Réponse au discours de réception du maréchal Franchet d’Espèrey

Le 20 juin 1935

Abel BONNARD

Réponse de M. Abel Bonnard
au discours de M. le maréchal Franchet d'Espèrey

DISCOURS PRONONCÉ DANS LA SÉANCE PUBLIQUE
le jeudi 20 juin 1935

PARIS PALAIS DE L'INSTITUT

 

Monsieur,

Le plus souvent, ceux que notre compagnie accueille en des solennités comme celle-ci, poètes, écrivains, hommes de pensée, lui apportent le reflet d’une gloire aussi sereine que la clarté des étoiles. Celle qui brille sur vous, au contraire, c’est la gloire solaire de l’homme d’action, d’autant plus qu’il s’agit ici de cette action à la fois massive et épurée qui est celle de l’homme de guerre. Nulle part vous ne pouvez être mieux à votre place que dans ce lieu consacré aux lettres françaises, car vous y représentez d’une façon éminente ceux qui ont le plus contribué à sauver l’ordre où elles peuvent fleurir. On reconnaît infailliblement les penseurs de contrebande à ce qu’ils n’apprécient de posséder ; la force de notre esprit consiste au contraire à comprendre pleinement la valeur de ce que nous ne sommes point, et l’importance de toutes les fonctions par où une société noble peut se maintenir ; si les derniers rangs de la troupe intellectuelle sont pleins de gens qui dénigrent le soldat parce qu’ils le jalousent, ses premiers rangs, au contraire, sont peuplés de penseurs et de poètes qui l’honorent, parce qu’ils ont compris que son existence est nécessaire et que sa fonction est très belle. À l’encontre de ce que voudrait faire croire une rhétorique sans vérité, le soldat n’est pas l’homme par qui existe la guerre, il est celui par qui la paix peut exister ; il n’est pas l’adversaire de l’activité spirituelle, il en est le protecteur. Alors que toutes les sociétés qui se développent risquent, en recherchant les qualités qui font l’ornement de la personne humaine, d’oublier celles qui en font la solidité, le soldat nous représente, parmi les mérites exquis qu’il est précieux d’acquérir, les vertus premières qu’il ne faut jamais perdre. Il nous rappelle que nous vivons dans un monde dramatique où toute vie sans armes est condamnée à périr. Entrez donc ici, Monsieur, brillant de cette gloire indéniable qui éclate déjà sur les deux guerriers pacifiques que vous trouvez parmi nous. Entrez dans cette compagnie dont la renommée n’est restée grande que parce qu’elle a pour fonction de refaire en elle l’homme tout entier, en réunissant des mérites qui doivent se compléter et qui savent se comprendre. Vous êtes passionnément un soldat ; vous n’avez jamais cherché qu’à exercer dans sa plénitude la profession que vous vous étiez choisie ; dès avant la guerre, vous aviez fait la plus brillante carrière, mais vous n’aviez pas vécu pour votre carrière, vous aviez vécu pour votre métier. En vérité ce mérite est rare. Il est très peu d’hommes, en quelque ordre que ce soit, qui exercent essentiellement l’activité qui semble les définir. Il ne manque pas de poètes pour ajuster les mots avec quelque grâce et assortir parfois des rimes heureuses : mais combien en est-il pour vivre intimement dans ces ardeurs suaves où l’âme meurt et renaît sans cesse, comme le phénix sur son bûcher parfumé ? Il ne manque pas d’artistes qui le sont sans conteste par quelques qualités placées au bord de leur nature et que peut gérer fort bourgeoisement un homme pratique placé au milieu ; mais combien en est-il pour vivre en tout temps dans cette réalité transfigurée, dans ce monde de magnificence dont le vieux Rembrandt, même accablé de malheurs, ne pouvait pas s’échapper ? Il ne manque pas de prêtres pour rester fidèles à leurs vœux et pratiquer les vertus de leur état, mais combien en est-il pour sentir que leur âme est au bout d’un rayon de Dieu ? Il ne manque pas, certes, d’officiers ponctuels, disciplinés, courageux, mais combien en est-il pour ne tendre qu’à l’épreuve terrible où tout ce qu’ils valent se vérifiera ? On pourrait en dire autant des savants ou des médecins ; toutes les professions supérieures, pratiquées par un grand nombre d’âmes honnêtes, ne sont vraiment maintenues et continuées que par un petit nombre d’âmes intenses. Vous avez été un de ces soldats en qui brûle le feu sacré. Avant de considérer le déroulement de votre vie militaire, comme je vous le dois et comme je tiens à m’en procurer le plaisir, si je voulais donner par un seul trait l’idée de ce que vous êtes, je choisirais une anecdote qui se trouve dans les Mémoires du Maréchal Joffre. Il raconte que lorsqu’il eut arrêté dans son esprit, à la fin du mois d’août 1914, de vous mettre à la tête de la cinquième armée, vous ayant donné rendez-vous, vous rencontra le trois septembre, à un croisement de routes, près d’une petite ferme. Ces détails ne sont pas indifférents, permettez-moi de les recueillir : ces routes, cette ferme et quelques peupliers, je pense qui faisaient dans l’air chaud leur bruit de ruisseau, c’était la bonne France de la paix, soudain saisie par la guerre. Le général en chef vous demanda si vous vous sentiez capable de commander une armée : vous lui répondîtes aussitôt : tout comme un autre. Cette réponse plaira d’abord par sa décision et par sa rondeur ; mais pour l’apprécier justement, il faut se remettre dans les circonstances où elle fut dite. L’armée française reculait sur toute la ligne. Le nombre des troupes de l’adversaire, son admirable organisation, la supériorité de ses engins, lui composaient une puissance presque monstrueuse qui, malgré les avantages locaux obtenus par nous, n’avait pas encore été entamée ; les villes bleuâtres du Nord flottaient comme des escadres dans les horizons de l’été, mais, chaque soir, nous en avions perdu quelques-unes ; les meules s’élevaient dans les champs comme des édifices rustiques, mais chaque soir, nous possédions moins de moissons ; les vignes les plus fameuses du monde cessaient d’être une enseigne de gaieté pour tous les hommes en passant au pouvoir l’ennemi : comme on voit l’ombre gagner sur le visage d’un astre, les nations attentives voyaient le progrès de l’invasion éclipser de plus en plus l’éclat de la France : tout se décidait sans que rien nous eût encore souri. C’est dans ces circonstances grandioses et formidables que vous ayez impétueusement désiré que le poids déjà lourd qui pesait sur vous fût grandement augmenté. Voilà le trait splendide par où les vrais chefs se distinguent absolument, de tous ceux qui ne le sont que pour les moments ordinaires ; ce qui les attire est ce qui effraye tous les autres : ils ont le désir, le besoin, la passion d’être responsables ; dès que l’occasion leur en est offerte, ils mettent sur leur tête cette couronne de fer de la responsabilité, sans même songer à se demander si le Destin y ajoutera jamais là couronne d’or de la gloire.

