delphes, est un peu le fief de notre École. On hésitait à m’y conduire de Mykonos, car la mer était grosse. Mais on me prit pour un savant de la rue Didot. Aussitôt l’embarcation fut vite trouvée, et cette usurpation, qui aurait pu être funeste pour l’archéologie, si on m’avait mis la pioche en main, me valut toutes sortes de facilités et de prévenances.

Que de marques semblables j’ai recueillies au cours de mes voyages en Grèce ! Quels liens j’y ai noués ! Quelles impressions d’une gravité exquise en remettant simplement mes pas dans les pas que mes amis athéniens m’avaient fait faire !

Pourquoi cet accord ? D’où vient cette constance des sentiments ? Vous vous rappelez sans doute comment Montaigne, dans une page célèbre, tente d’analyser, à propos de son compagnon La Boétie le sentiment de l’amitié. Sur quoi était fondée cette amitié ? se demande-t-il. Comment s’était-elle établie et obtenait-elle tant du cœur et de l’esprit. Et il conclut par cette phrase toute simple : « Si l’on me pressait de répondre, je dirais « parce que c’était lui, parce que c’était moi. »

Ne cherchons pas davantage. Dans cette École où, depuis cent ans, nos deux peuples travaillent ensemble, l’un ouvrant ses trésors, l’autre donnant sa peine, il me semble que c’est l’explication la plus claire de nos affinités compréhensives. Et elle vaudra toujours.

 

 

Discours prononcé au théâtre d’Épidaure

 

MESSIEURS,

Prendre la parole au théâtre d’Epidaure, commenter la tragédie grecque dans le plus beau décor que l’on ait jamais édifié pour elle, est un acte d’audace qui doit faire sourire là-haut les dieux.

Mon excuse est que j’introduis auprès de vous une troupe dont la foi et l’enthousiasme vous montreront dans un instant, mieux que mon discours, en quel honneur est tenue, parmi notre jeunesse, l’œuvre de vos grands tragiques.

En fait, on voit cette œuvre à l’origine de tout notre théâtre, dès que celui-ci s’affirme, se donne des lois et cherche la grandeur.

C’est ce que Racine voulait dire lorsqu’il déclarait dans la préface de son Iphigénie : « J’ai reconnu avec plaisir, par l’effet qu’a produit sur notre théâtre tout ce que j’ai imité ou d’Homère ou d’Euripide, que le bon sens et la raison étaient les mêmes dans tous les siècles. Le goût de Paris s’est trouvé conforme au goût d’Athènes. Mes spectateurs ont été émus des mêmes choses qui ont mis autrefois en larmes le plus savant peuple de la Grèce. »

Pourquoi ? D’où vient cette force que les siècles n’ont pas entamée ? Là, il faut chercher une réponse, je crois, dans l’ensemble du génie grec. Il faut considérer l’évolution éclatante qu’il a imprimée à la statuaire, à l’architecture surtout. Alors on comprend mieux la place énorme, définitive, prise par sa tragédie.

Eschyle, c’est la colonne dorique, faite de blocs sans ornements, posée presque à même le sol. Elle s’élève, dirait-on, sans bien connaître sa puissance, et parfois on croirait que le haut du temple l’écrase.

L’art d’Eschyle a quelque chose de primitif, de brut, de soumis à la fatalité. Malgré sa religion, il est moins près des dieux que de leurs ancêtres, c’est-à-dire des éléments et de ce qui forme le cosmos. Ses personnages, quand ils s’affrontent ou que le chœur les désigne, font penser à ces rocs colossaux aux faces tourmentées, où l’on reconnaît comme une âme prisonnière.

C’est l’œil du visionnaire, c’est la voix du prophète, qui créent dans ses tragédies l’action et le drame. Il montre toujours des forces immobiles qui s’interpellent ou se racontent, et que la fatalité oppose l’une à l’autre.

Au dorique succède l’ionique. La colonne acquiert de la sveltesse. Elle vaut par elle-même, par son trait, par une sorte d’indépendance que ne possédait pas la première. Cette colonne, c’est l’art de Sophocle.

La tragédie de Sophocle est mieux pourvue, mieux agencée que celle d’Eschyle. Dans la technique, elle crée un dialogue plus étoffé, elle apporte un sens de la composition qui est neuf. Dans la morale, elle tient compte de l’homme et, chez l’homme, du caractère.

Eschyle nous faisait trembler en nous montrant ce qui est au-dessus de nos têtes. Sophocle nous émeut en nous mettant en face de notre conscience.

Le corinthien surajoute quelque chose à l’ionique. On dirait que ce chapiteau qui s’allonge, qui se décore d’ornements et nous tente comme une corbeille, apporte une intention féminine dans l’architecture grecque, jusque-là si stricte et si sobre. Maintenant une beauté que nous sentons à fleur de peau, une expression non dénuée de vigueur, mais capricieuse, changeante, courent sur tout l’édifice et en modifient l’aspect.

Et c’est par un cheminement analogue qu’Euripide, le dernier des trois grands tragiques, ajoute le réalisme des passions au pressentiment de la fatalité et à la pénétration de la conscience humaine, apanage de ses devanciers.

« Les styles dorique, ionique, corinthien forment une échelle qui va de la gravité à la délicatesse », a pu écrire Vitruve.

Entendez délicatesse dans le sens où nous disons le doux Racine, c’est-à-dire la peinture des sentiments pathétiques, et vous reconnaîtrez dans une parallèle éblouissante la voie suivie par la tragédie grecque.

En un siècle à peine elle a tout inventé. Elle a jeté sur la scène les ressorts de tous les conflits, les couleurs de tous les drames.

L’actualité du théâtre grec !... Mais elle frappe notre esprit à chaque réplique. Ce Prométhée enchaîné, qu’est-ce donc, sinon le surhomme de notre temps, frappé dans ses œuvres, foudroyé par l’excès de sa science ? Que d’êtres humains pourraient crier aujourd’hui les paroles d’Antigone à Créon sur les lois non écrites ! Et cette Jocaste enfin, ne sort-elle pas de notre dernier laboratoire, elle qui dit à son fils Œdipe : « Bien des mortels, avant toi, ont partagé en songe le lit de leur mère. »

Mais l’actualité la plus proche de nous est peut-être celle des Perses. Dites si, pendant les années qui viennent de s’écouler; vous n’avez pas rêvé, imaginé, joué en vous-mêmes la tragédie d’Eschyle ? Vous attendiez les yeux grands ouverts dans la nuit, vous vouliez voir ce que le poète avait vu.

O Grecs, aujourd’hui vous triomphez deux fois : et par la grandeur de votre poésie et par l’héroïsme de votre Histoire.