Quand je considère votre carrière, si variée de couleurs qu’on se plaît à la regarder, un trait me séduit d’abord, c’est que tous avez couru le monde. À peine sorti de Saint-Cyr, vous servez en Tunisie, vous êtes officier d’ordonnance du général Chanzy ; on vous trouve au Tonkin, en Chine ; au Maroc. Moi-même, j’ai voyagé dans tous ces pays, mais alors que j’y passais en poète, enivré des innombrables beautés du monde et pareil à un homme lâché dans le plus riche harem, vous, Monsieur, vous y avez vécu en homme d’action : Dans une nuit molle de parfums, vous avanciez sous les branches ; au bord d’un grand fleuve où s’écaillait la clarté, de la lune, mais soudain la fusillade des Pavillons noirs déchirait cette ombre. Vous séjourniez au bord de te désert africain où les couleurs, qui se brouillent et se ternissent ailleurs parmi les objets, se promènent le soir sur le sable en ayant pour traîne l’éclatante ingénuité du ton pur ; mais vous n’y viviez pas en contemplateur. Vous étiez, en 1900, dans cette ville de Pékin qui est un des lieux augustes du monde et celui où se manifeste solennellement une grande, civilisation qui ne doit rien à la nôtre Mais vous y remplissiez les fonctions de major de la place, et c’était à vous à maintenir l’ordre parmi tes populations sourdement mêlées, auxquelles s’ajoutaient alors des soldats de toutes les nations de l’Europe. Cependant votre goût de l’action ne vous avait pas empêché d’être élève à l’école de guerre, ni de commander en second l’école de Saint-Cyr, ni de faire en France de nombreux stages dans les États-majors, ni d’y commander des troupes : il ne vous a même pas manqué d’être officier d’ordonnance d’un ministre, car vous avez occupé, ce poste auprès de M. de Freycinet. Quand la guerre a éclaté, elle vous a trouvé, à Lille, où vous commandiez le premier corps d’armée, mais elle ne vous y a pas surpris, car, toute votre vie, remplissant successivement toutes les fonctions où un officier peut s’instruire ou s’exercer, vous vous étiez préparé à ce jour. Se préparer, quelle application sans relâche, quelle vigilance de l’esprit, quelle tension austère et secrète cela demande ! Il est si facile à tous les hommes, et à ceux-là mêmes qui sont placés dans un grand poste, de se dispenser de leur devoir essentiel par la pratique routinière de quelques petites vertus, et d’arriver ainsi avec des apparences irréprochables aux événements qui risquent de broyer ceux qui ne les auront pas prévus !

Je rappelais tout à l’heure avec quel élan, au commencement de la guerre, vous vous étiez porté au centre de la tragédie. Elle vous étreignit aussitôt. Le général Joffre, penché sur ses cartes, attentif et imperturbable, guettait le moment de reprendre l’offensive : Il crut que cet instant était venu ; mais il fallait d’abord savoir si votre armée éprouvée par une longue retraite était capable de, faire demi-tour en rase campagne et de changer d’âme, pour ainsi dire, en une minute et sur un ordre : plusieurs conseillers du général en chef lui disaient que c’était trop demander à des hommes ; il vous envoya un télégramme où il vous posait la question ; il nous dit en propres termes que sa décision dépendait essentiellement de votre réponse, et qu’il l’attendait anxieusement. En vérité, je ne connais pas de circonstances plus vertigineuses. Si l’on se représente toutes les suites de votre réponse, si l’on considère quelle infinité d’événements y était suspendue, je ne crois pas qu’on puisse trouver dans l’histoire de conjoncture plus solennelle. Que risquiez-vous donc alors, Monsieur, à exagérer la prudence ? Combien de raisons n’aviez-vous pas de représenter la fatigue ou même le découragement de vos soldats ? Mais vous avez osé, les connaître mieux en les devinant : au lieu d’être le chef des corps épuisés, vous avez été celui des âmes indomptables ; vous avez répondu qu’à partir du 6 septembre, votre armée pourrait attaquer et c’est quand le Destin vous eut entendu, que son visage fermé commença d’avoir pour nous un imperceptible sourire. Pour montrer ce que valait votre réponse, il n’est que de citer les paroles du Commandant en chef. Il dit des deux notes qu’il reçut de vous : « Ces deux réponses si complètes me comblèrent de joie. Elles font le plus grand honneur à leur auteur... Avec une audace intelligente qui ne se trouve que dans l’âme des vrais chefs de guerre, comprenant admirablement la situation, Franchet d’Espèrey, dans la journée du 4 Septembre 1914, mérite d’être souligné devant l’histoire. C’est lui qui a rendu possible la bataille de la Marne ». Qu’ajouter à de pareilles louanges, venant d’une telle bouche ? Elles nous montrent que la victoire est sortie d’un effort où l’intelligence n’a pas eu moins de part que la volonté. Devant un résultat aussi concerté, parler de miracle, c’est offenser également la force d’esprit des chefs et la force d’âme des soldats. L’effet le plus funeste du sot abus de ce mot, c’est qu’à force d’admirer des miracles dans le passé, on s’habitue à en attendre dans l’avenir.

Dans la reconquête du sol français, c’est vous, Monsieur, qui avez eu la gloire de reprendre Reims, c’est vous qui avez délivré cette cathédrale aussi sublime dans l’art qu’elle est auguste dans l’histoire, qui semble nous arriver, passé avec des Saints et des Rois pour passagers, et des Anges comme équipage. Qu’elle était pathétique, alors, pour ceux qui eurent l’occasion de la voir souvent, dans les divers aspects qu’elle revêtait selon les heures, tant t trop blanche et comme écorchée, sous la surface calcinée que lui avait laissée l’incendie, tantôt cicatrisée et presque guérie par le soir, avec ce visage qui, même offensé, ne savait jamais que sourire !

Cependant, Monsieur, il vous était réservé de finir la guerre par une gloire au moins égale à celle que vous aviez acquise au commencement, Pour prouver combien il était juste qu’elle vous revînt, je n’ai qu’à rappeler que, dès le mois d’octobre 1914, regardant la guerre comme fixée sur le front français et embrassant tous les théâtres d’opérations pour y chercher le lieu d’une manœuvre décisive, vous soumîtes à M. Poincaré le projet d’une expédition qui aurait Salonique pour base, et vous aviez si bien calculé les moyens de cette entreprise, qu’ayant jugé nécessaire un effectif de huit divisions, c’est huit divisions, en effet, que vous avez trouvées là-bas, en arrivant. Cependant le projet que vous aviez formé suscita beaucoup de contradiction, et je crois qu’il y eut d’abord autant de gens pour s’y déclarer opposés qu’il devait s’en rencontrer ensuite pour se vanter d’y avoir été favorables. Au mois de juin 1918 ; vous fûtes nommé commandant en chef des armées alliées en Orient ; vous aviez ainsi sous vos ordres une armée française, une britannique, une serbe, une grecque, des troupes italiennes, et même des Russes et des Albanais il une pareille diversité d’effectifs donnait à votre commandement un lustre exceptionnel mais elle devait aussi, je suppose, créer des difficultés que, sans doute, nous n’avons pas connues, percé que vous avez sa les résoudre. Votre prédécesseur vous laissait ces armées dans un état d’organisation qui les rendait propres à l’offensive et, à la tête des troupes serbes, vous attendait le prince sage et intrépide qui retrempait dans la gloire le nom d’Alexandre et qui, depuis, devenu roi, grand par l’intelligence et la volonté, à trouvé sur le sol français une mort qui restera pour la France un éternel sujet, de douleur. Au poste où vous veniez d’être placé ; bien loin de vous contenter d’un commandement inerte ; vous avez été ; selon votre coutume, impatient de vous charger d’une grande responsabilité. Votre choix une fois fixé sur un Plan qui surpris l’ennemi, parce qu’il était le plus hardi ; et qui vous a permis de le vaincre ; parce qu’il était le plus sage, vous avez, pour ainsi dire, fatigué le gouvernement de vos instances, afin d’être autorisé à l’exécuter. Enfin, le 16 septembre, les opérations commencent. Les Bulgares sont les premiers qui s’avouent vaincus et comme vous êtes, dans cette campagne, aussi bien négociateur que guerrier ; c’est vous qui leur imposez les conditions de l’armistice qu’ils signent le 29 septembre : Le 31 octobre, la Turquie se rend. Le premier novembre, l’armée serbe rentre à Belgrade ; dans le même temps ; vous forcez là Hongrie à déposer les avines. De si grands résultats n’avaient pas été obtenus sans des efforts inouïs. Vous aviez contre vous, non seulement un ennemi aguerri, mais, des montagnes abruptes et impraticables. Si vous aviez voulu avancer régulièrement ; vous n’eussiez fait que quelques pas. Du 23 septembre au 4 novembre votre cavalerie n’avait pas touché une ration, et l’infanterie de l’avant-garde n’avait reçu qu’un peu de biscuit, de café et de sucre. Mais il était un vin que vous aviez largement distribué à tous vos soldats, c’est celui de la victoire. Par l’armistice dont vous aviez fixé les conditions, les Hongrois vous livraient leurs chemins de fer intacts avec leur matériel, tous les bateaux du Danube, plusieurs milliers de chevaux. Une perspective immense s’ouvrait. Derrière Budapest, Vienne apparaissait ; derrière Vienne, Prague et Munich se découvraient. L’Allemagne pouvait être prise à revers. Qui pourrait dire l’effet qu’eût produit, dans l’Empire jusqu’alors uni, l’apparition de votre armée victorieuse ? C’est alors qu’une dépêche de M. Clemenceau, parlant au nom du conseil des Alliés, vous enjoignit de vous arrêter. A Dieu ne plaise que j’élève ici des critiques inconsidérées ! Il n’est pas besoin d’avoir beaucoup médité sur les grandes affaires pour concevoir que les plus beaux avantages doivent y être parfois sacrifiés à des nécessités rigoureuses. Retenons du moins que, dans la destinée des peuples comme dans le sort des individus, il y a de rares points de liberté où leur avenir se décide, et que c’est la première étude de l’homme d’État de discerner ces instants, pour en tirer tout le parti possible, au lieu de dépasser ces carrefours, sans les avoir reconnus. Quoi qu’il en soit, il vous reste la gloire indiscutable que vous a attribuée le maréchal Hindenburg lui-même quand, dans sa dépêche du 3 octobre 1918, demandant au Chancelier de faire la paix à tout prix, il allègue comme la première des raisons qui le mettent hors d’état de continuer la guerre, la rupture du front de Macédoine. Dans ces horizons presque fabuleux de l’Orient où sont passés tant de grands hommes et d’hommes terribles, depuis Trajan et Attila jusqu’à Soliman le Magnifique, l’imagination des peuples vous verra, vous aussi, entraînant vos troupes enthousiasmées, et le seul vainqueur de cette guerre immobile auprès duquel la victoire ait repris ses ailes.

Nul ne pouvait, Monsieur, avec plus d’autorité que vous, louer le grand homme auquel vous succédez parmi nous. Pour moi j’éprouve aujourd’hui, mieux que je ne l’ai jamais senti, que la Mort, qui efface les hommes ordinaires, semble dévoiler seulement les hommes supérieurs. Je crois vraiment voir ici notre illustre confrère, avec ce relief presque violent de sa personne qui le caractérisait en toute occasion, et cette puissance de vie qui ne semblait jamais s’amoindrir. Une pareille vertu n’est pas commune. Combien n’avons-nous pas, pour la plupart, de ces moments de lassitude où notre présence physique ressemble à ce faible mouchoir qu’agite quelqu’un d’éloigné, pour faire signe qu’il n’est pas tout à fait absent ? Le maréchal Lyautey, au contraire, remplissait toujours toute sa présence. Quel que fût le sujet d’une conversation, et qu’on y disputât de politique, d’art ou de morale, il s’y jetait fougueusement, avec cette sûreté dans l’attaque et ce sentiment de l’essentiel où se marquent la vigueur et la qualité d’un esprit. Il n’était aucun grand débat où il ne fût prêt à se passionner, mais on sentait, en l’écoutant, qu’il était toujours attentif aux conséquences réelles des questions agitées, et je crois que des idées sans action ou une action sans idées lui auraient inspiré le même dégoût. Sans doute, il se délassait parfois de la façon la plus haute, puisque, dans des circonstances difficiles et même tragiques, il lui est arrivé, pour garder la liberté de son âme et la souplesse de ses facultés, de se faire lire des vers ; mais ces moments-là n’étaient pas séparés des autres, et s’il montait ainsi jusqu’à la poésie, c’était pour ensuite dans l’action avec des pensées plus grandes : Certains hommes ont une activité rectiligne ils avancent avec méthode ; ils partagent ponctuellement leur temps entre le travail et le repos ; le maréchal Lyautey avait une activité rayonnante ; il vivait au centre de tout ce qu’il pouvait être, il semblait toujours prêt à investir l’un du l’autre des grands desseins qui l’intéressaient : on était presque surpris de penser qu’il y avait un moment où un tel homme devait s’endormir et où là cendre légère du sommeil recouvrait ce brasier d’idées, de projets, de rêves. Rien, sans doute, ne peut s’accomplir de grand, ni seulement de sérieux, sans beaucoup d’ordre dans l’esprit de celui qui le fait ; mais cet ordre est caché ou apparent ; chez le maréchal Lyautey, l’ardeur des facultés nous en dérobait le fonctionnement on voyait cette intelligence toujours curieuse, cette âme toujours avide, et nous n’apercevions pas l’ordre intérieur qui distribuait les acquisitions qu’il faisait sans cesse, pour lès fixer sur le point où chacune avait son emploi. On peut dire qu’il travaillait sans relâche, à condition de concevoir que ce qu’on appelle un peu mesquinement travailler, ce n’était pour lui qu’exercer en tous sens sa propre nature. Je l’ai vu dans le Monde, au cours d’un dîner, se saisir d’un interlocuteur de rencontre, s’en servir pour préciser ses propres idées, causer avec lui pour mieux causer avec soi, puis, arrivé du résultat qui l’intéressait, oublier cet homme étonné, comme nous pourrions négliger la fouille de papier, couverte de ratures et de griffonnages, où nous avons enfin écrit une pensée que nous retenons. On ne pouvait voit vivre un pareil homme, ne fût-ce que pendant quelques instants, sans apprendre de ce spectacle beaucoup de choses. Sans doute il n’est pas de formule ni de recette pour devenir, un homme d’action, puisque cela suppose des qualités qui semblent contradictoires ; il y faut d’une part l’étude du réel la plus attentive, la plus déférente, la plus curieuse de ses moindres signes il faut d’autre part, le moment venu, une résolution si forte qu’on fait presque violence à cette réalité pour laquelle on avait d’abord montré tant d’égards. Ceux qui n’ont que l’impétuosité du vouloir se brisent sur une réalité qu’ils n’ont pas connue ; ceux qui veulent trop bien la connaître perdent l’audace de la dompter. Personne ne faisait mieux voir que le maréchal Lyautey l’union des qualités contraires qu’il faut à l’homme d’action : avec un esprit toujours ouvert, une intelligence toujours en quête, on sentait en lui une volonté prête à se raidir : on comprenait qu’il y avait un moment où cet homme qui avait voulu tout écouter savait ne plus rien entendre.

Ce qui ajoutait encore à l’attrait qu’exerçait une pareille nature, c’est qu’on la trouvait toujours ardente, sans jamais la trouver égale. Cette âme si forte semblait enveloppée dans des nerfs de femme. On pouvait plaire ou déplaire au maréchal Lyautey pour un rien et je n’ai jamais causé avec lui sans avoir le sentiment que je m’étais aventuré dans un jeu où sa sympathie, comme son antipathie, pouvait dépendre d’une de mes paroles. Parfois il avait pour agréable d’être provoqué et excité par une contradiction qui tirait de lui des pensées plus fortes : mais parfois aussi, comme à tous ceux qui sont engagés dans la voie ardue des grandes choses, il lui fallait simplement ce réconfort immédiat qu’une louange nous donne comme un peu de vin. Brusque, changeant, impérieux, tout en éclairs et en saillies, diapré de mille, nuances, restant subtil alors même qu’il devenait véhément, sachant tirer une vue utile d’un avis qui lui déplaisait, entrelaçant si bien ses défauts à ses plus belles qualités qu’on eût craint de léser une d’elles en critiquant un d’entre eux, prompt à faire succéder à une rudesse imprévue la courtoisie la plus délicate, le maréchal Lyautey, par ces excès balancés, s’est attaché les hommes mieux qu’il n’eût pu le faire par une douceur continue. Je crois qu’il savait d’instinct que l’art de plaire n’est que la moitié de l’art de séduire. Il est en effet assez curieux d’observer que les hommes, et aussi les femmes, si je ne me trompe, finiraient par ne plus trouver charmant quelqu’un qui le serait tout le temps : ils s’habitueraient trop à ce qu’on leur donne, si on ne le leur retirait point par moments : il faut les inquiéter par quelque secousse. Je crois que le maréchal Lyautey n’épargnait pas à ses collaborateurs ces espèces d’intempéries, mais elles devaient être comme ces giboulées du printemps où les grêlons eux-mêmes sont pleins de soleil, et, alternant avec les soins les plus prévenants. Ces rigueurs momentanées contribuaient à faire vivre tous ceux qui servaient sous ses ordres dans un climat plein de contrastes où leur âme ne pouvait jamais s’endormir. Le maréchal Lyautey a constamment exercé la plus belle prérogative d’un vrai chef, qui est de susciter des hommes partout et d’augmenter la valeur de ceux qu’il commande. Ce ne sont que les chefs d’occasion, et sans doute les moins sûrs d’eux-mêmes, qui s’entourent d’un fossé qui les isole. Un vrai Supérieur sait être à la fois beaucoup plus haut et beaucoup plus près ; il rejoint par ses rayons ceux qu’il domine par ses facultés, il les allume à son propre feu, il ne souffre personne d’inerte au-dessous de lui, il associe à son entreprise tous ceux qui sont soumis à ses ordres. Alors retentissent ces âpres fanfares de l’action, dont l’accent enivre le cœur, parce qu’elles annoncent que des hommes ont trouvé un Chef, et qu’un Chef a trouvé des hommes.

Celui qui était doué de ces qualités magnifiques eut un théâtre où les déployer. Le maréchal Lyautey est le seul Français d’aujourd’hui qui ait été roi, non pas en peinture, mais réellement, guerrier, pacificateur, justicier, administrateur, protecteur des arts. Mais ce Maroc, qu’il comprit, combien n’eût-il pas été facile de le mépriser ? Tout porte les hommes d’aujourd’hui, tout portait surtout ceux d’hier, enorgueillis de quelques découvertes scientifiques où ils n’étaient cependant pour rien, abusés sur eux-mêmes par la puissance de leurs instruments, à méconnaître ces vieilles sociétés qui contenaient pourtant, nous nous en apercevons de plus en plus, des qualités qui nous manquent. Le télégraphe et le téléphone, l’automobile et l’avion, la magie inférieure de quelques moyens, la merveille inanimée de quelques machines, il n’en faut pas davantage pour aveugler l’homme ordinaire sur ce qui fait la valeur de l’homme. Mais le maréchal Lyautey avait trop de poésie en soi pour régler ses jugements sur des appréciations si vulgaires. Le respect pieux et intelligent qu’il portait au passé de sa propre race le disposait à comprendre tout ce qui se conservait encore de sentiments nobles dans ce pays disloqué par l’anarchie où il avait mission de rétablir l’ordre. A peine eut-il soumis le Maroc qu’il le protégea, se rangeant ainsi parmi ces conquérants tutélaires dont le plus insigne est Alexandre et qui ont eu l’âme assez grande pour recevoir les rayons du pays dont ils avaient brisé les armes. Elles lui étaient livrées, les vieilles villes qui semblent prises dans une glu de lumière. Il n’avait pas besoin de rien décider contre elles, il lui suffisait de les abandonner au grignotement des décisions administratives et bientôt leur charme très particulier, fait de la cohésion de tous leurs aspects, n’eût plus existé. Alors sa main les couvrit. Son autorité impérieuse assura leur sort. Cet homme qui ouvrait tant de si vastes chantiers sut ne pas en ouvrir partout. Dans le monde dur et rigoureux des projets, des plans, des épures, où ses volontés de chef crépitaient comme des étincelles électriques, il sut laisser percer jusqu’à lui cette poésie ineffable, mais qu’il eût été si excusable de ne pas sentir, où les parfums paresseux d’un jardin caché se mêlent à la mélopée d’un vieux dévot, et le murmure infatigable des fontaines au roucoulement fatigué des colombes. Dans le cabinet d’où partaient ses décrets et ses décisions, il sut se souvenir de ces mosquées engourdies, de ces cours silencieuses où l’on aperçoit, dans une étroite fenêtre, le visage immobile d’un docteur, perdu dans la méditation la plus vaine ou la plus profonde. Ainsi le maréchal nous a laissé l’exemple admirable d’une action sans dégâts, qui a partout favorisé l’avenir, sans faire une seule blessure au passé. Je croirais mal contenter son ombre, si je n’évoquais ici en quelques mots ce Maroc si aimé de lui, et qui, hors du monde méditerranéen, brillant de mille objets incrustés, s’enveloppe dans les pâles écharpes du ciel atlantique, terre où l’Islam aboutit, contrée terminale qui, ayant derrière elle tant de peuples et de pays, se laisse glisser vers avec une langueur de fin du monde. Je revois ces horizons nus où intervient parfois la richesse creuse du mirage, et ces petites villes du Sud, incandescentes au bord de la mer, dont la blancheur carrée répond à la blancheur ronde des nuages, et Marrakech toujours bourdonnante, et Fez muette qui ne pousse un cri qu’à la prière du soir ; je revois l’impériale Meknès qui domine avec grâce des horizons étendus et dont les portes superbes semblent attendre des rois, pendant qu’elles accueillent des paysans. Je me suspens en esprit sur ce Maroc qui, grâce à la volonté expresse de celui qui y commanda, garde pour nous le charme unique d’être un pays double : tandis que dans des campagnes que les routes ont livrées aux hommes, ou dans des villes neuves hardiment tracées, ou sur les quais d’un port magnifique, les travailleurs diligents qui vivent de l’agriculture, du commerce ou de l’industrie louent le maréchal Lyautey comme fondateur, d’autre part, dans des asiles respectés, dans des lieux enchantés où le temps s’endort, le peuple même dont il a protégé l’âme, et les artistes de tous les protégé pays du monde, ne se sentent pas moins de gratitude pour le chef qui a su rester maître de son action, et qui, en ouvrant des sources de vie, a préservé des sources de rêve. Qu’elle est noble, Messieurs, qu’elle est complète, qu’elle est enviable, la gloire d’un homme qui, dans le pays où tout a dépendu de ses volontés, est à jamais célébré par un chœur de voix alternées, celle des villes qu’il a créées, celle des villes qu’il a sauvées !

Après que le maréchal Lyautey eut quitté le Maroc, nous le revîmes souvent à Paris, mais c’était, je crois, le séjour qui pouvait le moins lui convenir. Il y cherchait en vain les espaces qui lui étaient nécessaires. Cette vie étroite des villes énormes où chacun de nous finit par accepter de n’être plus qu’un insecte dans une alvéole, ce travail qui, s’il n’est jamais sans fatigue, est souvent sans fruit, ces parlottes recommencées du matin au soir qui ne servent guère qu’à enfler la vanité de ceux qui s’y livrent devaient lui faire pitié. Je pense qu’il se trouvait bien plus à son aise dans sa Lorraine natale ; un homme de cette sorte ne pouvait guère vivre qu’avec la Terre dont il était le fils ou avec celle dont il était l’époux, et sa pensée devait passer d’un seul bond du lieu de sa naissance à celui de son labeur, de son village à son royaume. Cependant, à Paris même, il sut se manifester à nous. On sait avec quelle autorité il organisa l’Exposition coloniale et je ne crois pas indigne d’une vie si. pleine de rappeler les fêtes magnifiques qu’il donna alors ; car ces spectacles furent presque des leçons ; par ces fantasmagories et ces parades d’un soir, il semblait que le grand organisateur voulût nous témoigner tout ce qu’il aurait pu faire encore de réel et de durable là, parmi des édifices qui n’étaient que des simulacres, dans la féerie banale des illuminations, au bord de quelque bassin pailleté d’un peu de mystère, le vieux Magicien faisait apparaître un instant à nos esprits trop distraits le fantôme auguste de l’ordre, avant de nous rendre à un monde informe ; ces divertissements fugitifs étaient les signes suprêmes que nous faisait un maître des choses, pour nous avertir qu’il n’avait pas perdu son pouvoir, et quand les feux s’éteignaient, que l’eau se rhabillait d’ombre et que les palais de carton rentraient dans la nuit, peut-être le maréchal a-t-il souffert de n’avoir plus à créer que ces vains prestiges. Mais il nous a donné d’autres signes de lui-même. Dans la crise où toutes les nations du monde sont aujourd’hui engagées et où la France se doit de faire aux choses une réponse digne d’elle, je n’ai vu personne qui ait mieux senti que le maréchal Lyautey le caractère inéluctable du drame, et qui ait mieux compris que vouloir ruser avec lui, craindre de s’avouer ce qui crève les yeux, ce serait nous condamner à être les victimes des événements dont il dépend de nous d’être les maîtres. Certes, s’il eût voulu se payer d’apparences, rien ne lui aurait été plus aisé. De toutes parts on lui offrait ces dignités un peu vaines dont il semble que l’on veuille amuser la dernière activité des vieillards, comme on leurre par des jouets la première activité des enfants ; mais le vieux lion de l’action ne s’y trompait pas : à travers les honneurs dont on l’entourait, il cherchait impatiemment à retrouver le réel, à s’engager et à s’exposer, à vivre en avant. Sa vieillesse ne semblait alors qu’une injure faite à sa nature, une entrave qu’il allait briser d’un moment à l’antre. Ainsi, en nous offrant jusqu’à la fin le spectacle de son caractère, il nous a fourni l’exemple dont nous avons le plus besoin. On répète beaucoup, aujourd’hui, le mot servir, et sans doute cela est bon, si l’on rappelle ainsi à l’individu qu’il ne peut se régénérer qu’en se dévouant à quelque chose de plus grand que soi, mais l’inconvénient de faire de grosses fanfares sur les grands mots, c’est qu’on risque d’en altérer la délicate essence. Servir est un devoir qui s’impose à tous, mais qui se définit différemment selon la nature et les facultés de chaton et si, pour beaucoup, servir, c’est obéir, pour quelques-uns, c’est commander. Une grande âme ne saurait garder sa force en abdiquant sa fierté et c’est dans l’expansion d’elle-même qu’elle fait valoir ses vertus. Combien le maréchal Lyautey ne différait-il point par toutes ses façons d’être de l’ensemble des hommes parmi lesquels son sort l’a jeté ? Mais, au lieu de s’excuser de ces différences, il les a déployées presque insolemment, et nous l’avons toujours vu, à travers les âpres travaux de sa vie, emporter les fastueux étendards de sa nature ; alors que tant de gens, parfois doués des plus heureux talents, mais à qui ne fait défaut que la force de les soutenir, cherchent partout l’esprit de leur temps pour lui demander ce qu’ils doivent être, il a d’autant plus valu pour son époque qu’il s’est imposé à elle, et qu’ainsi il lui a rapporté les qualités dont elle manquait ; tandis que le pouvoir semblait vouloir se couvrir de poussière, il a toujours fait de celui dont il était revêtu un signe d’exaltation et de gloire ; alors que chacun paraissait craindre d’irriter l’envie en existant fortement, il n’a même pas daigné, se soucier d’elle et, sans rien déguiser de ses croyances, ni de ses idées, ni de ses goûts, il a, par le spectacle de sa personne, montré un vrai Prince à ceux-là mêmes qui n’avaient aucune envie d’en voir un. Si le maréchal Lyautey, bien loin d’être à nos veux un personnage d’hier, brille sur la France d’aujourd’hui et de demain, comme le signe le plus présent, c’est qu’il a donné l’exemple de cette altière façon d’être soi, sans laquelle un homme supérieur ne pourrait rien de grand ni de bon pour les hommes ordinaires. Pour ma part, j’admire également en lui un Français qui s’est dévoué et un aristocrate qui ne s’est pas rendu. Aristocrate, il l’était par tous les traits de sa nature et d’abord par ce besoin d’éveiller partout des hommes et de rattacher à lui par un lien direct tous ceux sur lesquels il exerçait son autorité : il était un aristocrate par son goût du faste, et ce serait mal le peindre que de ne pas marquer ce qu’il avait de théâtral ; mais il importe de comprendre que, dans ces cérémonies où il se montrait avec tant d’avantage, il cherchait tout autre chose que des satisfactions de vanité ; il y retrempait l’idée qu’il se faisait de son rôle et de son devoir et ainsi dans le paraître, il nourrissait l’être : il était un aristocrate par cette correction, cette élégance et ce style qui se marquaient toujours dans sa tenue, et qu’il a emportés jusque dans les campements de la brousse. Il était un aristocrate, enfin, par la façon dont il a joui de tous les moments où son destin l’a porté. D’ordinaire la vie d’un homme d’action est surtout belle pour les poètes qui la revivent et qui, en suivant les traces de leur héros, ressentent à sa place tout ce qu’il a parfois oublié de sentir. Mais il en va tout autrement avec un homme tel que celui que nous louons ici : il a lui-même cueilli les fleurs de son chemin, il a fait sa propre vendange, il a été le poète de son épopée. Relisant, dernièrement le livre plein d’intelligence où M. André Maurois nous a retracé sa figure, j’étais frappé de voir combien sont nombreuses, dans les lettres du Maréchal, les descriptions enthousiastes de la nature. D’ordinaire, lorsque l’action s’interrompt, l’homme d’action s’interrompt aussi. On dirait qu’il se replie et s’abstient jusqu’à une autre occasion : il ne voit plus le monde quand il cesse d’y intervenir. Ici, au contraire quand Lyautey, pacifiant une région de Madagascar, s’arrête à la fin d’une journée de labeur, il ne s’endort pas, dans sa tente, sans avoir admiré, comme aurait pu le faire un guerrier japonais, la lune’ triomphante au-dessus des forêts silencieuses. Quand il commande une division aux confins de l’Algérie et du Maroc, porté par ses courses au bord du désert, il contemple extasié ces nuits admirables où, entre l’égale simplicité d’une terre sans choses et d’un ciel sans nuages, l’œil n’a pas d’autres détails à saisir que la poussière même des mondes. Tel fut cet homme en qui tout l’homme vivait : il emportait sa nature entière en chacune des occasions de sa vie, et comme, dans ses instants d’oisiveté, semblaient encore s’échapper de lui des étincelles de commandement, de même, dans les moments où il commandait, sortaient encore de lui des rayons de poésie. Remercions-le d’avoir existé orgueilleusement, puisqu’il a satisfait ainsi à notre besoin de grandeur. Il ne vaut pas moins pour nous par il a été que par ce qu’il a fait, et, quand nous nous retournons vers lui, nous lui rendons grâces de nous avoir laissé à la fois, pour être embrassés du même, regard, la statue de sa personne et l’édifice de son œuvre.

MONSIEUR LE MARÉCHAL,

Nous vous devons à vous-même ainsi qu’à votre illustre prédécesseur une joie très belle : c’est qu’ayant à parler de lui et de vous, nous avons été comme obligés de n’agiter que des idées hautes. L’un et l’autre vous nous montrez les qualités qui font un vrai chef. Mais un chef n’est que le sommet d’une montagne d’hommes, et l’on n’a pas pleinement parlé de lui, si l’on ne rappelle pas aussi tous ceux dont il ne peut ni ne veut être séparé. Derrière le maréchal Lyautey, il y a d’abord le taciturne Galliéni dont il a été le disciple : il y a tous ces admirables officiers qui, ne se trouvant pas à l’aise en France, sont allés ailleurs conquérir à la France des royaumes et ont travaillé pour elle alors même qu’elle ne regardait pas de leur côté ; il y a ces simples soldats de la Légion étrangère et ,de l’armée coloniale qui cherchent sous une discipline plus forte une vie plus aventureuse, et ces jeunes officiers du Maroc, admirable expression de l’immortelle chevalerie française, si précieux et si nécessaires à notre pays que lorsque certains d’entre eux sont tués, on ne peut s’empêcher de regretter leur perte encore plus qu’on n’admire leur mort ; mais si, derrière le maréchal Lyautey, on voit l’étincellement innombrable de tous ces hommes originaux qui n’ont pas voulu vivre comme les autres, derrière vous, Monsieur le Maréchal, on aperçoit une multitude plus confuse et qui semble d’abord bien différente : ce sont tous ceux qui, croyant n’être que des hommes ordinaires, ont cependant prouvé qu’ils ne l’étaient pas, ces innombrables soldats de la Champagne et de l’Orient qui ont donné leur vie pour la France. Tournons-nous vers cette obscurité étoilée. Levons la tête vers ce ciel de nos morts, qui ne nous éblouit pas moins par une voie lactée d’astres sans nom, que par quelques constellations d’astres célèbres. Sentons que nous sommes aussi redevables à un nombre immense d’hommes inconnus qu’à un petit nombre d’hommes insignes. Sentons que, dans une société vraiment noble, il n’existe plus d’individus séparés : toutes les âmes se tiennent, les plus hautes sont rattachées aux plus humbles, les plus riches sont reliées aux plus simples, la différence des talents est compensée par la communauté des vertus ; c’est quand nous avons appris qu’il n’y a d’égalité nulle part que nous comprenons qu’il peut y avoir des fraternités partout. Finissons sur ces pensées et pour honorer encore le Français illustre auquel vous succédez dignement parmi nous, promettons-nous d’aimer et de servir ce qu’il a tant servi et aimé, c’est-à-dire l’Ordre, parce qu’il savait que seul un Ordre protecteur des âmes assure aux hommes de toutes les conditions ce qu’ils peuvent avoir de noblesse vraie et ce qu’ils peuvent avoir de bonheur réel.